La lettre juridique n°841 du 29 octobre 2020

La lettre juridique - Édition n°841

Terrorisme

[Le point sur...] Au tournant de la punitivité en matière terroriste - À propos de la loi du 10 août 2020 instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine et de la décision n° 2020-805 DC du 7 août 2020

Réf. : Loi n° 2020-1023, du 10 août 2020, instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine (N° Lexbase : L9300LXQ), Cons. const., décision n° 2020-805 DC, du 7 août 2020, Loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine (N° Lexbase : A00883S3)

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par Julie Alix Professeur à l’Université de Lille CRDP – ERADP et Olivier Cahn Professeur à l’Université de Tours CESDIP

Le 29 Octobre 2020


Mots-clés : terrorisme • peine • surveillance • suivi socio-judiciaire • sûreté • réinsertion

La loi du 7 août 2020, largement censurée par le Conseil constitutionnel, s’inscrit dans le prolongement de mutations qui s’opèrent dans la répression du terrorisme et qui donnent naissance à une nouvelle forme de punitivité duale, articulée autour de peines privatives de liberté, peines de suivi et mesures de sûreté, lesquelles confèrent à la répression une circularité qui remet en cause les fonctions de la peine et, au-delà, sa nature libérale.


 

Quoique presque intégralement censurée par le Conseil constitutionnel, la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine mérite commentaire pour ce qu’elle dit des mutations de la rationalité punitive en matière terroriste [1]. Enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 10 mars 2020, la proposition émanant de parlementaires de la majorité fut examinée en procédure accélérée et adoptée définitivement après réunion d’une commission mixte paritaire, le 27 juillet 2020. L’objectif de ses auteurs tenait en une phrase (en gras dans le projet) : répondre à « une autre menace [qui] se présente ».  Le texte poursuit : « Au 4 février 2020, en effet, d’après des chiffres fournis par le ministre de l’Intérieur, étaient détenues dans les prisons françaises 531 personnes purgeant une peine de prison pour des faits de terrorisme (terroristes islamistes – TIS). 43 d’entre elles devraient être libérées en 2020, une soixantaine en 2021, 46 en 2022. Or certaines de ces personnes peuvent présenter, à leur sortie de détention, de sérieux risques de réitération ou de passage à l’acte. Elles seront suivies, certes, mais l’état de notre droit ne garantit pas qu’elles puissent l’être de manière adaptée à leur dangerosité potentielle. ». Suit une énumération des limites (c’est-à-dire des conditions), matérielles et temporelles, posées au recours aux différents dispositifs de suivi et de surveillance des sortants de prison en matière terroriste, présentées comme un « trou dans la raquette juridique » [2]. Face à cette nouvelle menace, le procédé est classique, il faut combler les vides (c’est-à-dire les interstices de liberté) de la surveillance. Le moyen choisi est tout aussi classique pour qui souhaite introduire une disposition rétroactive – il fallait en effet que le dispositif soit applicable aux individus dont la peine arrive à échéance : créer des mesures de sûreté et resserrer le maillage autour des individus libérés après avoir purgé une peine pour une infraction terroriste.

Outre le caractère intrinsèquement choquant de toute rétroactivité en matière pénale, ce texte confirmait en creux les limites de la politique d’anticipation répressive. En saisissant des individus borderlines [3], qui, sans prendre une part active à des actes de terrorisme, témoignent à l’égard de ses derniers et de leurs auteurs de la sympathie, en les incarcérant dans le but de « tuer dans l’œuf » les velléités terroristes par une répression de toute dérive de l’individu vers des comportements susceptibles de signaler un basculement vers le terrorisme, la voie a été finalement ouverte à un enracinement dans la criminalité terroriste, montrant les limites de l’efficacité de la neutralisation précoce (deux des auteurs des attentats de janvier 2015 avaient été condamnés et incarcérés pour participation à une association de terroristes). Loin de dissuader les terroristes potentiels, loin de pacifier les êtres et leur rapport à la société, l’incarcération s’est en effet révélée une possible source de diffusion et d’ancrage dans la criminalité terroriste [4], d’autant qu’elle s’accompagne d’un régime dérogatoire drastique d’exécution de leurs condamnations [5]. Il fallait donc permettre que les personnes condamnées pour terrorisme continuent d’être surveillées après la purge de leur peine. Si cette mission incombe traditionnellement aux services de renseignement, les moyens limités de ces derniers ne permettent plus d’absorber l’ensemble de individus désignés comme potentiellement dangereux à l’issue de leur peine. L’utilitarisme et le pragmatisme commandaient donc le recours à une solution alternative permettant de combiner l’efficacité de la surveillance et la préservation des ressources des services de renseignement.

La loi, adoptée dans un contexte sanitaire peu propice au débat, prolonge ainsi une dynamique amorcée en 2015 et signe la consécration d’une nouvelle punitivité en matière terroriste (I). Si le Conseil constitutionnel en a censuré trois articles sur quatre, soulignant la nécessité d’enfermer cette nouvelle rationalité dans certaines limites, il n’en accompagne pas moins l’émergence en validant le principe d’un suivi post-pénal fondé sur une dangerosité potentielle (II), comme il l’avait déjà fait en matière de lutte contre les infractions sexuelles [6].

I. L'émergence d'une nouvelle rationalité punitive

C’est avec la loi du 24 juillet 2015 (N° Lexbase : L9309KBE) [7] qu’a été amorcée une évolution dans la philosophie et les fonctions des peines en matière terroriste. En créant le Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions terroristes, le législateur introduit un système dualiste, reposant à la fois sur des peines et sur des mesures de sûreté destinées à organiser la surveillance post-pénale en matière terroriste [8]. Les personnes condamnées (même de façon non définitive), déclarées irresponsables pour cause de trouble mental ou mises en examen pour une infraction terroriste [9] sont, si le juge d’instruction l’ordonne, astreintes, à titre de mesure de sûreté, pendant une durée de dix ans à compter de leur libération, à diverses obligations de déclaration : justification d’adresse tous les trois mois, déclaration de changement d’adresse, déclaration de déplacement à l’étranger au moins quinze jours avant. La violation de ces obligations est constitutive d’un délit puni de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.

Les lois du 3 juin (N° Lexbase : L4202K87) et du 21 juillet 2016 (N° Lexbase : L4410K99) [10] ont prolongé ce choix d’une punitivité aggravée par l’augmentation de la contrainte dans ses modalités et dans sa durée. D’une part, les aménagements de peine ont été rendus quasiment inaccessibles en matière terroriste – ce qui, contre les acquis de la pénologie [11], tend à faire des sorties sèches la norme en matière terroriste. D’autre part, les modalités de suivi post-pénal ont été complétées, à côté de l’inscription au FIJAIT, par l’introduction de la possibilité de prononcer un suivi socio-judiciaire [12] après l’exécution de la peine privative de liberté, ou de recourir à la surveillance judiciaire dans le temps des réductions supplémentaires de peines (obligations et interdictions diverses, injonction de soin, placement sous surveillance électronique mobile) [13].

À côté de la surveillance invisible mais sans cesse renforcée des détenus par le renseignement pénitentiaire [14], et des sortants de prison par les services de renseignement [15], émergeait alors une surveillance visible car judiciaire, post-carcérale puis post-pénale, des individus ayant purgé leur peine, pour la dangerosité que recelait leur profil de terroriste.

La loi du 10 août 2020 entendait prolonger ce mouvement, d’une part, en créant une mesure de sûreté destinée à combler les zones d’inapplication des dispositifs préexistants, d’autre part en rendant le prononcé du suivi socio-judiciaire obligatoire [16].

A. Le projet

Fondamentalement, la loi poursuivait un objectif simple : consacrer le principe d’une liberté surveillée pour les anciens condamnés en matière terroriste. Il s’agissait ainsi de compléter les nombreux dispositifs de suivi et de surveillance post-pénaux existants mais, pour la plupart, inscrits dans des modalités et dans une temporalité plus limitées. Il s’agissait aussi de combler l’inaccessibilité des aménagements de peine en matière terroriste qui, combinés avec le prononcé quasi automatique de la période de sûreté des deux tiers en la matière [17], a pour effet paradoxal de multiplier les sorties sèches des détenus en matière terroriste. Toutefois, là où l’on aurait pu restaurer la dynamique de l’aménagement de peine – le cas échéant, en incitant à leur prononcé avec une procédure inspirée de la libération sous contrainte – le choix a été fait d’accroître la coercition en institutionnalisant un temps de surveillance après le temps de la peine.

Était alors introduit un article 706-25-15 du Code de procédure pénale ouvrant la possibilité à la juridiction parisienne de la rétention de sûreté d’ordonner, à l’égard des individus ayant été condamnés à une peine supérieure ou égale à cinq (ou trois en cas de récidive) ans d’emprisonnement pour une infraction terroriste et présentant « une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme », une ou plusieurs obligations ou interdictions [18], pendant une durée maximale d’un an renouvelable jusqu’à trois ans pour les mineurs, cinq ans pour les majeurs délinquants et dix ans pour les majeurs ayant commis un crime ou un délit puni de dix ans d’emprisonnement.

Ces obligations sont connues et empruntées à d’autres dispositifs : visites et suivi par le service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP), obligations d’information du SPIP (emploi, résidence, déplacements supérieurs à quinze jours), obligation d’exercer un emploi ou de suivre une formation professionnelle, obligation de résidence, demande d’autorisation au juge de l’application des peines avant tout déplacement à l’étranger, obligation de se présenter jusqu’à trois fois par semaine aux services de police ou de gendarmerie, interdiction de paraître en certains lieux, de détenir une arme, d’entrer en relation avec certaines personnes, d’exercer l’activité à l’occasion de laquelle a été commise l’infraction terroriste [19], respecter l’obligation de prise en charge sanitaire et sociale, y compris assortie d’une obligation de résidence dans un lieu dédié [20], placement sous surveillance électronique. Si le nouveau dispositif était soumis à un principe de subsidiarité [21], il était également évolutif puisque les obligations pouvaient être modifiées ou adaptées par la juridiction parisienne de la rétention de sûreté ainsi que par le juge d’application des peines (JAP).

Parallèlement, l’article 3 de la loi – le seul à avoir survécu au contrôle de constitutionnalité – instaure le caractère obligatoire du suivi socio-judiciaire lequel doit, par principe, être prononcé par la juridiction de jugement, sauf décision contraire expresse (i.e., si la juridiction prend le risque de ne pas le prononcer…). Tous les dispositifs de suivi sont ainsi mobilisés, mais au prix d’une incongruité : le terrorisme est, sous le regard de la loi pénale, une pathologie accessible au soin.

Inspiré par une logique de défense sociale (protéger la société face à une menace) déjà connue en matière d’infractions sexuelles, le projet était donc de consacrer la dissociation entre la purge de la peine et le suivi qui ne commencerait à courir qu’à partir de l’échéance pénale [22]. Il institutionnalisait ainsi une nouvelle rationalité punitive dont les implications et la portée méritent d’être rappelées.

B. Le sens

Le format d’un commentaire est trop limité pour que les enjeux soient analysés dans toutes leurs dimensions, mais il faut pour le moins tenter de les mettre en lumière.

Institutionnaliser un suivi non seulement post-carcéral, mais post-pénal des « fins de peine » terroristes, c’est faire le choix de la surveillance contre celui de l’accompagnement, de la défiance sur la confiance. La logique qui sous-tend l’aménagement de peine – sortie préparée puis anticipée – est en effet une logique de la préparation à la sortie dans le but d’aider à la réinsertion et, ainsi, de prévenir la récidive : la réinsertion est alors pensée comme outil de lutte contre la récidive et de protection sociale. À l’inverse, la logique du suivi et de la surveillance, qu’elles soient visibles (mesures de sûreté) ou invisibles (services de renseignement) [23], est une logique sécuritaire et exclusivement punitive, à double détente. Punir par la peine, punir après la peine en contraignant et en contrôlant, sans considération de proportionnalité, mais aussi en réprimant l’échec [24]. Les condamnés en matière terroriste le savent bien, qui, constatent en entretien : « en fait, ils attendent qu’on commette une erreur pour nous remettre derrière les barreaux » [25]. Totalisantes, les lois antiterroristes dénient « au terrorisme » toute hétérogénéité et au terroriste toute liberté et toute capacité d’évoluer, excluant toute trajectoire dissonante dans ce paradigme déterministe.

C’est, alors, décider que la peine n’a plus pour fonction d’insérer mais de punir, de châtier, sans chercher ni à amender, ni à insérer, ni à accompagner. C’est faire disparaître toute fonction individuelle de la peine au profit de ses fonctions collectives ; c’est faire disparaître toute rationalité restitutive au profit d’une rationalité purement prospective [26], voire prédictive. La peine doit neutraliser le danger que représente l’individu : tel est bien le sens des obligations et interdictions imposées au condamné. Si une telle fonction de neutralisation est aujourd’hui contra legem, ignorée donc prohibée par les articles 130-1 du Code pénal (N° Lexbase : L9806I3L) et 707 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7620LPW), elle est largement perceptible dans le traitement pénitentiaire des condamnés en matière terroriste où se constate une scission entre le sécuritaire et le social, là où conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) et surveillants œuvrent ensemble et dans le même sens dans le traitement des « droits communs ». Pourtant, si fonctions individuelles et fonctions collectives avaient été articulées et non opposées dans la pénologie contemporaine, si punition et amendement devaient fonctionner ensemble, ce n’est pas par angélisme mais parce que la société tout entière profite de la rédemption de l’Homme. Disons-le : contrôler, surveiller, neutraliser : ce n’est pas prévenir le crime.

À l’ambition kantienne de réparation de l’offense faite à la loi (rétribution) se substitue ainsi, par la sévérité d’une peine susceptible de n’être jamais purgée et de prolonger son emprise au-delà de l’incarcération, le fantasme du contrôle de l’individu [27]. La neutralisation, en effet, se prolonge au-delà de la peine, instaurant une répression post-pénale. C’est la raison pour laquelle il faut désormais parler de logique punitive ; la logique pénale est dépassée et rejetée à la fois dans sa temporalité, dans sa finitude et dans la pluralité de ses fonctions. Le passage d’un droit pénal à un droit répressif de la dangerosité ou de la sécurité [28] s’exprime ainsi tant dans la répression des comportements ante delictum que dans la prévention de tout risque post delictum. La répression est alors fondée sur l’idée de la menace – menace qui découle, en matière terroriste, de l’articulation entre un passage à l’acte passé (qu’identifie la condamnation) et la persistance dans une idéologie radicale [29].

En cela, la punitivité en matière terroriste s’inscrit dans une logique de défense sociale au sens positiviste, « le droit de l’État à se défendre » [30]. Ferri pointait ici l’autre fondement de la répression, l’idée que, fondamentalement, l’exécution de la peine ne met pas un terme à la responsabilité de l’individu face à l’État offensé par l’affront que lui a opposé le terroriste, le séparatiste d’aujourd’hui, (qui n’est rien d’autre que le criminel contre la sûreté de l’État d’hier et le délinquant politique de toujours). Contrôle pénal et contrôle post-pénal sont dès lors une expression de la puissance étatique sur l’individu. Subrepticement, cette nouvelle punitivité ramène la question politique au cœur de l’antiterrorisme [31].

La boucle est alors bouclée et l’on perçoit combien le paradigme de la guerre contre le terrorisme a insufflé sa dynamique à l’antiterrorisme tout entier jusque dans la punition : anticipation d’un côté, neutralisation de l’autre, articulées autour d’une finalité unique – la tentation de prévenir par des mesures mixtes [32], tantôt MICAS (mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance), tantôt mesures de police, tantôt mesures de sûreté – le risque terroriste. L’antiterrorisme para-pénal (pré et post-pénal), répressif, confine dès lors à une police administrative spéciale [33]. La mesure de sûreté post-pénale n’est autre qu’une mesure de police qui tait son nom et dont l’État tente de dissimuler la nature, en intégrant l’autorité judiciaire dans le dispositif pour le contrôler et l'adapter.

L’alternative ne comporte pourtant que deux voies : la voie libérale formulée par Badinter [34] et retenue par le Code de 1992, qui implique de ramener la mesure de sûreté dans le giron de la peine et la soumettre aux principes libéraux du droit des peines [35] ; la voie autoritaire, qui implique d’assumer la logique policière de la mesure et la mutation du système politique qu’elle traduit. Entre ces deux voies, le Conseil constitutionnel n’a pas tranché, validant finalement cette punitivité émergente, même s’il a tenté de la canaliser.

II. Une nouvelle rationalité légitimée

La décision du 7 août 2020 est une décision forte, au moins symboliquement, parce qu’elle censure trois des quatre articles de la loi du 10 août 2020 et signe ainsi un échec de la politique antiterroriste en la soumettant au principe de nécessité [36]. Elle corrobore la rupture avec sa jurisprudence pusillanime en matière de lutte contre le terrorisme [37], opérée par le Conseil constitutionnel dans ses décisions de 2017 relatives à la consultation des sites terroristes. Mais en traçant une ligne rouge et en rappelant quelques principes d’articulation entre prévention et répression, entre peines et mesures de sûreté, le Conseil constitutionnel, s’inscrivant dans la continuité de ses décisions antérieures, n’en a pas moins validé le principe des mesures de sûreté post-pénales fondées sur la dangerosité. Comme souvent, il reste au milieu du guet, jugeant qu’il ne lui appartient pas de dessiner les orientations de la politique criminelle, fût-elle répressive. La porte reste ouverte de sorte que le législateur peut remettre l’ouvrage sur le métier, même si à la marge, le Conseil impose de trouver un équilibre moins liberticide.

A. Le champ des possibles

Après avoir dénié aux mesures créées par la loi le caractère de « peine ou de sanction ayant le caractère de punition » et rappelé que, quoi que non pénales, les mesures n’en sont pas moins soumises au respect du principe découlant des articles 2 (N° Lexbase : L1366A9H), 4 (N° Lexbase : L1368A9K) et 9 (N° Lexbase : L1373A9Q) de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC) – selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire – le Conseil constitutionnel rappelle la validité des mesures de sûreté post-pénales, tout en posant des principes à leur mise en œuvre :

« 14. Toutefois, s’il est loisible au législateur de prévoir des mesures de sûreté fondées sur la particulière dangerosité, évaluée à partir d’éléments objectifs, de l’auteur d’un acte terroriste et visant à prévenir la récidive de telles infractions, c’est à la condition… »

Comme en 2005 [38] et en 2008 [39], la dangerosité est acceptée comme fondement et justification d’une réponse étatique autonome : la mesure de sûreté « repose non sur la culpabilité de la personne condamnée, mais sur sa particulière dangerosité appréciée par la juridiction régionale à la date de sa décision. Elle a pour but d’empêcher et de prévenir la récidive. Ainsi, cette mesure n’est ni une peine ni une sanction ayant le caractère d’une punition » [40].

En validant le principe de mesures de sûreté distinctes des peines, non soumises aux principes pénaux et poursuivant des finalités distinctes, le Conseil légitime cette nouvelle punitivité duale, dans laquelle la peine n’est plus qu’un temps de la contrainte étatique. Quant à la peine en tant que telle, le Conseil n’a pas jugé devoir se saisir de la transformation du suivi socio-judiciaire en peine complémentaire obligatoire pour rechercher sa conformité aux principes constitutionnels, refusant de s’interroger sur cette dimension curative de la peine en matière terroriste (même si l’on gage que c’est la dimension « suivi » qui a présidé à la décision de rendre le suivi socio-judiciaire obligatoire). La peine est ainsi diluée dans des mesures de contrainte antérieures et postérieures qui en altèrent le sens autant qu’elles inscrivent la contrainte étatique dans une temporalité indéfinie et fondamentalement sécuritaire.

Dans ces conditions, la quête d’équilibre imposée par le Conseil est nécessairement limitée aux marges et la censure pourrait bien n’être que temporaire.

B. Les termes de l'équilibre

Nonobstant les contradictions qui affectent la qualité de son raisonnement [41], le Conseil se livre à une quête d’équilibre qui, si elle apparaît inéluctablement vaine, n’en doit pas moins être saluée et constitue, au regard de sa posture, une sorte de pis-aller par lequel il tente de concilier au mieux prétentions politiques et exigences juridiques. La censure n’est pas une question de principe mais la conséquence d’une rupture d’équilibres. Plus précisément, la loi adoptée rompait trois équilibres : l’articulation entre les dispositifs de prévention, la proportionnalité des dispositifs de surveillance et de suivi, l’équilibre entre les fonctions de la peine. C’est ainsi à un discours sur le sens et le contenu possible des mesures de sûreté que se livre en filigrane le Conseil constitutionnel. Les termes de cette quête d’équilibre sont posés au considérant 14 : « Toutefois, s’il est loisible au législateur de prévoir des mesures de sûreté fondées sur la particulière dangerosité […] de l’auteur d’un acte terroriste […], c’est à la condition qu’aucune mesure moins attentatoire aux droits et libertés constitutionnellement garantis ne soit suffisante pour prévenir la commission de ces actes et que les conditions de mise en œuvre de ces mesures et leur durée soient adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi. ».

