La lettre juridique n°510 du 20 décembre 2012

La lettre juridique - Édition n°510

Éditorial

L'anti-lettre commerciale : parce que vous nous honorez de votre confiance

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N5088BTM

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par Fabien Girard de Barros, Directeur général

Le 27 Mars 2014


Puisque, ces jours-ci, l'exercice s'y prête parmi les éditeurs juridiques, charité bien ordonnée...

Lexbase, site de référence et premier service exclusivement internet de recherche et de veille juridique, couvre toutes les matières du droit et vous donne accès à plus de 5 millions de documents (sources officielles, articles de doctrine, brèves d'information, actualités juridiques, synthèses thématiques...).

Pour vous garantir de répondre à vos exigences légitimes de sécurité juridique, de qualité et de fiabilité, nous portons une attention particulière à maintenir le rythme quotidien de l'actualisation de nos contenus encyclopédiques. Ainsi, depuis 2012, la totalité de la mise à jour de nos encyclopédies est mise en ligne quotidiennement, et non plus de manière hebdomadaire, dans la plus grande transparence ; un chapeau introductif vous précise, pour chaque base encyclopédique, les dernières actualités intégrées et consolidées dans nos contenus éditoriaux.

En parallèle, nous continuons de vous communiquer rapidement et directement les dernières actualités, notamment à travers nos revues mises en ligne, notre site institutionnel (presentation.lexbase.fr) et les réseaux sociaux.

Nous vous informons, par ailleurs, régulièrement de l'ensemble des contenus chargés et mis à jour, grâce à nos newsletters, nos communiqués de presse réguliers et via le compte Twitter@LEXBASE_EDITION.

Une nouvelle plateforme. Depuis la mise en ligne de son nouveau site le 20 octobre 2011, Lexbase avait conservé un accès à son ancienne version, afin d'accorder à chacun le temps de s'adapter à la nouvelle interface et aux nouvelles fonctionnalités. Pour assister ses clients dans ce changement, Lexbase a également mis en place de nombreux outils d'aide à la navigation, dont notamment dans la rubrique "Aide" du nouveau site, un Guide de Navigation téléchargeable ainsi qu'un tutoriel vidéo simple et pratique, qui accompagnent aisément les internautes. Une équipe fut également mobilisée pour toute demande de formation ou pour toute simple interrogation. Ainsi, pendant un an, les lecteurs et utilisateurs de Lexbase ont pu appréhender progressivement la nouvelle ergonomie, les nouvelles fonctionnalités et les nouveaux contenus proposés par nos services.

Un enrichissement permanent. Nous attachons une grande importance à vous apporter l'ensemble des réponses dont vous avez besoin pour traiter efficacement l'intégralité de vos dossiers. Ainsi, en 2012, plus de 312 213 documents sont venus mettre à jour vos bases, parmi lesquels :

- 1 428 articles de nos hebdomadaires complétés par 4 274 brèves d'informations quotidiennes ;

- 223 872 décisions de jurisprudence dont 31 375 décisions de première instance (au-delà de l'intégralité des décisions suprêmes et constitutionnelles, des arrêts d'appel et des décisions des Autorités administratives indépendantes auxquels vous avez accès, depuis plusieurs années déjà) ;

- 39 656 fiches réponses consolidant et complétant nos bases encyclopédiques ;

- l'intégralité du Journal officiel depuis 1990.

Au-delà des chiffres, pour vous accompagner au quotidien et pour solutionner vos problèmes juridiques, nous avons publié en 2012, notamment :

- une encyclopédie "Procédure pénale" ; rédigée par et sous la direction scientifique de Philippe Bonfils, Professeur à l'Université d'Aix-Marseille, vice -Doyen de l'Université d'Aix-Marseille, cette encyclopédie reprend les grandes thématiques de la procédure pénale. Composée de onze chapitres, elle aborde les actions publique et civile, les phases d'enquête et d'instruction, le jugement et ses voies de recours ;

- une encyclopédie "Droit pénal général" ; rédigée, également, sous la direction scientifique de Philippe Bonfils, cette encyclopédie présente de manière synthétique les grands principes généraux du droit pénal applicables à l'ensemble des infractions. De l'application de la loi pénale aux éléments constitutifs de l'infraction, en passant par la responsabilité pénale et le régime des peines, cette encyclopédie recense environ 1 500 documents et se décompose en 14 études.

- une encyclopédie "Droit de la responsabilité" ; rédigée en collaboration avec David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris -Sud (Paris XI), cette encyclopédie aborde à travers 5 000 sources référencées et 750 commentaires de doctrine, les trois régimes de responsabilité : responsabilité civile, responsabilité administrative et responsabilité pénale. Sont aussi traités des régimes spécifiques (l'indemnisation des dommages causés par les accidents de la circulation ; l'indemnisation des dommages causés par le gibier ; la responsabilité des agences de voyages ; la responsabilité du transporteur ; la responsabilité des constructeurs ; et la liberté d'expression au regard de la responsabilité civile) ;

- une encyclopédie "La profession d'avocat" ; rédigée sous la direction scientifique d'Hervé Haxaire, ancien Bâtonnier, avocat à la cour d'appel, Président de l'Ecole régionale des avocats du Grand Est (ERAGE), cette encyclopédie traite, à travers 50 études, 5 500 références dont 2 800 décisions de jurisprudence, l'accès, l'organisation, les principes, les activités, l'exercice et les structures de la profession d'avocat. Le régime disciplinaire, celui des honoraires, émoluments, débours et mode de paiement des honoraires, celui de l'aide juridictionnelle et de l'aide à l'intervention de l'avocat en matière pénale ou douanière sont particulièrement développés ;

- une encyclopédie "Conventions fiscales internationales" ; rédigée sous la direction scientifique de Thibaut Massart, Professeur de droit, Directeur du Master Fiscalité de l'entreprise, Université Paris Dauphine, et déjà Directeur scientifique de l’Ouvrage "Droit fiscal", cette encyclopédie, première du genre, a vocation à simplifier la lecture du réseau conventionnel français au regard du référentiel mondial que constitue le Modèle OCDE.

Lexbase a également mis en ligne la nouvelle doctrine de l'administration fiscale (Bofip-Impôts). Son format, proche de celui de l'ancienne documentation de base, présente la position de l'administration par l'intermédiaire de fiches intégrées dans un plan organisé. Cette nouvelle présentation a été totalement insérée à l'encyclopédie de droit fiscal, afin de permettre à ses lecteurs un accès exhaustif au droit positif en matière fiscale. Le lecteur peut ainsi prendre connaissance, en un seul clic, de la loi fiscale, de l'interprétation qu'en fait l'administration et de son application par le juge.

En 2013, les mêmes efforts seront reconduits pour développer votre service. Ainsi, nous vous proposerons :

- une encyclopédie "Droit pénal spécial" ;

- une encyclopédie "Procédure administrative" ;

- une encyclopédie "Droit des contrats" ;

- ...

Grâce à son nouveau moteur de recherche, Lexbase donne un accès facile et rapide aux documents juridiques recherchés dans sa base de données. C'est parce que le meilleur thésaurus c'est vous, professionnel du droit confronté aux situations les plus complexes qui soient, que notre nouveau moteur de recherche vous permet non seulement d'affiner votre requête au sein de tout ou partie des contenus Lexbase, mais également d'affiner les solutions que nous vous proposons selon le contexte qui vous intéresse. Toutes les solutions proposées sont ordonnées selon vos critères de recherche, en indiquant le degré de pertinence et la contextualisation du document (source, étude, doctrine) au sein du corpus dans lequel il est publié. Avec ce double affinage de votre recherche, vous êtes certain de retrouver plus facilement et sûrement vos solutions juridiques, dans un contenu toujours plus exhaustif.

Enfin, trois évolutions fonctionnelles très significatives complètent parfaitement l'accélération et le développement de la publication en ligne de nos contenus éditoriaux :

- le nouveau Lexbook ; auparavant, le Lexbook était un outil qui permettait de compiler un certain nombre de documents de même nature afin de composer un ouvrage imprimable ou tout du moins utilisable pour la composition d'une veille juridique ou de dossiers. Désormais, la nouvelle version du Lexbook permet de compiler toute sorte de documents. Ainsi, il est possible d'associer sans difficultés des documents PDF et HTML qui sont ensuite automatiquement paginés. Cette nouvelle fonctionnalité offre à nos clients la possibilité de composer rapidement des documents pertinents et de qualité ;

- le nouvel hyper référencement ; dorénavant les utilisateurs vont, lors de leurs recherches dans la base de sources officielles des éditions Lexbase, trouver des indicateurs "R" ou "E" qui désignent la présence de liens revues et/ou encyclopédies. Ainsi, ils trouveront tous les textes et arrêts qui ont fait l'objet d'un commentaire de la source recherchée. Ils pourront également effectuer leurs recherches uniquement sur les textes ou arrêts ayant été commentés, cités et/ou référencés dans Lexbase ;

- le comparateur de versions des articles de code ; outre le fait de retrouver, au sein des sources Lexbase, toutes les versions antérieures, en vigueur et différées de tous les codes français, sur chaque version de chaque article de code, il est désormais possible de consulter non seulement les autres versions de ce même article, mais aussi de comparer ces versions. Ainsi, apparaît clairement ce qui a été ajouté, supprimé ou modifié entre deux versions d'un même article. Cette fonctionnalité permet, en un coup d'oeil, d'appréhender l'étendue de l'évolution législative ou réglementaire codifiée et, concrètement, d'analyser une situation de fait au regard du droit applicable, même dans le cadre d'une exécution successive.

En 2013, Lexbase va continuer de s'enrichir de nouvelles sources et évolutions fonctionnelles parmi lesquelles vous trouverez notamment :

- l'intégralité de la législation consolidée ;

- les alertes Lexbase ;

- un service de veille mobile ;

- de nouvelles newsletters ;

- ...

C'est pourquoi, pour l'ensemble de ces raisons, Lexbase n'augmente que peu ou prou ses tarifs depuis plusieurs années. Non pas que ces évolutions et développements soient sans valeur, bien au contraire ; mais parce que votre confiance nous honore et oblige notre engagement de tous les jours, pour vous offrir demain une solution réelle, sécuritaire et alternative à vos besoins documentaires juridiques... à un coût maîtrisé, indépendant de l'inflation législative, jurisprudentielle ou autre...

Les éditions juridiques Lexbase vous souhaitent d'agréables fêtes de fin d'année et vous retrouvent le jeudi 10 janvier 2013 pour de nouvelles publications.

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Avocats/Gestion de cabinet

[Jurisprudence] Cession de clientèle avec clause de non-concurrence : le non-paiement par le cessionnaire du solde du prix autorise le cédant à invoquer l'exception d'inexécution

Réf. : CA Lyon, 13 novembre 2012, n° 12/01933 (N° Lexbase : A7509IWZ)

Lecture: 5 min

N4964BTZ

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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)

Le 12 Janvier 2013

La cession par l'avocat de sa clientèle, moyennant un prix par le cessionnaire, soulève parfois quelques difficultés lorsque, comportant l'engagement du cédant de ne pas se réinstaller à proximité du cabinet du cessionnaire, le cessionnaire manque à ses obligations et ne paie pas le solde du prix. Dans cette hypothèse, le cédant est-il encore tenu par la clause de non-concurrence ? Ou bien, au contraire, doit-on considérer que, en raison de l'inexécution imputable au débiteur, il en serait, au moins provisoirement, libéré ? Telle est la question à laquelle a eu à répondre la cour d'appel de Lyon, dans un arrêt du 13 novembre 2012. En l'espèce, le cédant, un avocat niçois, s'était engagé à présenter à sa clientèle le cessionnaire, en l'occurrence une SCP d'avocats, et à faire tout ce qui est nécessaire, dans la limite des prescriptions déontologiques, pour favoriser cette présentation. L'acte de cession prévoyait, ce qui somme toute est assez classique, que le cédant s'interdisait d'exploiter ultérieurement un autre cabinet d'avocat ou de conseil ou toute autre activité se rattachant au droit, dans le ressort du même barreau, pendant un délai de sept ans. Mais le cessionnaire n'ayant pas payé le solde du prix de cession, le cédant faisait valoir qu'il n'était plus tenu par l'engagement de non-concurrence. Ce à quoi fait droit la cour d'appel qui décide, sur le fondement de l'exception d'inexécution, que le cédant, privé des fonds dont il avait prévu de disposer, pouvait reprendre une activité rémunérée pour pallier la carence du cessionnaire -le cédant ayant, en l'occurrence, signé avec le comité d'entreprise d'une autre société un contrat de prestation de services par lequel il s'était engagé à donner des consultations au personnel de cette entreprise moyennant une rémunération forfaitaire mensuelle-. On n'insistera évidemment pas ici sur la validité de principe des cessions de clientèles : on sait bien en effet que, contrairement aux cessions de clientèles commerciales dont la validité a toujours été admise, la clientèle commerciale constituant un élément du fonds de commerce, la question a été, longtemps, beaucoup plus discutée s'agissant des clientèles civiles. Ainsi la Cour de cassation jugeait-elle, à une certaine époque, que la cession de clientèle civile était nulle pour illicéité de l'objet, la clientèle civile étant, dans cette conception, considérée comme en dehors du commerce juridique au sens de l'article 1128 du Code civil (N° Lexbase : L1228AB4). La solution se recommandait du caractère extra-patrimonial de la clientèle, et de l'idée que la clientèle serait attachée exclusivement et de façon toujours précaire à la personne du professionnel, notamment du praticien puisque les hypothèses de cession de clientèles médicales représentaient une part importante du contentieux. Hors du commerce, la clientèle civile ne pouvait donc faire l'objet d'une convention (1). Par un important arrêt de sa première chambre civile, la Haute juridiction a cependant abandonné cette solution, opérant ainsi un revirement de jurisprudence ; l'arrêt décide en effet que "si la cession de la clientèle médicale, à l'occasion de la constitution ou de la cession d'un fonds libéral d'exercice de la profession, n'est pas illicite, c'est à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du patient" (2). Au-delà de la clientèle médicale (3), c'est la validité de la cession de clientèle civile en général qui se trouve ainsi consacrée, sous réserve que la clientèle conserve effectivement une liberté de choix du professionnel avec lequel elle entend être liée. Ce revirement est, il faut le rappeler, heureux, dans la mesure où la jurisprudence antérieure reposait sur une certaine hypocrisie : alors en effet que la cession de clientèle civile était nulle, les tribunaux admettaient au contraire qu'un droit de présentation à la clientèle d'un successeur puisse faire l'objet d'une convention à titre onéreux (4), ce qui était évidemment discutable puisque cette distinction faisait dépendre le sort de la convention des termes utilisés par les parties, alors que, on l'aura compris, la finalité de l'opération était pourtant bien, d'une hypothèse à l'autre, la même. Tout cela est parfaitement entendu.

L'est aussi d'ailleurs la validité de la convention de non-concurrence conclue à l'occasion de la cession de la clientèle civile : la jurisprudence admet en effet la licéité de l'engagement pris par un professionnel qui cède sa clientèle de ne pas se réinstaller dans un rayon déterminé (5), pendant une durée déterminée, et moyennant une contrepartie financière. On sait en effet que la jurisprudence décidait, classiquement, qu'une convention ne peut porter atteinte à la liberté du commerce et à la liberté du travail que si l'interdiction par elle formulée n'est pas illimitée dans le temps, dans l'espace, et quant à la nature de l'activité exercée (6), et qu'elle exige, en outre, depuis un arrêt de la Chambre sociale du 10 juillet 2002, que la clause comporte une contrepartie financière compensant la restriction de concurrence (7).

Mais venons-en à présent à l'essentiel. Lorsque le débiteur ne s'est pas exécuté, autrement dit lorsqu'il n'a pas ou a mal exécuté ses obligations, son cocontractant peut sans doute l'assigner en responsabilité, ou bien demander la résolution du contrat, ou bien encore en réclamer l'exécution forcée, ce qui n'est pas sans parfois susciter des difficultés, notamment en présence d'obligations de faire. A ces hypothèses s'en ajoute une autre : le créancier insatisfait peut en effet, à titre de riposte, choisir de ne pas s'exécuter non plus. C'est l'exception d'inexécution : Exceptio non adimpleti contractus (8). Il s'agit au fond d'une forme de justice privée, une forme de loi du talion : "oeil pour oeil, dent pour dent". Le fait que l'une des parties ne se soit pas exécutée va en effet autoriser l'autre à ne pas s'exécuter à son tour. Evidemment, cette forme de peine privée est provisoire, car il faudra bien sortir de cette logique de l'inexécution, soit par la reprise de l'exécution des obligations, soit par le recours au juge : les obligations sont temporairement suspendues de fait. Bien que la pertinence de l'exception d'inexécution ait pu être discutée, Philippe Malaurie ayant pu faire observer, dans une formule évocatrice, que "quand nous combattons les cannibales, nous ne les mangeons pas", le mécanisme est tout de même admis, et généralement justifié par la théorie de la cause : puisque, dans un contrat synallagmatique, l'obligation de l'un trouve sa cause dans l'obligation de l'autre, si celui-ci ne s'exécute pas, l'obligation de l'autre n'a plus de cause. C'est au demeurant la raison pour laquelle, au stade des conditions de mise en oeuvre de l'exception d'inexécution, la jurisprudence exige l'interdépendance des obligations. Il faut, bien entendu, pour que l'exception d'inexécution puisse être utilement invoquée, une inexécution corrélative, peu important la cause de l'inexécution (en raison de la faute du débiteur, d'une cause étrangère rendant l'exécution impossible) et l'étendue de l'inexécution (totale ou partielle). Mais encore faut-il que l'inexécution du débiteur présente une certaine gravité : il est en effet évident que le créancier ne pourrait valablement suspendre l'exécution de ses obligations alors que l'inexécution imputable au débiteur serait minime. La bonne foi contractuelle suppose ainsi que la riposte du créancier soit proportionnée au manquement du débiteur. Et il appartient au juge de décider si, précisément, d'après les circonstances, cette inexécution est suffisamment grave pour entraîner pareil résultat (9).