Si elles ne sont pas soumises aux principes directeurs du droit des peines (c’est bien toute leur vocation de les contourner), les mesures de sûreté sont ainsi soumises au triple test de nécessité, adaptation et proportionnalité. Le Conseil semble ajouter un degré dans l’intensité de son contrôle : « Le respect de cette exigence s’impose a fortiori lorsque la personne a déjà exécuté sa peine. »

Constatant que les dispositifs de prévention du passage à l’acte terroriste, pré ou post infractionnel, sont déjà nombreux, il estime que « la » nouvelle mesure de sûreté créée par la loi n’est pas nécessaire.

Constatant que les obligations susceptibles d’être imposées dans le cadre de cette mesure de sûreté étaient non seulement cumulables, mais susceptibles d’être prononcées alors même que le juge de jugement n’aurait infligé qu’une peine de sursis sans faire le choix de soumettre le condamné à une mise à l’épreuve (et donc sans mesures de sûreté au cours du temps du sursis), le Conseil estime que la mesure n’est pas proportionnée. En creux, il fait prévaloir l’individualisation judiciaire de la peine, principe constitutionnel [42], sur la décision d’une commission non juridictionnelle. La disproportion se niche encore dans la durée, dont le Conseil note qu’elle peut aller jusqu’à cinq ou dix ans, soulignant que « la durée de la mesure de sûreté en accroît la rigueur ».

Constatant, enfin, que le dispositif pourrait s’appliquer sans que le temps de peine ait été mis à profit pour travailler sur l’insertion et le désengagement du détenu, le Conseil rappelle que les fonctions de la peine doivent être articulées : la neutralisation ne peut supplanter la fonction constitutionnelle de réinsertion par la peine [43]. C’est donc à un retour à l’équilibre prôné par l’article 130-1 du Code pénal que le Conseil appelle. Et s’il ne rejette pas par principe une fonction neutralisante de la peine, il refuse que neutralisation et insertion soient opposées, d’une part, et, comme il l’avait déjà exigé s’agissant de la rétention de sûreté [44], que la neutralisation soit mise en place sans tentative préalable d’insertion, d’autre part. Sur ce point, l’exigence du Conseil devra conduire à revoir le contenu de l’incarcération des terroristes et à revenir sur la dé-corrélation que l’on constate actuellement, au cours de la détention, entre la dimension sécuritaire et la dimension insérante, humanisante, du temps carcéral. Inadaptée, la réponse purement neutralisante l’est d’autant plus que, souligne le Conseil, les prolongations de la mesure avaient été envisagées sans que la dangerosité soit réexaminée ni « corroborée par des éléments nouveaux ou complémentaires ». Le maintien dans les liens de la contrainte étatique ne peut se perpétuer indéfiniment sur les mêmes arguments : pour durer, le contrôle étatique doit se fonder sur des arguments de plus en plus solides. En soumettant les mesures de sûreté post-pénales aux mêmes exigences qu’il avait imposées en matière d’assignations à résidence décidées dans le cadre de l’état d’urgence [45], le Conseil constitutionnel conforte l’analyse des mesures de sûreté en mesures de police.

Une question fondamentale reste à trancher, qu’il ne pourra indéfiniment éluder : celle de l’articulation, dans un État de droit libéral [46], entre répression pénale et administrative, et plus fondamentalement de la circularité répressive que leur coexistence instaure.

 

[1] Sur cette mutation, voir, déjà, G. Giudicelli-Delage et Ch. Lazerges (dir.), La dangerosité saisie par le droit pénal, PUF, 2011 ; G. Giudicelli-Delage, Droit pénal de la dangerosité – Droit pénal de l’ennemi, RSC, 2010, p. 69 s.

[2] R. Gauvain, Compte-rendu intégral des débats relatifs à la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine, Assemblée nationale, première séance du 27 juillet 2020 [en ligne]. Expression empruntée aux services de renseignement et de police chargés de la lutte antiterroriste (par exemple, interview de B. Cazeneuve, ministre de l'intérieur, Europe 1 , 2 juin 2014 [en ligne]). Le législateur ne prend plus la peine de convertir en langage juridique approprié le discours des services répressifs ; cela n’est pas anodin et signale la manière dont il se conçoit à présent, avant tout comme un moyen de fournir aux services répressifs les outils juridiques qu’ils estiment nécessaires à l’accomplissement de leurs missions, sans réelle considération pour les autres composantes d’une politique répressive libérale (voir, par exemple, G. Fenech, Avant-proposRapport n° 3922 fait au nom de la Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, Assemblée nationale, 2016 [en ligne]).

[3] O. Cahn, Cet ennemi intérieur, nous devons le combattre - Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l’ennemi, Arch. pol. crim., n° 38 Terrorismes, 2016, p. 91-121.

[4] Sur le djihadisme en prison, v. H. Micheron, Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, Prisons, Paris, Gallimard, 2020, 416 p.

[5] P. Poncela, Peines et prisons : la régression, RSC 2016 n° 3, p. 565 ; E. Bonis, Quelle adaptation des peines et quelle stratégie pénitentiaire dans la lutte contre le terrorisme ?, in S. Pellé (dir.), Le terrorisme. Nouveaux enjeux, nouvelles stratégies, PUPPA, CRAJ, coll. Le droit en mouvement, n°6, 2017, p. 77-92 ; L. Margall, Les sens de la peine privative de liberté prévue à l’égard des auteurs d’infractions terroristes, in I. Fouchard, J.-M. Larralde, B. Lévy et A. Simon (dir.), Les sens de la privation de liberté, Mare et Martin, coll. de l’ISJP de la Sorbonne, 2019, p. 169-187.

[6] Décision n° 2008-562 DC, du 21 février 2008, Loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental (N° Lexbase : A0152D7R).

[7] R. Parizot, Surveiller et prévenir : à quel prix ?, JCP G, 2015. 1077.

[8] C. proc. pén., art. 706-25-3 (N° Lexbase : L0846KCC) et s. Toute personne inscrite au Fichier des auteurs d'infractions terroristes (FIJAIT) est de plus inscrite au Fichier des personnes recherchées (FPR), ce qui étend le champ du contrôle.

[9] À l’exception des délits de provocation ou apologie du terrorisme (C. pén., art. 421-2-5 N° Lexbase : L8378I43) et de soustraction ou d’extraction de données destinée à entraver les procédures de blocage des sites (C. pén., art. 421-2-5-1 N° Lexbase : L4800K8B).

[10] P. Poncela, Peines et prisons : la régression, RSC, 2016 n° 3, p. 565 ; E. Bonis-Garçon,  Peines - A propos de l’article 8 de la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 : vers la création d'un droit spécial des aménagements de peine pour les condamnés pour terrorisme, Dr. pén., 2016, étude 26.

[11] P. Poncela, op. cit.

[12] C. pén., art. 421-8 (N° Lexbase : L9511LXK).

[13] C. proc. pén., art. 723-29 (N° Lexbase : L7523IPC).

[14] Prenant le risque d’une confusion des genres et d’une rupture de confiance entre détenus et surveillants, dans un contexte déjà tendu. Ainsi, « le renforcement des effectifs du ministère [de la Justice] s’est notamment traduit par la montée en puissance du service de renseignement pénitentiaire, passé de 27 emplois « équivalent temps plein » (ETP) en 2014 à 329 en 2020 » : Cour des comptes, Les moyens de la lutte contre le terrorisme, Rapport, mai 2020, p. 56 [en ligne].

[15] Sur les acteurs et la nature de ce suivi, v. par ex. Réponse ministérielle à la question écrite n° 6245, Ministère de la Justice, JO Sénat, 31 janvier 2019, p. 582 [en ligne].

[16] Sur cette mesure, P. Couvrat, Le suivi socio-judiciaire, une peine pas comme les autres, RSC, 1999, p. 376.

[17] Le non-prononcé de cette période de sûreté maximale constitue un motif d’appel du ministère public contre la décision de condamnation.

[18] Désignées sous le singulier trompeur « la » mesure de sûreté.

[19] On ignore ce que cette formule pouvait recouvrir, dans la mesure où elle semble recouper largement des interdictions de fréquentation de personnes et de lieux.

[20] On fait ici référence aux dispositifs de désengagement de type PAIRS.

[21] Il ne pouvait s’appliquer que si les obligations résultant de l’inscription au FIJAIT étaient jugées insuffisantes et si la personne ne faisait l’objet, ni d’un suivi socio-judiciaire, ni d’une surveillance judiciaire, ni d’une surveillance de sûreté, ni d’une rétention de sûreté (sic, C. proc. pén., art. 706-25-15 II, alors que ces deux dernières mesures sont inapplicables en matière terroriste).

[22] Il était d’ailleurs prévu que, lorsqu’une période de surveillance était interrompue par une période de détention – possiblement provoquée par la violation des mesures de sûreté, érigée en infraction pénale par l’article 706-26-20 du Code de procédure pénale – les obligations étaient suspendues et devaient, au-delà de six mois, faire l’objet d’une confirmation par la juridiction régionale de la rétention de sûreté.

[23] V. déjà J. Alix, Prévention ? A propos des sortants de prison en matière terroriste, Lexbase Pénal, décembre 2018, édito (N° Lexbase : N6828BX8).

[24] Pénalisation de la violation des obligations ou interdictions : C. proc. pén., art. 706-25-20. Au demeurant, comme l’a montré la pratique de l’assignation à résidence durant l’état d’urgence, entre 2015 et 2017, le choix des obligations auxquelles l’individu est astreint est aussi un moyen de fabriquer de la délinquance, en imposant des contraintes difficiles à respecter, qui conduisent inexorablement à la violation des astreintes et permettent ainsi le prononcé d’une nouvelle condamnation et la réincarcération (cf. les nombreux exemples cités in CREDOF, Ce qui reste(ra) toujours de l’état d’urgence, Rapport de recherche, Convention 2016 DDD/CREDOF, 2018 [en ligne]).

[25] Entretiens réalisés par les auteurs dans deux QPR. V. aussi Gisti et Ligue des droits de l’homme, L’acharnement contre Kamel Daoudi doit prendre fin [en ligne] et M. Deléan, Kamel Daoudi, le plus vieil assigné à résidence de France, retourne en prison, Mediapart, 6/10/2020 [en ligne].

[26] Sur cette summa divisio des rationalités punitives, v. P. Poncela, Droit de la peine, PUF, 2e éd., 2001, p. 58 s.

[27] Il est révélateur que n’ait pas été évoqué lors des débats parlementaires, le fait que l’un des auteurs de l’attentat perpétré en l’église de Saint-Etienne du Rouvray le 26 juillet 2016 était porteur d’un bracelet électronique.

[28] J. Alix et O. Cahn, Mutations de l’antiterrorisme et émergence d’un droit répressif de la sécurité nationale, RSC, 2017 n° 4, p. 845.

[29] J. Alix, Radicalisation et droit pénal, RSC, 2020 n° 3, à paraître.

[30] E. Ferri, La sociologie criminelle, 3e éd., 1893, rééd. Dalloz, 2004, p. 337. La Cour européenne ne raisonne guère différemment lorsqu’elle laisse aux États une large marge de manœuvre dans l’identification des moyens pour assurer leur sécurité à l’épreuve du terrorisme (A. Petropoulou, Liberté et sécurité: les mesures antiterroristes et la Cour européenne des droits de l’homme, Pédone, coll. FMDH, 2014).

[31] J. Alix et O. Cahn, Terrorisme et infraction politique, Mare & Martin, 2020, à paraître.

[32] C’est-à-dire des mesures qui peuvent être qualifiées tantôt de mesures judiciaires, tantôt de mesures administratives, comme les assignations à résidence, interdictions de séjour, contrôles judiciaires ou administratifs.

[33] M. Chambon, Une redéfinition de la police administrative, in L’hypothèse de la guerre contre le terrorisme, J. Alix et O. Cahn (dir.), Dalloz, 2018, p. 148 : « La police administrative en matière de terrorisme semble alors se situer à la lisière des polices générale et spéciales. Si elle est une parfaite illustration de l’atrophie du contrôle juridictionnel généralement observé en matière de police spéciale, elle n’est en revanche affectée à aucun objectif précis et déterminé comme c’est le cas pour la police du cinéma ou de la chasse. Elle conserve comme la police générale une finalité globale, consistant à garantir une discipline sociale permettant la viabilité de la société. Seulement, il ne s’agit plus de la même discipline. Elle ne consiste plus en une discipline sociale minimale et seulement négative limitant les libertés de quelques-uns dans la stricte mesure de ce qui est indispensable à l’exercice de la liberté de tous. La police administrative en matière de terroriste, bien que conservant son caractère général, perd sa philosophie libérale ».

[34] Les rédacteurs du Code pénal avaient fait le choix d’un système unitaire présenté comme plus lisible, plus simple, et plus garantiste : R. Badinter, Projet de nouveau code pénal, Dalloz, 1988, 171 p.

[35] R. Parizot, CEDH, X c/ France : la rétention de sûreté devant la Cour européenne des droits de l’homme, in La dangerosité saisie par le droit pénal, PUF, 2011, p. 97.

[36] V. Sizaire, Pas plus qu’il n’est nécessaire, La revue des droits de l’Homme, 4 octobre 2020 [en ligne] ; cf. aussi, Cons. const., décision n° 2020-845 QPC, du 19 juin 2020, M. Théo S. [Recel d'apologie du terrorisme].

[37] K. Roudier, Le contrôle de constitutionnalité de la législation anti-terroriste. Étude comparée des expériences espagnole, française et italienne, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t. 140, 2012 ; Notre article, loc. cit., RSC 2017.

[38] Cons. const., décision n° 2005-527 DC, du 8 décembre 2005 (N° Lexbase : A8970DLS) : déniant à la surveillance judiciaire le caractère de peine.

[39] Cons. const., décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008, op. cit.

[40] Cons. const., décision n° 2020-805 DC, du 7 août 2020, § n° 9.

[41] P. Rrapi, Des mesures de sûreté et des mots. À propos de la décision n° 2020-805 DC du 7 août 2020, La Revue des droits de l’homme, 8 octobre 2020 [en ligne].

[42] Cons. const., décision n° 2005-520 DC, du 22 juillet 2005 (N° Lexbase : A1641DKY).

[43] Cons. const., décision n° 93-334 du 20 janvier 1994 (N° Lexbase : A8300ACE).

[44] Cons. const., décision n° 2008-562 DC, du 21 février 2008, op. cit., cons. 21.

[45] Cons. const., décision n° 2017-624 QPC du 16 mars 2017 (N° Lexbase : A3171T8X).

[46] G. Giudicelli-Delage, Punir dans une société démocratique ou le devoir d’espérance de l’État, in Politique(s) criminelle(s). Mélanges en l’honneur de Christine Lazerges, Paris, Dalloz, p. 191 s.

newsid:474967

Droit pénal spécial

[Brèves] Vol : faute de mesures utiles pour éviter d’être dépossédé, le propriétaire commet une faute de nature à limiter son droit à indemnisation

Réf. : Cass. crim., 20 octobre 2020, n° 19-84.641, F-P+B+I (N° Lexbase : A15333YG)

Lecture: 3 min

N4989BYG

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par Adélaïde Léon

Le 28 Octobre 2020

Lorsque plusieurs fautes ont concouru à la production d’un dommage, la responsabilité de leur auteur se trouve engagée dans une certaine mesure qu’il appartient aux juges du fond d’apprécier souverainement ;

Dans le cadre d’un vol, la circonstance selon laquelle la victime n’aurait pas pris les mesures utiles pour éviter d’être dépossédée peut s’analyser en une faute de nature à limiter son droit à indemnisation.

Rappel des faits. Déclarée coupable du vol de la somme de 120 720 euros, une femme chargée de l’approvisionnement du distributeur de billets de banque d’un centre commercial a été condamnée à payer à la société propriétaire dudit centre, constituée partie civile, la somme de 125 000 euros à titre de dommages-intérêts au titre du préjudice tant matériel que moral.

L’intéressée a relevé appel du dispositif civil de cette décision.

En cause d’appel. La cour d’appel a confirmé le jugement de première instance en ce qu’il a condamné la prévenue à payer à la partie civile une somme de 120 720 euros en réparation du préjudice matériel.  Pour déclarer la prévenue entièrement responsable du préjudice subi et la condamner au paiement de dommages-intérêts correspondant à l'intégralité du préjudice matériel, l'arrêt énonce que, dans les rapports entre voleur et victime, la circonstance selon laquelle le propriétaire d'un bien n'aurait pas pris toutes les mesures utiles pour éviter d'être dépossédé ne s'analyse pas en une faute de nature à limiter son droit à indemnisation.

L’intéressée a formé un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel.

Moyens du pourvoi. La prévenue soutenait qu’il ne lui appartenait pas de réparer intégralement le dommage dès lors que la partie civile n’avait pris aucune mesure de sécurité. Selon l’auteure du pourvoi, cette négligence constituait une faute de la victime ayant concouru à la production de son propre dommage justifiant qu’il soit laissé à sa charge la part des dommages-intérêts correspondant au préjudice qu’elle s’est elle-même causée.

Décision de la Cour. La Chambre criminelle de la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa des article 2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9908IQZ) et 1382, devenu 1240 (N° Lexbase : L0950KZ9), du Code civil.

Selon la Cour, il résulte de ces articles que, lorsque plusieurs fautes ont concouru à la production d’un dommage, la responsabilité de leur auteur se trouve engagée, dans une certaine mesure qu’il appartient aux juges du fond d’apprécier souverainement. La Haute juridiction précise que le défaut de précautions utiles pour éviter le dommage est de nature à constituer une telle faute.

En l’espèce, la circonstance selon laquelle la victime n’aurait pas pris les mesures utiles pour éviter d’être dépossédée pouvait donc s’analyser en une faute de nature à limiter son droit à indemnisation. En statuant dans le sens contraire, la cour d’appel a, selon la Chambre criminelle, méconnu les textes visés.

newsid:474989

Avocats/Honoraires

[Brèves] Caducité d’une convention d’honoraire, office du juge et principe du contradictoire

Réf. : Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 19-15.985, FS-P+B+I (N° Lexbase : A86503YZ)

Lecture: 3 min

N5031BYY

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par Marie Le Guerroué

Le 05 Novembre 2020

► Viole le principe du contradictoire le juge qui retient la caducité d’une convention d’honoraire alors que l’une des parties n’était pas présente à l’audience et qu’il ne ressort ni de la décision ni des pièces du dossier de procédure que celle qui était présente ait été, au préalable, invitée à formuler ses observations sur le moyen relevé d’office (Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 19-15.985, FS-P+B+I N° Lexbase : A86503YZ).

Procédure. Le défendeur au pourvoi avait conclu avec la société Legalcy avocats conseils, avocat au barreau de la Charente, une convention d’honoraires en vue de la défense de ses intérêts dans une procédure juridictionnelle. Après avoir acquitté trois factures pour un montant total de 4 200 euros TTC, il avait refusé de régler deux nouvelles factures d’une montant de 1 800 euros TTC chacune et a porté sa contestation devant le Bâtonnier de l’Ordre. La société Legalcy avocats conseils fait grief à l’ordonnance de fixer le montant global de ses honoraires à la somme de 2 200 euros TTC et de l’inviter à restituer au demandeur la somme de 2 000 euros à titre de trop-perçu, alors « que tenu de faire respecter et de respecter lui-même la contradiction, le juge ne peut relever d’office un moyen sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations ; qu’en relevant d’office le moyen pris de ce que la convention d’honoraires aurait été inapplicable en raison du dessaisissement de l’avocat avant l’achèvement de sa mission, sans avoir invité les parties à présenter leurs observations, quand le défendeur n’avait ni comparu ni soutenu un tel moyen dans sa lettre de saisine, la juridiction du premier président a méconnu les exigences de la contradiction et violé l’article 16 du Code de procédure civile ».

Ordonnance. Pour dire y avoir lieu d’arbitrer le temps passé par l’avocat au soutien des intérêts du client, comme le taux horaire de sa rémunération, en considération non pas des stipulations de la convention d’honoraires conclue entre les parties, mais des critères fixés par l’article 10, alinéa 4, de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ), l’ordonnance énonce que le mandat du conseil ayant pris fin avant l’achèvement de sa mission, les parties ne peuvent plus se prévaloir des stipulations de cette convention.

Réponse de la Cour. Selon la Haute juridiction, aux termes de l’article 16 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1133H4Q), le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction. Il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu’il a relevés d’office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations. En procédure orale, il ne peut être présumé qu’un moyen relevé d’office par le juge a été débattu contradictoirement, dès lors qu’une partie n’était pas présente à l’audience.

Cassation. En statuant ainsi, alors que le défendeur n’était pas présent à l’audience et qu’il ne ressort ni de la décision ni des pièces du dossier de procédure que la partie présente ait été, au préalable, invitée à formuler ses observations sur le moyen relevé d’office, pris de la caducité de la convention d’honoraires, la juridiction du premier président a violé le texte précité. La Cour casse et annule, en toutes ses dispositions, l’ordonnance rendue précédemment, entre les parties, par le premier président de la cour d’appel de Bordeaux.

Pour aller plus loin. V. ÉTUDE : Les rapports entre avocats et avec les professionnels de Justice, Le principe du contradictoire, in La profession d'avocat, Lexbase (N° Lexbase : E43683R9)

 

newsid:475031

Avocats/Institutions représentatives

[Questions à...] Plan numérique : "Notre ambition a été d'offrir un panel de services plus complets avec un objectif d'interopérabilité "- Questions à Sandrine Vara, Présidente de la Commission Numérique du CNB

Lecture: 11 min

N4951BYZ

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par La Rédaction

Le 28 Octobre 2020

Il s’agissait d’une promesse très attendue de la mandature de Christiane Féral-Schuhl, présidente du CNB, le plan numérique développé par le CNB et, particulièrement par sa commission numérique, va enfin voir le jour.

Sandrine Vara, Présidente de la Commission Numérique du CNB, a accepté de revenir, pour Lexradio et pour Lexbase Avocats, sur les enjeux de ce plan et sur les nouveautés numériques dont les avocats pourront se saisir dans les prochaines semaines.

⇒ Cette interview est également à retrouver en podcast sur www.lexradio.fr


 

Lexbase Avocats : Quel a été le processus mis en place par le CNB pour dessiner ce plan numérique ?

Sandrine Vara : Pour construire le plan numérique, nous avons commencé, comme traditionnellement en début de mandature, par faire le bilan de ce qui avait été réalisé par le passé et de nos ambitions. Nous avons identifié les services numériques existants déjà mis à disposition par le CNB et nous avons imaginé ce qui pourrait venir en complément enrichir cette offre. Le plan s'est construit avec les élus de la commission numérique qui connaissent ces outils en tant que praticien mais qui ont aussi des pratiques très diverses. Cela a d’ailleurs été une réelle complémentarité à l’heure de servir tous les exercices professionnels, que ce soit l'activité de conseil, l’activité judiciaire ou l'activité des modes amiables.

Nous avons, ensuite, défini une trajectoire avec des ambitions, soit de refonte d’outils, soit de création de nouveaux outils avec comme objectif constant d'accompagner la transformation numérique de la profession d'avocat et d’accompagner les avocats dans l'appropriation de ces outils.

La démarche que nous avons eu au sein de la commission a été une démarche collaborative. Nous avons, en effet, construit différentes communautés d'avocat pour nous aider dans nos travaux parce que nous avons estimé que personne mieux qu’un avocat ne pouvait savoir ce dont il avait besoin. Nous avons donc créé des clubs utilisateurs par outil ou par domaine. Ces clubs étaient ouverts à tous les avocats, quelle que soit leur pratique professionnelle et leur niveau en matière informatique. Nous nous sommes enrichis des idées de terrain qu'ils ont remonté.

Nous avons également constitué une communauté de bêta-testeurs au moment des mises en service.

Nous avons enfin, bien sûr, repris et enrichi la communauté des formateurs que nous avons renommé les « ambassadeurs du numérique ». Ils sont nos relais dans les barreaux pour nous aider à la formation des avocats à travers le territoire.

Lexbase Avocats : Est-ce que le contexte sanitaire récent a eu un impact a sur le chantier ?

Sandrine Vara : Nécessairement, il y a eu un impact car les travaux ont dû parfois être suspendus. Nos interlocuteurs, notamment à la Chancellerie, ont été pris par des sujets plus « quotidien » notamment sur le maintien d'activité. Cela a aussi été le cas de la commission puisque dès le confinement nous avons dû travailler, en concertation avec la Chancellerie, à mettre en place des process et des outils permettant la continuité d'activité, principalement en matière pénale mais également dans les autres types de contentieux pour maintenir une activité judiciaire. Nous avons dû concentrer beaucoup d’efforts sur la continuation d’activité pendant mais aussi après le confinement.

Pendant cette période d’inertie, nous n’avons pas pu conduire tous les tests que nous souhaitions car les juridictions étaient forcément plus occupées à essayer de maintenir une activité qu’à participer à des tests pour les barreaux. Cela a donc eu un impact mais je pense qu'il a été finalement assez minime et qu'on a réussi à tenir l'objectif qui était de sortir les plateformes pour cet automne.

Lexbase Avocats : Est ce que vous pouvez nous détailler les nouveautés de ce plan numérique ?

Sandrine Vara : Le plan numérique est à plusieurs niveaux. Il y a un premier niveau qui n’est pas très visible mais très important et un autre niveau plus visible c’est-à-dire les plateformes créées.

Dans ce qui n'est pas très visible mais indispensable au bon fonctionnement quotidien, il y a une brique qui est extrêmement importante, c'est l'infrastructure. Pendant notre mandature, nous avons construit une infrastructure dédiée pour le Conseil National des Barreaux avec l’objectif de garantie de sécurité, de performance et de disponibilité. Le tout, évidemment, en conformité avec le RGPD.

Cela est invisible pour la profession mais cela va permettre aux outils d'être plus performants. Nous avons donc construit des bonnes fondations pour appliquer de nouveaux services ou des services refondus qui eux sont plus visibles.

Le premier outil qui est sorti est la plateforme de « fédération des formations continues ». Il s’agit d’une plateforme qui permet de recenser toutes les formations dispensées dans les barreaux, dans les centres régionaux de formation et parmi les formateurs éditeurs. Cette plateforme a été mise en service en 2019. Nous avons aussi la plateforme « Avoventes » qui a été mise en service au premier semestre. Il s’agit d’une plateforme destinée à faire de la publication de ventes judiciaires.

Nous avons aussi des outils en cours de sortie. D’abord, la plateforme « avocat.fr ». La plateforme de consultation a fait l’objet d’une refonte graphique pour la partie backoffice et a été mise en service le 1er octobre dernier. Nous avons également parmi les nouveautés, sortie le mercredi 7 octobre, la plateforme de signature des actes sous signature privé. Il s’agit d’une plateforme de signature électronique que nous mettons en œuvre pour les avocats, principalement pour ceux qui exercent en matière de conseil. Enfin, le 21 octobre, sortira la nouvelle plateforme « e-Barreau », une nouvelle interface de communication électronique avec les juridictions.

Cette sortie s'accompagne également de la sortie concomitante de la plateforme de « médiation dématérialisée » que nous avons complètement intégré à « e-Barreau » pour que cela soit parfaitement interopérable. Cette plateforme permettra de faire de la médiation dématérialisée avec la possibilité de la réaliser en visio.

Nous aurons également, au mois de novembre, une refonte graphique de la plateforme des actes d'avocats électroniques « e-Actes ».

Lexbase Avocats : Comment ces nouveautés vont-elles concrètement changer le quotidien des avocats ? Pourquoi était-il nécessaire de repenser le système du RPVA et de e-Barreau ?

Sandrine Vara : Notre ambition a été d'offrir un panel de services plus complets avec un objectif d'interopérabilité. Nous avons souhaité servir tous les exercices professionnels et permettre à l'avocat, quel que soit son secteur d'activité, de disposer des outils qui allaient lui permettre de mieux travailler, de travailler plus rapidement et de répondre à ses besoins.

Il a fallu repenser « e-Barreau » car le RPVA, le réseau privé virtuel avocat, a été créée en 2007 et la première plateforme qui a été mise en service sur ce réseau a été la plateforme « e-Barreau ». C’est la raison pour laquelle lorsque nous parlons d’« e-Barreau » il est souvent dit « RPVA » car il y a une confusion dès l’origine.

En réalité, le réseau privé virtuel des avocats, s’est enrichi, au fur à mesure des années, de plusieurs services que j'évoquais précédemment, notamment les actes d'avocats électronique, la plateforme de consultation, etc..

S'agissant plus particulièrement de « e-Barreau », il s’agit d’une plateforme conçue en 2007 pour permettre des échanges sécurisés entre les juridictions. Elle a été créée à un moment où la communication électronique n'était pas encore obligatoire. Elle l’est devenue progressivement, d'abord devant les cours d'appel et, maintenant, devant les tribunaux judiciaires. Les pratiques ont donc évolué et la communication électronique s'est généralisée de manière obligatoire et de manière facultative dans d'autres matières que la matière civile.

On sait qu’une application qui date de 2007 est une application très vieillissante qui ne répond pas forcément aux besoins actuels en matière de communication électronique. Nous avons donc décidé de repartir d’une feuille blanche et d’essayer d'imaginer comment se présenterait cette plateforme si nous devions la créer aujourd’hui.

Nous avons ainsi construit la nouvelle plateforme en ayant un regard un petit plus large que la communication en elle-même, c'est-à-dire l'échange de messagerie. Nous sommes partis du principe qu’avant un message, il y a nécessairement un dossier.

Le point de départ de notre réflexion a donc été le dossier dématérialisé avec une volonté de créer une plateforme qui puisse servir toutes les étapes de la vie du dossier, de la consultation à l’étape contentieuses et, éventuellement, de la médiation judiciaire. Ce dossier dématérialisé va s’interfacer avec la communication électronique avec les juridictions puisque nous conservons ce module d'échange électronique mais sous le prisme du dossier. Cela va nous permettre de centraliser dans ce dossier l'ensemble des documents qui sont échangés au cours de la procédure dont, notamment, les conclusions et les pièces.

Jusque-là, il n’y avait pas de système de centralisation de documents, « E-barreau » n’étant qu'une messagerie. Il y avait une obligation pour chaque avocat de télécharger les pièces jointes et de les enregistrer sur son ordinateur ou dans son logiciel métier pour en conserver une copie. Désormais, nous aurons une copie stockée sur la plate-forme « e-Barreau » qui aura l’avantage non négligeable en cas de succession d'avocat dans un dossier de récupérer l'antériorité du dossier et des documents échangés dans le cadre de la procédure. Il s’agit d’une grande nouveauté car actuellement en cas de succession dans un dossier, nous n’avons aucun élément d’historique. Cela facilitera donc le travail de recoupement, notamment dans les dossiers où il y a beaucoup d'interlocuteurs.

Lexbase Avocats : Certains avocats sont moins familiers avec l’utilisation de plateforme en ligne. Est-ce que vous pensez qu’ils pourront s’adapter facilement à ces nouveaux outils ?

Sandrine Vara : L’usage de la nouvelle plateforme sera assez différent de l'usage actuel mais les avocats devraient pouvoir se l'approprier assez facilement. Nous avons effectivement essayé d’avoir une pratique dématérialisée plus conforme à la pratique actuelle. Nous avons énormément travaillé sur l'ergonomie et l'expérience utilisateur pour fluidifier le parcours de l'avocat sur la plate-forme.

Bien évidemment, nous ne laissons pas les avocats s'approprier seuls ces outils. Afin de les accompagner, nous finalisons actuellement la création de plusieurs vidéos « tutos » mais également des manuels d'utilisation.

Pour ceux, par exemple, qui utilisent des logiciels « métier » pour leur communication électronique ils pourront l’utiliser de la même façon mais s’ils veulent passer à la nouvelle plate-forme, ils le pourront, également, en étant accompagné des manuels d'utilisation.

Dans tous les cas, pour ces nouveaux services, nous comptons beaucoup sur les ambassadeurs du numérique qui sont nos relais dans les barreaux. Notre mission a été de les former afin qu’à leur tour ils puissent accompagner, former les avocats à l'utilisation de ces nouveaux outils. Cela nous a permis de mieux mailler le territoire afin d’avoir des formateurs dans tous les barreaux. Par exemple à Lyon, nous avons, avec les ambassadeurs, organisé des sessions de formation pour fin octobre et novembre. Il s’agira de compléments à l'action du CNB parce que même si on essaye de penser les outils de la manière la plus fluide, la plus simple et la plus ergonomique, avec une prise en main facile, cela reste un changement et suppose nécessairement un accompagnement.

Lexbase Avocats : On sait que le nouveau site de "Légifrance" a connu quelques anomalies de fonctionnement lors de son lancement, avez-vous les mêmes craintes à quelques jours des lancements des nouvelles plateformes ?

Sandrine Vara : Évidemment, c'est une crainte ! Tous ceux qui ont mis en service une plate-forme numérique l’ont eu. Ceci étant dit, la plate-forme « e-Barreau » n’est pas totalement inconnue car nous l’avons déjà testée auprès de différentes communautés. Jusqu’à présent nous avons eu des retours assez positifs. Nous avons, également, fait un pilote en juridiction en partenariat avec le barreau de Nice au mois de février et cela s'est très bien passé. Les avocats ont très bien accueilli la nouvelle plateforme.

Nous sommes donc plutôt positifs bien que le risque zéro n'existe pas et encore aujourd’hui, quelques jours avant la sortie, nous continuons de passer en revue tous les écrans, toutes les procédures pour vérifier qu'on a bien tout balayé.

Si anomalie il devait y avoir, l’objectif est que nous soyons réactifs. Nous sommes, d’ailleurs, en train de finaliser l'interface de signalement des anomalies. Même si on se veut le plus exhaustif possible, le risque zéro n'existe pas. Nous allons mettre en place des systèmes de remonté d'alerte d'anomalies pour les corriger le plus rapidement possible. La plate-forme a, de toute façon, vocation à être évolutive. La nécessité de repenser la première plate-forme a été dictée par le fait que nous ne pouvions plus la faire évoluer. La nouvelle plate-forme a, elle, vocation à constituer un premier socle lors de sa sortie mais, également, à s'enrichir de différentes évolutions et à répondre plus rapidement aux éventuelles évolutions législatives ou réglementaires.

Donc, bien sûr, nous craignons des couacs à la "Légifrance" mais je reste toutefois assez sereine parce qu'on a vraiment beaucoup testé la plate-forme et que nous avons mis en place ce qu'il faut pour pouvoir réagir en cas de difficultés.

newsid:474951

Baux commerciaux

[Brèves] Précision sur la renonciation à l’application du statut des baux commerciaux à l’issue d’un bail dérogatoire depuis la loi « Pinel »

Réf. : Cass. civ. 3, 22 octobre 2020, n° 19-20.443, FS-P+B+I (N° Lexbase : A87293YX)

Lecture: 4 min

N5093BYB

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par Julien Prigent

Le 29 Octobre 2020

► En application des dispositions de l’article L. 145-5 du Code de commerce (N° Lexbase : L5031I3Q), dans sa rédaction issue de la  loi « Pinel » (loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 N° Lexbase : L4967I3D), les parties ne peuvent pas conclure un nouveau bail dérogatoire pour exploiter le même fonds dans les mêmes locaux à l'expiration d’une durée totale de trois ans que ne peuvent excéder les baux dérogatoires successifs et qui court dès la prise d’effet du premier bail dérogatoire, même si le preneur a renoncé, à l'issue de chaque bail dérogatoire, à l'application du statut des baux commerciaux.

Faits et procédure.  Le 1er juin 2013, un bailleur avait consenti à un locataire, qui occupait déjà les lieux et qui avait renoncé à se prévaloir du droit au statut des baux commerciaux lui étant acquis à l’expiration du précédent bail dérogatoire, un bail pour une durée de vingt-quatre mois.

Le 1er juin 2015, les parties avaient conclu un nouveau bail dérogatoire courant jusqu'au 31 mai 2016. Le 31 mars 2016, le bailleur avait informé le locataire de sa volonté de ne pas consentir un nouveau bail. Le locataire ayant revendiqué le droit au statut des baux commerciaux, le bailleur l’a assigné en expulsion.

Les juges du fond ayant fait droit à sa demande, le locataire s’est pourvu en cassation.

Arrêt d’appel. Pour déclarer ce dernier sans droit ni titre, la cour d’appel (CA Bordeaux, 29 mai 2019, n° 16/06891 N° Lexbase : A9710ZCM) avait constaté, d’une part, que le 1er juin 2013, les parties avaient conclu un nouveau bail dérogatoire stipulant que le preneur, dans les lieux en exécution d’un précédent bail dérogatoire, renonçait expressément à se prévaloir du statut des baux commerciaux et, d’autre part, que la régularité de cet acte n’était pas contestée.

Elle avait ensuite retenu que, à cette date, les parties pouvaient conclure un bail dérogatoire de deux ans sans que l’antériorité du bail précédent n’ait à être prise en compte, la loi du 18 juin 2014, n'ayant pas d’effet rétroactif et n’ayant pas remis en cause la situation antérieure de sorte que ne pouvait être prise en compte l’occupation réelle des lieux avant le 1er juin 2013. La cour d’appel en avait déduit que le bail conclu le 1er juin 2015, d’une durée d’un an, avait pour effet de porter la durée cumulée des baux pouvant être retenue à trente-six mois, soit la durée maximale désormais autorisée.

Décision. La Cour de cassation a censuré cette solution.

Elle a précisé qu’en application de l’article L. 145-5 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi du 18 juin 2014 (dite loi « Pinel »), les parties ne peuvent pas conclure un nouveau bail dérogatoire pour exploiter le même fonds dans les mêmes locaux à l'expiration d’une durée totale de trois ans que ne peuvent excéder les baux dérogatoires successifs et qui court dès la prise d’effet du premier bail dérogatoire, même si le preneur a renoncé, à l'issue de chaque bail dérogatoire, à l'application du statut des baux commerciaux. Elle a rappelé en outre qu’en application de l'article 21, II, de la loi du 18 juin 2014, les baux dérogatoires conclus à compter du 1er septembre 2014 sont soumis au nouvel article L. 145-5 du Code de commerce.

En conséquence, pour pouvoir déroger aux dispositions du statut des baux commerciaux, le bail conclu le 1er juin 2015, postérieurement à l'entrée en vigueur du nouvel article L. 145-5 du Code de commerce issu de la loi du 18 juin 2014, devait répondre aux exigences de ce texte et, par suite, ne pas avoir une durée cumulée avec celle des baux dérogatoires conclus précédemment pour exploiter le même fonds dans les mêmes locaux de plus de trois ans courant à compter de la date d’effet du premier bail dérogatoire.

Pour en savoir plus, v. ÉTUDE : Les baux dérogatoires, Les baux de courte durée conclus à compter du 1er septembre 2014, in Baux commerciaux, Lexbase (N° Lexbase : E4880E4I).

 

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Divorce

[Brèves] Révision des anciennes prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère : transmission d’une QPC au Conseil constitutionnel !

Réf. : Cass. QPC, 15 octobre 2020, n° 20-14.584, FS-P (N° Lexbase : A95873XD)

Lecture: 3 min

N4969BYP

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 28 Octobre 2020

► Par décision du 15 octobre 2020, la Cour de cassation a décidé de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC soulevée à l’encontre des dispositions de l’article 33-VI de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 (N° Lexbase : O4322AWY), prévoyant les conditions de révision, suspension, ou suppression des prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2000-596, du 30 juin 2000, relative à la prestation compensatoire en matière de divorce (N° Lexbase : L0672AIQ), cette question présentant un caractère sérieux selon la Haute juridiction.

Plus précisément, deux questions étaient formulées ainsi : « 1°/ L'article 33-VI de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 méconnaît-il l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1363A9D), en ce qu'il prévoit la possibilité pour le juge de supprimer la prestation compensatoire versée sous forme de rente viagère et fixée, judiciairement ou par convention, avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, tandis qu'une telle faculté de suppression n'était pas ouverte au jour où la prestation a été fixée ? »

« 2°/ L'article 33-VI de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce méconnaît-il l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1370A9M), en ce qu'il prévoit que les prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000 pourront être révisées, suspendues ou supprimées en cas de changement important intervenu dans les besoins ou les ressources de l'une ou l'autre des parties ou en cas d'avantage manifestement excessif procuré au créancier par le maintien de la prestation compensatoire alors que les prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère après l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000 ne peuvent être révisées, suspendues ou supprimées qu'en cas de changement important intervenu dans les besoins ou les ressources de l'une ou l'autre des parties ? ».

La Haute juridiction a estimé que les questions ainsi soulevées présentaient en effet un caractère sérieux en ce qu'en prévoyant que les prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000 peuvent être révisées, suspendues ou supprimées non seulement en cas de changement important dans les ressources ou les besoins de l'une ou l'autre des parties mais aussi lorsque la situation où le maintien de la prestation procurerait au créancier un avantage manifestement excessif au regard des critères posés à l'article 276 du Code civil (N° Lexbase : L2843DZC), tandis, d'une part, qu'une telle faculté de suppression n'était pas ouverte au jour où la prestation a été fixée, d'autre part, que celles fixées après l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000 ne peuvent l'être qu'en cas de changement important dans les ressources ou les besoins de l'une ou l'autre des parties, l'article 33-VI de la loi du 26 mai 2004 pourrait être de nature à méconnaître les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen.

Pour revoir en détail les conditions de révision des anciennes prestations compensatoires : v. ÉTUDE : La prestation compensatoire, in Droit du divorce, Lexbase (N° Lexbase : E0531EU9).

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Droit pénal fiscal

[Le point sur...] Cumul des sanctions pénales et fiscales : quel est le poids du critère de gravité ?

Lecture: 17 min

N5029BYW

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par Alice Rousseau, Avocate au Barreau de Paris

Le 03 Novembre 2020


Mots-clés : fraude fiscale • cumul de sanctions • critère de gravité


 

L’une des particularités de la répression de la fraude fiscale est de permettre qu’un seul et même contribuable puisse être sanctionné deux fois pour le même manquement. Une sanction peut être prononcée par le juge fiscal par le biais des majorations venant assortir le redressement d’impôt et, une autre sanction par le juge pénal (amende, emprisonnement, peines complémentaires). Le cumul des poursuites et des sanctions pénales et fiscales a été rendu possible par la réserve d’interprétation française au principe non bis in idem prévu par l’article 4 du protocole additionnel n° 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (N° Lexbase : L4679LAK). En application de cette réserve, seules les infractions relevant en droit français de la compétence des juridictions statuant en matière pénale peuvent bénéficier de la règle non bis in idem. Aussi, les manquements à la législation fiscale ne sont-ils pas couverts par cette règle dès lors qu’ils sont sanctionnés par des juridictions de nature différente : pénale, d’une part et, administrative ou civile, d’autre part.