On comprend donc, dans ces conditions, que, dans l'affaire rapportée, l'avocat cessionnaire de la clientèle n'ayant pas exécuté -entièrement- son obligation, faute d'avoir payé le solde du prix, le cédant ait décidé de suspendre l'exécution de son obligation de non-concurrence. Un arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, en date du 26 mai 2011, avait certes jugé qu'aucune exception d'inexécution tirée du défaut du paiement par l'employeur en cours de contrat de la contrepartie financière de la clause de non-concurrence ne pouvait être opposée par le salarié. Il ne faudrait cependant pas en déduire que l'exception d'inexécution ne saurait, par principe, pouvoir être mise en oeuvre par un contractant tenu d'une obligation de non-concurrence pour suspendre l'exécution de cette obligation dans le cas dans lequel son cocontractant ne se serait pas lui-même exécuté (10). La justification donnée par l'arrêt est éclairante : les magistrats aixois avaient en effet pris soin de relever que cette clause ne devait recevoir application qu'à compter de la rupture du contrat. Il s'en déduit donc, a contrario, lorsque tel n'est pas le cas, autrement dit lorsque les obligations, interdépendantes, doivent être simultanément exécutées, que l'exception d'inexécution peut être invoquée par le créancier pour se soustraire à l'application d'une clause de non-concurrence en cas d'inexécution imputable au débiteur (11). Un autre arrêt, de la cour d'appel d'Amiens du 5 mars 2009, procède d'ailleurs de la même logique : dans une affaire de cession de parts sociales dans laquelle le cessionnaire ne contestait pas être débiteur du paiement d'une partie du compte courant du créancier cédant dans la société cédée, la cour d'appel avait jugé que les griefs invoqués par le cessionnaire contre le cédant relatifs à une violation de la clause de non-concurrence ne sont pas de nature à anéantir sa propre obligation contractuelle, en dehors de circonstances dûment établies permettant le jeu d'une exception d'inexécution (12). A contrario, il faut comprendre que si les circonstances l'avaient permise, l'exception d'inexécution aurait pu être utilement invoquée par le cessionnaire.


(1) Voir not., en ce sens, à propos d'une cession de clientèle médicale, Cass. civ. 1, 3 juillet 1996, n° 94-13.239 (N° Lexbase : A9737ABA) Bull. civ. I, n° 287, énonçant que "les malades jouissant d'une liberté absolue de choix de leur médecin, la clientèle qu'ils constituent, attachée exclusivement et de façon toujours précaire à la personne de ce praticien, est hors du commerce, et ne peut faire l'objet d'une convention".
(2) Cass. civ. 1, 7 novembre 2000, n° 98-17.731 (N° Lexbase : A7780AHM), Bull. civ. I, n° 283.
(3) Sur laquelle voir encore Cass. civ. 1, 30 juin 2007, n° 99-20.286 (N° Lexbase : A9187DCA), Contrats, conc., consom., 2004, comm. 135, obs. L. Leveneur.
(4) Cass. civ. 1, 23 janvier 1968, D., 1969, p. 177, note R. Savatier ; Cass. civ. 1, 7 juin 1995, n° 93-17.099 (N° Lexbase : A7896AB3), D., 1995, p. 559, note B. Beignier ; Cass. civ. 1, 28 mars 1995, n° 93-15.150 (N° Lexbase : A7787ABZ), Bull. civ. I, n° 145.
(5) Voir déjà, jugeant que l'engagement pris par un médecin remplaçant un confrère de ne pas s'installer dans un rayon déterminé est licite, Cass. civ., 16 mars 1943, JCP 1943, II, 2289, note Voirin ; et plus généralement, sur la question, J.-L. Bergel, in Etudes Jauffret, 1974, p. 21.
(6) Voir not., pour une clause insérée dans un contrat de travail, Cass. com., 20 mars 1973, n° 72-10.760 (N° Lexbase : A3088AUW), Bull. civ. IV, n° 127 ; et pour une clause s'imposant au conseil juridique dans le contrat d'agent commercial : Cass. com., 4 juin 2002, n° 00-14.688 (N° Lexbase : A8508AYR), Bull. civ. IV, n° 98.
(7) Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1225AZE), Bull. civ. V, n° 239 (contrat de travail) ; pour la même exigence en dehors du contrat de travail (ex. à propos d'un gérant non salarié) : Cass. soc., 8 décembre 2009, n° 08-42.089, FP-P+B+R (N° Lexbase : A4528EPE), Bull. civ. V, n° 277 ; Cass. soc., 28 septembre 2011, n° 10-21.294, FS-P+B (N° Lexbase : A1314HYC), Bull. civ. V, n° 210.
(8) R. Cassin, De l'exception tirée de l'inexécution dans les rapports synallagmatiques, th. Paris 1914 ; R. Saleilles, Exception de refus de paiement ou exception non adimpleti contractus, Ann. dr. comm., 1892 et 1893 ; J.-F. Pillebout, Recherches sur l'exception d'inexécution, th. Paris, éd. 1971 ; C. Malecki, L'exception d'inexécution, th. Paris I, éd. 1999.
(9) Cass. soc., 21 octobre 1954, Bull. civ. V, n° 613.
(10) CA Aix-en-Provence, 26 mai 2011, n° 09/21526 (N° Lexbase : A7881HSP).
(11) Comp. CA Nîmes, 11 janvier 2011, n° 09/03452 (N° Lexbase : A4563GQ3), qui, après avoir relevé que le salarié qui exerce son activité professionnelle au profit d'un nouvel employeur situé dans l'Hérault et disposant d'un établissement à Millau ne respecte pas la clause de non-concurrence qui le lie à son ancien employeur, lui interdisant d'exercer dans les départements de l'Aveyron et de la Lozère, décide qu'il ne peut se prévaloir du non-paiement d'une partie de la contrepartie financière qui correspond à une exception d'inexécution de l'ancien employeur et qui est justifié par le comportement du salarié.
(12) CA Amiens, 5 mars 2009, n° 07/00553 (N° Lexbase : A2481HCU).

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Contrats administratifs

[Jurisprudence] Chronique de droit interne des contrats publics - Décembre 2012

Lecture: 10 min

N5071BTY

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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public

Le 12 Janvier 2013

Par un arrêt n° 351440 du 11 octobre 2012, le Conseil d'Etat indique que le juge de plein contentieux, saisi d'une action en reprise des relations contractuelles, ne peut pas se borner à constater la légalité d'une décision de résiliation fondée sur l'intérêt du domaine public (réalisation de travaux), sans prendre en compte les stipulations du contrat, alors que ces dernières envisagent précisément l'hypothèse de la réalisation de travaux sur la dépendance domaniale occupée. La personne publique ne peut donc pas utiliser ses prérogatives domaniales au mépris des obligations nées du contrat (CE 3° et 8° s-s-r., 11 octobre 2012, n° 351440, mentionné aux tables du recueil Lebon). Par un arrêt n° 361887 du 3 décembre 2012, le Conseil d'Etat précise qu'un groupement d'intérêt économique peut présenter sa candidature à l'attribution d'un marché public de recouvrement de créances, dès lors qu'il agit pour le compte de ses membres et qu'il précise dans son acte de candidature les huissiers de justice qui le compose (CE 2° et 7° s-s-r., 3 décembre 2012, n° 361887, mentionné aux tables du recueil Lebon). Enfin, l'arrêt n° 361287 du 3 décembre 2012 (CE 2° et 7° s-s-r., 3 décembre 2012, n° 361287, mentionné aux tables du recueil Lebon) indique que le pouvoir adjudicateur ayant prononcé la résiliation-sanction d'un marché public de travaux et ayant conclu un marché de substitution, peut parfaitement disposer des matériaux approvisionnés par le cocontractant défaillant, même s'ils ne seront payés qu'après le règlement définitif du marché de substitution passé pour l'achèvement des travaux.
  • Résiliation d'un contrat d'occupation du domaine public : l'intérêt du domaine doit être confronté aux clauses du contrat (CE 3° et 8° s-s-r., 11 octobre 2012, n° 351440, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2703IUN)

Les contrats d'occupation du domaine public présentent la particularité d'être doublement exorbitants. Exorbitants en leur qualité de contrat administratif, ils le sont également en ce qu'ils permettent l'occupation du domaine public dont on sait depuis longtemps qu'elle présente un caractère essentiellement précaire et révocable (CGPPP, art. L. 2122-3 N° Lexbase : L3999IPS). La situation du titulaire d'un tel contrat n'est donc guère enviable car il est tout à la fois "victime" de l'administrativité du contrat et des importants pouvoirs qu'elle confère à l'administration et de la domanialité publique du bien qu'il occupe.

Les manifestations de la précarité de l'occupation domaniale sont bien connues. L'occupant ne dispose, en effet, d'aucun droit acquis au maintien de l'autorisation d'occupation, de même qu'il n'a aucun droit à son renouvellement (1). Plus encore, l'occupant ne peut invoquer le bénéfice d'un droit au maintien de l'occupation ou de l'utilisation jusqu'au terme fixé par le titre juridique fondant cette occupation ou cette utilisation car, comme le note René Chapus, "le fait qu'une autorisation a été accordée pour une durée déterminée ne limite pas la liberté de l'administration : la fixation d'un terme permet de prévoir la durée maximale de l'autorisation ; non sa durée minimale" (2). Les motifs d'intérêt général justifiant la fin de l'occupation sont largement entendus par la jurisprudence. Aux motifs classiques tirés de l'intérêt de la voirie, des exigences de l'ordre public, de la conservation des dépendances domaniales, se sont ajoutés des motifs plus larges liés "à la sauvegarde d'autres intérêts de caractère général" (3). Ces motifs d'intérêt général peuvent se rattacher à une mission de service public qu'il faut protéger, voire créer. Ils peuvent, également, tenir à des considérations esthétiques (4) ou à la moralité publique. Enfin, est tout à fait remarquable la solution selon laquelle l'autorité domaniale peut mettre fin à l'occupant pour des motifs financiers (5). Ainsi, un arrêt récent du Conseil d'Etat a précisé que "la volonté d'assurer une meilleure exploitation du domaine public, notamment par l'instauration d'une redevance tenant compte des avantages de toute nature qu'un permissionnaire est susceptible de retirer de l'occupation de ce domaine, fait partie des motifs d'intérêt général pouvant justifier qu'il soit mis fin à un contrat d'occupation du domaine public avant son terme" (6).

L'arrêt n° 351440 du Conseil d'Etat du 11 octobre 2012 précise ce cadre jurisprudentiel à l'occasion d'une action en reprise des relations contractuelles, c'est-à-dire d'un recours "Béziers II" (7). En l'espèce, le centre régional des oeuvres universitaires et scolaires (CROUS) de l'académie de Lille avait autorisé un opérateur téléphonique à implanter des équipements techniques de radiotéléphonie sur le toit d'une résidence universitaire. Le conseil d'administration du CROUS a alors résilié la convention en invoquant le motif tiré de l'intérêt du domaine occupé, consistant dans la nécessité de réaliser d'importants travaux de réfection de la toiture. Saisi par la société, le tribunal administratif de Lille a annulé la délibération, avant que la cour administrative d'appel (8) n'annule, à son tour, ce jugement. Saisi en cassation, le Conseil d'Etat a rappelé le considérant de principe de la jurisprudence dite "Béziers II", estimant que le recours dirigé contre la délibération prononçant la résiliation du contrat d'occupation du domaine public s'apparentait, non à un recours pour excès de pouvoir, mais à une action en reprise des relations contractuelles portée devant le juge de plein contentieux. Mais là n'est pas l'apport de l'arrêt. Son intérêt réside dans le fait que le Conseil d'Etat censure l'erreur de droit commise par le juge d'appel. Ce dernier avait considéré que la résiliation était légale dès lors, d'une part, qu'elle était fondée sur l'intérêt du domaine public occupé, et, d'autre part, que la société ne pouvait utilement invoquer la méconnaissance des stipulations de la convention prévoyant le déplacement des installations de la société en cas de travaux. Pour les juges du Palais-Royal, il appartenait aux juges du fond de tenir compte de ces clauses et cela d'autant plus qu'y était posé le principe selon lequel le CROUS s'engageait, en cas de travaux indispensables, à faire tout son possible pour trouver une solution de substitution afin de permettre au preneur de continuer à exploiter ses équipements.

En définitive, l'arrêt du 11 octobre 2012 contribue à renforcer les droits de l'occupant du domaine public en obligeant l'autorité domaniale à respecter ses engagements contractuels. A ce titre, il sera très intéressant de connaître le sort qui sera réservé à cette affaire par la cour administrative d'appel de Douai, à laquelle le Conseil d'Etat a renvoyé ce litige, car c'est à elle que reviendra la délicate tâche de concilier les prérogatives de l'autorité domaniale et les obligations nées du contrat.

  • Candidature d'un groupement d'intérêt économique à l'attribution d'un marché public pour le compte de ses membres (CE 2° et 7° s-s-r., 3 décembre 2012, n° 361887, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9601IXU)

L'intervention, à quelques semaines d'intervalle, de deux arrêts "jumeaux" (9) révèle l'intensité des questions juridiques attachées à la mise en oeuvre concrète du dispositif prévu par l'article 128 de la loi n° 2004-1485 du 30 décembre 2004, de finances rectificatives pour 2004 (N° Lexbase : L5204GUB). Dans le cadre d'une logique d'externalisation, le législateur a, en effet, permis la désignation d'huissiers de justice chargés du recouvrement de créances et condamnations pécuniaires. Plus précisément, cette disposition a institué une procédure de recouvrement amiable des créances et condamnations pécuniaires dues au Trésor public, à l'initiative du comptable chargé de procéder à leur recouvrement forcé. Ce dernier peut, avant de mettre en oeuvre toute procédure coercitive, demander à un huissier de justice d'obtenir du débiteur ou du condamné qu'il s'acquitte du montant de sa dette ou de sa condamnation. L'huissier de justice est alors rémunéré, non par la personne publique, mais par les frais de recouvrement directement perçus auprès du débiteur, étant entendu que ce montant est proportionnel aux sommes recouvrées et ne peut dépasser un taux fixé par arrêté ministériel.

Sur le fondement de cette disposition législative, plusieurs directions générales des finances publiques ont lancé divers avis d'appel public à la concurrence pour la passation des marchés publics correspondants. Le processus de conclusion de ces contrats a suscité plusieurs interrogations dont le Conseil d'Etat a été saisi. Pour mémoire, le premier arrêt du 26 septembre 2012 a été l'occasion pour les juges du Palais-Royal de préciser que de tels contrats constituaient de véritables contrats de la commande publique au sens des dispositions du Code de justice administrative et qu'ils entraient donc dans le champ d'application des référés précontractuel et contractuel. Le doute était permis au regard du mode de rémunération des attributaires de ces contrats, lequel reposait sur la perception de frais de recouvrement auprès des débiteurs et non sur le versement d'un prix par les pouvoirs adjudicateurs. Le Conseil d'Etat a, également, précisé qu'un huissier de justice, qui n'avait pas été personnellement candidat, mais faisait partie d'une société civile de moyens qui l'avait été, était parfaitement recevable à exercer un référé précontractuel.

L'intérêt du deuxième arrêt du 3 décembre 2012 ne se situe pas sur le terrain contentieux, mais sur le terrain matériel. La question posée était celle de savoir si un groupement d'intérêt économique pouvait légalement présenter sa candidature à l'attribution d'un marché public de recouvrement. En l'espèce, le directeur départemental des finances publiques du Lot avait rejeté l'offre présentée par un groupement d'intérêt économique (GIE) au motif que celui-ci ne pouvait être assimilé à un huissier pour le recouvrement amiable des créances des produits locaux, hospitaliers et des amendes. Le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Toulouse avait rejeté la demande du GIE tendant à l'annulation de cette décision. Il a considéré que cette structure ne saurait être regardée comme permettant, comme telle, l'exercice de la profession d'huissier de justice et, par suite, la réalisation des actes, missions et activités en relevant.

Le Conseil d'Etat censure l'erreur de droit commise par le juge du référé. En effet, se fondant sur les dispositions du Code de commerce qui déterminent le statut des groupements d'intérêt économique (10), il rappelle que ces groupements ne peuvent eux-mêmes procéder au recouvrement amiable de créances ou de condamnations pécuniaires préalablement à la mise en oeuvre de toute procédure coercitive. Mais il estime que cela ne leur interdit nullement d'être candidats à l'obtention d'un contrat de la commande publique pour le compte de leurs membres. Cette solution est, toutefois, soumise au respect de strictes conditions. En effet, il faut que le GIE précise dans son acte de candidature quels sont les huissiers de justice qui s'engagent à exécuter les prestations objet du contrat. Et il faut, également, que les huissiers de justice concernés respectent les règles relatives à leur compétence territoriale ; l'article 5 du décret n° 56-222 du 29 février 1956, relatif au statut des huissiers de justice (N° Lexbase : L6897A49), disposant que "les actes prévus aux aliénas 1 et 2 de l'article 1er de l'ordonnance du 2 novembre 1945 (N° Lexbase : L8061AIEsont faits concurremment par les huissiers de justice dans le ressort du tribunal de grande instance de leur résidence".