Si le cumul des sanctions pénales et fiscales est possible, le Conseil constitutionnel a néanmoins soumis ce cumul à trois réserves d’interprétation afin de respecter les principes constitutionnels de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité. Ainsi, en matière de dissimulations et d’omissions déclaratives volontaires de sommes sujettes à l’impôt, les sanctions pénales peuvent s’ajouter aux sanctions fiscales sous réserve de : (I) l’impossibilité de condamner pénalement un contribuable déchargé définitivement de l'impôt pour un motif de fond ; (II) l’obligation de réserver les sanctions pénales aux seuls contribuables auteurs des manquements fiscaux les plus graves ; et (III) l’obligation de plafonner le montant global des sanctions pénales et fiscales au montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues [1].

La présente étude porte sur l’analyse de la deuxième réserve d’interprétation (la condition de gravité) – telle qu’actuellement appréciée par les juridictions françaises – et met en lumière la portée pratique toute relative du critère de gravité.

Il convient de relever que les règles françaises de cumul des poursuites et des sanctions pénales et fiscales pourraient prochainement évoluer dès lors que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est saisie de deux questions préjudicielles visant à déterminer si, en matière de manquements à la TVA, les règles nationales de cumul respectent le principe non bis in idem prévu par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [2].

I. L’absence de gravité des manquements fiscaux : un critère permettant en théorie d’obtenir la relaxe du contribuable prévenu de fraude fiscale

Par plusieurs arrêts du 11 septembre 2019, largement diffusés et commentés, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a souhaité apporter des réponses de principe à plusieurs interrogations suscitées par la seconde réserve d’interprétation [3].

En effet, la nécessité de réserver les poursuites et les sanctions pénales aux manquements fiscaux les plus graves soulevait, notamment, les questions de savoir (i) si le juge pénal devait apprécier la gravité des faits ou si cette gravité résultait du fait que le ministère public avait engagé des poursuites après une plainte de l’administration fiscale ; (ii) si la réserve d’interprétation emportait une modification des éléments constitutifs de l’infraction de fraude fiscale ; (iii) si la gravité était une condition de recevabilité de l’action publique ; ou (iv) les conséquences d’une gravité insuffisante.

Tout d’abord, les Hauts magistrats ont souligné le rôle nécessaire du juge pour apprécier la « gravité » de la fraude commise. La plainte déposée par l’administration fiscale après avis conforme de la commission des infractions fiscales (CIF) tout comme la décision du procureur de la République de mettre en mouvement l’action publique n’étant pas, à elles-seules, suffisantes pour caractériser la « gravité » des faits [4].

Ensuite, la Chambre criminelle a tiré des conséquences très claires du défaut de gravité en indiquant qu’en pareilles circonstances les faits de fraude fiscale ne pouvaient donner lieu à une condamnation pénale en plus de la sanction fiscale. Ainsi, par l’effet de la deuxième réserve d’interprétation, à défaut de gravité des faits, le juge pénal ne peut que prononcer la relaxe du prévenu [5].

Partant, dans l’hypothèse où le prévenu justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, de pénalités fiscales (c’est-à-dire l’application d’une majoration) pour les mêmes faits que ceux visés par la poursuite pénale [6], le juge pénal est contraint de procéder à un contrôle en deux temps : 1°) vérifier que les éléments matériels et intentionnels constitutifs du délit de fraude fiscale sont réunis ; puis, dans l’affirmative, 2°) vérifier – d’office – que les faits sont d’une gravité telle qu’ils nécessitent une répression pénale en complément de la répression fiscale existante.

Si l’absence de gravité conduit à la relaxe du prévenu de fraude fiscale, la Cour de cassation a pris le soin d’indiquer dans ses commentaires que la réserve d’interprétation n’emportait pas une modification des éléments constitutifs de l’infraction de fraude fiscale qui demeure définie par les dispositions de l’article 1741 du Code général des impôts (N° Lexbase : L6015LMQ), qui ne font pas référence à la gravité des manquements fiscaux. Aussi, la Haute juridiction considère-t-elle que la réserve d’interprétation revêt un caractère sui generis.

Malgré l’importance théorique de cette notion de gravité qui peut, à elle seule, aboutir à la relaxe d’une personne à l’encontre de laquelle des faits de fraude fiscale sont constitués, il apparaît que la portée pratique de ce principe soit plus que limitée.

II. La gravité des manquements fiscaux : un critère imprécis de portée limitée

La portée limitée de la deuxième réserve d’interprétation provient principalement de l’absence de définition précise du critère de gravité qui laisse, en pratique, un très large pouvoir d’appréciation au juge pénal.

En effet, dans les décisions de 2016 précitées, le Conseil constitutionnel a indiqué que la « gravité des faits » de nature à justifier un cumul des sanctions pénales et fiscales pouvait « résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention » [7].

Nombreuses ont été les critiques de cette définition imprécise. Toutefois, comme il a pu être souligné, il était difficile pour le Conseil constitutionnel de se montrer plus prolixe dès lors qu’en application de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1372A9P) et de l’article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S), c’est au législateur, seul, qu’il revient de définir les infractions pénales. Or, une définition plus précise par le Conseil constitutionnel aurait pu aboutir à modifier les critères de caractérisation du délit de fraude fiscale défini par l’article 1741 du CGI [8]. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel justifiait l’énoncé des trois critères généraux par le fait que le législateur avait toujours laissé une très large marge d’interprétation aux juges en matière fiscale. En témoigne l’utilisation des termes « manquement délibéré », « manœuvres frauduleuses » et « frauduleusement soustrait » figurant aux articles 1729 (N° Lexbase : L4733ICB) et 1741 du CGI qui laissent une large place à l’appréciation du juge, qu’il soit fiscal ou pénal, lorsqu’il se prononce sur des sanctions liées à des manquements fiscaux [9]. Ainsi, les trois critères de la gravité énoncés par le Conseil constitutionnel ne constituent-ils qu’un support d’analyse à destination des magistrats.

La définition de la gravité énoncée dans les décisions de 2016 a été reprise à l’identique dans la décision du Conseil constitutionnel de 2018 visant à étendre les règles de cumul des poursuites pénales et fiscales au cas d’omissions déclaratives volontaires. Le Conseil constitutionnel rappelle en commentaire le rôle d’appréciation des juges quant à la gravité des manquements fiscaux ; les trois critères généraux de la gravité n’étant, en effet, énoncés qu’afin « de déterminer et d’orienter ceux des cas pour lesquels l’application de cet ensemble répressif s’impose ». Le Conseil relève, en particulier, que répondent notamment au critère de gravité « les omissions portant sur des sommes très importantes » ou « des manquements répétés dans le temps ou relatifs à de nombreux impôts » [10].

Plus récemment, la Cour de cassation a rappelé les trois critères de la gravité définis par le Conseil constitutionnel (le montant des droits fraudés, la nature des agissements ou les circonstances de leur intervention) en prenant le soin de préciser que le troisième critère pouvait viser les circonstances aggravantes de la fraude fiscale définies à l’article 1741 du CGI : (i) l’utilisation de comptes ouverts ou de contrats souscrits auprès d'organismes établis à l'étranger, (ii) l'interposition de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable établis à l'étranger, (iii) l'usage d'une fausse identité ou de faux documents, au sens de l'article 441-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2006AMA), ou de toute autre falsification, (iv) une domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l'étranger, ou (v) un acte fictif ou artificiel ou l'interposition d'une entité fictive ou artificielle.

En l’absence de critères précisément définis, le juge pénal est relativement libre dans l’appréciation de la gravité des manquements fiscaux.

C’est d’ailleurs en raison de ce manque de précision que les règles françaises de cumul font l’objet de deux questions préjudicielles devant la CJUE. En effet, en matière de manquement aux règles de TVA, la CJUE avait indiqué dans l’affaire « Menci » (concernant la réglementation italienne) qu’une limitation ne pouvait être apportée au principe non bis in idem que si (i) elle était nécessaire et devait, à cette fin, prévoir des règles claires et précises permettant au justiciable de prévoir quels actes et omissions étaient susceptibles de faire l’objet d’un cumul de sanctions ; et si (ii) des règles permettaient d’assurer que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées soit limitée à ce qui était strictement nécessaire par rapport à la gravité de l’infraction concernée [11]. Or, en l’état de la réglementation française, la Cour de cassation a considéré qu’il revenait à la CJUE de se prononcer sur le point de savoir, d’une part, si l’exigence de clarté et de prévisibilité des circonstances dans lesquelles les dissimulations déclaratives pouvaient faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions était remplie, et, d’autre part, si l’exigence de nécessité et de proportionnalité du cumul de telles sanctions était remplie. La future décision de la CJUE pourrait significativement modifier les conditions de cumul des poursuites et des sanctions pénales et fiscales [12].

Pour l’heure, il ressort de l’analyse de la jurisprudence française depuis 2016 que rares sont les décisions pénales publiées qui consacrent des développements à l’appréciation de la gravité de la fraude fiscale aux fins d’application de la réserve d’interprétation. Cette tendance devrait prochainement s’inverser compte tenu de l’injonction faite aux juges pénaux de se prononcer sur la gravité de la fraude fiscale dans l’hypothèse où le prévenu fait état d’une sanction fiscale pour les mêmes faits.

Les éléments suivants ont pu être retenus par le juge pénal pour caractériser la gravité des faits de fraude fiscale et ainsi justifier le cumul des sanctions pénales et fiscales :

Référence

Faits reprochés de fraude fiscale

Éléments retenus comme critères de gravité des faits de fraude fiscale justifiant la répression pénale

Cass. crim., 17 janvier 2018, n° 16-86.451, F-D (N° Lexbase : A8744XA4)

Minoration des déclarations mensuelles de TVA

Montant des droits éludés : 136 000 euros (le pourcentage de la fraude était de 31 % en 2007 et 34 % en 2008)

Nombreuses mises en garde du dirigeant par son comptable

Non-comparution du dirigeant devant la Cour d’appel

Manquements similaires révélés par une procédure antérieure

Casier judiciaire mentionnant 7 condamnations

Cass. crim., 3 mai 2018, n° 17-81.594, F-D (N° Lexbase : A4420XMN)

Défaut de déclaration de sommes sujettes à l’impôt sur le revenu

Montant des droits éludés : 141 277 euros

Absence de déclaration et silence gardé à la suite de la réception des courriers de l’administration fiscale

Casier judiciaire du prévenu mentionnant une condamnation pour des faits similaires

Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-81.067, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9082ZMC)

Défaut de déclaration de sommes sujettes à l’impôt sur le revenu

Réitération de faits d’omission déclarative sur une longue période (5 ans) en dépit de plusieurs mises en demeure

Qualité d’élu de la République de l’un des deux prévenus

Cass. crim. 11 septembre 2019, n° 18-81.040, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9081ZMB)

Dissimulation de sommes sujettes à l’impôt sur le revenu et à l’ISF

Recours à des intermédiaires établis à l’étranger (Iles Vierges Britanniques et Suisse)

Montant des droits éludés : 235 580 euros

Remarque : ne peuvent être retenus l’absence de justification de l’origine des fonds non déclarés et le comportement du prévenu postérieurement à la fraude

Cass. crim. 11 septembre 2019, n° 18-84.144, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9086ZMH)

Dissimulation de sommes sujettes à l’impôt sur le revenu

Manœuvres de dissimulation des sommes sujettes à l’impôt (transferts rapides de fonds sur des comptes personnels et des contrats d’assurance-vie)

Montant des droits éludés : 276 562 euros

Il apparait ainsi que (i) les juges se fondent sur un ensemble d’éléments pour déterminer la gravité des manquements fiscaux (la réitération des manquements, l’absence de réaction aux mises en garde/mises en demeure, les stratégies d’évitement de l’impôt, le montant significatif de l’impôt fraudé) ; et (ii) un montant de droits fraudés supérieurs à 130 000 euros semble être un critère de gravité. De son côté, la CIF, qui indique inscrire sa pratique dans le cadre de la politique pénale globale visant à sanctionner les manquements fiscaux les plus graves, a, en 2019, autorisé l’administration fiscale à déposer plainte pour fraude fiscale dans des dossiers portant sur un montant moyen de droits fraudés de 285 120 euros [13].

Les difficultés d’appréhension de la notion de « gravité » ont été renforcées par la nouvelle procédure de transmission automatique de certains dossiers fiscaux au parquet instaurée par la loi n° 2018-898, du 23 octobre 2018, relative à la lutte contre la fraude fiscale (N° Lexbase : L5827LMR). En effet, il ressort des travaux parlementaires que cette nouvelle procédure de transmission automatique est destinée aux manquements fiscaux « les plus graves » [14]. Or, selon les dispositions de l’article L. 228 nouveau du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L6506LUI), sont concernés par cette nouvelle procédure les dossiers ayant abouti, cumulativement, à : (i) un redressement de plus de 100 000 euros ; et (ii) l’application d’une pénalité fiscale de 100 %, 80 % ou 40 % (en cas de récidive fiscale) [15].

Saisi par l’Agence Française des Entreprises Privées en 2019 afin de se prononcer sur la constitutionnalité du nouvel article L. 228 du LPF, le Conseil constitutionnel a, d’une part, rappelé que la procédure de transmission automatique était réservée au cas de fraudes fiscales les plus graves [16], et, d’autre part, précisé que les manquements fiscaux commis par des sociétés déficitaires « n’entr[ai]ent pas dans les catégories retenues par le législateur pour définir les cas de fraude fiscale les plus graves » [17].

Aussi, la gravité des manquements fiscaux pourrait être définie de manière précise à partir d’un seuil chiffré (inférieur aux montants retenus dans les décisions de jurisprudence) et de l’application de pénalités. Ces critères législatifs de la gravité, différents de ceux avancés par le Conseil constitutionnel, traduisent le flou entourant cette notion. Par ailleurs, si le seuil de 100 000 euros peut sembler significatif dans certaines affaires, il est très fréquemment atteint lors de redressements pluriannuels concernant les entreprises. En outre, le prononcé des pénalités fiscales (et notamment la pénalité de 40 %) s’avère, quant à lui, peu harmonisé en pratique, ce qui relativise la pertinence de ce critère.

L’éparpillement des éléments prétendument de nature à caractériser la gravité d’une fraude fiscale joue nécessairement en défaveur du prévenu qui, d’une part, pourra se voir opposer différents éléments – épars – pour démontrer la prétendue gravité de ses agissements, et d’autre part, aura du mal à anticiper l’appréciation des juges.

Pour l’heure, les développements consacrés à la gravité dans les décisions de justice sont relativement succins et aucune relaxe ne semble avoir été prononcée en raison de l’absence de gravité des manquements fiscaux commis. Concernant les dossiers examinés par les juges pénaux après plainte de la CIF, le prononcé de relaxes pour absence de gravité devrait être extrêmement rare compte tenu du fait que (i) cette commission est censée réaliser un premier filtre en n’autorisant l’administration fiscale à porter plainte que pour des manquements graves ; et (ii) 80 % des affaires soumises au juge pénal après avis favorable de la CIF donnent lieu au prononcé d’une condamnation pénale, ce qui démontre le crédit prêté par le juge pénal à l’analyse de la CIF [18]. Concernant les dossiers examinés par le juge pénal à la suite de la procédure de transmission automatique, l’absence de filtre de la CIF, pourrait permettre davantage de relaxes pour absence de gravité. Il conviendra d’être particulièrement persuasif dans le contexte politique actuel où la sanction de la fraude fiscale est une priorité.

Compte tenu de l’injonction faite aux juges du fond, par la Cour de cassation, d’examiner d’office la gravité et de rendre une décision motivée sur le sujet, on peut toutefois espérer que les juges auront à cœur d’apprécier in concreto – après avoir menée une analyse exhaustive du profil du contribuable – les manquements commis afin de donner toute sa portée à la deuxième réserve d’interprétation constitutionnelle (sous réserve des développements futurs liés à la décision de la CJUE).

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[1] Cons. const., décision n° 2016-545 QPC, du 24 juin 2016 (N° Lexbase : A0909RU9) et Cons. const., décision n° 2016-546 QPC, du 24 juin 2016 (N° Lexbase : A0910RUA) ; Cons. const., n° 2016-556 QPC, du 22 juillet 2016 (N° Lexbase : A7432RXK) ; Cons. const., décision n° 2018-745 QPC, du 23 novembre 2018 (N° Lexbase : A3978YMB).

[2] Cass. crim., 21 octobre 2020, n° 19-81.929, FS-P+B+I (N° Lexbase : A31923YU).

[3] Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-81.040, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9081ZMB) ; Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-81.067, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9082ZMC) ; Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-84.144, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9086ZMH).

[4] Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-81.040 (point 13), n° 18-81.067 (point 32) et n° 18-84.144 (point 20) : « Si la gravité des faits est prise en considération par l'administration fiscale lorsqu'elle dépose plainte après avis conforme de la commission des infractions fiscales puis par le ministère public lorsqu'il décide d'engager les poursuites, il incombe à la juridiction de jugement, devant laquelle un débat contradictoire peut s'engager, de s'assurer de cette gravité ».

[5] Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-81.040 (point 17), n° 18-81.067 (point 36) et n° 18-84.144 (point 24) : « Lorsque le prévenu de fraude fiscale justifie avoir fait l'objet, à titre personnel, d'une sanction fiscale pour les mêmes faits, il appartient au juge pénal, après avoir caractérisé les éléments constitutifs de cette infraction au regard de l'article 1741 du Code général des impôts, et préalablement au prononcé de sanctions pénales, de vérifier que les faits retenus présentent le degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire. Le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes. A défaut d'une telle gravité, le juge ne peut entrer en voie de condamnation ».

[6] Le prévenu n’a pas a justifié de sanctions fiscales définitives.

[7] Cons. const., décisions 2016-545 QPC et 2016-546 QPC, considérants 22 ; et Cons. const., décision n° 2018-745 QPC, du 23 novembre 2018, considérant 19 (N° Lexbase : A3978YMB).

[8] M. Collet et P. Collin, Le cumul des sanctions pénale et fiscale face aux exigences constitutionnelles et européennes. À propos de Cons. Const., 24 juin 2016, n° 2016-546 QPC et n° 2016-545 QPC, JCP G, juillet 2016, n° 29.

[9] Commentaire officiel des décisions Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC et 2016-546 QPC, page 25.

[10] Commentaire officiel de la décision Cons. const. 23 novembre 2018 n° 2018-745, page 17.

[11] CJUE, 20 mars 2018, aff. C-524-15, Menci (N° Lexbase : A3533WRB).

[12] Les questions préjudicielles sont posées en matière de TVA mais pourraient avoir des conséquences excédant le champ de cet impôt.

[13] Rapport d’activité de la commission des infractions fiscales pour l’année 2019, pages 8 et 12.

[14] Rapport du Sénat n° 602 de M. Albéric de Montgolfier, fait au nom de la commission des finances, en date du 27 juin 2018. Il est indiqué au sujet des critères de l’article L. 228 du Livre des procédures fiscales emportant la transmission automatique des dossiers au parquet que « ces critères permettent de cibler les cas graves de fraude fiscale afin d’engager une procédure pénale en supplément de la procédure de sanction administrative, conciliant ainsi l’application des principes de nécessité des délits et des peines et de lutte contre la fraude fiscale ».

[15] Lorsqu’au cours des six années civiles précédent l’application de la majoration de 40 % le contribuable a déjà fait l’objet lors d’un précédent contrôle de l’application de l’une des majorations visées ci-dessus ou d’une plainte de l’administration fiscale.

[16] Cons. const., décision n° 2019-804 QPC, du 27 septembre 2019, considérant 6 (N° Lexbase : A7363ZPE).

[17] Cons. const., décision n° 2019-804 QPC, du 27 septembre 2019, considérant 8.

[18] Rapport d’activité de la commission des infractions fiscales pour l’année 2019, pages 11.

newsid:475029

Fiscalité du patrimoine

[Brèves] Application du dispositif « Dutreil » aux holdings animatrices de groupe exerçant une activité mixte : la Cour de cassation se prononce

Réf. : Cass. com., 14 octobre 2020, n° 18-17.955, FS-P+B (N° Lexbase : A95613XE)

Lecture: 4 min

N5006BY3

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par Marie-Claire Sgarra

Le 03 Novembre 2020

La Cour de cassation est venue, dans un arrêt rendu le 14 octobre 2020, apporter des précisions sur l’éligibilité à l’exonération « Dutreil » aux parts de sociétés holdings ayant une activité mixte.