La solution retenue par le Conseil d'Etat nous semble tout à fait logique. Elle n'interdit nullement aux huissiers de justice de constituer un groupement, dans l'optique de faciliter et de développer leur activité. Mais elle oblige également les membres d'un tel GIE à faire preuve de transparence en délivrant les informations essentielles aux pouvoirs adjudicateurs.

  • Les suites de la résiliation-sanction d'un marché public de travaux : possibilité pour le pouvoir adjudicateur de disposer des matériaux approvisionnés par le cocontractant défaillant alors même qu'ils ne seront payés qu'après le règlement définitif du marché de substitution passé pour l'achèvement des travaux (CE 2° et 7° s-s-r., 3 décembre 2012, n° 361287, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9600IXT)

Parmi les nombreux pouvoirs d'action unilatérale dont elle dispose dans le cadre des contrats administratifs, l'administration peut prononcer la résiliation en cas de défaillance de son cocontractant et conclure un contrat de substitution avec un autre opérateur économique (11). C'est un tel scénario qui était soumis à l'examen du Conseil d'Etat dans l'arrêt n° 361287 du 3 décembre 2012. En l'espèce, le syndicat mixte (ci-après "SETOM") avait conclu un marché de travaux avec un groupement solidaire formé de deux sociétés en vue de la construction de "casiers" sur un site de traitement de déchets. A la suite de graves difficultés d'exécution, le SETOM a prononcé la résiliation au marché aux frais et risques du groupement et a engagé une procédure, sur le fondement de l'article 28 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L3682IRS) (procédure adaptée), pour la passation d'un marché de substitution dans le but d'achever les travaux. Le groupement sortant a de nouveau présenté une offre, qui a été rejetée. Saisi par l'une des sociétés membre du groupement, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a annulé la procédure de passation du marché de substitution au motif que le pouvoir adjudicateur avait indiqué, dans les documents de la consultation, qu'il mettait à la disposition des candidats des matériaux entreposés sur le chantier, et cela alors qu'ils demeuraient la propriété des sociétés composant le groupement. Le juge des référés a considéré que le pouvoir adjudicateur avait manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence en délivrant aux candidats une information qu'il jugeait inexacte.

La question était donc celle de savoir si le pouvoir adjudicateur pouvait récupérer les matériaux abandonnés par le cocontractant défaillant et les proposer aux candidats à l'attribution du marché de substitution. La solution était commandée par les clauses du cahier des clauses administratives générales applicable au contrat. Celui-ci accorde un droit de rachat au maître d'ouvrage, qui peut porter sur les ouvrages provisoires utiles à l'exécution du marché et sur les matériaux approvisionnés dans la limite où il en a besoin pour le chantier. L'intérêt de la présente affaire résidait dans la circonstance que le SETOM avait pris possession des matériaux, mais n'en avait pas payé le prix. Malgré cela, le Conseil d'Etat lui donne raison en opérant une lecture croisée de l'article 46.4 du CCAG (qui pose le principe du droit de rachat) et de l'article 49.4 qui prévoit qu'en cas de conclusion d'un marché de substitution, le décompte du marché résilié ne sera notifié qu'après le règlement définitif du nouveau marché passé pour l'achèvement des travaux. Ces dispositions donnent le droit au pouvoir adjudicateur de racheter les matériaux approvisionnés. Plus encore, le Conseil d'Etat en déduit que le pouvoir adjudicateur peut parfaitement en prendre possession, manifestant ainsi son souhait d'exercer son droit de rachat, et n'en payer le prix que postérieurement, c'est-à-dire lorsque le marché de substitution sera définitivement réglé.

La solution est logique car c'est au cocontractant défaillant que revient la charge de payer le surcoût du marché de substitution (si tant est que le marché de substitution soit plus onéreux que le marché initial). Le rachat des matériaux ne peut s'opérer que dans le cadre du règlement du marché résilié, lequel ne peut intervenir qu'après le règlement du marché de substitution.


(1) CE 2° et 6° s-s-r., 14 octobre 1991, n° 95857, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0521ARQ), Rec. CE, p. 927.
(2) R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien, 15ème édition, tome 2, n° 612, p. 509.
(3) CE, 5 novembre 1937, Société industrielle des schistes, Rec. CE, p. 897.
(4) CE, 13 juillet 1951, SA La Nouvelle Jetée-Promenade de Nice, Rec. CE, p. 404.
(5) CE, 8 janvier 1960, Lafon, Rec. CE, p. 15, CE, 18 mars 1963, Cellier, Rec. CE, p. 189.
(6) CE 2° et 7° s-s-r., 23 mai 2011, n° 328525, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5816HS9), AJDA, 2011, p. 1115.
(7) CE Sect., 21 mars 2011, n° 304806, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5712HIE), AJDA, 2011, p. 670, note A. Lallet, Contrats Marchés publ., 2011, comm. 150, note J.-P. Pietri, Dr. adm., 2011, comm. 46, note F. Brenet et F. Melleray, RFDA, 2011, p. 507, concl. E. Cortot-Boucher, p. 518, note D. Pouyaud.
(8) CAA Douai, 1ère ch., 1er juin 2011, n° 10DA00826, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6904HUA).
(9) CE 2° et 7° s-s-r., 26 septembre 2012, n° 359389, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6404ITD), CE 2° et 7° s-s-r., 3 décembre 2012, n° 361887, mentionné aux tables du recueil Lebon.
(10) C. com, art. L. 251-1 (N° Lexbase : L6481AIU) et suivants.
(11) L. Richer, Droit des contrats administratifs, LGDJ, 8ème édition, 2012, p. 287.

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Entreprises en difficulté

[Jurisprudence] La non-constitutionnalité de la saisine d'office

Réf. : Cass. QPC, 16 octobre 2012, n° 12-40.061, F-D (N° Lexbase : A7201IUA) ; Cons. const., décision n° 2012-286 QPC, du 7 décembre 2012 (N° Lexbase : A4918IYS)

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par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises

Le 12 Janvier 2013

Aux termes de l'article L. 631-5, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L3168IMB), dans la rédaction que lui donne la loi de sauvegarde des entreprises du 26 juillet 2005 (loi n° 2005-845 N° Lexbase : L5150HGT), "lorsqu'il n'y a pas de procédure de conciliation en cours, le tribunal peut également se saisir d'office ou être saisi sur requête du ministère public aux fins d'ouverture de la procédure de redressement judiciaire". Ce mode de saisine est l'une des quatre possibilités de saisine aux fins d'ouverture d'un redressement judiciaire, étant précisé que ces mêmes modes d'ouverture de la procédure sont posés pour la procédure de liquidation judiciaire par les articles L. 640-4 (N° Lexbase : L4041HBB) et L. 640-5 (N° Lexbase : L3169IMC) du Code de commerce, la saisine d'office en liquidation judiciaire étant plus spécialement prévue par l'alinéa 1er de l'article L. 640-5 du code. Au contraire, la procédure volontariste de sauvegarde est, on le sait, à l'initiative exclusive du débiteur.

La loi du 13 juillet 1967 (loi n° 67-563 N° Lexbase : L7803GT8) connaissait déjà la saisine d'office aux fins d'ouverture d'un règlement judiciaire ou d'une liquidation des biens, aux côtés de la saisine par le débiteur ou par un créancier. Elle ignorait, en revanche, la saisine par le ministère public, introduite par une loi essentielle du 15 octobre 1981 (loi n° 81-927 N° Lexbase : L1885HCS) ayant modifié considérablement et pour l'heure en tout cas, inexorablement le rôle du ministère public, dans le droit des entreprises en difficulté.

La loi du 25 janvier 1985 (loi n° 85-98 N° Lexbase : L7852AGW) reprendra les solutions de la loi de 1967, corrigée par la loi du 15 octobre 1981.

L'impression générale qui se dégage autour de la saisine d'office est qu'elle fait partie du paysage juridique depuis longtemps et que, dès lors, sa légitimité serait incontestable.

Pourtant, en se replongeant dans la lecture des ouvrages anciens, cette impression de légitimité n'est pas aussi certaine.

Sous l'empire de la loi du 4 mars 1889, il existe deux procédures, la faillite et la liquidation judiciaire, cette dernière procédure étant réservé aux commerçants malheureux et de bonne foi. Cette procédure ne peut être prononcée d'office. Au contraire, la faillite peut être ouverte sur saisine d'office du tribunal, en application des articles 437, alinéa 3 et 440 du Code de commerce, dans la rédaction donnée par la loi du 4 mars 1889.

A l'époque, deux arguments sont essentiellement invoqués au soutien de cette prérogative judiciaire. "Si les intéressés s'abstiennent de réclamer la faillite, il faut pourtant bien y pourvoir, afin de permettre à la justice criminelle d'atteindre le failli banqueroutier" (1). En outre, "il est nécessaire de veiller aux intérêts des créanciers absents, lorsqu'ils sont menacés par quelques combinaisons que le débiteur prépare à leur préjudice avec les créanciers présents" (2).

La valeur de ces considérations, estime-t-on, est contestable. Pour s'en tenir au premier argument, il suffit de faire observer que la théorie de la faillite virtuelle y remédie : il n'est pas besoin d'ouvrir une procédure collective pour condamner le banqueroutier (3).

En vérité, la saisine d'office est, à l'époque, mal perçue par les meilleurs auteurs. Il est à craindre disent-ils, que "les juges ne fassent de ces pouvoirs un usage intempestif et dangereux" (4). Il est d'ailleurs remarqué que, dans les principaux pays étrangers, qu'il s'agisse de l'Allemagne, de l'Angleterre et des Etats-Unis, la saisine d'office n'existe pas.

Elle est pourtant très pratiquée en France, puisque, en 1900, on annonce le chiffre de 10 % de faillites ouvertes sur saisine d'office (5).

Jusqu'à la loi du 13 juillet 1967, la saisine d'office ne va guère préoccuper les esprits. L'heure du respect de la procédure civile et de ses règles essentielles n'a pas encore sonné. A tel point que, dans le décret du 20 mai 1955, la convocation du débiteur n'était toujours pas prévue, lorsque le tribunal envisageait d'ouvrir d'office la procédure collective, outrage procédural que va réparer la Cour de cassation dans un arrêt de 1958 (6).

L'article 2 de la loi du 13 juillet 1967 prévoit cette convocation obligatoire. Le président du tribunal doit faire convoquer le débiteur par les soins du greffier, par acte extrajudiciaire, à comparaître dans le délai qu'il fixe devant le tribunal siégeant en chambre du conseil. Pour permettre au débiteur de préparer sa défense, la convocation doit être motivée et le délai de comparution doit être au moins égal à huit jours francs.

Dans l'ouvrage célèbre commentant la loi du 13 juillet 1967, on peut lire que cette "faculté inquisitoriale n'est laissée aux juges que pour leur permettre de faire face, par une mesure radicale, à des circonstances d'urgence et d'une gravité particulière, notamment lorsque le débiteur menace de s'enfuir à l'étranger ou de détourner une partie de son actif" (7).

Ainsi, sous l'empire de la loi de 1967, encore, la saisine, dans l'esprit des bons auteurs, doit rester une mesure exceptionnelle.

Le tournant dans la vision de la saisine d'office intervient avec la loi du 25 janvier 1985. On quitte alors le terrain des procédures collectives de paiement, celui des procédures orientées vers le paiement des créanciers, pour entrer dans l'ère du sauvetage de l'entreprise et des emplois. Autrement dit, le temps est venu du droit des entreprises en difficulté.

Il n'est dès lors pas étonnant de s'éloigner de l'idée que l'ouverture d'une procédure collective serait d'abord et avant toute l'affaire des parties. L'idée d'intérêt général transparaît assez clairement, voire est affirmé par les auteurs.

Tout d'abord, peut-on lire dans l'ouvrage de Fernand Derrida, Pierre Godé et Jean-Pierre Sortais, que "il est traditionnel qu'en matière de faillite le tribunal puisse se saisir d'office ; il le fait le plus souvent à la suite d'un avis officieux ou compte tenu des informations personnelles dont peuvent disposer les membres du tribunal ou tel ou tel d'entre eux. Il y a là une exception traditionnelle au principe selon lequel le juge n'a pas à faire état de ces considérations ou informations personnelles" (8).

De manière encore plus nette, peut-on lire dans l'ouvrage du professeur Soinne, que "certains estiment que la juridiction ne saurait intervenir que dans des circonstances d'une gravité d'une urgence particulière, par exemple lorsque le débiteur menace de s'enfuir à l'étranger ou de détourner une partie de son actif. Cette vision de la saisine d'office n'est pas exacte. La procédure présente un intérêt général. Il est une impérieuse nécessité que l'entreprise soit placée sous le régime du redressement dès lors qu'elle est en situation désespérée. L'intérêt des salariés commande cette solution. La saisine d'office ne saurait dès lors présenter un caractère exceptionnel. Il s'agit d'un procédé normal d'ouverture de la procédure. Tout retard porterait préjudice à l'entreprise en réduisant ses possibilités de redressement. Il faut en outre tenir compte de la situation des tiers, créanciers éventuels ou entreprises concurrentes qui peuvent souffrir gravement de la poursuite d'une activité déficitaire" .

Ainsi, sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985, les choses sont extrêmement claires. La saisine d'office est une technique normale d'ouverture des procédures collectives, parfaitement justifiée en termes d'intérêt général.

Sous le strict prisme du droit des entreprises en difficulté, la réflexion apparaît exacte et l'est encore davantage avec la loi de sauvegarde des entreprises, dont l'un des objectifs est d'assurer l'intervention la plus précoce possible du jugement d'ouverture. Or cette précocité dans l'ouverture de la procédure collective passe, notamment, par la possibilité de saisine d'office de la juridiction aux fins d'ouverture de la procédure, dès lors que créanciers et débiteur sont négligents.

Mais c'est oublier -ce que d'ailleurs Mrs Derrida, Godé et Sortais n'oublient pas complètement- que le droit des entreprises en difficulté doit respecter les grands principes de la procédure civile et notamment le droit à un procès équitable. Cela signifie clairement que les impératifs du droit des entreprises en difficulté ne doivent pas conduire à méconnaître des principes supérieurs, et notamment le principe de l'impartialité du juge.

L'air du temps est celui où le citoyen est enduit d'un écran à indice fort de protection des droits de Homme. C'est ainsi que, sans grande surprise, un coup de tonnerre devait retentir dans les prétoires consulaires, obligeant à remplacer l'habitude -celle de l'utilité d'intérêt général de la saisine d'office- par une réflexion -celle de la comptabilité de cette saisine d'office à nos normes supérieures-.

Et c'est ainsi que la Cour de cassation a été saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité et qu'elle devait, en conséquence, répondre à l'interrogation suivante : la saisine d'office par le tribunal de commerce en application de l'article L. 631-5 du Code de commerce est-elle conforme à la constitution alors même qu'en vertu des droits de la défense et du droit à un recours effectif, l'on ne saurait à la fois être juge et partie ?

La Cour de cassation a estimé la question sérieuse et l'a transmise au Conseil constitutionnel. La Cour de cassation estime que "la faculté pour une juridiction de se saisir elle-même en vue de l'ouverture d'une procédure collective peut apparaître contraire au droit du débiteur à un recours juridictionnel effectif garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789(N° Lexbase : L1363A9D), dès lors que le juge, en prenant l'initiative de l'introduction de l'instance, peut être perçu comme une partie". La disposition invoquée, ajoute la Cour de cassation, "est susceptible de constituer une atteinte aux principes d'impartialité et d'indépendance, en ce qu'elle ne comporte pas, par elle-même, un mécanisme permettant d'assurer la pleine effectivité des droits du débiteur" (10).

Le Conseil constitutionnel a suivi cette position et a déclaré non conforme à la Constitution l'article L. 631-5 du Code de commerce, qui rend possible la saisine d'office du redressement judiciaire (11).

Le Conseil fonde son analyse sur le constat qu'aucune disposition ne fixe, en cas de saisine d'office aux fins d'ouverture du redressement judiciaire, les garanties légales ayant pour objet d'assurer qu'en se saisissant d'office, le tribunal ne préjuge pas sa position. Dès lors, les exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 ne sont pas respectées, et spécialement le principe d'impartialité.

Depuis la publication de la décision du Conseil constitutionnel au Journal officiel, le 8 décembre 2012, aucun jugement d'ouverture de redressement judiciaire ne peut plus intervenir sur saisine d'office.

Pour l'heure, seule la saisine d'office aux fins d'ouverture du redressement judiciaire sur le fondement de l'article L. 631-5, alinéa 1er, du Code de commerce se trouve condamnée.

Les autres textes prévoyant la saisine d'office aux fins d'ouverture du redressement ou de la liquidation judiciaire restent valides.

Il en est d'abord ainsi de l'article L. 631-4, alinéa 2 du Code de commerce (N° Lexbase : L4015HBC), qui prévoit la saisine d'office obligatoire pour le tribunal en cas d'échec d'une procédure de conciliation, lorsque l'état de cessation des paiements du débiteur résulte du rapport du conciliateur. Il ne s'agit pas ici d'une simple faculté pour le tribunal, comme cela est le cas à l'article L. 631-5, alinéa 1er, du code.

Le tribunal pourrait aussi bien se saisir aux fins d'ouverture d'une liquidation judiciaire, si les conditions de la liquidation judiciaire immédiate sont réunies (C. com., art. L. 640-4, al. 2).

En outre, en dehors de l'échec d'une conciliation, la saisine d'office aux fins d'ouverture d'une liquidation judiciaire reste possible, jusqu'à ce qu'une très prochaine question prioritaire de constitutionnalité conduise le Conseil constitutionnel à étendre sa solution à la liquidation judiciaire.

Enfin, par application de l'article R. 631-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L9291IC4 anciennement décret n° 2005-1677 du 28 décembre2005, art. 175 N° Lexbase : L3297HET), "la cour d'appel qui annule ou infirme un jugement de redressement judiciaire ou prononce la liquidation judiciaire peut d'office, soit ouvrir la procédure de redressement judiciaire, soit prononcer la liquidation judiciaire". Symétriquement, l'article 65 du décret du 12 février 2009 (décret n° 2009-160 N° Lexbase : L9187ICA) modifie l'article R. 640-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L9289ICZ), pour prévoir que la cour d'appel qui infirme un jugement prononçant la liquidation judiciaire peut d'office ouvrir le redressement judiciaire. Il s'est agi d'assurer un traitement rapide des difficultés (12). Observons ici que le texte ne prévoit pas la possibilité d'ouvrir un redressement après annulation du jugement ouvrant la liquidation judiciaire. Mais cela semble résulter d'un oubli, plus que d'une volonté délibérée (13). En cas d'annulation, la solution supposera toutefois -effet dévolutif de l'appel oblige- que la nullité ne soit pas encourue pour défaut d'acte introductif d'instance. Ce texte, de nature réglementaire, n'est pas soumis au mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité.

Pour comprendre la décision de non-conformité de la saisine d'office à la Constitution et plus précisément au principe d'impartialité du juge, il convient de décrire exactement son mécanisme.

Les modalités procédurales de la saisine d'office aux fins d'ouverture d'un redressement judiciaire sont posées par les articles R. 631-3 (N° Lexbase : L0986HZK) et R. 631-5 (N° Lexbase : L0988HZM) du Code de commerce (anciennement décret du 28 décembre 2005, art. 172 et 174), en ce qui concerne la procédure devant le tribunal.

La convocation du débiteur doit intervenir par acte extrajudiciaire, qui doit être sollicité du greffier du tribunal. A la convocation du débiteur, l'alinéa 2 de l'article R. 631-3 du Code de commerce (anciennement décret du 28 décembre 2005, art. 172, al. 2) prévoit qu'est jointe une note par laquelle le président du tribunal expose les faits de nature à motiver la saisine d'office.

Cette note doit être impartiale. C'est en ce sens qu'a été considérée irrégulière pour défaut d'impartialité du juge, violant ainsi l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR), la note du président, du fait d'éléments y figurant (14). La forme de cette note n'est pas réglementée. Il pourra s'agir de l'ordonnance du président du tribunal citant le débiteur à comparaître, dès lors qu'elle contient les faits justifiant la saisine (15). Le visa dans la citation d'un rapport dont peut prendre connaissance le débiteur est insuffisant (16), peu important que le débiteur ait personnellement connaissance des faits de nature à motiver la saisine (17).

Ainsi, tout le mécanisme de la saisine d'office est concentré entre les mains du président du tribunal et l'on doit évidemment sourire lorsque la jurisprudence exige que la note annexée à la citation à comparaître soit impartiale. Comment cela serait-il possible si ce n'est par le jeu d'une mascarade consistant pour le président à utiliser, dans sa note, le mode conditionnel au lieu de l'indicatif, qui vaudrait par trop affirmation.

Aucun garde-fou n'est prévu. En d'autres termes, aucune règle ne vient ici garantir au plaideur que le tribunal ne suivra pas l'opinion déjà forgée -sinon à quoi bon se saisir d'office- du président du tribunal, dont l'autorité sur ses juges est chose bien naturelle. Or, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 7 décembre 2012, vient préciser que la saisine d'office par une juridiction, hormis le cas des sanctions, n'est possible que sous deux conditions cumulatives, celle d'un motif d'intérêt général et celle de l'existence de "garanties propres à assurer le respect du principe d'impartialité".

Il n'est pas discutable que la saisine d'office aux fins d'ouverture d'une procédure collective obéit à un intérêt général. Le rappel de ce qu'écrivait sur la question le Professeur Soinne nous semble probant pour justifier cet intérêt général. La processualiste de renom, Natalie Fricero, commentant la question prioritaire de constitutionnalité posée à la Cour de cassation, souligne que "la faillite n'est pas seulement l'affaire du débiteur et de ses créanciers, elle affecte l'ordre public économique et comporte des enjeux sociaux importants" (18). On y ajoutera la volonté clairement affichée par la loi de sauvegarde des entreprises pour que les procédures collectives s'ouvrent le plus tôt possible. Plus qu'une volonté, c'est même aujourd'hui une philosophie législative. Or, incontestablement, la saisine d'office participe de cette quête politique.

En revanche, rien dans les textes ne permet d'apercevoir que des garanties sont offertes au plaideur pour que le respect du principe d'impartialité soit assuré.

Quelles garanties auraient pu être offertes au plaideur ? Nous pensons que l'on aurait pu avoir le mécanisme suivant. Informé de difficultés rencontrées par un débiteur, d'où pourraient résulter un état de cessation des paiements, rendant obligatoire, rappelons-le, l'ouverture d'une procédure collective dans un délai maximum de 45 jours par rapport à l'existence de cet état, le président du tribunal décide de déclencher une enquête aux fins de déterminer la situation passive et active du débiteur, autrement dit aux fins de déterminer si le débiteur est ou non en état de cessation des paiements. Cette enquête est confiée à un juge délégué qui devra faire un rapport. Si l'enquête fait ressortir un état de cessation des paiements, il y a place à saisine d'office. Le débiteur est alors convoqué, par acte extrajudiciaire. Une copie du rapport d'enquête est jointe à l'assignation. Ni le président du tribunal, qui a été à l'initiative de l'enquête, ni le juge enquêteur ne pourront faire partie de la juridiction de jugement.

Cette exclusion de la juridiction de jugement du président du tribunal et du juge enquêteur nous semble une garantie d'impartialité. Ceux qui jugeront n'auront pas préjugé de la situation. Ils seront éclairés, comme l'est une juridiction statuant après rapport d'expertise, sans être nullement tenus par le contenu du rapport d'enquête, lequel sera contradictoirement débattu, devant la juridiction, comme peut l'être le rapport d'expertise.

Il nous semblerait dommageable, au regard de la philosophie de la loi de sauvegarde des entreprises, et plus généralement de notre droit des entreprises en difficulté, que l'on supprime de notre législation la saisine d'office.

Si ce parti ne devait pas être retenu, on imagine très bien l'explication qui sera donnée : il suffit que le ministère public sollicite l'ouverture de la procédure collective. Un petit coup de téléphone du président du tribunal au procureur de la République remplacerait alors la saisine d'office.

Mais qui nous dit que le ministère public, dont on sait pertinemment qu'il est parfaitement débordé, procédera à la saisine ? S'il suffisait d'une vision législative, cela ferait bien longtemps que les parquetiers seraient omniprésents aux audiences de procédures collectives. Est-ce le cas ? Les parquetiers, les premiers, lorsqu'ils interviennent à quelques colloques universitaires -et en cette occurrence cela prouve que la matière les attire et qu'ils s y' entendent en droit des entreprises en difficulté, ce qui n'est pas nécessairement le cas-, reconnaissent bien volontiers que s'ils avaient plus de temps ou si les effectifs étaient supérieurs, alors ils pourraient s'occuper du droit des entreprises en difficulté, comme le législateur les invite à la faire.

Il est donc clairement à craindre que, par dogme, on sacrifie la saisine d'office, sans qu'elle soit effectivement remplacée par une saisine par le ministère public, et que cela entraîne la disparition supplémentaire d'entreprises, qui auraient peut-être pu être sauvées et, par devers elles, les emplois y attachés préservés.

Mais des réalités économiques seront-elles suffisantes à tenir en échec des dogmes ?


(1) Percerou et Desserteaux, Des faillites et banqueroutes et des liquidations judiciaires, 2ème éd., Librairie Arthur Rousseau, Paris, 1935, t. 1, n° 283.
(2) Percerou et Desserteaux, op. cit., n° 283.
(3) Percerou et Desserteaux, op. cit., n° 284.
(4) Percerou et Desserteaux, op. cit., n° 284.
(5) Percerou et Desserteaux, op. cit., n° 318.
(6) Cass. com., 25 février 1958, JCP, 1958 II, 10510, note Nectoux.
(7) Argenson et Toujas, Règlement judiciaire, liquidation des biens et faillite, Traité et formulaire, Litec, 4ème éd., 1973, n° 87.
(8) F. Derrida, P. Godé et J.-P. Sortais , avec la collab. d' A. Honorat, Redressement et liquidation judiciaires des entreprises, 3ème éd., Dalloz, 1991, n° 58.
(9) B. Soinne, Traité des procédures collectives, 2ème éd., Litec, 1995, n° 567.
(10) Cass. QPC, 16 octobre 2012, n° 12-40.061, D., 2012, Actu 2446, note A. Lienhard ; Act. proc. coll., 2012/18, comm. 266, note N. Fricéro, .
(11) Cons. const., décision n° 2012-286 QPC, du 7 décembre 2012.
(12) A.-S. Texier et E. Russo, Le nouveau droit des entreprises en difficulté après l'ordonnance du 18 décembre 2008 et son décret d'application du 12 février 2009 LPA, 2 mars 2009, n° 43, p. 3 et s., sp. p. 14.
(13) En ce sens, aussi, O. Staes, Clarification et harmonisation du traitement procédural des entreprises en difficulté, Dr. et patr., déc. 2009, n° 187, p. 53 et s., sp. p. 54.
(14) Cass. com., 3 novembre 1992, n° 90-16.751, publié (N° Lexbase : A4234ABG), Bull. civ. IV, n° 345 ; D., 1993, 538, note J.-L. Vallens.
(15) CA Riom, 13 mars 1991, Gaz. Pal., 1992, II, somm. 537 ; rappr., pour une ordonnance ne pouvant valoir note, dès lors qu'elle ne contenait pas les faits justifiant la saisine, CA Paris, 31 mars 1995, n° 94-26487 (N° Lexbase : A4293ILL), Gaz. Pal., 1995, II, somm. 522.
(16) CA Rouen, 25 février 1993, JCP éd. G, 1993, IV, 1987.
(17) Cass. com., 25 juin 1996, n° 93-17.122, publié (N° Lexbase : A4423AGW), Bull. civ. IV, n° 194.
(18) Note sous Cass. QPC, 16 octobre 2012, n° 12-40.061, Act. proc. coll., préc..

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Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Décembre 2012

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par Frédéric Dal Vecchio, Avocat à la Cour, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 27 Août 2013

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Avocat à la Cour, Docteur en droit et Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique fait état d'une première décision rendue par le Conseil d'Etat, le 22 octobre 2012, relative aux garanties des contribuables dans le cadre des visites domiciliaires (CE 10° et 9° s-s-r., 22 octobre 2012, n° 326806, mentionné aux tables du recueil Lebon). En effet, l'administration est tenue de restituer au contribuable les documents saisis dans le cadre d'une procédure de visite et saisies, avant d'ouvrir une procédure de vérification. Puis, le juge administratif statue sur un contentieux entre l'administration fiscale et une entreprise, quant à la fiscalité des marques commerciales, et décide que l'acquisition des titres d'une société pour un franc symbolique ne rend pas nulle la valeur de la marque (CE 9° et 10° s-s-r., 7 novembre 2012, n° 328670, mentionné aux tables du recueil Lebon). Enfin, la cour administrative d'appel de Nancy vient de prononcer un arrêt relatif à la réduction d'impôt liée à des investissements outre-mer, dans laquelle elle retient que le plafond du montant de l'investissement échappant à la condition d'agrément s'apprécie chez la SEP loueuse du matériel acheté grâce à l'investissement, pas chez le bailleur (CAA Nancy, plénière, 18 octobre 2012, n° 11NC00231, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • Visites domiciliaires : en cas d'ouverture d'une procédure de vérification de comptabilité succédant à une procédure de visite et de saisie, l'administration doit restituer à l'entreprise les documents saisis avant la vérification (CE 10° et 9° s-s-r., 22 octobre 2012, n° 326806, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7597IUW)

Instituée par la loi n° 84-1208 du 29 décembre 1984, la perquisition fiscale -pudiquement appelée "visite domiciliaire"- permet à l'administration fiscale, aux termes de l'article L. 16 B du LPF (N° Lexbase : L2813IPU), de saisir l'autorité judiciaire lorsqu'il existe des présomptions qu'un contribuable se soustrait à l'établissement ou au paiement des impôts sur le revenu ou sur les bénéfices ou de la TVA. Le juge des libertés et de la détention peut autoriser les agents de l'administration des impôts à rechercher la preuve de ces agissements, en effectuant des visites en tous lieux, même privés, où les pièces et documents s'y rapportant sont susceptibles d'être détenus et procéder à leur saisie, quel qu'en soit le support (voir le BoFip - Impôts, BOI-CF-COM-20-20 N° Lexbase : X4705ALT).

De telles dispositions ont entraîné une importante jurisprudence, témoignant des préoccupations des contribuables quant au respect de la vie privée, dans le cadre d'une procédure intrusive par essence, ainsi que des conséquences au regard de l'imposition des contribuables : outre un rappel de droits et de pénalités, des poursuites pénales sont engagées le cas échéant. On pourrait également souligner une certaine curiosité procédurale relative à la présence d'un officier de police judiciaire qui, selon les dispositions de l'article L. 16 B du LPF "veille au respect du secret professionnel et des droits de la défense ; il a l'obligation de provoquer préalablement toutes mesures utiles afin d'assurer leur respect". C'est donc un policier qui est en charge du respect des droits de la défense à l'heure où il existe des auxiliaires de justice -les avocats- dont c'est le métier. Combien sont-ils, dans les faits, les officiers de police judiciaire à réellement croire qu'ils sont chargés de faire respecter les droits des contribuables et non ceux de l'administration fiscale ? Sur le plan judiciaire, la situation des contribuables n'est guère plus enviable : leurs prétentions devant l'ordre judiciaire, gardien des libertés individuelles, aboutissent rarement. C'est ainsi que la jurisprudence estime que l'inventaire dressé dans le cadre de l'article L. 16 B du LPF n'est soumis à aucune forme particulière, et notamment les documents appréhendés n'ont pas à être distingués individuellement (Cass. com., 27 avril 2011, n° 10-15.014, F-D N° Lexbase : A5324HPU), ou encore que la saisie de pièces et de documents qui n'ont été consignés ni au procès-verbal, ni à l'inventaire n'entache pas d'irrégularité la procédure de saisie (Cass. com., 12 janvier 1999, n° 97-30.031, publié au Bulletin N° Lexbase : A8699AHN).

Les aspects les plus discutables quant à l'application de cette procédure, nous semble-t-il, résulte du prétendu contrôle judiciaire envers une ordonnance rédigée, dans les faits, par l'administration fiscale. Certes, la pré-rédaction d'ordonnances par une partie est courante dans la vie judiciaire, mais la différence réside dans la qualité même de l'administration fiscale qui n'est pas une partie tout à fait réductible à n'importe quel justiciable : si l'administration invoque, devant le juge, qu'une présomption de fraude existe à l'encontre d'un contribuable, elle sera nécessairement écoutée dans sa démonstration, puisque c'est une administration d'Etat qui soutient une telle opinion. Néanmoins, la Cour de cassation persiste dans cet artifice juridique consistant à considérer que le magistrat signataire de l'ordonnance d'autorisation de la visite domiciliaire en est bien l'auteur parce qu'il l'a signée (J. Lamarque, L'article L. 16 B après l'arrêt Ravon, Libres propos d'un juriste libre, in Ecrits de fiscalité des entreprises - Etudes à la mémoire du professeur Maurice Cozian, Litec, 2009, p. 719), malgré la position en sens contraire de la cour d'appel de Paris (CA Paris, pôle 5, ch. 7, 4 février 2010, n° 08/19960 N° Lexbase : A9431ES4, E. Obadia, Dr. fisc., 2010, n° 13, act. 102), censurée par la Cour de cassation (Cass. com., 14 décembre 2010, n° 10-13.601, F-D N° Lexbase : A2743GNW, F. Martinet, Dr. fisc., 2011, n° 4, comm. 135). La même cour d'appel entend, toutefois, exercer un contrôle sur l'autorisation accordée par le juge des libertés et de la détention, et elle a récemment annulé une ordonnance d'autorisation, dès lors que le juge des libertés et de la détention s'est prononcé sur le fondement d'informations fournies par l'administration, qui présentaient un caractère à la fois incomplet et inexact (CA Paris, pôle 5, ch. 7, 13 décembre 2011, n° 11/00105 N° Lexbase : A1698H8E, D. Ravon, Dr. fisc., 2012, n° 10, comm. 182).