Les faits. Le donataire a fait donation à son fils de la nue-propriété de plusieurs actions d’une société, holding animatrice de groupe. Contestant que cette donation puisse bénéficier du régime de faveur de l’article 787 B du Code général des impôts (N° Lexbase : L5936LQW), sous lequel elle avait été déclarée, et, en conséquence, qu’un abattement de 75 % soit appliqué sur la valeur des titres transmis pour le calcul des droits de mutation, au motif que l’activité développée par la société était, à titre prépondérant, une activité civile de gestion de valeurs mobilières, non éligible à ce régime de faveur, l’administration fiscale a notifié au fils et son épouse une proposition de rectification. Après rejet de leur réclamation, le couple a assigné la directrice chargée de la direction nationale des vérifications de situations fiscales en annulation de cette décision et en décharge des impositions et intérêts de retard réclamés.

Principe. Aux termes de l’article 787 B du Code général des impôts, les parts ou les actions d’une société ayant une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale transmises par décès ou entre vifs sont, à condition qu’elles aient fait l’objet d’un engagement collectif de conservation présentant certaines caractéristiques, exonérées de droits de mutation à titre gratuit, à concurrence de 75 % de leur valeur.

Solution. Dans un premier temps, la Cour de cassation valide l’applicabilité du dispositif « Dutreil » à la transmission de parts ou actions de sociétés qui, ayant pour partie une activité civile autre qu’agricole ou libérale, exercent principalement une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale, cette prépondérance s’appréciant en considération d’un faisceau d’indices déterminés d’après la nature de l’activité et les conditions de son exercice.

Rappelons que le Conseil d’État avait également adopté ce raisonnement (CE 3° et 8° ch.-r., 23 janvier 2020, n° 435562, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A56683CW). La Cour de cassation rejoint ainsi la position du Conseil d’État.

Pour aller plus loin : R. Victor, Pacte Dutreil : le Conseil d’État annule la doctrine administrative fixant les critères d’appréciation de la prépondérance de l’activité opérationnelleConclusions du Rapporteur public, Lexbase Fiscal, février 2020, n° 812 (N° Lexbase : N2102BYI).

La Cour de cassation poursuit en jugeant que :

  • doit être assimilée à ces sociétés ayant une activité mixte, dont la transmission des parts est éligible au régime de faveur, une société holding qui, outre la gestion d’un portefeuille de participations, a pour activité principale la participation active à la conduite de la politique de son groupe et au contrôle de ses filiales exerçant une activité commerciale, industrielle, artisanale, agricole ou libérale, et, le cas échéant et à titre purement interne, la fourniture à ces filiales de services spécifiques, administratifs, juridiques, comptables, financiers et immobiliers ;
  • le caractère principal de son activité d’animation de groupe devant être retenu notamment lorsque la valeur vénale, au jour du fait générateur de l’imposition, des titres de ces filiales détenus par la société holding représente plus de la moitié de son actif total.

Pour cette dernière condition, là encore, la Cour rejoint la position du Conseil d’État (CE 3/8/9/10 ch.-r., 13 juin 2018, n° 395495, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9347XQA).

Pour aller plus loin :

F. Laffaille, À propos de la holding animatrice de groupe, Lexbase Fiscal, juillet 2018, n° 751 (N° Lexbase : N5126BX7)

Y. Bénard, Précisions du Conseil d’État sur la notion de « holdings animatrices » – Conclusions du Raporteur public, Lexbase Fiscal, septembre 2018, n° 753 (N° Lexbase : N5392BXY)

F. Chidaine, Retour synthétique sur la notion de société holding, Lexbase Fiscal, juin 2020, n° 828 (N° Lexbase : N3698BYM).

 

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Harcèlement

[Pratique professionnelle] Situation de harcèlement moral : les bons réflexes à adopter par l’employeur

Lecture: 12 min

N5033BY3

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par Pauline Larroque-Daran, Avocat Associé et Solène Hervouët, Avocat, Factorhy Avocats

Le 28 Octobre 2020

L’été 2020 a été marqué par une actualité jurisprudentielle dense sur la thématique du harcèlement moral : des précisions ont été apportées sur les réflexes à acquérir pour limiter les risques pesant sur l’entreprise en cas de dénonciation formulée par un salarié [1].

En effet, et pour rappel, l’employeur, en vertu de son obligation de sécurité vis-à-vis de ses collaborateurs, est tenu de prendre des mesures de prévention et en réaction à une dénonciation afin de protéger la santé et la sécurité de ses salariés [2].

Compte tenu des risques pesant sur les entreprises qui ne réagissent pas, ou à tout le moins pas suffisamment ou tardivement, il est primordial de prendre des mesures pour se protéger d’une éventuelle action contentieuse.

Ces mesures doivent automatiquement être mises en œuvre, peu important la conviction personnelle de l’employeur.

Les juges n’ont en effet de cesse de rappeler que l’employeur ne peut se faire juge de la véracité d’une dénonciation d’une situation de harcèlement moral. Les Hauts magistrats ont d’ailleurs précisé récemment que même en l’absence d’une situation de harcèlement, le salarié est en droit de demander une réparation au titre d’un manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur [3].

En outre, la crise sanitaire tendant à modifier sur le long terme l’organisation du travail (pérennisation du télétravail, distanciation sociale) : de nouvelles situations à risque vont apparaître nécessitant une attention particulière du chef d’entreprise.

On peut notamment imaginer que le télétravail participe à l’isolement d’un collaborateur, ou rende difficile la maîtrise de la charge de travail d’un salarié engendrant une dégradation de ses conditions de travail et, in fine, de son état de santé.

A l’inverse, l’ennui d’un salarié à son poste de travail est désormais considéré comme une forme de harcèlement moral dénommée « bore-out » [4].

La multiplication des situations à risque rend nécessaire l’élaboration d’une procédure interne claire sur les mesures préventives à prendre et l’attitude à adopter en cas de dénonciation de harcèlement moral de la part d’un salarié.

1. Comment réagir dès la réception d’une dénonciation de harcèlement moral ? 

Les dénonciations prennent souvent la forme d’un courrier -papier ou électronique- adressé au service des ressources humaines, ou directement auprès du dirigeant de la société, la présumée victime estimant que l’impact de ses mots sera plus important.

Parallèlement à la réception du courrier, il n’est pas exclu que les représentants du personnel aient été informés et décident d’exercer leur droit d’alerte [5].

Il convient, dans un premier temps, d’analyser les termes de la dénonciation, et la gravité des faits dénoncés afin d’éventuellement évaluer le sérieux des allégations portées par le salarié.

Il n’est en effet pas rare que les salariés confondent de réelles situations de harcèlement moral avec de simples mésententes d’ordre professionnel (sanction estimée injustifiée, altercation avec un collègue).

Pour éviter cet écueil, nous recommandons d’organiser des campagnes de sensibilisation sur la définition légale du harcèlement moral, à savoir [6] :

  • des agissements répétés ;
  • qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité, d'altérer la santé physique et mentale ou de compromettre l’avenir professionnel de la personne concernée.

Afin de ne pas se comporter en juge de la situation, il est conseillé d’organiser un entretien avec le salarié dénonciateur pour obtenir des explications complémentaires sur les faits dont il s’estime victime. Cet entretien pouvant être mené par le référent harcèlement désigné parmi les membres du CSE [7].

Ce premier entretien, au-delà de permettre un premier « tri » des informations, témoignera de la réactivité de la société, mais permettra également de sensibiliser le salarié sur les sanctions disciplinaires ou poursuites pénales pouvant être prononcées à l’endroit du présumé harceleur.

Ce rappel de la loi est essentiel pour faire prendre conscience au salarié des incidences potentielles de telles dénonciations pour l’auteur présumé et pour lui-même dans l’hypothèse où la dénonciation serait faite de mauvaise foi.

Dans l’hypothèse où le salarié maintiendrait ses dénonciations, l’employeur devra alors approfondir ses investigations en organisant une enquête interne.

2. L’employeur est-il tenu de mener une enquête ?

Si les dispositions légales sont muettes sur ce point, l’accord national interprofessionnel du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail -ayant valeur règlementaire depuis l’arrêté d’extension en date du 23 juillet 2010- prévoit expressément que « les plaintes doivent être suivies d’enquêtes et traitées sans retard » [8].

Au regard de la jurisprudence, il est également fortement conseillé aux employeurs de se diriger vers une telle procédure puisqu’à défaut, les juges pourraient considérer que l’employeur n’a pas respecté son obligation de prévention [9].

3. Comment mener l’enquête interne ?

→ Quid de la composition de la commission ?

Avant de diligenter l’enquête, l’entreprise doit identifier les personnes membres de la commission, chargées de diligenter l’enquête et d’entendre les salariés sélectionnés.  

Si l’ANI susvisé n’impose aucune règle particulière quant à la composition de cette commission, les objectifs de neutralité et d’efficacité de l’enquête devraient conduire les employeurs à opter pour des commissions « paritaires », composées à la fois d’un représentant de la direction et d’un représentant du personnel.

Dans l’hypothèse où l’entreprise ne possède pas de représentant du personnel, il est possible d’inclure dans la commission :

  • le référent sécurité de l’entreprise ;
  • des tiers à l’entreprise notamment des cabinets spécialisés dans la prévention des risques psychosociaux ou bien des psychologues ;
  • les services de la médecine du travail.

Cette étape est primordiale pour pouvoir démontrer la neutralité et l’impartialité des personnes en charge de l’enquête, puisqu’à défaut la procédure pourra faire l’objet d’une contestation et perdre sa valeur probante en cas de contentieux.

→ Quid des personnes à interroger ?

L’un des objectifs de l’enquête est de pouvoir faire la lumière sur les accusations portées par le salarié, de détecter la réalité d’une situation de harcèlement moral et de prendre les mesures adéquates en fonction de la situation d’espèce.

Pour ce faire, les personnes interrogées doivent être choisies avec soin afin que les témoignages soient pertinents et que les conclusions de l’enquête soient sans appel.

En pratique, il est conseillé d’interroger un nombre suffisant de personnes travaillant directement avec la prétendue victime de harcèlement et/ou le prétendu harceleur, ou exerçant leurs fonctions dans un environnement géographique proche (même étage/bâtiment/service).

Bien entendu, il est indispensable d’interroger les personnes directement visées par l’objet de l’enquête [10].

Concernant plus spécifiquement les questions à poser lors des entretiens.

Il est recommandé d’établir en amont une trame fixant les questions essentielles à poser à la personne interrogée. Ces questions devant permettre à la commission d’identifier d’éventuels témoins oculaires ou auditifs pouvant confirmer ou non les faits dénoncés.

→ Comment mener une audition dans le cadre d’une enquête ?

L’objectif étant de confirmer ou non les déclarations faites par le salarié s’estimant victime de harcèlement, il est important de faire preuve d’une grande discrétion dans la gestion et le déroulé des auditions pour [11] :

  • protéger les personnes directement concernées par les dénonciations aussi bien la présumée victime que le présumé auteur puisqu’à ce stade, les faits ne sont pas confirmés ;
  • éviter tout détournement de l’enquête qui pourrait s’exercer par la concertation des témoins auditionnés ou leur menace pour orienter la réalité des faits.

En outre, pour observer cette discrétion, il est préférable à notre sens que les salariés auditionnés ne soient pas prévenus en amont de l’entretien. Dans ce cas, et pour effacer leur crainte au moment de leur audition, il conviendra de faire preuve de pédagogie pour qu’ils se sentent libres de s’exprimer étant précisé que les informations récoltées ne devront pas être communiquées au sein de l’entreprise.

Il est important de rappeler que l’audition de témoins n’est aucunement comparable à un entretien préalable : l’assistance des salariés n’est donc pas obligatoire et ces derniers ne peuvent l’imposer à l’employeur [12].

Il est vivement recommandé aux employeurs de consigner les déclarations des salariés auditionnés dans le cadre de procès-verbaux qui devront être relus et signés par les salariés auditionnés afin que ces documents puissent, le cas échéant, être produits dans le cadre d’un contentieux ultérieur [13].

4. Quelles conséquences tirer des auditions de l’enquête ?

Pour rappel, l’objectif de cette enquête est de :

  • déterminer la réalité des accusations portées à la connaissance de l’entreprise ;
  • réagir efficacement et de manière adéquate à ces dénonciations.

Aussi, et en pratique, à l’issue de l’enquête, la commission est tenue de rédiger un rapport d’enquête qui aura vocation à déterminer si les faits dénoncés ont fait l’objet d’une confirmation par les témoins ou si au contraire aucune situation de harcèlement moral n’a été observée.

Ce rapport devra également préconiser les actions à envisager par l’entreprise en fonction des conclusions retenues par le rapport qui peuvent être de trois ordres à savoir :

  • La caractérisation d’une situation de harcèlement moral : dans une telle hypothèse, il est évident que l’employeur devra user de son pouvoir disciplinaire pour sanctionner l’auteur des agissements dénoncés et ainsi éviter de voir sa responsabilité engagée au titre d’un manquement à son obligation de santé et sécurité à l’encontre de ses salariés et plus spécifiquement du salarié victime. Pour rappel, les agissements d’un salarié constitutifs d’un harcèlement moral justifient une mesure de licenciement pouvant aller jusqu’à un licenciement pour faute grave privatif des indemnités de licenciement et de préavis, étant précisé que l’ancienneté du salarié ne fait pas obstacle à la reconnaissance de la faute grave [14].
  • L’absence d’éléments précis et objectifs permettant de reconnaitre une situation de harcèlement moral : dans ce cas, il est conseillé aux entreprises de prendre tout de même des mesures de prévention et d’organiser, pour illustration, des formations ou informations sur les situations pouvant constituer des situations de harcèlement moral pour que les salariés aient une vision claire de ce que recouvre la définition du harcèlement moral et les conséquences de tels agissements.
  • L’absence de harcèlement moral et la reconnaissance d’une mauvaise foi de l’auteur des dénonciations : pour rappel, l’auteur de dénonciation de harcèlement moral bénéficie d’une protection légale et ne peut donc se voir sanctionner pour de telles dénonciations.

Attention ! Cette protection n’est toutefois pas absolue puisque la mauvaise foi de l’auteur, laquelle peut se traduire par la connaissance de la fausseté des informations dénoncées, exclut cette protection [15].

Cependant, il n’est pas aisé pour les entreprises -sur qui repose la charge de la preuve- de démontrer la mauvaise foi du salarié, le rapport d’enquête étant souvent l’unique élément permettant de démontrer la mauvaise foi du salarié.

Dernièrement, on assiste cependant à un assouplissement de la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point puisque, dans un arrêt récent du 16 septembre 2020, les juges ont considéré que [16] :

  • l’absence de mention, dans la lettre de licenciement, de la mauvaise foi du salarié in extenso, ne prive pas le licenciement de cause réelle et sérieuse ;
  • il sera toujours possible de discuter de la mauvaise foi alléguée devant le juge.

Dans l’arrêt en question, pour retenir la mauvaise foi du salarié, les juges avaient notamment pris appui sur le comportement contradictoire du salarié lors de la procédure de licenciement et l’absence de concordance entre ses paroles et ses actes.

Cependant, même si le comportement du salarié pourra permettre de participer à la démonstration de sa mauvaise foi, il convient tout de même de se constituer d’autres modes de preuve pour ne pas voir le licenciement requalifier en licenciement sans cause réelle et sérieuse.  

Compte tenu de ce qu’il vient d’être exposé, les enquêtes vont avoir des incidences majeures pour les salariés concernés et serviront d’exemplarité au sein de l’entreprise.

Ainsi, cette mesure ne doit pas être prise à la légère par les entreprises pour lesquelles il est recommandé d’adopter une politique RH claire sur les questions de harcèlement moral, sans attendre qu’un premier cas se manifeste.


[1] CA Paris, Pôle 6, 11ème ch., 2 juin 2020, n° 18/05421 (N° Lexbase : A67303M9) ; Cass. soc., 16 septembre 2020, n° 18-26.696, F-P+B (N° Lexbase : A36573UY) ; Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-24.320, FS-P+B (N° Lexbase : A12673RD).

[2] C. trav., art. L. 1152-4 (N° Lexbase : L5790I3T), L. 4121-1 (N° Lexbase : L8043LGY) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L6801K9R).

[3] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-24.320, FS-P+B (N° Lexbase : A12673RD).

[4] CA Paris, Pôle 6, 11ème ch., 2 juin 2020, n° 18/05421 (N° Lexbase : A67303M9).

[5] C. trav., art. L. 2312-59 (N° Lexbase : L1771LRZ) : cette procédure est rendue possible dans les entreprises de plus de 50 salariés, ayant pour conséquence l’obligation pour l’employeur de mener une enquête interne.

[6] C. trav., art. L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) ; C. pén., art. 222-33-2 (N° Lexbase : L9324I3Q).

[7] C. trav., art. L. 2314-1 (N° Lexbase : L0337LMG).

[8] ANI du 26 mars 2010, sur le harcèlement et la violence au travail, art. 4, page 7.

[9] Cass. soc., 27 novembre 2019, n° 18-10.551, FP-P+B (N° Lexbase : A3486Z4U).

[10] Cass. soc., 5 juillet 2018, n° 16-26.916, F-D (N° Lexbase : A5649XXI).

[11] ANI du 26 mars 2010, sur le harcèlement et la violence au travail, art. 4, page 7.

[12] Cass. soc., 22 mars 2016, n° 15-10.503, F-D (N° Lexbase : A3624RAH).

[13] Cass. soc., 4 juillet 2018, n° 17-18.241, FS-P+B (N° Lexbase : A5590XXC).

[14] Cass. soc., 27 mai 2020, n° 18-21.877, F-D (N° Lexbase : A54933ME) : en matière de harcèlement sexuel.

[15] C. trav., art. L. 1152-2 (N° Lexbase : L8841ITM).

[16] Cass. soc., 16 septembre 2020, n° 18-26.696, F-P+B (N° Lexbase : A36573UY).

newsid:475033

Internet

[Jurisprudence] L’arrêt de CJUE en date du 15 septembre 2020 et les contours de la neutralité du net : quelles conséquences pour les offres dites « zero rating » ?

Réf. : CJUE, 15 septembre 2020, aff. C-807/18 (N° Lexbase : A66143T7)

Lecture: 25 min

N5055BYU

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par Arnaud Quilton, Juriste, Docteur en droit, Responsable du département Droit du Numérique, Cabinet AVOCONSEIL

Le 28 Octobre 2020


Mots-clés : neutralité du net • Règlement n° 2015/2120 • zero rating • communications électroniques • droit des réseaux • droits et libertés fondamentaux • liberté contractuelle • liberté du commerce et de l’industrie • ARCEP

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu le 15 septembre 2020 une décision considérée comme fondatrice. Elle est en effet venue pour la première fois préciser le principe de neutralité du net consacré en grandes pompes quelques années plus tôt par le Règlement (UE) n° 2015/2120 du 25 novembre 2015. Néanmoins, en se prononçant spécifiquement sur la légalité des offres « zero rating », cet arrêt soulève en parallèle d’autres interrogations relatives à la prévalence du principe de neutralité du net sur d’autres droits et libertés fondamentaux dont la liberté contractuelle.


Les avancées techniques et technologiques incessantes couplées au désir d’accroître leur rentabilité conduisent bien souvent les opérateurs de télécommunication ainsi que les fabricants de matériels connectés à proposer des offres novatrices, aptes à capter de nouveaux utilisateurs. Pour autant, ces pratiques, bien qu’a priori conformes au droit de la concurrence, sont en fait strictement encadrées par un principe fondamental effectif depuis peu de temps dans le monde numérique : la neutralité du net.

C’est précisément sur ce sujet que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu, le 15 septembre 2020, une décision considérée comme fondatrice par la plupart des commentateurs spécialisés en droit du numérique (mais pas que !) [1]. En effet, elle est venue pour la première fois préciser le principe de neutralité du net consacré en grandes pompes quelques années plus tôt par le Règlement (UE) n° 2015/2120 du 25 novembre 2015, établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert (N° Lexbase : L4988KR8) .

Néanmoins, avant même d’analyser le contenu de cet arrêt (II) et ses conséquences concrètes pour les européens (III), il importe dans un premier temps de rappeler succinctement ce qu’est, le concept de neutralité du net (I). Ceci impliquera notamment d’évoquer sa consécration réglementaire au sein du droit de l’Union européenne.  

I. Le concept de « neutralité du net » et sa consécration réglementaire en 2015

Avant sa consécration par le droit européen en 2015 (B), la neutralité du net a fait l’objet d’hésitations et de débats doctrinaux qu’il importe de rappeler succinctement (A). C’est en effet cette analyse doctrinale – et donc théorique – qui permettra d’appréhender mieux non seulement ses contours mais aussi les enjeux juridico-techniques inhérents à sa mise en œuvre.

A. Les contours théoriques de la neutralité du net

La « neutralité de l’internet », aussi dénommée « neutralité du net », est un terme fréquemment utilisé depuis le début des années 2000 dès lors qu’est envisagée l’analyse du mode de fonctionnement du réseau des réseaux. Devenue un véritable réceptacle à diverses conceptions ou philosophies à la fois libertaires, commerciales ou politiques du cyberespace, la « net neutrality » (en anglais) et ses principes sous-jacents font l’objet depuis cette période de toutes les attentions, spécifiquement de la part des juristes.

Il faut dire que les composantes et principes qu’elle renferme s’avèrent être largement empruntés au monde du droit : la liberté et l’égalité constituent notamment deux de ses principaux socles fondateurs. Mais, de manière simultanée, elle renvoie aussi à des enjeux économiques et structurels qui apparaissent être prégnants compte tenu de l’essor foudroyant du numérique à l’échelle mondiale. Elle symbolise donc un dualisme entre la conception historique et technique du réseau, empreint de préceptes libertaires, et des considérations d’ordre purement économiques, liées à l’essor du net.