Au cas particulier, une société exploitant un restaurant a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur les exercices 1997 à 1999, à la suite d'une visite domiciliaire au domicile du gérant de la société. Puis, des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de TVA ont été mises en recouvrement. Les conséquences de cette procédure ont été contestées par la société (CAA Lyon, 2ème ch., 5 février 2009, n° 06LY01964, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5061EDS). En cassation, le Conseil d'Etat dit pour droit, après avoir rappelé que les dispositions résultant des articles L. 16 B et L. 47 (N° Lexbase : L3907ALB) du LPF sont indépendantes et constituent deux étapes distinctes de la procédure d'imposition, ne peuvent avoir pour effet de réduire les garanties accordées aux contribuables. Le juge de l'impôt administratif veille à l'effectivité du débat oral et contradictoire entre le contribuable et le vérificateur, dès lors que l'administration fiscale est tenue, à peine d'irrégularité viciant la procédure d'imposition en résultant, de "restituer les documents saisis avant, en principe, l'engagement de la vérification de comptabilité et en tout état de cause dans les six mois de la visite et, avant ce terme, dans un délai permettant au contribuable d'avoir, sur place, un débat oral et contradictoire avec le vérificateur, eu égard à la teneur de ces documents, à leur portée et à l'usage que l'administration pourrait en faire à l'issue de la vérification de comptabilité". En l'espèce, les documents ont bien été restitués au contribuable huit jours après le début de la vérification de comptabilité, mais avant le terme des six mois après la saisie issue de l'exercice de la visite domiciliaire. Malgré ce considérant de principe devant protéger les intérêts des contribuables, le Conseil d'Etat écarte, au cas particulier, les prétentions de la société contribuable, dès lors que cette dernière ne soutenait pas qu'à défaut d'avoir pu disposer des documents dès le début des opérations de contrôle, elle n'aurait pu utilement en débattre avec le vérificateur, ni même que ce dernier aurait exploité les informations contenues dans les pièces saisies. Ainsi, pour la Haute juridiction administrative, la restitution des documents opérée après le début de la vérification de comptabilité, n'a pas privé la société contrôlée d'une garantie de procédure.

Le Conseil d'Etat fait une lecture que d'aucuns qualifieraient de pragmatique -voire compréhensive avec l'administration fiscale-, car une autre solution aurait pu être proposée : dès lors que le contribuable n'avait pas accès, dès le début de la vérification de comptabilité, aux documents saisis dans le cadre d'une visite domiciliaire, elle devait être réputée ne pas avoir pu en discuter avec l'administration fiscale, ce qui la privait nécessairement d'une garantie viciant la procédure. Peut-on vraiment affirmer que ces documents saisis n'ont pas été réellement utilisés par l'administration fiscale, lors de la procédure de vérification de comptabilité, au motif que le contribuable serait dans l'incapacité d'établir la preuve contraire et qu'ils ne figureraient pas expressément à l'appui des redressements notifiés dans la proposition de rectification ? In fine, le principe d'indépendance des procédures n'apparaît-il pas quelque peu artificiel (1) ? Enfin, l'administration fiscale étant l'initiatrice de la procédure de visite domiciliaire et de vérification de comptabilité, le contribuable ne devrait pas, par principe, subir un retard dans la communication des documents saisis.

  • Valorisation d'une marque : l'acquisition des titres d'une société pour un franc symbolique ne permet pas à la société acheteuse qui absorbe la société acquise d'évaluer pour zéro la marque de cette société (CE 9° et 10° s-s-r., 7 novembre 2012, n° 328670, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5048IWU)

A la suite d'une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos au 28 février 1998 et 1999, le juge de l'impôt, saisi par une société commerciale, prend position sur la question de la déductibilité des frais exposés pour l'entretien d'une marque, ainsi que sur les incidences d'une valorisation nulle, selon la société contrôlée, de deux marques comprises dans des apports lors d'opérations de restructuration d'entreprises.

Le Conseil d'Etat considère que les frais de renouvellement d'une marque, exposés postérieurement à son dépôt ou à son acquisition, ne sont pas un élément du prix de revient d'une marque : ce sont alors des charges d'entretien de la marque déductibles du résultat imposable et les juges du fond avaient considéré que ces charges permettaient de perpétuer pour une nouvelle période la protection juridique conférée par le Code de la propriété intellectuelle (CAA Versailles, 1ère ch., 26 mars 2009, n° 08VE01605, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9977EGM ; v. également, PCG, art. 311-3-3 ; doctrine administrative avant la refonte de septembre 2012 : instruction du 30 décembre 2005, BOI 4 A-13-05, § 13 N° Lexbase : X5228ADY ; voir le BoFip - Impôts, BOI-BIC-CHG-20-30-30, § 120 et s. N° Lexbase : X5135ALR) Le droit de propriété industrielle conféré par l'enregistrement d'une marque (CPI, art. L. 712-1 N° Lexbase : L3714ADW) s'analyse, en droit fiscal, comme un actif immobilisé incorporel dès lors que les trois critères mis en valeur par la jurisprudence "Sife" (CE 8° et 9° s-s-r., 21 août 1996, n° 154488, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0686AP4 ; C. David, O. Fouquet, B. Plagnet, P.-F. Racine, Les grands arrêts de la jurisprudence fiscale, Dalloz, coll. : Grands arrêts, 5ème édition, 2009, p. 553) sont rapportés : la marque est dotée d'une pérennité suffisante ; elle constitue une source régulière de profit et elle est susceptible d'être cédée ou d'être concédée à des tiers (2). Dans une décision récente, le Conseil d'Etat (CE 3° et 8° s-s-r., 30 décembre 2009, n° 305449, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0306EQE) avait considéré que ne pouvaient être regardés comme des éléments du prix de revient d'une marque inscrite à l'actif du bilan les frais de procédure et de surveillance, exposés postérieurement à son dépôt ou à son acquisition, afin de maintenir la valeur de la marque en question sans prolonger la durée des droits concédés ou en accroître la valeur, notamment par l'acquisition d'une clientèle ou la restriction de la concurrence commerciale.

Concernant la valorisation des marques, après opérations de restructuration d'entreprises, les rapports du commissaire aux apports laissaient apparaître que la valeur comptable des apports ne prenait pas en considération la valeur des marques détenues par les sociétés concernées. Par conséquent, l'administration a remis en cause l'inscription des marques pour une valeur nulle à l'actif immobilisé de la société et a estimé leur valeur réelle, respectivement, à 9 millions de francs (1 372 669 euros) pour la marque "Jacques Fath couture" et à 4,3 millions de francs (655 831 euros) (3) pour la marque "Jacques Fath parfums". Afin d'établir la valeur de ces marques, la cour administrative de Versailles (CAA Versailles, 1ère ch., 26 mars 2009, n° 08VE01605, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9977EGM), après avoir visé les dispositions de l'article 38 quinquies de l'Annexe III au CGI (N° Lexbase : L3750HZW), selon lesquelles les immobilisations acquises à titre gratuit doivent être inscrites au bilan pour leur valeur vénale, a fondé son raisonnement sur un ensemble d'informations économiques, afin d'établir la valeur de ces biens : c'est ainsi qu'elle a estimé que la valeur réelle d'une marque devait tenir compte des perspectives de profit futur et que les résultats déficitaires des sociétés propriétaires de ces signes distinctifs avant leur absorption ne pouvait pas justifier, à eux seuls, une valorisation nulle. Ainsi, pour l'une des marques, l'administration fiscale a retenu une proportion de 20 % du chiffre d'affaires moyen des trois années précédant la cession tout en tenant compte du résultat déficitaire en divisant par deux le chiffre d'affaires moyen des trois années précédant la cession. Pour la seconde marque en litige, l'administration procédera de même en prenant en considération la concession de la marque à un tiers à compter du 31 décembre 1997 "en faisant la moyenne de la valeur ainsi obtenue avec celle résultant de la capitalisation de la redevance, elle-même obtenue en multipliant le montant annuel perçu par le coefficient 7 correspondant au nombre d'années prévu par le contrat de concession". Le Conseil d'Etat va estimer que les juges du fond, qui ont apprécié souverainement les faits soumis à leur censure et qui ne peuvent être discutés en cassation, n'ont pas commis d'erreur de droit : en effet, le raisonnement suivi par la cour administrative d'appel de Versailles permettait d'évaluer le potentiel réel des marques considérées contrairement à l'approche de la société fondée sur le chiffre d'affaires de la dernière année ou encore en retenant la seule base d'une marque concédée dès lors qu'elle a été exploitée directement pendant l'exercice redressé. Economiquement plus réaliste, cette décision va à l'encontre de l'approche assez pessimiste retenue par la société requérante.

  • Réduction d'impôt pour investissement outre-mer : appréciation du plafond du montant de l'investissement échappant à la condition d'agrément dans le chef de la SEP loueuse du matériel acheté grâce à l'investissement (CAA Nancy, plénière, 18 octobre 2012, n° 11NC00231, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4298IW4)

Le CGI prévoit un certain nombre de mesures propres à favoriser les investissements outre-mer. Plusieurs dispositifs ont été adoptés -et amendés- par le législateur au point de rendre les textes particulièrement illisibles. C'est ainsi que le législateur a introduit notamment la loi "Pons" (loi n° 86-824 du 11 juillet 1986, de finances rectificative pour 1986, art. 22 N° Lexbase : L3740HU3), la loi "Paul" (loi n° 2000-1352 du 30 décembre 2000 N° Lexbase : L0201ATM), la loi "Girardin" (loi n° 2003-660, 21 juillet 2003, de programme pour l'outre-mer N° Lexbase : L0092BIA), la loi "LODEOM" (loi n° 2009-594 du 27 mai 2009 N° Lexbase : L2921IEW) (4) qui permettent, schématiquement, d'investir dans un bien éligible à certaines conditions entraînant ainsi une substantielle économie d'impôt pour les contribuables (5). Les dispositions de l'article 199 undecies B du CGI (N° Lexbase : L8526ISL ; voir le Bofip - Impôts, BOI-BIC-RICI-20-10-10-10 N° Lexbase : X4751ALK) instaurent une réduction d'impôt pour investissement auprès d'une entreprise exerçant une activité agricole ou une activité industrielle, commerciale ou artisanale soumise à l'impôt sur le revenu, située, notamment, dans les départements d'outre-mer (6). Peuvent se prévaloir de la réduction d'impôt sur le revenu, les contribuables domiciliés en France au cours de l'année de réalisation de l'investissement (CAA Paris, 2ème ch., 1er octobre 2003, n° 99PA03501, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0536DA4), à raison des investissements productifs neufs qu'ils réalisent.

Au cas particulier, le ministre chargé du Budget a relevé appel d'une décision rendue par le tribunal administratif de Besançon (TA Besançon, 2 décembre 2010, n° 0901423 N° Lexbase : A2915IQZ), qui a déchargé les contribuables d'un complément d'impôt sur le revenu auquel ils avaient été assujettis au titre de l'année 2005. En effet, les contribuables, associés d'une société en participation, avaient bénéficié d'une réduction d'impôt sur le revenu à la suite d'un investissement dans le département de La Réunion matérialisé par l'achat d'une pelle excavatrice neuve d'un montant de 293 000 euros HT. Cette machine a été louée à une société commerciale réunionnaise de travaux publics. Cependant, l'administration fiscale a remis en cause la réduction d'impôt dont avaient bénéficié les contribuables, dès lors que les investissements dont avait profité cette société locataire dépassaient un seuil au-delà duquel un agrément ministériel était exigé. On rappellera que le seuil peut être de 300 000 euros ou de 1 000 000 euros (voir nos obs., Chronique de droit fiscal des entreprises - Mai 2012, Lexbase Hebdo n° 484 du 9 mai 2012 - édition fiscale [LXB= N1840BTC] ; CE 3° et 8° s-s-r., 7 mars 2012, n° 337529, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3348IEQ ; CE 3° et 8° s-s-r., 7 mars 2012, n° 336870, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3347IEP). La cour administrative d'appel de Nancy confirme le jugement rendu en première instance et rejette l'appel du ministre, au motif que la société en participation n'a effectué et inscrit qu'un seul investissement dont le montant est inférieur au seuil légal de 300 000 euros, dès lors que l'investissement du loueur n'est pas subordonné à un agrément préalable relatif à l'activité du locataire. En effet, le seuil de 300 000 euros s'apprécie au niveau de l'entreprise, société ou groupement qui inscrit l'investissement à l'actif de son bilan ou qui en est locataire lorsqu'il est pris en crédit-bail auprès d'un établissement financier, hypothèse non rapportée dans cette décision du juge de l'impôt. Or, en l'espèce, l'investissement a bien été mis à la disposition du locataire au moyen d'un contrat de louage simple et non d'un crédit-bail.


(1) CE 9° et 10° s-s-r., 16 novembre 2005, n° 264077, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6293DLN) ; comp. avec le juge judiciaire : Cass. com., 30 mai 1995, n° 93-18.971, inédit (N° Lexbase : A4279C7M), pour lequel les conséquences d'une annulation de l'autorisation de visite semblent plus radicales dans ses effets quant à la procédure d'imposition que ce que le juge de l'impôt administratif admet, ce dernier considérant alors que la décision d'imposition est irrégulière si toutefois elle procède de l'exploitation des informations ainsi recueillies : CE, avis, 1er mars 1996, n° 174245, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0264AIM).
(2) La notion de cessibilité concerne les concessions de marques et de brevet. Certains droits sont immobilisés alors qu'ils ne peuvent être cédés (CE 9° et 10° s-s, 3 novembre 2003, n° 232393, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0892DAB).
(3) Une erreur a été commise dans la rédaction de la motivation de l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Versailles quant à la valeur des marques en litige : le Conseil d'Etat a considéré que cette erreur purement matérielle était restée sans incidence sur le bien-fondé de l'arrêt (§ 7 de la décision rendue par le Conseil d'Etat).
(4) "La loi de finances rectificative du 11 juillet 1986 a posé les grandes lignes des réductions d'impôt en faveur des investissements réalisés outre-mer. Ces aides fiscales ont ensuite été souvent modifiées, principalement par la loi de finances pour 2001, puis par la loi de programme pour l'outre-mer, dite loi Girardin' du 21 juillet 2003, et par la loi pour le développement économique des outre-mer du 27 mai 2009, dite loi LODEOM'. La loi Girardin' de juillet 2003 a élargi et rendu plus favorables les aides fiscales existantes. Celles relatives aux investissements en immobilier de logement ont ensuite été en partie réformées par la loi de mai 2009", Cour des comptes, Rapport public annuel 2012, p. 73 et s.
(5) "La loi Girardin' permet aux contribuables domiciliés en France de réduire leur impôt sur le revenu à raison des investissements productifs qu'ils réalisent dans les quatre départements d'outre-mer, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française, à Wallis-et-Futuna, à Mayotte, à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin. L'impôt acquitté l'année suivant l'investissement est diminué de 50 % de son montant, voire 60 % ou même 70 %, à condition notamment qu'il soit exploité par une entreprise exerçant une activité dans tout secteur sauf ceux explicitement exclus par la loi", Cour des comptes, Rapport public annuel 2012, op. cit., p. 74.
(6) Il en est de même des investissements à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Mayotte, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française, à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy, dans les îles Wallis-et-Futuna et les Terres australes et antarctiques françaises.

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Procédure civile

[Chronique] Chronique de procédure civile - Décembre 2012

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N5073BT3

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par Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble, Membre de l'Institut universitaire de France

Le 12 Janvier 2013

Lexbase Hebdo - édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique trimestrielle d'actualité en procédure civile réalisée par Etienne Vergès, agrégé des facultés de droit et Professeur à l'Université de Grenoble II, membre de l'Institut universitaire de France. Cette chronique est très largement consacrée à l'expertise en matière civile, à travers deux arrêts d'importance rendus par la Chambre mixte le 28 septembre 2012, et dont il ressort, en premier lieu, que l'expertise amiable est une preuve admissible dès lors qu'elle a été régulièrement versée aux débats et soumise au débat contradictoire ; mais que le juge ne peut se fonder exclusivement sur cette pièce (Cass. mixte, 28 septembre 2012, n° 11-18.710, P+B+R+I), et en second lieu, que l'expertise irrégulière ne peut être attaquée par la voie de l'inopposabilité, seules les règles relatives à la nullité lui étant applicables (Cass. mixte, 28 septembre 2012, n° 11-11.381, P+B+R+I). La chronique revient, par ailleurs, sur un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 24 octobre 2012 à propos de l'audition de droit d'un mineur en justice (Cass. civ. 1, 24 octobre 2012, n° 11-18.849, F-P+B+I), ainsi que sur un arrêt de la troisième chambre civile, en date du 17 octobre 2012, portant illustration d'une demande nouvelle en appel, autorisée par le code (Cass. civ. 3, 17 octobre 2012, n° 10-25.848, FS-D). I - L'expertise en matière civile : la Chambre mixte navigue entre licéité et preuve légale
  • L'expertise amiable est une preuve admissible dès lors qu'elle a été régulièrement versée aux débats et soumise au débat contradictoire. Mais le juge ne peut se fonder exclusivement sur cette pièce (Cass. mixte, 28 septembre 2012, n° 11-18.710, P+B+R+I N° Lexbase : A5412ITM)

L'expertise amiable est une preuve qui fait débat depuis plusieurs décennies. Déjà, dans un arrêt rendu en 1963, la Cour de cassation avait à statuer sur l'admissibilité et la valeur probante d'une preuve qualifiée de "rapport d'expert officieux" (1). L'expertise amiable n'est pas définie en procédure. Elle se comprend essentiellement par rapport à l'expertise judiciaire visée aux articles 263 (N° Lexbase : L1796H4B) et suivants du Code de procédure civile. L'expertise judiciaire est une mesure d'instruction exécutée par un technicien destinée à éclairer une question de fait. L'expertise amiable peut donc se définir comme un mode de preuve ayant recours à un technicien, qui n'est pas ordonné par le juge, mais qui a été réalisé à l'initiative d'une partie. L'expression "expertise privée" serait plus judicieuse mais la Cour de cassation ne l'a jamais utilisée.

Expertise amiable et expertise judiciaire : des rapports de concurrence. L'expertise amiable suscite la suspicion car elle soulève une délicate question du rapport entre le juge et l'expert (2). Le modèle français de l'expertise est construit sur la base d'un encadrement du savoir scientifique par la procédure. Qu'il s'agisse de la sélection des experts sur une liste ou de l'obligation d'impartialité de l'expert, le système est construit sur une tentative de garantir a priori la qualité de l'expertise. Dans ce modèle, l'expert n'est pas celui d'une partie, mais celui de la justice. Il ne défend pas une thèse, mais doit établir la réalité des faits sur la base d'un constat objectif. Cette vision de l'expert a une incidence sur les rapports qu'entretiennent l'expertise -pris comme mode de preuve- et le juge. Ces rapports sont ambigus car le principe de la liberté de la preuve donne un grand pouvoir au juge pour apprécier la valeur probante de l'expertise. Par principe, l'expertise n'est pas supérieure aux autres preuves. Mais en pratique, la procédure de l'expertise -qui a pour objectif d'en garantir la fiabilité- a également pour effet de donner à cette preuve scientifique une force probante élevée. Le droit a institué un processus de certification de l'expertise qui donne à l'expertise une grande force de persuasion.

Dans un tel contexte, l'expertise amiable se trouve placée dans une position inférieure à l'expertise judiciaire. Le technicien qui effectue cette mesure n'est pas inscrit sur la liste des experts d'une juridiction. Il n'est pas requis par le juge mais sollicité par l'une des parties qui rémunère ses services et peut entretenir des relations d'affaires régulières avec lui. La certification et l'indépendance de l'expert ne sont donc pas garanties par la procédure. En la comparant avec l'expertise judiciaire, on pourrait être tenté de dénier toute valeur à la procédure d'expertise amiable. Pourtant, le recours aux experts par les parties privées est courant, qu'il s'agisse du contentieux de l'assurance, de la construction, ou de l'évaluation immobilière.

Face à la masse des rapports d'expertise produits en justice par les parties, deux questions se posent traditionnellement à la Cour de cassation.

1. L'expertise amiable est-elle recevable en justice, alors même que la procédure n'a pas été menée dans le respect du principe du contradictoire, les adversaires n'ayant pas pu assister aux opérations d'expertise ?

2. A condition qu'elle doit recevable, l'expertise amiable permet-elle au juge de faire droit à la prétention si elle constitue le seul mode de preuve au soutien de cette prétention ?

La solution de la Chambre mixte. C'est à ces deux questions que devait répondre la Chambre mixte de la Cour de cassation dans l'arrêt commenté. En l'espèce, un camping-car avait été détruit par un incendie et l'assureur avait indemnisé son propriétaire. Ce dernier avait ensuite mandaté un expert pour connaître la cause de l'incendie et le rapport d'expertise avait conclu que l'origine du sinistre se situait dans un défaut de câblage de la centrale électrique du véhicule. L'assureur s'était donc retourné contre le constructeur du véhicule pour obtenir le remboursement de l'indemnité versée à l'assuré. Il produisait le rapport d'expertise amiable en justice.

La cour d'appel de Paris (3) débouta l'assureur de sa demande en se fondant sur un motif non dénué d'ambiguïté. Les juges du fond estimèrent que l'expertise, dépourvue de caractère contradictoire, était insuffisante à établir le bien-fondé de la demande ; alors même que la partie adverse en contestait la pertinence et en relevait les insuffisances techniques. La cour d'appel semblait donc se concentrer sur l'appréciation de la valeur probante de l'expertise amiable en admettant implicitement sa recevabilité. Toutefois, dans son argumentation, elle utilisait le caractère non-contradictoire du rapport, sans que l'on ne comprenne exactement quelle en était la conséquence sur le plan procédural.

Dans son pourvoi, l'assureur invoquait une jurisprudence bien établie selon laquelle l'expertise amiable peut valoir à titre de preuve dès lors qu'il est soumis à la libre discussion des parties. Il excipait aussi le défaut de motif de l'arrêt d'appel qui s'était contenté de reproduire les prétentions de la partie adverse, sans procéder à sa propre analyse du rapport.

La Cour de cassation était donc saisie des deux questions portant à la fois sur la recevabilité de l'expertise amiable et sur sa valeur probante. L'une de ces questions ayant donné lieu à des divergences entre chambres, l'affaire a été confiée à la Chambre mixte.

L'arrêt rendu présente une grande clarté. La Cour de cassation affirme que "si le juge ne peut refuser d'examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l'une des parties".

La Chambre mixte achève ainsi la construction du régime juridique de l'expertise amiable qui avait donné lieu à des mouvements jurisprudentiels parfois contradictoires.

La recevabilité de l'expertise amiable. Sur la recevabilité de l'expertise amiable, les chambres de la Cour de cassation avaient abouti à une jurisprudence relativement homogène qui consistait à admettre en justice l'expertise amiable versée au débat et soumise à la discussion des parties (4). La première chambre civile avait initiée cette jurisprudence en 1963 (5), et avait repris cette solution à de nombreuses reprises au visa de l'article 16 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1133H4Q) (6) La deuxième chambre civile avait suivi ce courant en se fondant sur l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR) combiné avec le principe du contradictoire (7). La troisième chambre civile retenait une solution identique en faisant référence aux règles relatives à la communication des pièces (8), insinuant ainsi que le rapport d'expertise amiable devait être traité comme une pièce ordinaire. La Chambre commerciale suivait la même argumentation en considérant qu'un rapport technique valait comme élément de preuve soumis à la libre discussion des parties (9).

Au milieu de ce courant jurisprudentiel, certains arrêts semblaient adopter une position contraire. Ainsi, dans un arrêt du 6 novembre 2001 (10), la première chambre civile approuvait une cour d'appel d'avoir écarté une expertise amiable qui n'était pas contradictoire. Mais l'arrêt ne disait pas en quoi le contradictoire avait été violé. L'arrêt ne précisait pas si la mesure avait été accomplie à l'insu d'une partie ou si le rapport n'avait pas été communiqué l'instance.

Cette relative homogénéité de la jurisprudence a permis à la Chambre mixte de confirmer la tendance générale qui avait admis la recevabilité du rapport d'expertise amiable. Cette solution n'est guère surprenante. Le rapport d'expertise amiable est une pièce de la procédure. Dès que la preuve est libre, le juge n'a pas de raison juridique valable pour écarter une pièce a priori. Certes, l'opération d'expertise n'a pas été conduite de façon contradictoire, mais il en est ainsi des autres modes de preuve. Par exemple, dans un arrêt du 9 mai 2012 (11), la troisième chambre civile a jugé qu'un constat d'huissier de justice, même non contradictoirement dressé, valait à titre de preuve dès lors qu'il était soumis à la libre discussion des parties. On en déduit logiquement que le contradictoire n'impose pas les mêmes contraintes lorsqu'une preuve est produite par une partie, que lorsqu'elle est recherché au moyen d'une mesure d'instruction. Plus encore, le droit de produire une pièce est aujourd'hui consacré officiellement à travers le principe du droit à la preuve (12).

En réalité, le problème principal de l'expertise amiable réside dans le rapport qu'il entretien avec l'expertise judiciaire. On se trouve alors dans un contexte de concurrence des preuves. L'expertise judiciaire est soumise à une procédure lourde, qui impose le respect du contradictoire dans le déroulement de l'opération. L'expert doit prendre en compte les observations et réclamation des parties ; ces dernières peuvent demander que soient posées des questions à l'expert ou encore assister aux opérations d'expertise. Enfin, l'expert peut être récusé par l'une des parties. Cette procédure contraignante ne s'impose pas s'agissant de l'expertise amiable. Dès lors, une partie peut être tentée d'avoir recours une telle preuve, facile et rapide à obtenir, plutôt que d'attendre que soit ordonnée une mesure d'instruction durant le procès.

Dans un tel contexte l'expertise amiable possède un avantage concurrentiel évident vis-à-vis de l'expertise judiciaire, alors même qu'elle présente des garanties moindres. Pour résoudre cette difficulté, la Cour de cassation a choisi de réduire la force probante de l'expertise amiable.

La force probante réduite de l'expertise amiable. Cette question était plus délicate à trancher car elle faisait l'objet de jurisprudences divergentes au sein des chambres de la Cour de cassation (13). En affirmant que le juge "ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l'une des parties", la Chambre mixte tranche cette question et donne à l'expertise amiable une force probante relative. Pour emporter la conviction du juge, l'expertise amiable devra nécessairement être corroborée par des éléments extérieurs. Par exemple, dans l'arrêt du 6 novembre 1963 précité, l'action du demandeur dans le domaine de la construction s'appuyait sur une expertise amiable corroborée par un procès-verbal de réception définitive et par une lettre du maire de la commune. A l'inverse dans l'arrêt étudié, l'assureur qui agissait contre le constructeur du véhicule incendié fondait exclusivement ses prétentions sur le rapport de son expert. Ce constat établi par la cour d'appel a permis à la Cour de cassation de rejeter le pourvoi.

La diminution de la force probante de l'expertise amiable repose sur plusieurs arguments d'opportunité. L'avocat général a ainsi expliqué que la production d'une expertise amiable place l'une des parties dans une situation avantageuse par rapport à l'autre et pourrait inciter le juge à ne pas ordonner l'expertise judiciaire. L'expertise amiable biaiserait alors le procès et constituerait une atteinte à l'égalité des armes. A l'inverse, le juge pourrait être tenté de contrebalancer l'expertise amiable en ordonnant une expertise judiciaire et l'impératif d'efficacité de la procédure s'en trouverai atteint.

Ces arguments sont peu convaincants. L'expertise amiable est une preuve parmi d'autre et il n'y a aucune raison de penser qu'une partie qui détient une preuve est placée dans une position supérieure à l'autre. Rien n'interdit à l'adversaire de faire pratiquer sa propre expertise. Par ailleurs, en présence d'une seule expertise amiable, le juge demeure libre d'apprécier sa valeur probante. Dans un domaine où la preuve est libre, le juge statue par principe selon son intime conviction. Cette règle d'application générale est corroborée par l'article 246 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1755H4R) selon lequel "le juge n'est pas lié par les constatations ou les conclusions du technicien". Cette disposition, applicable aux mesures d'instruction ordonnées par le juge, s'applique a fortiori aux preuves scientifiques produites par les parties. En d'autres termes, dans un système de preuves libres, il n'est pas nécessaire de définir à l'avance la valeur probante d'une pièce puisque l'esprit de ce système repose sur la confiance donnée au juge dans l'appréciation des éléments produits devant lui. Il n'existe pas de différence entre les divers modes de preuves, ni entre les éléments présentés devant le juge. Les "indices", les "renseignements", voire les "simples renseignements", les "pièces", les "éléments", ont tous le même statut juridique. Leur valeur probante n'est pas prédéterminée et il n'existe pas de hiérarchie entre ces preuves (14).

L'héritage historique de la solution. Mais le système français de la preuve civile reste dominé par son histoire et l'idée de distinguer les preuves selon leur force probante persiste, comme en témoigne, par exemple, l'article 2 de la loi n° 2010-1609 du 22 décembre 2010 (N° Lexbase : L9762INU), qui dispose que les constatations des huissiers font foi jusqu'à preuve contraire. La hiérarchie des preuves existe donc, de façon résiduelle, dans la loi, mais également en doctrine. Par exemple, un auteur a pu déduire de l'arrêt commenté une distinction entre "preuve constituée" et "simple indice" (15). Dans le même esprit, on trouve couramment en doctrine, les expressions "reine des preuves" (16) ou "preuve parfaite" pour qualifier des pièces dont la valeur probante est considérée comme supérieure. Certains magistrats à la Cour de cassation partagent cette vision, comme le montre la formule utilisée par un avocat général qui considère que l'expertise judiciaire annulée "perd sa force probatoire de mesure d'instruction" mais doit pouvoir être retenue "à titre de simple renseignement". Et le même magistrat reconnait plus loin qu'une expertise, si elle est inopposable, doit tout de même être considérée comme un "élément de preuve ordinaire" (17). Dans l'inconscient collectif des juristes, les preuves n'ont pas toutes la même valeur, bien que le droit ne distingue pas entre elles.

L'arrêt de la Chambre mixte du 28 septembre 2012 explore une autre manière de réduire la force probante de l'expertise amiable. Elle considère que le juge ne peut s'appuyer sur le seul fondement de l'expertise pour admettre la prétention de la partie qui produit cette pièce. C'est une méthode nouvelle qui repose sur l'absence de fiabilité de l'expertise amiable. On retrouve ici la règle de l'ancien droit exprimée par l'adage testis unus, testis nullus, qui faisait qu'un témoignage seul ne constituait qu'une demi-preuve. Sous l'ancien régime, en présence d'un témoin unique, le juge devait déférer le serment comme complément de preuve (18). La règle rejaillit au XXIème siècle à propos de l'expertise amiable, comme si cette preuve devait entraîner une plus grande suspicion que le témoignage, dont l'appréciation est aujourd'hui tout à fait libre. Bien que surprenante, cette solution a été consacrée par le passé à propos d'une expertise judiciaire annulée. Dans un arrêt du 23 octobre 2003 (19), la deuxième chambre civile a décidé que "les éléments d'un rapport d'expertise annulé ne peuvent être retenus à ce titre que s'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier". La solution est ici identique. Les éléments d'une expertise annulée sont recevables, mais leur valeur est réduite à celle d'une demi-preuve.

Conclusion. La méthode retenue par la Cour de cassation surprend, car la Haute juridiction introduit dans le droit de la preuve un élément de légalité (20) qui lie le juge. On peut comprendre la volonté de la Cour de cassation de distinguer la valeur probante de l'expertise judiciaire et de l'expertise amiable, tant ces deux modes de preuve présentent des garanties de fiabilité très différentes. Mais on peut se demander, à l'inverse, si la fiabilité de la preuve ne devrait pas relever exclusivement de l'office du juge. S'il n'existe pas de principe général relatif à la fiabilité de la preuve, c'est peut-être en raison de la logique du système, qui veut que cette question soit intimement attachée à l'appréciation des preuves et donc à l'intime conviction du juge.

Sur le plan pratique, la solution risque d'entraîner des effets pervers. Si une partie détient une expertise amiable comme seule preuve, elle se verra dans l'obligation de solliciter en plus une expertise judiciaire pour que sa prétention puisse être accueillie en justice. En réduisant la force probante de l'expertise amiable, la Chambre mixte navigue à contresens du mouvement contemporain qui vise à accroître l'efficacité procédurale.

  • L'expertise irrégulière ne peut être attaquée par la voie de l'inopposabilité. Seules les règles relatives à la nullité lui sont applicables (Cass. mixte, 28 septembre 2012, n° 11-11.381, P+B+R+I N° Lexbase : A5411ITL)

Le second arrêt rendu en Chambre mixte le 28 septembre 2012 aborde l'expertise sous un angle tout à fait différent. Il s'agissait en l'espèce de savoir si une expertise judiciaire, qui avait été menée en violation du principe du contradictoire, devait être déclarée inopposable aux autres parties ou devait être attaquée par la voie de la nullité.

En l'espèce, un litige opposait une compagnie d'assurance à un assuré à propos d'une rente d'invalidité. Au cours du procès, une expertise avait été ordonnée par le juge mais l'assureur n'avait pas été convoqué aux opérations d'expertise. Pourtant, la cour d'appel s'était fondée sur cette expertise pour condamner l'assureur au paiement des indemnités qui lui étaient réclamées.

Dans son pourvoi, l'assureur reprochait à l'arrêt d'appel de s'être fondé sur une expertise qui était " inopposable " en raison de son irrégularité.

La Cour de cassation a rejeté le pourvoi.

Dans un premier temps, elle affirme que "les parties à une instance au cours de laquelle une expertise judiciaire a été ordonnée ne peuvent invoquer l'inopposabilité du rapport d'expertise en raison d'irrégularités affectant le déroulement des opérations d'expertise, lesquelles sont sanctionnées selon les dispositions de l'article 175 du Code de procédure civile qui renvoient aux règles régissant les nullités des actes de procédure". En d'autres termes, elle écarte la sanction de l'inopposabilité et lui préfère celle de la nullité.

Dans un second temps, elle relève que "la société ne réclamait pas l'annulation du rapport d'expertise dont le contenu clair et précis avait été débattu contradictoirement devant elle" et elle en déduit que la cour d'appel pouvait tenir compte du rapport de l'expert pour rendre sa décision.

La question que posait cette espèce était importante. Il ne s'agissait pas seulement de régler les problèmes liés au non-respect du contradictoire durant la réalisation de l'expertise, mais également de trancher la question de l'opposabilité de l'expertise aux parties intervenues dans l'instance après sa réalisation. A ces deux hypothèses classiques s'ajoute la situation dans laquelle l'expertise réalisée au cours d'une instance est produite dans une autre instance impliquant des tiers à la première instance. De façon synthétique, le contradictoire pouvait s'imposer au moment de l'expertise entre les parties constituée, ou il pouvait produire ses effets à l'égard de tiers devenus parties après le déroulement des opérations d'expertises.

Face à cette diversité de situations, la question de la sanction adéquate se posait avec une certaine acuité. En effet, une expertise peut avoir été conduite de façon parfaitement régulière, mais être inopposable à une partie intervenue tardivement dans la procédure. Ainsi, l'inopposabilité est une sanction plus vaste que la nullité, puisqu'elle ne frappe pas directement la mesure d'instruction, mais elle concerne l'effet de la preuve à l'égard des tiers. Une expertise régulière peut ainsi être opposable entre les parties qui ont assisté à l'opération et être inopposable à une personne qui est intervenue postérieurement dans la procédure (par exemple, un assureur appelé en garantie).