Jusqu’au milieu des années 2010, le principe de neutralité du net ne faisait l’objet d’aucune définition juridique stable et uniforme en France et au sein de l’Union européenne. Cette situation reflétait en partie les divergences quant à son contenu, sa portée et, parfois même, sa légitimité [2].

Malgré tout, en opérant une synthèse des différentes réflexions portant sur le sujet, il était possible d’en dresser les principaux éléments caractéristiques :

  • Tout d’abord, le concept de neutralité jouerait un rôle déterminant sur le contenu des données et des informations transitant sur le réseau. En effet, la neutralité renverrait au principe selon lequel toutes les informations et, de manière générale, tous les flux sont acheminés sans discrimination sur les réseaux. Cette définition demeure, somme toute, assez proche de celle donnée par le « vulgarisateur » de ce concept, le juriste américain Tim Wu, pour qui « un réseau d’information public est maximalement efficace lorsqu’il aspire à traiter tous les contenus, sites et plateformes de manière égale » [3]. Elle vient parachever l’idée selon laquelle internet est un outil issu d’une philosophie éminemment libertaire permettant d’accéder et d’exercer, de façon équitable, une multitude de droits et libertés fondamentaux (accès à la culture et au savoir, à la liberté d’expression, à la liberté d’entreprendre, etc.).
  • Dans le même sens, selon l’ARCEP [4], la neutralité imposerait que « les réseaux de communications électroniques doivent transporter tous les flux d’information de manière neutre, c’est-à-dire indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire » [5]. Ainsi, selon cette conception, la neutralité aurait pour objectif de garantir la libre communication de tous types de contenus sur le net, peu importe la nature de ceux-ci : elle impliquerait un égal traitement de toutes les informations sur le réseau, sans aucune discrimination.
  • En second lieu, le principe de neutralité aurait une connotation nettement plus technique et économique, désignant les principes afférents à l’architecture ainsi qu’au fonctionnement même de l’internet. En effet, il permettrait d’assurer le bon fonctionnement global du réseau et de garantir une qualité de service minimale, assurant ainsi la stabilité du réseau des réseaux et le respect des principes de base ayant amené à son avènement. À ce titre, la « net neutrality » aurait pour objet de consolider le développement du net et des services qu’il propose, « grâce à l’innovation et au développement des modèles techniques et économiques plus efficaces » [6] ; l’interconnexion y deviendrait un principe essentiel puisqu’elle contraindrait les fournisseurs d’accès à internet (les « FAI ») – ou tout autre propriétaire d’une partie de l’infrastructure physique du net – à échanger entre eux leurs trafics de données et ainsi accentuer et fluidifier la communication. En parallèle, toujours selon cette conception, la neutralité aurait pour ambition de garantir à tous les internautes, quels qu’ils soient, un accès à l’internet – et à tous les services que celui-ci propose –, dans des conditions égalitaires, c’est-à-dire sans aucune discrimination ; la liberté d’accès à l’internet serait donc incluse dans son champ d’application.

Au final, après de nombreux débats doctrinaux, ces deux éléments – qui ont parfois été opposés l’un à l’autre comme étant incompatibles – ont été cumulativement intégrés à la conception désormais [7] admise de « neutralité du net ». Celle-ci a donc pour ambition d’affirmer que toute donnée transitant sur internet doit être traitée de façon égalitaire et non discriminatoire, sans limitation, peu important l’émetteur, le récepteur, l’intermédiaire technique sollicité (application, fournisseur d’accès…), la nature de la donnée ou son contenu, ou encore le type de matériel utilisé pour traiter ladite donnée.

Et c’est précisément cette définition qui a été reprise par le droit communautaire puis par le droit national.

B. La consécration réglementaire de la neutralité du net

La neutralité du net a été consacrée comme principe par le Règlement européen du 25 novembre 2015 sur l’Internet ouvert [8], applicable au sein des États membres de l’Union européenne depuis le 30 avril 2016.

En préambule, l’ambition de ce texte est clairement affichée : il s’agit d’établir, au sein de l’Union européenne, « des règles communes destinées à garantir un traitement égal et non discriminatoire du trafic dans le cadre de la fourniture de services d’accès à l’internet et les droits correspondants des utilisateurs finals. Il vise à protéger les utilisateurs finals et à garantir, en même temps, la continuité du fonctionnement de l’écosystème de l’internet en tant que moteur de l’innovation ». Internet est ainsi reconnu expressément comme un outil central et déterminant non seulement pour l’activité économique et pour l’innovation mais aussi pour l’exercice des droits et libertés les plus élémentaires des individus. Il est érigé en une sorte de « bien commun » de l’humanité à protéger comme un élément caractéristique du patrimoine historique et culturel mondial.

C’est le paragraphe 1 de l’article 3 dudit Règlement qui vient ériger une définition de ce qui était jusqu’alors qu’un concept théorique : « Les utilisateurs finals ont le droit d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et des services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l’utilisateur final ou le fournisseur, et quels que soient le lieu, l’origine ou la destination de l’information, du contenu, de l’application ou du service, par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’internet ».

Et le paragraphe 2 de préciser « Les accords entre les fournisseurs de services d’accès à l’internet et les utilisateurs finals sur les conditions commerciales et techniques et les caractéristiques des services d’accès à l’internet, telles que les prix, les volumes de données ou le débit, et toutes pratiques commerciales mises en œuvre par les fournisseurs de services d’accès à l’internet, ne limitent pas l’exercice par les utilisateurs finals des droits énoncés au paragraphe 1 ».

Et enfin, le paragraphe 3 de souligner que les fournisseurs d’accès à internet doivent traiter « tout le trafic de façon égale et sans discrimination, restriction ou interférence, quels que soient l’expéditeur et le destinataire, les contenus consultés ou diffusés, les applications ou les services utilisés ou fournis ou les équipements terminaux utilisés.

Le premier alinéa n’empêche pas les fournisseurs de services d’accès à l’internet de mettre en œuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic. Pour être réputées raisonnables, les mesures sont transparentes, non discriminatoires et proportionnées, et elles ne sont pas fondées sur des considérations commerciales, mais sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic. Ces mesures ne concernent pas la surveillance du contenu particulier et ne sont pas maintenues plus longtemps que nécessaire ».

Partant, compte tenu de ces éléments, la liberté de communication de chacun, entendue comme la capacité d’accéder au réseau puis d’y émettre et d’y recevoir des informations, est pleinement reconnue. Les flux de données doivent être traités de façon égalitaire, quels que soient les matériels, services ou opérateurs utilisés [9].

Mais le législateur européen va plus encore plus loin dans cette définition puisqu’il va jusqu’à s’immiscer directement dans les relations contractuelles entre les fournisseurs d’accès et les utilisateurs en soulignant que les conditions commerciales de chaque opérateur doivent respecter les principes cardinaux de la neutralité du net ; ce qui n’est pas sans soulever certaines difficultés.

C. Les questions soulevées par le Règlement européen face à la pratique des offres dites « zero rating »

Cette immixtion du Règlement dans la liberté contractuelle a très tôt engendré de nombreuses interrogations, spécifiquement au regard de certaines pratiques commerciales des fournisseurs d’accès telles que celle dite du « zero rating » (ou « tarif nul » en français). Dans ce dernier cas, l’opérateur propose à l’internaute un forfait limité en données, mais autorise en parallèle un accès à certains services ou applications « en illimité », c’est-à-dire que ces derniers ne sont pas décomptés du forfait une fois celui-ci épuisé. Il s’agit là d’une pratique fréquente mettant en exergue les spécificités des différents partenariats commerciaux entre un opérateur (Free, Orange, Bouygues par exemple) et un prestataire de services tiers (comme un réseau social, une application, etc.). Au final, l’ambition première du « zero rating » serait de faire bénéficier les internautes intéressés par un usage intensif des services et/ou applications concernés de tarifs bas (ou « nuls »), ces derniers ne voyant pas leur usage restreint par une quelconque limitation technique.

Pour autant, cette pratique du « zero rating » a clairement mis à mal les lignes directrices générales du Règlement européen et a soulevé bon nombre de nouvelles questions : la neutralité du net et les principes qu’elle induit priment-t-ils sur le consentement, libre et éclairé, d’un consommateur ? Autrement dit, quelles sont les limites concrètes à la liberté du net ? De même, le contrat de droit privé conclu entre un opérateur et un internaute est-il régi par les règles directrices de la neutralité du net alors même que ledit contrat est favorable économiquement à l’internaute ?

Ce n’est finalement que cinq ans après l’adoption du Règlement que la Cour de justice de l’Union européenne a eu l’occasion, pour la première fois, de venir préciser ses contours et d’aborder spécifiquement la question de la légalité des offres dites de « zero rating ».

II. Les contours de la neutralité du net selon la Cour de justice de l’Union européenne

Dans l’affaire soumise à l’analyse de la Cour luxembourgeoise, un fournisseur d’accès à internet norvégien (Telenor) proposait à ses clients hongrois plusieurs services dont deux offres groupées intitulées « MyMusic » et « MyChat ». Pour la première, les clients pouvaient quelques applications musicales précisément nommées (dont Deezer et Apple Music) de façon illimitée, au détriment de l’accès à d’autres applications qui, une fois le forfait épuisé, voyaient leur accès techniquement restreint (ralentissement et/ou blocage).

De la même manière, l’offre « MyChat » ouvrait la possibilité aux internautes d’avoir accès à un volume précis de données leur permettant d’utiliser tous les services et applications de leur choix dans le cadre de ce quantum. Néanmoins, une fois le volume de données dépassé, seules quelques applications, dont Instagram et Twitter, restaient totalement accessibles, sans aucun décompte du volume de données, contrairement aux autres applications et services non ciblés par cette offre.

L’autorité hongroise en charges des communications, saisie dans le cadre de la compatibilité de cette offre avec la réglementation en vigueur, a constaté que MyChat et MyMusic étaient en contradiction avec le Règlement de 2015, estimant que la gestion du trafic était inégalitaire et discriminante pour l’ensemble des internautes et pour les services et applications non inclus dans ces offres.

Contestant à deux reprises cette décision, la société Telenor a porté l’affaire devant la Cour d’appel de Budapest qui s’est vue contrainte de poser à la CJUE plusieurs questions préjudicielles afin de savoir comment devait être interprété l’article 3 du Règlement et si ces offres groupées, intégrant des « tarifs nuls » pour certains services, étaient compatibles avec la neutralité du net.

Spécifiquement, il était demandé à la Cour de déterminer :

A) Si une offre d’accès illimitée à un ou plusieurs services et restrictif pour d’autres (en cas de dépassement du forfait) pouvait constituer une atteinte manifeste aux droits des utilisateurs, tels qu’énumérés à l’article 3 paragraphe 2 du Règlement ;

B) Si l’article 3, paragraphe 3, dudit Règlement devait être interprété comme interdisant toutes mesures de gestion du trafic qui « établissent une différenciation entre les différents contenus d’Internet, indépendamment de la question de savoir si le fournisseur d’accès à Internet l’a par ailleurs fait par la voie d’un accord, d’une pratique commerciale ou d’un autre comportement » ?

A. À la première question, la Cour de justice répond par l’affirmative en qualifiant d’« accord » le contrat liant l’utilisateur de l’offre « zero rating » à l’opérateur. Il s’agit en effet d’un accord dans lequel les parties conviennent librement de conditions commerciales spécifiques portant sur le prix ou encore sur la nature de l’offre (débits, services etc.). Pour autant cet accord ne doit pas venir « limiter l’exercice des droits des utilisateurs finals ni, par conséquent, permettre de contourner les dispositions dudit Règlement en matière de garantie d’accès à un Internet ouvert » [10].

La Cour prend d’ailleurs le soin de différencier les pratiques commerciales, qui n’emportent pas nécessairement le consentement des utilisateurs finals, des accords, qui eux nécessitent ce consentement.

Selon elle, ces pratiques sont en amont des accords et incorporent « le comportement d’un fournisseur de services d’accès à internet consistant à proposer des variantes ou des combinaisons spécifiques de ces services à ses clients potentiels, en vue de répondre aux attentes et aux préférences des uns et des autres, et, le cas échéant, de conclure avec chacun d’eux un accord individuel, avec pour conséquence possible la mise en place d’un nombre plus ou moins important d’accords de contenu identique ou similaire, en fonction de ces attentes et de ces préférences ». En l’espèce, les offres dites de « zero rating » sont expressément visées et apparaissent être assimilées à des pratiques commerciales mises en place par les opérateurs se concrétisant par un « accord » dès lors qu’elles sont acceptées et validées par les utilisateurs.

Si cette tentative de distinction entre « accord » et « pratiques commerciales » n’est pas gage de clarté dans le cas d’espèce, elle a tout de même le mérite de clarifier la terminologie employée par le Règlement. D’ailleurs, la Haute Cour en profite aussi pour indiquer que le terme d’« utilisateurs finals » recouvre aussi bien les consommateurs (particuliers) que les personnes morales (sociétés).

Ainsi, la Cour estime que si le Règlement ouvre la possibilité de restreindre le droit d’accès aux utilisateurs aux services, celle-ci doit s’apprécier en tenant compte des pratiques commerciales et/ou des accords passés. De ce fait, toute limitation au droit d’accéder à internet doit s’opérer en vérifiant l’incidence des pratiques commerciales et desdits accords non seulement à l’égard des utilisateurs finals mais aussi des autres opérateurs/fournisseurs d’accès.

Il s’agit donc pour la Cour d’estimer au cas par cas, dans le cadre du déploiement d’une offre « zero rating », si l’utilisateur et la concurrence seront plus ou moins lourdement impactées et si elles seront « de nature à amplifier l’utilisation de certaines applications et de certains services spécifiques » [11]. Et plus précisément, elle affirme que, dans l’affaire qui lui est soumise, les accords et pratiques commerciales sont contraires aux droits des autres opérateurs et utilisateurs puisqu’ils favorisent, par nature, l’utilisation de certaines applications et de certains services spécifiques au détriment d’autres.

Pour ce faire, la CJUE élabore, en appui à son analyse, un critère permettant d’apprécier objectivement si l’offre en question est discriminante et est susceptible d’impacter l’ensemble des utilisateurs : ce critère n’est autre que celui de l’atteinte par l’accord d’une « part significative du marché ».

En effet, selon elle, dès lors que les accords « zero rating » entre les utilisateurs finals et le fournisseur d’accès est susceptible de rencontrer un large succès, cette offre va prendre une part « significative du marché ». Et dans ce cas, selon le juge luxembourgeois, « l’incidence cumulée de ces accords [sera] susceptible, compte tenu de son ampleur, d’engendrer une limitation importante de l’exercice des droits des utilisateurs finals » [12].

Selon la Cour, il s’agirait donc, pour les autorités de contrôle nationales, d’opérer, via des critères plus ou moins objectifs, une analyse permettant de préjuger de l’impact d’une pratique commerciale et d’un accord sur l’équilibre global d’un marché donné. En clair, ce raisonnement semblerait signifier que toute offre de « tarif nul » d’un fournisseur d’accès notoire sur le marché donné (ce qui est généralement le cas) pourrait être considérée comme prenant une part significative sur ce marché et se voir ainsi, purement et simplement, interdite car étant susceptible d’y avoir une ampleur importante

On le voit, cette analyse suscite plus d’interrogations que de réponses pour les autorités de contrôle nationales venant à analyser la légalité d’offres similaires ; et elle pourrait même les conduire à restreindre catégoriquement, dans le doute, ces offres commerciales mettant ainsi un sérieux frein à la liberté de la concurrence et à la liberté contractuelle.

B. Concernant la seconde question préjudicielle précitée, la CJUE estime que l’offre « zero rating » proposée par Telenor contrevient à l’obligation des fournisseurs d’accès d’assurer et de traiter de façon égalitaire l’ensemble du trafic sur le réseau car elle repose sur des considérations strictement commerciales. De ce fait, elle contrevient au paragraphe 3 de l’article 3 du Règlement qui souligne que pour être réputées licites, les mesures de gestion et de restriction du trafic doivent être raisonnables, transparentes, proportionnelles et non-discriminantes et qu’elles ne doivent pas reposer sur des pratiques commerciales.

Partant de ce postulat, la Haute juridiction communautaire confirme que les fournisseurs d’accès à internet doivent garantir la mise en œuvre de mesures de gestion du trafic non discriminatoires et sans restriction. Cependant, si de telles restrictions ou des mesures de gestion du trafic peuvent être autorisées, c’est à la condition expresse qu’elles soient i) raisonnables et proportionnées et ii) qu’elles reposent sur des considérations objectives (ou techniques ?) et non pas sur des considérations commerciales.

Là encore, la Cour, en tentant de clarifier un point, ouvre une brèche : qu’est-ce qu’une exigence d’ordre technique ? Est-ce à dire que seuls les partenariats commerciaux entre fournisseurs d’accès et opérateurs tiers sont visés par cette restriction mais que des mesures de ralentissement ou de blocage de flux fondés par exemple sur un type d’usage (téléphonie, streaming, etc.) pourraient être envisagées ?

Ce sera aux instances de contrôle nationales (comme l’ARCEP en France), sous le contrôle du juge compétent, d’approfondir ce délicat sujet qui sera, nul n’en doute, abordé frontalement par les fournisseurs d’accès via la commercialisation de nouvelles offres.

Compte tenu de ces différents éléments, quelles sont les conséquences concrètes pour internautes européens ?

III. Les conséquences de cet arrêt de la CJUE sur les droits et libertés des « utilisateurs finals »

L’arrêt engendre une série de conséquences relatives à la fois à l’existence des offres « zero rating » (A) mais aussi sur la hiérarchie des droits et libertés fondamentaux (B).

A. Les conséquences de l’arrêt de la CJUE sur l’avenir des offres « zero rating »

Cet arrêt a pour mérite de venir pour la première fois clarifier le Règlement sur la neutralité du net de 2015 et apporte des précisions sur l’interprétation d’un certain nombre de termes utilisés (dont « pratiques commerciales », « accords », « utilisateurs finals »).

En outre, il ressort qu’au regard de cette nouvelle jurisprudence, si la pratique du « zero rating » n’est pas formellement interdite, elle est cependant considérablement amoindrie. En effet, dès lors que cette pratique i) permet de bloquer ou de ralentir l’utilisation de services et/ou d’applications ii) repose sur des considérations commerciales et iii) est susceptible de toucher un grand nombre d’internautes sur un marché donné, alors, dans ces conditions, l’offre sera susceptible de porter atteinte au principe de neutralité du net.

Pour autant, quelques zones d’ombres demeurent et devront impérativement être clarifiées dans les mois à venir, comme la notion d’exigence d’ordre technique, qui rendrait licite l’offre à « tarif nul ».

En dépit de ces aspects, il ressort de cet arrêt que les offres « zero rating » telles qu’usuellement pratiquées sur le marché européen par les fournisseurs d’accès vont devoir disparaître à court terme, l’écrasante majorité d’entre elles reposant sur des considérations d’ordre commercial : ces pratiques et accords commerciaux, privilégiant des services et/ou applications, sont susceptibles d’engendrer une inégalité de traitement avec les autres acteurs du marché et peuvent ainsi porter atteinte aux droits de l’ensemble des utilisateurs finals.

B. Les conséquences de l’arrêt de la CJUE sur la hiérarchie des droits et principes fondamentaux

Cette jurisprudence, bien que venant incontestablement renforcer un droit cardinal pour les internautes à l’heure du numérique, vient en parallèle instituer une hiérarchie surprenante – et certainement contestable – entre la neutralité du net et deux principes juridiques ancestraux : la liberté contractuelle et la libre concurrence (entendue comme la liberté du commerce et de l’industrie).

En effet, la CJUE érige plus que jamais la neutralité du net au rang de droit fondamental bénéficiant à tout utilisateur, particulier ou professionnel, du réseau. Ce droit fondamental vient même, selon elle, primer sur la liberté de contracter ou non ainsi que sur la liberté du commerce et de l’industrie. Ces libertés et principes – eux aussi fondamentaux à bien des égards –, préexistants bien évidemment à l’avènement d’internet, doivent désormais s’écarter afin de faire primer ce droit nouveau qu’est la neutralité du net et qui est directement érigé, par le juge, en droit fondamental « suprême ».

Ce nouvel ordre hiérarchique est contestable et aurait indubitablement nécessité un contrôle de proportionnalité plus poussé afin de « mettre en balance », comme cela se fait usuellement [13], les droits et libertés en présence.

En l’absence de ce contrôle poussé, on remarque que l’utilisateur, à qui aurait pourtant bénéficié un « tarif nul » sur une série de services qu’il a librement sélectionnés, se voit au final pénalisé en n’ayant pas accès à cette offre « zero rating », pourtant a priori avantageuse pour lui.

Au nom de la « net neutrality » bénéficiant à l’ensemble des utilisateurs, le juge s’immisce donc dans la liberté contractuelle de tout un chacun et vient indirectement atténuer la portée de l’article 1102 du Code civil (N° Lexbase : L0823KZI) qui indique, pour rappel, que « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi ». L’autonomie de la volonté de chaque cocontractant, censée être caractérisée par l’accord entre l’internaute et le fournisseur d’accès, se voit ainsi encadrée et limitée quand bien même les deux parties y trouveraient un intérêt légitime et bénéfique.

Par ricochet, en opérant de la sorte, ce raisonnement fausse aussi le libre jeu de la concurrence au prétexte de vouloir la défendre. En effet, l’enjeu premier de la neutralité du net, telle que sous-tendue par cet arrêt, serait d’éviter toute forme d’entrave ou de blocage d’opérateurs rivaux qui n’auraient pas souscrit à des accords commerciaux similaires avec les fournisseurs de contenus. Pourtant, la Cour vient ici s’immiscer de façon plus ou moins consciente dans le libre jeu de la concurrence entre différents acteurs du numérique et, spécifiquement, dans leur capacité à conclure des partenariats entre eux en vue d’attirer de nouveaux clients.

Ce dernier aspect, s’il est compréhensible sous l’angle de la défense de la neutralité du net, est nettement plus contestable dès lors que l’on appréhende mieux les enjeux liés aux développements économiques de ces différentes entités (fournisseurs d’accès à internet, fournisseurs de contenus et de services annexes).

Ainsi, si l’arrêt de la CJUE en date du 15 septembre 2020 vient poser une première pierre à l’édifice jurisprudentiel relatif à la neutralité du net, il soulève en parallèle un certain nombre de questions qui devront être impérativement résolues, au risque de mettre en péril l’équilibre subtil qui existe traditionnellement entre les différents droits et libertés fondamentaux.

 

[1]  Arrêt « Telenor », rendu par la Grande chambre de la CJUE.

[2] Le Professeur Derieux  en venait même à se demander si cette absence de définition n’était pas volontaire puisque profitant potentiellement aux défenseurs de la neutralité. V. sur ce point E. Derieux Entre esprit libertaire et nécessaire réglementation. À propos de « La neutralité de l’internet. Un atout pour le développement de l’économie numérique, Revue Lamy droit de l’immatériel, n° 64, octobre 2010, p. 7.  

[3] T. Wu, Network Neutrality, Broadband Discrimination, Journal of Telecommunications and High Technology Law, 2003, p. 141.

[4] Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse.

[5] ARCEP, rapport au Parlement et au Gouvernement sur la neutralité de l’internet, Les Actes de l’ARCEP, septembre 2012, p. 11 [en ligne].  

[6] ARCEP, Neutralité de l’internet et des réseaux – Propositions et recommandations, Les Actes de l’ARCEP, septembre 2010, p. 5 [en ligne].

[7] Depuis le milieu des années 2010.

[8] Règlement (UE) n° 2015/2120 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015, préc..

[9] Il convient de remarquer que le Règlement a été transposé en droit français par le biais de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (N° Lexbase : L4795LAT). L’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) est y est expressément érigée comme garante de la neutralité d’internet.

[10] Considérant n° 35.

[11] Considérant n° 44.

[12] Considérants n° 45 et 46.

[13] « Le contrôle de proportionnalité consiste à mettre en balance deux droits afin de déterminer dans quelles mesures l’un prime sur l’autre. La proportionnalité est donc un instrument de mesure ». A. Latil, Contrôle de proportionnalité en droit d’auteur, JAC, 2016, n° 39, p. 18. Il convient d’ailleurs de remarquer que la Cour européenne des droits de l’Homme s’est érigée en instance incontournable pour la mise en balance des différents droits et libertés fondamentaux reconnus à l’échelle européenne.  

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Marchés publics

[Jurisprudence] Négociation dans les marchés publics : des prestations connues et normalisées, on ne discute pas

Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 7 octobre 2020, n° 440575, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A05053XY)

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par Astrid Layrisse, Avocate à la Cour, cabinet Hogan Lovells

Le 28 Octobre 2020

 


Mots clés : marchés et contrats administratifs • procédure concurrentielle avec négociation • prestations de service connues et normalisées
A l’occasion du premier arrêt rendu sur la légalité d’un recours à la procédure concurrentielle avec négociation, le Conseil d’État a expressément exclu du champ de cette procédure des prestations tenant à la réalisation de diagnostics techniques, au motif que celles-ci étaient connues et normalisées. Ce faisant, il soulève la question de la place effective de la négociation en procédure formalisée, à qui la dernière grande réforme des marchés publics avait promis un avenir certain.


 

Lyon Métropole Habitat, premier office public de l’habitat de la métropole de Lyon, avait lancé en février 2019 [1] une procédure de passation pour l’attribution d’un marché pour la réalisation de diagnostics techniques réglementaires avant démolition, relocation, vente et travaux. Il s’agissait d’un accord-cadre à bons de commandes multi-attributaires sans minimum ni maximum, composé de quatre lots devant être attribués à l’issue d’une procédure concurrentielle avec négociation, laquelle permet au pouvoir adjudicateur de négocier les conditions du marché public avec un ou plusieurs opérateurs économiques [2].

Candidat malheureux à l’attribution du lot n° 3 relatif à la réalisation de diagnostics avant relocation et avant-vente d’une valeur estimée non négligeable de quatre millions d’euros sur quatre ans, la société AED Amiante et Environnement (ci-après la société « AED ») a saisi le tribunal administratif de Lyon d’un référé précontractuel tendant, à titre principal, à ce qu’il soit enjoint à Lyon Métropole Habitat de reprendre la procédure de passation du lot n°3 au stade de l’examen des offres et, à titre subsidiaire, d’annuler cette procédure.

Par une ordonnance du 10 avril 2020 [3], le tribunal administratif de Lyon choisit d’annuler la procédure au motif, parmi plusieurs moyens soulevés, que l’acheteur s’était fondé à tort sur le caractère innovant de la solution à apporter pour justifier son recours à la procédure concurrentielle avec négociation.

L’office public de l’habitat forme un pourvoi en cassation contre cette décision aux fins d’en obtenir l’annulation et de voir rejeter l’ensemble des demandes de la société AED.

Au terme d’un contrôle entier du choix de la procédure retenue, le Conseil d’État annule d’abord l’ordonnance rendue en premier et dernier ressort au motif que le tribunal administratif, ayant annulé la procédure litigieuse sur le fondement d’un recours irrégulier à l’article 25 II, 2° du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, relatif aux marchés publics (N° Lexbase : L3006K7H) relatif aux solutions innovantes, alors que, factuellement, le rapport de présentation des offres indiquait que le recours à la procédure concurrentielle avec négociation était fondé sur l’article 25 II, 1° de ce même texte, avait dénaturé les pièces du dossier. Cette erreur rectifiée, il considère que dès lors que les diagnostics demandés étaient « exigés par différentes réglementations » et devaient « être faits conformément aux normes applicables auxquelles renvoyait le cahier des clauses techniques particulières », il s’agissait de « prestations connues et normalisées » dont il n’est pas démontré qu’elles « ne pouvaient être réalisées qu’au prix d’une adaptation par les candidats des solutions immédiatement disponibles ». En conséquence, il juge que le recours de Lyon Métropole Habitat à la procédure concurrentielle avec négociation était irrégulier et annule la procédure critiquée.

Ce faisant, le Conseil d’État donne des précisions bienvenues sur l’interprétation à donner aux cas de recours à la procédure concurrentielle avec négociation, dont la portée n’est pas neutre, car il s’agit de sa première décision sur le sujet [4]. En outre, bien que les appellations aient changé au profit de l’unique vocable de « procédure avec négociation » [5] les concepts n’ont, eux, pas été modifiés ces dernières années [6], de sorte que cette décision est pleinement d’actualité.

Dans la mesure où, selon nous, l’exclusion du champ de cette procédure des prestations en cause était, en l’espèce, factuellement solidement justifiée (I), la décision commentée n’a fait que justement rappeler et illustrer la règle selon laquelle les pouvoirs adjudicateurs ne peuvent recourir à la négociation que dans des hypothèses limitativement énumérées, sans pour autant faire reculer le processus entamé d’élargissement du recours à la négociation dans les procédures formalisées (II).

I - Une exclusion factuellement justifiée

La réalisation des diagnostics immobiliers avant relocation ou avant-vente de logements demandés par Lyon Métropole Habitat nécessitait-elle, de la part des futurs titulaires du marché, d’adapter des solutions immédiatement disponibles ?

Pour l’office public de l’habitat, cette adaptation se justifiait par le volume des opérations et l’importance du parc immobilier (80 ventes de logements et 1 500 relocations par an étaient prévues), la diversité des logements (individuels et collectifs), les différences dans les dates de construction, la dissémination des logements sur un territoire géographique (la métropole) étendu et, par ailleurs, la possibilité pour les candidats de proposer des variantes ayant mené au dépôt d’offres non identiques.

Le Conseil d’État n’a toutefois pas été convaincu par ces arguments. Ayant relevé que les diagnostics attendus étaient rendus obligatoires par la réglementation et que leur réalisation était encadrée par des normes courantes, expressément visées dans le marché, il a jugé que les prestations demandées étaient connues et normalisées. La réalisation de prestations à grande échelle et sur un vaste territoire pouvait tout au plus nécessiter une adaptation des méthodes des candidats, mais elle n’impliquait pas nécessairement une adaptation des solutions immédiatement disponibles elles-mêmes.

D’un œil de juriste, la réalisation de diagnostics notamment amiante, consistant en la recherche et la détection de ce matériau dangereux interdit (mesures d’empoussièrement, examens visuels, rédaction d’un rapport de repérage…) constitue en effet une opération éminemment classique dans les bâtiments notamment d’habitation. La charge de la preuve pesait donc sur le pouvoir adjudicateur : il lui aurait fallu, par exemple, être en capacité de démontrer que les diagnostics demandés requéraient des techniques particulières s’écartant des processus classiques. Mais il nous semble qu’en réalité, l’exécution du marché nécessitait « seulement » des compétences organisationnelles et de rationalisation des prestations. En outre, le marché était déjà divisé en quatre lots portant tous principalement sur des repérages d’amiante, ce qui réduisait déjà la complexité des opérations pour chacun des titulaires. Dans ce contexte, la solution choisie par le Conseil d’État parait factuellement fondée.

Sur le plan juridique, elle rejoint l’affirmation selon laquelle la procédure concurrentielle avec négociation peut être utilisée « dans les hypothèses autres que des achats de produits, de services ou de travaux « sur étagère », c'est-à-dire standardisés, non spécifiquement conçus pour les besoins d'un acheteur en particulier » [7]. La rapporteure publique confirme que pour ces achats, la négociation n’est tout simplement « pas pertinente ». Cette solution nous semble également cohérente avec la possibilité de négocier en cas, au contraire, d’incapacité à définir ses besoins en se référant à une norme [8].

S’agissant du sort réservé à la procédure de passation litigieuse, le Conseil d’État l’a naturellement annulée. L’offre de la société AED, classée deuxième avant les négociations, avait finalement terminé quatrième et le lot litigieux avait été attribué à trois de ses concurrents. C’est donc bien le recours irrégulier à la négociation qui l’avait empêchée d’accéder au podium convoité. Comme l’a explicité le tribunal administratif de Lyon, cette irrégularité viciait toute la procédure et non uniquement la phase d’examen des offres, justifiant qu’une nouvelle procédure soit organisée. Rappelons que la mise en œuvre d’une procédure concurrentielle avec négociation en lieu et place d’un appel d’offres a plusieurs implications parmi lesquelles la possibilité d’admettre seulement trois candidats à soumissionner, la possibilité de régulariser les offres inacceptables et, bien sûr, la possibilité de discuter du contenu de l’offre, en premier lieu de son prix.

En conclusion, l’affaire portée devant le Conseil d’État a permis de faire émerger, dans un contexte certes favorable, les critères, ou à tout le moins des critères d’identification des solutions immédiatement disponibles ne nécessitant pas d’adaptation, à travers les qualificatifs de prestations « connues et normalisées », auxquels on peut ajouter de manière assez certaine ceux de « classiques », « courants », « bien identifiées », « réglementées » ou encore « standardisées ». Cette précision méritait bien une mention dans les tables du recueil Lebon.

II - Un coup d’arrêt porté à l’élargissement des hypothèses de négociation en procédure formalisée ?

La délicate recherche d’un équilibre entre la meilleure satisfaction possible des besoins des acheteurs, pouvant être facilitée par la souplesse de la négociation, et le respect des principes d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures, susceptible d’être bousculé par la tenue d’échanges oraux et secrets différents selon les candidats, se cristallise autour du calibrage des hypothèses de recours autorisé à la négociation.

A cet égard, l’arrêt du Conseil d’État du 7 octobre 2020 décevra certains acheteurs et praticiens, qui y verront un véritable frein au développement annoncé des procédures avec négociation. Cela est d’autant plus vrai que l’hypothèse des solutions immédiatement disponibles mais nécessitant une adaptation étant la plus ouverte, c’est elle qui a suscité les plus grands espoirs d’une ouverture tangible de l’accès à la négociation.

En effet, à première vue, en pratique, la solution retenue par le Conseil d’État referme quelque peu les hypothèses de négociation en procédure formalisée, pourtant élargies par la Directive 2014/24/UE du 24 février 2014, sur la passation des marchés publics (N° Lexbase : L1896DYU) et abrogeant la Directive 2004/18/CE et fidèlement transposées en droit français. En créant à l’occasion de cette réforme la procédure concurrentielle avec négociation, le législateur européen avait voulu concrétiser l’objectif affirmé d’offrir aux pouvoirs adjudicateurs davantage de souplesse pour choisir une procédure de passation autorisant la négociation, notamment dans le but de favoriser les échanges internationaux [9].

En droit interne, le recours à la procédure concurrentielle avec négociation a pu être considéré comme ouvert lorsqu’un effort « d’adaptation ou de conception » de la solution immédiatement disponible devait être fait, et ce, « quel que soit le degré d’adaptation ou de conception nécessaire » [10]. Toutefois, une telle malléabilité des textes n’a à notre connaissance jamais été confirmée en jurisprudence. En revanche, un tribunal administratif a bien admis le recours à l’article 25 II, 1° du décret de 2016 pour la passation d’un marché d’assurances de responsabilité civile hospitalière et de protection juridique qui concernait huit établissements de santé aux profils différents, et qui nécessitait que les candidats adaptent les solutions existantes aux niveaux de risques, aux besoins exprimés et aux possibilités financières de chacun des établissements [11].

La décision du 7 octobre 2020 est-elle en rupture avec ce mouvement d’ouverture du recours à la négociation ?

Nous ne le pensons pas. En réalité, si l’on en revient à la genèse de la procédure concurrentielle avec négociation, on constate que l’arrêt commenté est resté fidèle à la Directive 2014/24/UE, ou, à tout le moins, est pleinement compatible avec elle. D’abord, la prestation de réalisation de diagnostics techniques est fort éloignée des illustrations de solutions nécessitant une adaptation donnée par cette Directive, qui vise les « acquisitions complexes, telles que les acquisitions de produits sophistiqués, de services intellectuels, par exemple certains services de conseil, d’architecture ou d’ingénierie, ou de projets majeurs relevant du domaine des technologies de l’information et de la communication » [12]. Ensuite, les négociations ont pour objet de permettre aux candidats de répondre le mieux possible aux besoins du pouvoir adjudicateur [13] ; or, en l’espèce, rien ne prouvait qu’une négociation était nécessaire pour que les candidats soient en mesure de proposer une solution satisfaisant les besoins de Lyon Métropole Habitat.

Par ailleurs, l’arrêt commenté s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel de longue date selon lequel les dérogations aux principes régissant les marchés publics, dont la procédure avec négociation fait partie, sont d’interprétation strictes [14]. En rappelant que les pouvoirs adjudicateurs ne peuvent recourir à la procédure avec négociation que dans les cas limitativement énumérés pas les textes, le juge ne fait que réaffirmer l’état du droit européen et national en vigueur, sans aller au-delà.

Enfin, soulignons que le Conseil d’État a rendu sa décision au visa de la Directive 2014/24/UE en plus des textes qui la transposent, pris le soin d’en rappeler l’objectif dans le corps de son arrêt, et souligné que la procédure avec négociation avait été élevée au même rang que le traditionnel appel d’offres. Cela démontre à notre sens que, loin d’être réfractaire à l’idée de pouvoir négocier en procédure formalisée, il a pleinement conscience de la place que la négociation est amenée à prendre même dans les marchés dépassant les seuils européens. Simplement, les faits de la toute première affaire qui lui a été soumise en matière de procédure concurrentielle avec négociation ne permettaient pas d’illustrer cette nouvelle place. Nous rejoignons sur ce point l’avis de la rapporteure publique pour considérer que si le recours à la procédure concurrentielle avec négociation avait été jugé régulier dans cette espèce, il serait difficile de trouver des hypothèses dans lesquelles il ne le serait pas.

Invalider le recours à la négociation dans cette affaire n’équivaut donc pas à porter un coup d’arrêt à l’élargissement du recours à la négociation. Il s’agissait plutôt de rappeler que la procédure avec négociation demeure, dans le respect de la lettre et de l’esprit des textes qui l’ont instaurée, une procédure dérogatoire au droit commun [15].

 

[1] La procédure était donc soumise aux dispositions de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics (N° Lexbase : L9077KBS), et du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, relatif aux marchés publics.

[2] Articles 42 de l’ordonnance n° 2015-899, 71 du décret n° 2016-360 et L. 2124-3 du Code de la commande publique (N° Lexbase : L3791LRT).

[3] TA Lyon, 10 avril 2020, n° 2001965 (N° Lexbase : A70163QW).

[4] Selon les conclusions de Madame Mirelle Le Corre, rapporteure publique dans cette affaire.

[5] La procédure concurrentielle avec négociation et la procédure négociée avec mise en concurrence préalable (propre aux entités adjudicatrices) ont opportunément disparu du Code de la commande publique au profit de la « procédure avec négociation ». Contrairement aux pouvoirs adjudicateurs, les entités adjudicatrices peuvent choisir librement d’y recourir.

[6] Le Conseil d’État prend d’ailleurs soin de préciser la concordance entre l’ancienne disposition et la nouvelle, soulignant ainsi que sa décision pourra s’appliquer aux procédures soumises au Code de la commande publique.

[7] QE n° 15484 de M. Jean-Claude Carle, JO Sénat 26 mars 2015 p. 649, réponse publ. 9 juillet 2015 p. 1672, 14ème législature (N° Lexbase : L0667KIK). L’expression de produits, services ou travaux « sur catalogue » est également employée.

[8] Article 25 II 5° du décret de 2016, étant précisé qu’une lecture a contrario de cet article n’est bien sûr pas possible.

[9] Considérant 42 de la Directive 2014/24/UE.

[10] QE n° 4001 de Mme Agnès Firmin Le Bodo, JOANQ 19 décembre 2017, réponse publ. 6 mars 2018 p. 1911, 15ème législature (N° Lexbase : L7374LIX).

[11] TA Dijon, 19 juillet 2018, n° 1801667 (N° Lexbase : A7906X4L).

[12] Considérant 43 de la Directive 2014/24/UE.

[13] Considérants 43 et 45 de la Directive 2014/24/UE.

[14] Notamment : CJCE, 14 septembre 2004, aff. C-385/02, Commission des Communautés européennes c/ République italienne, (N° Lexbase : A3424DD8).

[15] La rapporteure publique préfère à procédure « dérogatoire » les termes de « voie particulière et soumise à des conditions légales », dont nous pensons qu’ils recouvrent une même réalité.

newsid:475041

Procédure civile

[Brèves] Appel à jour fixe : défaut de validité de la motivation du recours figurant dans la requête au premier président avec une régularisation possible

Réf. : Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 19-17.630, F-P+B+I (N° Lexbase : A86133YN)

Lecture: 4 min

N5008BY7

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 28 Octobre 2020

► Les conclusions au fond annexées à la requête adressée au premier président de la cour d'appel dans le cadre d’un appel dirigé contre un jugement statuant exclusivement sur la compétence, ne peuvent pas constituer la motivation requise par les dispositions de l’article 85 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1423LGS), exigeant que la déclaration d’appel à peine d'irrecevabilité, soit motivée, dans la déclaration elle-même, ou dans des conclusions jointes à cette déclaration ;

En matière de procédure avec représentation obligatoire, la fin de non-recevoir tirée de l’irrecevabilité de l’appel pour défaut de motivation du recours de la décision statuant sur la compétence, peut être régularisée par le dépôt au greffe de la cour d’appel d’une nouvelle déclaration motivée ou de conclusions comportant la motivation du recours, avant l’expiration du délai d’appel.

Faits et procédure. Un salarié a interjeté appel du jugement rendu par le conseil de prud’hommes qui s’est déclaré incompétent pour trancher le litige et a renvoyé le demandeur à mieux se pourvoir. Durant l’instance d’appel, les trois sociétés intimées ont soulevé l’irrecevabilité de l’appel, en raison du défaut de motivation de la déclaration d’appel.

Le pourvoi. Le demandeur au pourvoi fait grief à l’arrêt rendu le 11 avril 2019, par la cour d'appel de Pau, de déclarer l’appel irrecevable et de le renvoyer à mieux se pourvoir.