La nullité de l'expertise est prévue à l'article 175 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1574H43), lequel renvoi aux règles générales applicables aux nullités. Ce qui signifie que la nullité d'une expertise ne peut, en principe, être prononcée que pour un vice de forme (21). La procédure est donc rigoureuse puisque la partie qui souhaite obtenir l'annulation de l'expertise doit prouver que l'irrégularité lui a causé un grief. Par ailleurs, l'annulation de l'expertise n'empêche par juge de puiser dans le rapport des éléments qui pourront être pris en compte dans sa décision s'ils sont corroborés par d'autres preuves (22). Autrement dit, la nullité est une sanction plus difficile à obtenir que l'inopposabilité, et ses effets sont moins efficaces.

Pour éviter de tomber dans les rigueurs du régime des nullités, certaines chambres de la Cour de cassation ont développé des solutions originales. Par exemple, dans un arrêt du 24 novembre 1999 (23), la deuxième chambre civile a affirmé que les juges du fond n'avaient pas à constater l'existence d'un grief pour annuler le rapport d'un expert qui n'avait pas convoqué un avocat aux opérations d'expertise. Autre exemple, la troisième chambre civile a évincé la nullité en considérant qu'une expertise non-contradictoire devait être écartée des débats sur le seul fondement de l'article 16 du Code de procédure civile (24).

La question de la sanction d'une expertise non-contradictoire en soulève une autre plus générale, qui concerne la sanction des preuves illicites. Certains auteurs ont mené des études sur la terminologie utilisée par la Cour de cassation pour évincer une preuve illicite et ont montré que cette terminologie était aléatoire (25). La preuve peut ainsi être déclarée "inadmissible", "irrecevable", "inopposable", "écartée des débats" ou "nulle". Certaines de ces sanctions ont un régime clairement défini par le code (la nullité). D'autres sanctions sont visées par la jurisprudence et leur usage pourrait être cantonné à des situations spécifiques. Il en est ainsi de l'inopposabilité, qui pourrait s'appliquer aux expertises ordonnée au cours d'une procédure et opposée à des personnes qui n'étaient pas encore partie à la procédure au moment de l'expertise. D'autres sanctions sont prévues par le Code de procédure civile, mais leur régime juridique est inexistant, ou plutôt réduit à sa plus simple expression. Ainsi, l'article 135 (N° Lexbase : L1477H4H) dispose que "le juge peut écarter du débat les pièces qui n'ont pas été communiquées en temps utile" et la jurisprudence étend cette sanction à d'autres irrégularités procédurales.

Dans l'avis de l'avocat général et dans le rapport du conseiller rapporteur, l'étude de la jurisprudence de la Cour de cassation sur ces questions complexes donne lieu à de longues listes d'arrêts qui proposent des solutions dont la diversité appelait une clarification de la part de la Chambre mixte.

Cette clarification n'est que partielle. D'un côté, la Cour de cassation affirme que les parties à une instance au cours de laquelle une expertise judiciaire a été ordonnée ne peuvent invoquer l'inopposabilité du rapport d'expertise. Seule la nullité constitue alors la sanction possible de l'irrégularité. D'un autre côté, la solution suggère de nombreuses questions :

1. La sanction de la nullité semble se cantonner aux "parties à une instance en cours". Doit-on considérer a contrario que l'expertise sera inopposable aux personnes qui ne sont pas parties à cette instance lorsque l'expertise sera produite dans un autre procès ou devant un autre ordre de juridiction (en appel par exemple) ? Autrement dit, les tiers à l'instance conservent-ils un droit de soulever l'inopposabilité de l'expertise ?

2. Si un tiers intervient dans l'instance postérieurement à l'opération d'expertise. Peut-il soulever la nullité de la mesure d'instruction pour violation du contradictoire à son égard, alors même que l'opération était parfaitement régulière avant l'intervention du tiers ?

3. La Cour de cassation vise l'article 175 du Code de procédure civile qui renvoie aux règles régissant les nullités des actes de procédure. Doit-on déduire de ce rappel au droit commun des nullités, que la jurisprudence antérieure visant à écarter l'exigence du grief est remise en cause par l'arrêt ?

Conclusion. A première vue, l'arrêt de la Chambre mixte sur la sanction des irrégularités des opérations d'expertise semble apporter une solution nette et mettre fin aux divergences d'interprétations jurisprudentielles. En réalité, les questions soulevées par l'irrégularité de l'expertise étaient trop nombreuses et trop complexes pour qu'un seul arrêt suffise à y répondre. L'avis non conforme de l'avocat général est éclairant à cet égard. Le Haut magistrat distingue systématiquement le cas des parties présentes à l'instance et celles absentes. Il s'agit là de situations tout à fait différentes car dans le premier cas, l'expertise en l'absence d'une partie est irrégulière et peut être annulée. Dans le second cas, l'expertise en l'absence du tiers est régulière, mais elle ne devrait pas être opposable. L'arrêt commenté ne tranche qu'une question parmi d'autres et l'on peut imaginer que la Cour de cassation devra achever, dans les années à venir, son oeuvre de clarification du régime juridique de cette mesure d'instruction.

II - Jurisprudences récentes

  • Audition de droit d'un mineur en justice (Cass. civ. 1, 24 octobre 2012, n° 11-18.849, F-P+B+I N° Lexbase : A8870IU3)

Dans le prolongement du droit à la preuve qui avait fait l'objet de notre précédente chronique (26), la Cour de cassation vient de consacrer un droit spécial lié à l'audition de l'enfant en justice.

L'article 388-1 du Code civil (N° Lexbase : L8350HW8) prévoit que le mineur capable de discernement peut être entendu en justice. L'article 388-2 (N° Lexbase : L8351HW9) ajoute que la demande d'audition du mineur peut être présentée par lui où l'une des partie à tout état de la procédure et même pour la première fois en appel.

Dans une procédure de divorce entre ses parents, un mineur avait été entendu par les premiers juges et, le lendemain de l'audience de plaidoiries, avait sollicité une nouvelle audition. La cour d'appel n'avait pas fait droit à cette demande en considérant que le mineur ne pouvait "exiger d'être entendu".

La Cour de cassation censure cette décision en affirmant que l'audition de l'enfant est "de droit lorsqu'il en fait la demande".

On signalera que la solution n'est qu'une reprise de l'article 388-1, alinéa 2, qui dispose expressément que "cette audition est de droit lorsque le mineur en fait la demande". L'arrêt ajoute simplement que ce droit ne disparait pas avec la première audition de l'enfant. Il implique que l'enfant puisse exiger d'être entendu plusieurs fois à l'occasion d'un même litige.

  • Evolution du litige : illustration d'une demande nouvelle autorisée par le code (Cass. civ. 3, 17 octobre 2012, n° 10-25.848, FS-D N° Lexbase : A7267IUP)

L'article 564 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0394IGP) définit l'équilibre entre l'immutabilité et l'évolution du litige en appel. Par principe, les demandes nouvelles sont irrecevables lorsqu'elles sont présentées pour la première fois en appel. Par exception, sont admises les prétentions destinées à opposer compensation, à faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.

Dans l'espèce étudiée, un litige portait sur la revendication de propriétés immobilières. En appel, l'une des parties avait produit une pièce nouvelle et son adversaire arguait le faux, tout en demandant des dommages-intérêts consécutifs à la production du faux.

Cette demande en dommages-intérêts était évidemment nouvelle, mais la Cour de cassation l'a jugée recevable puisqu'elle était née d'un fait nouveau révélé en appel : la production d'un faux.

Cet arrêt illustre de façon intéressante l'hypothèse de la révélation d'un fait en appel, qui justifie la recevabilité d'une demande nouvelle. Ce fait peut porter sur le fond du litige, mais il peut également naître, comme c'est le cas en l'espèce, du contentieux procédural lié à une preuve. Si la pièce produite en appel se révélait fausse, cette manoeuvre frauduleuse de l'adversaire était susceptible de donner lieu à une action en responsabilité civile.

L'arrêt montre une nouvelle fois que l'appel a été conçu comme une voie d'achèvement du litige dans le Code de procédure civile de 1975. Cette nature nécessite parfois de juger ensemble des questions certes connexes, mais bien différentes : ici un contentieux sur un droit de propriété et un autre sur une action en responsabilité civile liée à une preuve fausse.


(1) Cass. civ. 1, 6 novembre 1963, n° 62-10 325 (N° Lexbase : A1276IZB), Bull. civ. I, n° 481.
(2) Cf. sur ce thème parmi l'abondante littérature : O. Leclerc, Le juge et l'expert : contribution à l'étude des rapports entre le droit et la science, LGDJ, 2005 ; L. Dumoulin, L'expertise judiciaire dans la construction du jugement : de la ressource à la contrainte, Droit et Société, 2000, p. 199.
(3) CA Paris, Pôle 2, 5ème ch., 29 mars 2011, n° 08/21754 (N° Lexbase : A8590HM4).
(4) L'ensemble des arrêts cités ci-dessous sont cités dans l'avis de l'avocat général disponible sur le site de la Cour de cassation.
(5) Cass civ. 1, 6 novembre 1963, préc..
(6) Not. Cass civ. 1, 18 octobre 2005, n° 04-15.816, F-D (N° Lexbase : A0313DL8).
(7) Cass civ. 2, 7 novembre 2002, n° 01-11.672, FS-P+B (N° Lexbase : A6802A3C).
(8) Cass civ. 3, 23 mars 2005, n° 04-11.455, FS-P+B (N° Lexbase : A4269DHL).
(9) Cass. com., 17 mai 1994, n° 92-13.542 (N° Lexbase : A6898AB4).
(10) Cass civ. 1, 6 novembre 2001, n° 99-10.510, F-D (N° Lexbase : A0611AXW).
(11) Cass. civ. 3, 9 mai 2012, n° 10-21.041, F-D (N° Lexbase : A1197ILW), Procédures, n° 7, juillet 2012, comm. 210, R. Perrot.
(12) Cass. civ. 1, 5 avril 2012 n° 11-14.177, F-P+B+I (N° Lexbase : A1166IIZ) ; cf. notre Chronique de procédure civile - Novembre 2012, Lexbase Hebdo n° 506 du 22 novembre 2012 - édition privée (N° Lexbase : N4534BT4).
(13) Pour un aperçu synthétique de ces divergences, S. Amrani-Mekki, Expertise et contradictoire, vers une cohérence procédurale ?, JCP éd. G, 2012, II, 1200.
(14) Cette remarque générale ne vaut évidemment pas pour les modes de preuves spécifiques dont la force probante est définie par la loi : preuves faisant foi jusqu'à preuve contraire, jusqu'à inscription de faux etc. cf. infra.
(15) S. Amrani-Mekki, préc..
(16) Par ex. à propos de la preuve écrite, S. Hocquet-Berg, Idées fausses et vraies questions sur la preuve du paiement, RCA, novembre 2010, étude 12.
(17) Avis de M. Mucchielli, avocat général sous Cass. mixte, 28 septembre 2012, n° 11-11.381, P+B+R+I (N° Lexbase : A5411ITL).
(18) Danty, Traité de la preuve par témoins en matière civile, Paris, éd. C. Osmont, 1680, p. 82.
(19) Cass civ. 2, 23 octobre 2003, n° 01-15.416, F-P+B (N° Lexbase : A9363C9N). Dans le même sens, Cass. com., 6 octobre 2009, n° 08-15.154, F-D (N° Lexbase : A8732ELY).
(20) Bien que la règle soit jurisprudentielle, nous faisons ici référence au système des preuves légales.
(21) La liste des nullités de fond étant, par ailleurs, limitative.
(22) Cass civ. 2, 23 octobre 2003, n° 01-15.416, préc..
(23) Cass civ. 2, 24 novembre 1999, n° 97-10.572 (N° Lexbase : A8914CIY).
(24) Cass civ. 3, 29 mai 2009, n° 08-16.901, F-D (N° Lexbase : A3928EHX).
(25) Not. G. François, La réception de la preuve biologique, Etude comparative de droit civil et droit pénal, thèse Paris 1, 2004, p. 491.
(26) Chronique de procédure civile - Novembre 2012, Lexbase Hebdo n° 506 du 22 novembre 2012 - édition privée (N° Lexbase : N4534BT4).

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Santé

[Panorama] Accident cardiaque du salarié : les pratiques managériales liées au stress au révélateur de l'obligation de sécurité et de la faute inexcusable

Réf. : Cass. civ. 2, 8 novembre 2012, n° 11-23.855, F-D (N° Lexbase : A6811IW8)

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par Marion Del Sol, Professeur à l'Université de Rennes 1 (IODE - UMR CNRS 6262)

Le 12 Janvier 2013

La publication au Bulletin est un marqueur essentiel de l'intérêt qu'il convient de porter à une décision de la Cour de cassation. Mais la proposition inverse n'est pas nécessairement vraie : le caractère inédit d'un arrêt n'induit pas nécessairement que l'on se trouve en présence d'une solution dénuée de valeur ajoutée par rapport à la jurisprudence établie. L'arrêt du 8 novembre 2012 rendu par la deuxième chambre civile en constitue une illustration topique. Bien que relégué au rang des arrêts inédits, il mérite d'être mis en pleine lumière, sa solution pouvant faire "l'effet d'une bombe juridique" (1). En effet, la Cour de cassation approuve les juges du fond d'avoir reconnu la faute inexcusable de l'employeur consécutivement à un infarctus du myocarde survenu à l'un de ses salariés au motif, notamment, qu'il n'avait pas pris la mesure des conséquences de son objectif de réduction des coûts en termes de facteurs de risque pour la santé de ses employés. Or, c'est la première fois que la Haute juridiction se prononce sur le lien entre un accident cardiaque et la faute inexcusable de l'employeur. Ce faisant, elle met au banc des accusés certaines pratiques managériales génératrices de stress. Au cas d'espèce, un salarié est victime, sur son lieu de travail, d'un infarctus du myocarde pris en charge au titre de la législation professionnelle en tant qu'accident du travail. Le salarié a sollicité la reconnaissance d'une faute inexcusable de ses employeurs (deux sociétés de presse et d'édition pour lesquelles il travaillait depuis de nombreuses années (2)). Cette reconnaissance lui est accordée par le TASS de Créteil dont le jugement est confirmé par la cour d'appel de Paris le 30 juin 2011. Dans leur décision, les juges du second degré -non contredits par la Cour de cassation- prennent appui sur le contexte professionnel très difficile auquel était soumis le salarié pour parvenir à la conclusion qu'une faute inexcusable devait être mise à la charge des employeurs. Plus particulièrement, ils confrontent les pratiques managériales génératrices de stress (3) qui étaient pratiquées (politique de surcharge, de pressions, d'objectifs inatteignables) et l'absence de toute mesure adéquate de prévention des risques que ces pratiques peuvent avoir sur la santé des salariés ; de cette confrontation, ils déduisent à la fois le manquement à l'obligation de sécurité et la faute inexcusable. L'orthodoxie du raisonnement devrait conduire à envisager d'abord le manquement à l'obligation de sécurité, puis l'existence d'une faute inexcusable. Mais l'arrêt lui-même nous invite à procéder en sens inverse car la question de l'obligation de sécurité dépasse le seul cadre de la législation professionnelle et nous attrait inéluctablement dans le champ du droit du travail, voire dans celui du droit de la santé au travail.
Résumé

Constitue une faute inexcusable de l'employeur le fait que ce dernier n'ait pas utilement pris la mesure des conséquences des objectif de réduction des coûts en terme de facteurs de risque pour la santé de leurs employés et spécifiquement d'un salarié, dont la position hiérarchique le mettait dans une position délicate pour s'y opposer et dont l'absence de réaction ne peut valoir quitus de l'attitude des dirigeants de l'entreprise ; l'employeur ne peut ignorer ou s'affranchir des données médicales afférentes au stress au travail et ses conséquences pour les salariés qui en sont victimes

I - Stress, accident cardiaque, faute inexcusable : des liaisons dangereuses

Depuis les arrêts "Amiante" de 2002, on sait que le manquement à l'obligation de sécurité de l'employeur présente le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires. Au cas d'espèce, c'est donc sans surprise que, pour rejeter le pourvoi formé par les employeurs, la Cour de cassation souligne que les juges d'appel ont pu déduire à la fois la conscience du danger et l'absence de mesures adéquates pour préserver le salarié du risque auquel sa situation l'exposait. Il convient de revenir sur ces deux éléments constitutifs de la faute inexcusable.

Conscience du danger. La faute inexcusable ne peut être caractérisée que s'il est établi que l'employeur avait conscience du danger encouru par le salarié. Cette exigence, déjà présente sous l'empire de la précédente définition jurisprudentielle de la faute inexcusable (4), s'apprécie in abstracto. Par conséquent, peu importe que l'auteur de la faute n'ait pas eu une conscience effective du danger ; il suffit de démontrer qu'il aurait normalement dû avoir conscience de ce danger et ce à partir d'un faisceau d'indices (par exemple, des accidents antérieurs qui auraient dû l'alerter).