Dans un premier temps, le demandeur invoque par fausse interprétation la violation des articles 84 (N° Lexbase : L1424LGT), 85, 917 (N° Lexbase : L0969H4N) et 918 (N° Lexbase : L0375IT3) du Code de procédure civile. L’intéressé énonce que la requête déposée devant le premier président aux fins d’être autorisé à assigner l’intimé à jour fixe, n’ouvre pas une procédure distincte et autonome de la procédure d’appel. En l’espèce, la cour d’appel a déduit que les conclusions jointes par l’appelant à la requête, n’étaient pas de nature à procurer une motivation à la déclaration d’appel, et qu’en conséquence l’appel était irrecevable. Le demandeur invoque également que la copie de la requête et des pièces qui lui sont jointes sont versées au dossier de la cour d’appel, et qu’en conséquence ses conclusions étaient devenues une partie intégrante du dossier d’appel, devaient être regardées comme jointes à la déclaration d’appel. Sur ce point, les juges d’appel avaient constaté que, le jour même de la déclaration d’appel, l’appelant avait annexé ses conclusions à la requête.

Réponse de la Cour. Après avoir énoncé la première solution précitée, les Hauts magistrats balayent les arguments du demandeur et déclarent le moyen non fondé.

Dans un second temps, le demandeur invoque de nouveau la violation des articles 84 et 85 du Code de procédure civile. L’intéressé énonce que la motivation du recours peut être fournie dans des conclusions pouvant : soit être jointes à la déclaration d’appel, soit postérieurement à celle-ci. En l’espèce, les juges d’appel ne pouvaient valablement déclarer l’appel irrecevable sans constater si la remise des conclusions avait été effectuée après l’expiration du délai d’appel.

Réponse de la Cour. Après avoir énoncé la seconde solution précitée aux visas des articles 85 et 126 (N° Lexbase : L1423H4H) du Code de procédure civile, les Hauts magistrats énoncent que la cour d’appel a privé sa décision de base légale. En effet, ils relèvent que l’arrêt indique que les conclusions de l’appelant avaient été déposées par voie électronique deux jours après la déclaration d’appel, sans rechercher si ces dernières, de nature à régulariser l’absence de motivation de la déclaration d’appel, avaient été remises avant l’expiration du délai d’appel.

Solution. Le raisonnement est censuré par la Cour suprême qui casse en toutes ses dispositions l’arrêt d’appel.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Les voies de recours contre le jugement statuant sur la compétence, in Procédure civile, Lexbase (N° Lexbase : E0538EUH)

 

newsid:475008

Procédure civile

[Brèves] Procédure à bref délai : pas de sanction de caducité d’appel pour défaut de notification de la déclaration d’appel à l’avocat de l’intimé

Réf. : Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 18-25.769, F-P+B+I (N° Lexbase : A86273Y8)

Lecture: 6 min

N5027BYT

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 28 Octobre 2020

► L’obligation faite à l’appelant de notifier la déclaration d’appel à l’avocat que l’intimé a préalablement constitué, dans le délai de dix jours de la réception de l’avis de fixation adressé par le greffe, n’est pas prescrite à peine de caducité de la déclaration d’appel. En ce sens, la Cour de cassation s’était prononcée par un arrêt du 2 juillet 2020 (Cass. civ. 2, 2 juillet 2020, n° 19-16.336, F-P+B+I N° Lexbase : A57183QT) et avait rendu trois avis (Cass. avis, 12 juillet 2018, trois avis, n° 15010 N° Lexbase : A9885XXE), n° 15011 N° Lexbase : A9193XXR), n° 15012 N° Lexbase : A9194XXS) ;

L’appel relatif à une ordonnance de référé s’effectue selon la procédure à bref délai qui s’applique de plein droit, même en l’absence d’ordonnance de fixation dans ce sens ; l’appelant doit, au plus tard dans le délai d’un mois à compter de la réception de l’avis de fixation de l’affaire à bref délai, remettre ses conclusions au greffe et les notifier à l’avocat de l’intimé, à peine de caducité de la déclaration d’appel.

Faits et procédure. Une procédure de recouvrement des loyers impayés a été engagée par une société civile immobilière à l’encontre la société qui louait ses locaux industriels. La clause résolutoire du bail a été constatée par le juge des référés qui a également ordonné l’expulsion de la locataire. La défenderesse ainsi que l’administrateur judiciaire à son redressement judiciaire ont interjeté appel de l’ordonnance. Du fait de la liquidation judiciaire de la société bailleresse, les appelantes ont appelé en cause d’appel son liquidateur judiciaire. La caducité de la déclaration d’appel a été constatée par le président de chambre de la cour d’appel. Les appelantes ont déféré cette décision à la cour.

Le pourvoi. La demanderesse au pourvoi fait grief aux arrêts rendus les 14 juin et 11 octobre 2018, par la cour d'appel de Nîmes, de rejeter le déféré formé contre l’ordonnance qui a constaté la caducité de la déclaration d’appel et l’extinction de l’instance.

Dans un premier temps, la demanderesse invoque par fausse interprétation la violation des articles 84 (N° Lexbase : L1424LGT), 85, 917 (N° Lexbase : L0969H4N) et 918 (N° Lexbase : L0375IT3) du Code de procédure civile. L’intéressée énonce que l’appelant qui a déjà signifié sa déclaration d’appel à partie avant la réception de l’avis de fixation à bref délai de l’affaire n’est pas tenu de notifier de nouveau cette dernière à l’avocat de l’intimé. En l’espèce, la cour d’appel avait retenu l’inverse. La demanderesse invoque également que le défaut de notification de la déclaration d’appel à l’avocat constitué par l’intimé n’est pas sanctionné par la caducité de l’appel. Dans cette affaire les juges d’appel avaient considéré que ce défaut entacherait l’appel de caducité.

Réponse de la Cour. Après avoir énoncé la première solution précitée aux visas des articles 905-1 (N° Lexbase : L7035LEB) du Code de procédure civile et l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR), la Cour suprême censure la position de la cour d’appel en relevant que les juges d’appel pour constater la caducité de la déclaration d’appel ont retenu que les sociétés appelantes avaient omis de notifier la déclaration d’appel à l’avocat de l’intimé qu’il avait constitué antérieurement à l’avis de fixation à bref délai, indiquant qu’elles lui avaient signifié la déclaration d’appel.

Dans un second temps, la demanderesse invoque par fausse application la violation des articles 905-2, alinéa 1 (N° Lexbase : L7036LEC) 911 (N° Lexbase : L7242LEX) du Code de procédure civile ainsi que celle de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. L’intéressée énonce que les dispositions des articles 908 (N° Lexbase : L7239LET) à 911 du Code de procédure civile ne sont pas applicables pour les procédures énoncées à l’article 905 du même code. En l’espèce, la cour d’appel a déclaré caduc l’appel en application de l’article 911 du Code de procédure civile, renvoyant à la sanction de l’article 905-1 du même code. La demanderesse, précise également qu’à supposer que ces dispositions devaient être applicables, la cour d’appel a retenu que des conclusions qui avaient été préalablement signifiées à partie et notifiées à avocat, devaient de nouveau être notifiées à ce dernier après la réception de l’avis de fixation de l’affaire à bref délai.

Réponse de la Cour. Après avoir énoncé la seconde solution précitée aux visas des articles 905 (N° Lexbase : L2324LUM), 905-2, alinéa 1 et 911 du Code de procédure civile, et déclaré le moyen recevable, la Cour suprême censure le raisonnement de la cour d’appel, qui avait retenu que les conclusions des appelantes n’avaient pas de nouveau été notifiées au conseil de l’intimé après l’avis de fixation de l’affaire, précisant que la notification constitue le point de départ du délai d’un mois pour remettre ses conclusions au greffe et former le cas échéant un appel incident ou un appel provoqué. Bien plus, les juges d’appel avaient également constaté que les conclusions d’appel avaient été notifiées avant l’avis et qu’en conséquence le délai d’un mois n’était pas expiré. Les Hauts magistrats précisant également que le délai courrait de plein droit du fait que l’appel était dirigé à l’encontre d’une ordonnance de référé.

Solution. Le raisonnement est censuré par la Cour suprême qui casse en toutes ses dispositions l’arrêt rectificatif, et constate l’annulation de l’arrêt précédent.

 

newsid:475027

Responsabilité

[Brèves] Epilogue de la « saga du Lasso » : condamnation de la société Monsanto sur le fondement des articles 1245 et suivants du Code civil

Réf. : Cass. civ. 1, 21 octobre 2020, n° 19-18.689, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A31903YS)

Lecture: 8 min

N5084BYX

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par Claire-Anne Michel, Maître de conférences, Université Grenoble-Alpes, Centre de recherches juridiques (CRJ)

Le 28 Octobre 2020

► La première chambre civile de la Cour de cassation approuve la cour d’appel de renvoi d’avoir condamné, sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux, la société Monsanto à indemniser un agriculteur ayant inhalé des vapeurs d’herbicide ; ce faisant, elle approuve les juges du fond d’avoir caractérisé les conditions d’application de ce régime spécial, notamment la défectuosité de l’herbicide, et d’avoir refusé de consacrer un moyen d’exonération.

Faits. Ce ne sont pas moins de douze années qui se sont écoulées entre la première décision des juges du fond et l’épilogue judiciaire que vient de connaître l’affaire qui oppose la société Monsanto à un agriculteur. En l’espèce, en 2004, ce dernier avait acheté un herbicide et en avait, accidentellement, inhalé les vapeurs. Cet herbicide, commercialisé sous le nom de « Lasso », fabriqué par Monsanto Europe SA et retiré du marché en 2007, avait été livré par la société Monsanto Agriculture France (ci-après la société Monsanto) à une coopérative agricole en 2002, laquelle l’avait, à son tour, livré à l’agriculteur. Ce dernier assigna la société Monsanto Agriculture France en réparation de son préjudice corporel.

Procédure. Le litige ayant donné lieu à un arrêt de cassation rendu en Chambre mixte, un bref rappel de la solution adoptée à cette occasion par la Cour de cassation s’impose (Cass. mixte, 7 juillet 2017, n° 15-25.651 N° Lexbase : A8305WL8). L’action de l’agriculteur était exclusivement fondée sur le droit commun : à titre principal sur les anciens articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et 1383 (N° Lexbase : L1489ABR) du Code civil et à titre subsidiaire sur les anciens articles 1147 (N° Lexbase : L1248ABT) et 1165 (N° Lexbase : L1267ABK) du Code civil. A l’occasion du pourvoi formé par la société Monsanto, la Cour de cassation avait considéré que le juge devait appliquer d’office le régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux issu de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 transposant la Directive du 25 juillet 1985 et aujourd’hui codifié aux articles 1245 et suivants du Code civil (C. civ., anc. art. 1386-1 N° Lexbase : L1494ABX).

La cour d’appel de renvoi (CA Lyon, 11 avril 2019, n° 17/06027 N° Lexbase : A2818Y9A) fit application du régime spécial des articles 1245 et suivants du Code civil et condamna la société Monsanto à réparer le préjudice subi par l’agriculteur. La société Monsanto forma un pourvoi contre cet arrêt à l’occasion duquel, elle contesta tant les conditions d’application de ce régime spécial (1) que sa mise en œuvre (2). Aucun de ses moyens n’a été accueilli par la Cour de cassation qui rejeta ainsi le pourvoi.

(1) S’agissant d’abord des conditions d’application du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux.

Le pourvoi contestait, en premier lieu, la date de mise en circulation du produit retenue par la cour d’appel, à savoir la date de livraison à la coopérative. La Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir retenu cette date au motif que « la mise en circulation s’entend, dans le cas de produits fabriqués en série, de la date de commercialisation du lot dont il fait partie », réitérant ainsi la solution qu’elle avait déjà adoptée dans un arrêt du 20 septembre 2017 (Cass. civ. 1, 20 septembre 2017, n° 16-19.643, FS-P+B+I N° Lexbase : A3786WSZ). C’est ainsi au regard du produit même qui est impliqué dans le dommage que la date de mise en circulation s’apprécie (rappr. Avocat général sous arrêt préc., cité par G. Viney, note sous Cass. civ. 1, 20 septembre 2017, D. 2017, p. 2284).

Le pourvoi contestait, en second lieu, son assimilation au producteur. La cour d’appel avait en effet fait application de l’article 1245-5 alinéa 2, 1° du Code civil (N° Lexbase : L0625KZ8), considérant que la mention sur l’étiquette des mentions suivantes, en gros caractères, « herbicide Monsanto » suivi de « siège social Monsanto agriculture France SAS » permettait de considérer que la société s’était présentée comme producteur. La Cour de cassation l’en approuve.

La société Monsanto contestait, en troisième lieu, l’imputabilité du dommage au produit en cause (l’herbicide). Selon lui, il n’existait pas de « réseau d’indices graves et concordants » permettant de considérer que le produit en cause était l’explication la plus plausible de la survenance du dommage. La cour rejette le moyen. Deux remarques s’imposent. La première : elle confirme l’existence d’une condition préalable, à savoir la nécessité de s’assurer que d’autres causes ne sont à l’origine du dommage. Aussi faut-il considérer que la seule preuve de l’imputabilité du dommage au produit ne saurait suffire. Encore faut-il que soit rapportée la preuve du défaut et du lien de causalité entre ce défaut et le dommage (rappr. déjà en ce sens Cass. civ. 1, 27 juin 2018, n° 17-17.469). La seconde remarque n’est qu’une application aux faits de l’espèce de la remarque précédente : en l’espèce, des « indices graves, précis et concordants » permettaient d’établir le lien entre l’inhalation du produit et le dommage. L’imputabilité était donc caractérisée.

Le demandeur au pourvoi contestait, en quatrième lieu, la qualification de produits défectueux. La Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir retenu la défectuosité du produit dès lors qu’elle avait relevé que l’ « étiquetage ne respecta(it) pas la règlementation applicable » et l’ « absence de mise en garde sur la dangerosité particulière des travaux sur ou dans les cuves et réservoirs ». Aussi fallait-il en déduire que « le produit ne présentait pas la sécurité à laquelle on pouvait légitimement s’attendre et était dès lors défectueux ». Ce faisant, l’arrêt confirme la possibilité de déduire le caractère défectueux d’une information insuffisante (rapp. déjà en ce sens Cass. civ. 1, 7 novembre 2006, n° 05-11.604, F-P+B N° Lexbase : A2977DS3).

Enfin, et s’agissant des conditions d’application du régime des produits défectueux, le pourvoi contestait la caractérisation du lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage, considérant que les lacunes de l’étiquetage n’étaient en rien dans le dommage subi par l’agriculteur car celui-ci n’avait nullement respecté les préconisations d’utilisation du produit. La Cour de cassation rejette l’argument avancé au motif que si la seule implication du produit dans la réalisation du dommage ne peut suffire à caractériser le lien de causalité, la cour d’appel s’était fondée sur d’autres éléments pour caractériser cette exigence (troubles présentés par l’agriculteur et constatés par le certificat médical ou encore la défectuosité du produit).

L’ensemble des conditions d’application du régime spécial était donc satisfait.

(2) S’agissant ensuite de la mise en œuvre du régime du fait des produits défectueux, le pourvoi invoquait deux arguments visant à exonérer la société Monsanto de sa responsabilité de plein droit. En vertu du premier, la société Monsanto excipait le risque de développement (C. civ., art. 1245-10, 4° N° Lexbase : L0630KZD). L’argument est écarté par la Cour de cassation car c’est au jour de la mise en circulation du produit qu’il fallait se placer (CJUE, 29 mai 1997,  C-300/95, Commission /Royaume Uni N° Lexbase : A2009AIA). Or, à cette date, soit en 2002 en l’espèce (v. supra), la société avait « toute latitude pour connaître le défaut lié à l’étiquetage du produit et l’absence de mise en garde sur la dangerosité particulière des travaux ». Ce faisant, cette cause exonératoire est écartée. Ainsi en est-il également de la cause d’exonération tenant à la faute de la victime (C. civ., art. 1245-12 N° Lexbase : L0632KZG) qui ne s’était pas conformée aux préconisations portées sur l’étiquetage (absence de protection du visage). Cette seconde cause d’exonération est écartée au motif qu’ « une telle protection aurait été inefficace en cas d’inhalation, en l’absence d’appareil de protection respiratoire ». La faute de la victime était donc sans lien avec le dommage.

Ainsi, la société Monsanto ne pouvait échapper à la responsabilité de plein droit qui pèse sur elle au titre de la responsabilité des produits défectueux.

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Responsabilité médicale

[Brèves] Irrecevabilité de la plainte de deux médecins français ayant été condamnés pénalement pour escroquerie après une sanction administrative du Conseil national de l’Ordre des médecins

Réf. : CEDH, 22 octobre 2020, n° 59389/16, Communiqué de presse

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N5078BYQ

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par Laïla Bedja

Le 28 Octobre 2020

► La décision prise contre les requérants par la section des assurances sociales de la chambre disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins en application des articles L. 145-1 (N° Lexbase : L4653ADP) et L. 145-2 (N° Lexbase : L8916LHP) du Code de la Sécurité sociale n’est pas une « condamnation » pour une « infraction », au sens de l’article 4 du protocole n° 7 (droit à ne pas être jugé ou puni deux fois).

Les faits. Les requérants sont deux médecins spécialisés en rééducation fonctionnelle. Associés au sein d’un cabinet, ils exercent en honoraires libres. Après un contrôle effectué sur les demandes de remboursement entre février et juillet 2017, la caisse primaire d’assurance maladie a estimé que les requérants avaient facturé des prestations indues. De plus, en avril 2008, un contrôle du cabinet par l’Autorité de sûreté nucléaire a révélé que les radios étaient effectuées au cabinet par du personnel non titulaire du diplôme officiel. Une plainte a alors été déposée par le médecin-conseil de la caisse devant le conseil régional de l’Ordre des médecins d’Alsace. Une sanction d’interdiction de donner des soins pendant vingt-quatre mois, dont douze avec sursis, a été prononcée par la section des assurances sociales de ce conseil ; sanction ramenée à quatre mois par la section des assurances sociales du Conseil national de l’Ordre des médecins dans une décision du 15 octobre 2009, sur appel des praticiens.

Parallèlement à cette procédure, la caisse avait aussi déposé plainte devant le procureur de la République de Colmar et une instruction fut ouverte du chef d’escroquerie le 25 mars 2009.

Le 21 mars 2014, une relaxe fut prononcée par le tribunal correctionnel de Colmar mais les juges déclarèrent les médecins coupables d’escroquerie, d’exercice illégal de la profession de manipulateur d’électroradiologie médicale et de tromperie sur la nature, la qualité ou le régime d’une prestation de service. Ils furent condamnés à quatre mois d’emprisonnement avec sursis et au paiement d’une amende de 25 000 euros. La condamnation fut confirmée en appel, les juges portant la peine d’emprisonnement à dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis et ajoutant une interdiction d’exercer la profession de médecin pendant un an. Le pourvoi en cassation formé par les médecins a été rejeté.

La requête. Devant la CEDH, les requérants invoquent l’article 4 du Protocole n° 7 à la Convention, et se plaignent d’avoir été condamnés par le juge pénal pour escroquerie à raison de faits pour lesquels ils avaient déjà fait l’objet d’une sanction.

La décision de la CEDH. Énonçant la solution précitée, la Cour dit irrecevable la requête. La question était de savoir si les requérants qui ont été condamnés une première fois pour fautes à l’occasion de soins dispensés à des assurés sociaux ont été condamnés pour une « infraction pénale » au sens de l’article 4 du Protocole n° 7. Pour déterminer si une procédure est pénale, la Cour utilise les trois critères dits « Engel » relatifs à la notion « d’accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (N° Lexbase : L7558AIR) :

  • la qualification juridique de l’infraction en droit national,
  • la nature même de celle-ci,
  • la nature et le degré de sévérité de la sanction encourue.

La Cour rappelle qu’elle considère de longue date que les procédures disciplinaires ne relèvent pas comme telles de la « matière pénale ».

Appliquant ces critères, la Cour constate que poursuivis devant la juridiction disciplinaire du Conseil national de l’Ordre, les requérants n’étaient pas poursuivis pour une infraction relevant, en droit français, du droit pénal. Ensuite, la Cour estime que la nature même de l’infraction de l’article L. 145-1 du Code de la Sécurité sociale n’est pas pénale. Elle observe que les sanctions pouvant être prises en application de l’article 145-2 du Code de la Sécurité sociale, ne sont pas pénales puisqu’il s’agit de l’avertissement, du blâme, de l’interdiction temporaire ou permanente d’exercer, et, dans le cas d’abus d’honoraires, du remboursement ou reversement des sommes indues. La Cour constate enfin que si l’interdiction de donner des soins peut, certes, être sévère puisqu’elle affecte la capacité du médecin à exercer sa profession, l’article 145-2 ne prévoit ni amendes ni mesures privatives de liberté.

Pour en savoir plus :

  • ÉTUDE : Le contentieux disciplinaire des professions de santé ou le contentieux du contrôle technique, La décision en matière de contentieux disciplinaire, in Droit de la protection sociale, Lexbase (N° Lexbase : E1737AE3)
  • C. Lantero, ÉTUDE : La responsabilité ordinale, Le pouvoir disciplinaire, in Droit médical, Lexbase (N° Lexbase : E12923RB)

    newsid:475078

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