Dans le cas présent, les juges du fond ont constaté que le salarié concerné avait dû faire face à un accroissement patent de sa charge de travail au cours des années précédent son infarctus. Plus précisément, sur la base des éléments de fait recueillis et des attestations concordantes en sa possession, la cour d'appel a conclu que le salarié était confronté à une politique de surcharge, de pressions et "d'objectifs inatteignables" (notamment une augmentation de plus de 41 % du nombre de feuillets produits par le salarié sur les six derniers numéros mensuels ayant précédé l'infarctus dans un contexte de suppression importante d'effectif au cours des dernières années (5)). En d'autres termes, ce sont des pratiques managériales génératrices de stress auxquelles avaient eu recours les employeurs. Dès lors, ils auraient dû avoir conscience du danger auquel de telles pratiques exposaient les salariés puisqu'ils ne pouvaient "ignorer ou s'affranchir des données médicales afférentes au stress au travail et ses conséquences pour les salariés qui en sont victimes".

De prime abord, cette affirmation forte semble logique, voire même inéluctable, puisque le stress est désormais identifié comme un facteur de risque psychosocial et que les effets sur la santé du stress au travail sont sur la place publique depuis plusieurs années. D'ailleurs, les partenaires sociaux européens se sont saisis de ces questions dès 2004 (6). Pour autant, l'affirmation selon laquelle l'employeur ne peut ignorer ou s'affranchir des données médicales afférentes au stress n'est pas totalement exempte de critiques.

En effet, à l'époque des faits (les années 2005 à 2007 pour l'essentiel), on en était à la phase "initiale" de prise de conscience de l'existence des risques psychosociaux au travail dont on avait l'intuition qu'ils pouvaient emporter des effets délétères sur la santé des salariés (7) et dont on cherchait avant tout à identifier les causes (8). Il ne faut, par exemple, pas oublier que le rapport "Nasse-Légeron" (9) ne date que de 2008 et qu'il mettait en évidence l'absence de "consensus dans l'identification des causes [... des] troubles liés au stress et à leurs possibles conséquences anxieuses ou dépressives" (10). D'une certaine façon, on a l'impression que les juges rendent leur décision à l'aune des connaissances actuelles (11).

L'impression est renforcée lorsqu'on concentre l'analyse sur les liens entre l'exposition au stress et le risque d'accident cardiovasculaire. Une troublante coïncidence dans le temps mérite d'être relevée. La décision est rendue le 8 novembre 2012, c'est-à-dire un peu moins de deux mois après que la revue The Lancet (12) a publié les résultats d'une étude menée par un consortium européen de recherche (13) sur le lien entre la survenue d'accidents cardiovasculaires ischémiques et le stress au travail. Or, cette étude -qui a exploité les données individuelles de près de 200 000 travailleurs- met en évidence que les personnes exposées au stress au travail ont un risque 23 % plus élevé de faire un infarctus que celles qui n'y sont pas exposées (14).

Absence d'adoption des mesures nécessaires. Une fois la conscience du danger établie ou présumée, la caractérisation de la faute inexcusable suppose que les employeurs se soient abstenus de prendre les mesures nécessaires afin de prévenir la survenance du risque. Dans l'espèce commentée, les juges du fond reprochent aux deux employeurs du salarié accidenté de n'avoir pas "utilement pris la mesure des conséquences de leur objectif de réduction des coûts en terme de facteurs de risque pour la santé de leurs employés [...]".

Sur ce point, la décision présente une filiation certaine avec la logique de l'arrêt "Snecma" (15). Autrement dit, dans l'exercice de son pouvoir de direction et d'organisation du travail, l'employeur doit veiller à ce que les mesures adoptées n'aient pas pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés. Ici, les employeurs -qui devaient savoir que la méthode managériale retenue pouvait produire des effets pathogènes- auraient dû prendre en considération les facteurs de risques afin d'adopter des mesures adéquates de nature à préserver la santé des salariés.

Par ailleurs, la vigilance de l'employeur aurait dû spécialement se manifester à l'égard du salarié accidenté que sa "position hiérarchique mettait dans une position délicate pour s'y opposer et dont l'absence de réaction ne peut valoir quitus de l'attitude des dirigeants de l'entreprise". De façon implicite, les juges considèrent qu'il appartient aux employeurs d'être actifs en matière de prévention ; pour s'exonérer de leur responsabilité, ils ne peuvent arguer de l'absence "d'alerte" en provenance des salariés. Et, plus le degré de subordination est élevé, et plus ils doivent se montrer attentifs car moins le salarié est en position de lancer des "alertes".

II - Pratiques managériales génératrices de stress et obligation de sécurité : des liaisons en construction

Le second moyen développé par le pourvoi contestait, notamment, l'existence même d'une faute commise par les employeurs. Le 4° de ce moyen estime qu'il ne peut y avoir faute inexcusable que si une faute commise par l'employeur se trouve effectivement à l'origine de l'accident du salarié ; or, au cas d'espèce, le pourvoi considère que les juges du fond n'ont pas vérifié ce qu'il présente comme une condition préalable : la caractérisation d'une faute ayant eu un rôle causal dans la survenance de l'infarctus.

Caractère général de l'obligation de sécurité en présence d'une politique managériale génératrice de stress. La réponse de la Cour de cassation est lapidaire puisqu'elle approuve les juges du fond qui ont estimé que "l'obligation de sécurité pesant sur l'employeur ne peut qu'être générale et en conséquence ne peut exclure le cas, non exceptionnel, d'une réaction à la pression ressentie par le salarié". L'affirmation revêt une grande importance lorsqu'est en cause le stress au travail dans la mesure où les effets sur la santé des situations de stress empruntent des formes et ont des degrés très différents d'une personne à l'autre. L'obligation de sécurité dans ce domaine ne suppose pas une action à destination des seuls salariés manifestant des signes de vulnérabilité. Peu importe que certains salariés supportent le stress sans "dommage", peu importe qu'il n'y ait pas eu de signes avant-coureurs, l'obligation de sécurité doit amener l'employeur à développer une démarche systématique et d'ensemble de prévention des risques pour la santé des politiques managériales génératrices de stress.

A partir de là, l'accident cardiaque dont a été victime le salarié constitue un manquement à l'obligation de sécurité dont la jurisprudence estime qu'il "a le caractère d'une faute inexcusable"... sous réserve d'établir la conscience du danger et l'absence de mesures nécessaires. Dès lors, on peut estimer que, pour les victimes, la principale difficulté ne sera pas d'obtenir la reconnaissance d'une faute inexcusable mais, en amont, celle du caractère professionnel de leur pathologie. La difficulté sera d'autant plus grande lorsque l'accident cardiaque survient en dehors des temps et lieu du travail.

A l'examen de la jurisprudence antérieure, on peut avoir l'impression d'un revirement. En effet, plusieurs décisions ont écarté la qualification de faute inexcusable alors des problèmes de santé liés au stress étaient en jeu. Mais, dans ces cas d'espèce, il s'agissait d'établir un lien de causalité entre une situation particulière génératrice de stress et l'accident du travail survenu au salarié (décès du salarié qui avait semble-t-il été confronté à un état de stress faisant suite à l'annonce d'un déplacement dans une région éloignée (16) ; syndrome dépressif pris en charge au titre des maladies professionnelles dont il était argué qu'il était dû à la souffrance morale au travail engendrée par les difficultés que devait surmonter le salarié compte tenu de son handicap pour continuer à remplir ses objectifs (17)). En réalité, à notre avis, il n'y a pas de contradiction entre la décision commentée et les arrêts antérieurs qui avaient écarté la faute inexcusable malgré une situation professionnelle stressante. En effet, il y aurait un distinguo à opérer selon que le stress est généré par une situation spécifique ou trouve son origine dans une politique managériale d'ensemble : dans le premier cas, il faut raisonner par rapport aux informations et aux signes avant-coureurs dont disposait l'employeur sur l'état de stress du salarié (18) ; dans la seconde hypothèse, il convient de vérifier que l'employeur a adopté une démarche générale de prévention du risque que le stress généré peut emporter sur les salariés pris dans leur ensemble.

Immixtion du droit de la santé au travail dans les conditions et l'organisation du travail. On se rappelle qu'en 2007 (19), la Cour de cassation a décidé que doit être soumis au CHSCT le dispositif d'évaluations annuelles qui devaient permettre une meilleure cohérence entre les décisions salariales et l'accomplissement des objectifs et pouvaient avoir une incidence sur le comportement des salariés, leur évolution de carrière et leur rémunération. Pour justifier sa décision, la Chambre sociale avait mis en avant le fait que les modalités et les enjeux de l'entretien étaient manifestement de nature à générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail.

L'arrêt commenté présente, là aussi, une filiation avec cette célèbre décision de 2007. En effet, il s'agit bien d'appréhender le stress au travail, non pas dans sa dimension individuelle, mais dans sa dimension plus systémique. Il s'agit bien de remettre la question des conditions de travail au coeur des problématiques de santé au travail, d'interroger les facteurs organisationnels, les choix managériaux, spécialement ceux qui emportent intensification du travail et alourdissement des charges de travail. Sous cet angle, la décision commentée s'inscrit dans la mouvance de l'arrêt de la cour d'appel de Versailles qui avait reconnu la faute inexcusable de Renault consécutivement au suicide d'un ingénieur du technocentre de Guyancourt (20). En effet, dans l'une et l'autre des espèces, les choix managériaux sont pointées du doigt dans des termes relativement proches : politique de surcharge, de pressions et d'objectifs inatteignables en 2012 ; culture de surengagement, maintien sur une longue durée des contraintes de plus en plus importantes pour parvenir à la réalisation des objectifs en 2011.

Certes, au cas présent, les pratiques managériales étaient visiblement totalement "déviantes", ce qui pourrait expliquer le caractère inédit de la décision rendue (21). Mais il convient sans nul doute de dépasser les circonstances de l'espèce et de tirer des enseignements plus généraux. Légitimement guidés par des objectifs de rentabilité et de compétitivité, les choix managériaux ne peuvent pour autant se désintéresser de leurs effets potentiels sur l'état de bien être des salariés car il en va de l'efficacité de l'entreprise. Ils ne peuvent pas davantage occulter les effets sur la santé qu'ils peuvent induire puisqu'on sait aujourd'hui que ces pratiques managériales génèrent du stress et rendent raisonnablement prévisible le risque de survenue de problèmes de santé (TMS, pathologies mentales du type dépression et anxiété ou encore troubles cardiovasculaires). Pour des raisons de sécurité juridique tant en droit du travail qu'en droit de la Sécurité sociale, l'employeur a tout intérêt à prendre conscience que "[son] obligation de sécurité [est] plus forte que [son] pouvoir de direction" (22). In fine, il s'agit d'appeler à une démarche anticipative visant à prévenir les risques a priori, de "ne plus attendre la réalisation du risque pour mettre en place un programme de prévention, mais [...] d'envisager son éventualité et, en fonction de la probabilité de le voir se réaliser et de sa potentielle gravité, d'établir une stratégie de prévention" (23). Le défi est de taille puisque l'organisation du travail, chasse gardée de l'employeur, est interpellée. Le relatif insuccès de la négociation d'entreprise sur le stress au travail pour les entreprises de plus de 1 000 salariés atteste des difficultés à négocier sur ce thème à la fois complexe et au coeur des prérogatives patronales (24).

Si l'arrêt commenté mérite attention, c'est bien parce qu'il reconnaît pour la première fois l'existence d'une faute inexcusable à l'occasion d'un accident cardiaque en lien avec le stress auquel était exposé le salarié. Mais, à notre sens, la logique qui sous-tend la décision pourrait davantage prospérer dans le champ des relations de travail, spécialement lorsque le salarié est déclaré inapte à son emploi en raison de son impossibilité physique, physiologique ou psychologique de faire face au stress généré par l'organisation du travail, les conditions de travail et/ou les pratiques managériales. A défaut pour l'employeur d'avoir mis en oeuvre une démarche de prévention, on peut raisonnablement penser que le juge pourra en déduire le manquement à l'obligation de sécurité et déclarer le licenciement sans cause réelle et sérieuse.


(1) V. l'éditorial de F. Girard de Barros, Le travail, c'est la santé ; rien faire c'est la conserver, La lettre juridique n° 505 du 15 novembre 2012 (N° Lexbase : N4463BTH).
(2) Dans un entretien accordé à la Semaine sociale Lamy, l'avocat du salarié précise que celui-ci avait été embauché en qualité de pigiste en 1990, était devenu rédacteur adjoint en 1994 et qu'il était rédacteur en chef depuis 1999. V. entretien avec Me Claude Katz, SSL n° 1562 du 3 décembre 2012, p. 12 et s..
(3) Stress dont la définition la plus courante est celle donnée, en 2002, par l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (Agence de Bilbao) : "un état de stress survient lorsqu'il y a déséquilibre entre la perception qu'une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu'elle a de ses propres ressources pour y faire face".
(4) Celle qui avait été donnée dans l'arrêt "Dame veuve Villa" (Ch. réunies, 15 juillet 1941).
(5) Cette intensification de la charge de travail a d'ailleurs conduit le conseil de prud'hommes de Paris à reconnaître au salarié 1171 heures supplémentaires pour la période de janvier à août 2007.
(6) Accord-cadre européen sur le stress au travail du 8 octobre 2004. Ultérieurement, sera signé un accord cadre sur le harcèlement et la violence au travail le 26 avril 2007 (N° Lexbase : L4997IUM).
(7) Ainsi, dans sa partie introductive, l'accord-cadre européen sur le stress au travail du 8 octobre 2004 mentionne que "la lutte contre le stress au travail peut entraîner une plus grande efficacité et une amélioration de la santé et de la sécurité au travail, avec les bénéfices économiques et sociaux qui en découlent pour les entreprises, les travailleurs et la société dans son ensemble".
(8) Ainsi, l'accord national interprofessionnel sur le stress au travail du 28 novembre 2008, étendu par un arrêté publié le 6 mai 2009 (N° Lexbase : L1970IEP), se donne notamment pour objet "d'augmenter la prise de conscience et la compréhension du stress au travail, par les employeurs, les travailleurs et leurs représentants".
(9) Rapport au ministre du Travail de P. Nasse et P. Légeron sur La détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, La Documentation française, 2008.
(10) Rapport préc., p. 8.
(11) Voir notamment le rapport Gollac, Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtrise, rapport du collège d'expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, 2011. Ce rapport détaille les facteurs de risque au nombre desquels sont citées l'intensité du travail, les relations avec la hiérarchie, la violence interne, la soutenabilité du travail.
(12) Article mis en ligne le 14 septembre 2012 et publié dans la revue papier The Lancet le 27 octobre 2012, vol. 380, p. 1491. V. aussi Le Quotidien du médecin, n° 9158, 17 septembre 2012.
(13) Consortium européen IPD-WORK (Individual-Participant-Data Meta-analysis in Working Populations) auquel étaient parties prenantes, côté français, l'INSERM (via l'unité 108, Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations, Villejuif) et l'Université de Versailles-Saint Quentin.
(14) D'après Marcel Goldberg, l'un des chercheurs de l'INSERM ayant pris part à cette étude, "sur les 100 000 à 120 000 infarctus survenant en France chaque année, cela correspondrait tout de même à environ 3 400 à 4 000 accidents imputables à ce facteur de risque [stress au travail]".
(15) Cass. soc., 5 mars 2008, n° 06-45.888, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3292D73), Bull. civ. V, n° 46.
(16) Cass. civ. 2, 3 juin 2012, n° 09-65.552, FS-D (N° Lexbase : A2243EYQ).
(17) Cass. civ. 2, 20 mai 2010, n° 09-13.984, F-D (N° Lexbase : A3834EXB).
(18) Hors du cadre juridique de la faute inexcusable, le rapport "Nasse-Légeron" souligne que, "du fait de leur caractère spécifique, les troubles liés aux violences, aux harcèlements ou au stress post traumatique posent sans doute moins de problème d'identification de leur cause, ce qui permet de poser plus clairement le problème de la responsabilité juridique éventuellement engagée [...]", rapport préc., p. 8.
(19) Cass. soc. 28 novembre 2007, n° 06-21.964, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9461DZG), Bull. civ. V, n° 201.
(20) CA Versailles, 5ème ch., 19 mai 2011, n° 10/00954 (N° Lexbase : A0786HSW, v. nos obs., Reconnaissance de la faute inexcusable de Renault dans le suicide d'un salarié : un arrêt d'appel précurseur en matière de risques psychosociaux, Lexbase Hebdo n° 443 du jeudi 9 juin 2001 - édition sociale (N° Lexbase : N4211BSR).
(21) Cela explique également la condamnation de l'employeur par la justice prud'homale pour un licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'inaptitude du salarié ayant été considérée comme la conséquence de faits de harcèlement moral. V. entretien avec Me Claude Katz, avocat du salarié, SSL n° 1562 du 3 décembre 2012, p. 12 et s..
(22) V. les obs. de Ch. Radé, L'obligation de sécurité de l'employeur plus forte que le pouvoir de direction, Lexbase Hebdo n° 297 du 20 mars 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N4384BE4).
(23) B. Dorémus, Penser la relation " santé-travail ". Remarques sur l'émergence d'un nouveau paradigme, RDSS n° 4/2012, p. 706.
(24) V. Prévention des risques psychosociaux. Analyse des rapports signés dans les entreprises de plus de 1000 salariés, DGT, avril 2011.

Décision

Cass. civ. 2, 8 novembre 2012, n° 11-23.855, F-D (N° Lexbase : A6811IW8)

Rejet, CA Paris, Pôle 6, 1ère ch., 30 juin 2011, n° 10/05831 (N° Lexbase : A5982HXT)

Textes visés : néant

Mots-clés : stress, faute inexcusable, pratiques managériales, obligation de sécurité

Liens base : (N° Lexbase : E4546EXN)

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