La lettre juridique n°454 du 22 septembre 2011

La lettre juridique - Édition n°454

Éditorial

De la transgénèse de nos assiettes

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N7735BSB

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Si l'argument de la liberté de commerce dame le pion au principe de précaution, ou inversement, dans le coeur des juges nationaux ou communautaires, il est bien difficile de départager pro et anti-OGM, dans la lutte contentieuse à laquelle ils se livrent depuis 40 ans. Dernier opus en date, et non des moindres, le 8 septembre 2011, la Cour de justice de l'Union européenne renvoyait au juge français le soin d'évaluer l'urgence sanitaire qu'il y a à suspendre, voire interdire, la mise en culture des variétés de semences de maïs génétiquement modifié Zea mays L. lignée "MON 810", étant entendu que, lorsqu'un Etat membre entend adopter des mesures de suspension ou d'interdiction d'urgence sur le fondement du Règlement du 22 septembre 2003, il doit respecter tant les conditions de fond prévues par celui-ci que celles de procédure prévues par le Règlement du 28 janvier 2002. En clair, en l'absence d'étude scientifique démontrant un risque quelconque obligeant sa mise à l'Index, au titre du principe de précaution, la France ne peut ni suspendre, ni interdire la mise en culture d'un OGM sur un fondement subjectif, sous-entendu la peur des populations consommatrices face au concept même de transgénèse et le génie génétique dans son ensemble, surtout lorsqu'il est question d'agro-alimentaire. Deux jours auparavant, la même Cour rappelait, en revanche -et bien que cela ne soit pas contradictoire- que du miel contenant du pollen issu d'un OGM ne pouvait être commercialisé sans autorisation préalable. Un attitude prudente donc, principe de précaution oblige, mais des intérêts commerciaux également bien compris... C'est que l'Organisation mondiale du commerce veille au grain et ne manque pas de rappeler à l'ordre une Union européenne frileuse à l'égard des OGM, qu'elle considèrerait par trop comme l'ivraie.

Ce qu'il y a d'étrange, dans cette lutte acharnée entre pro et anti, par le truchement de contentieux interminables -faut-il souligner qu'à la suite de l'arrêt communautaire du 8 septembre, le ministre de l'Ecologie a indiqué que la France prendrait une nouvelle clause de sauvegarde si la remise en cause de cette suspension était définitivement annulée par le Conseil d'Etat devant lequel la procédure est toujours en cours-, sur fond de campagne d'arrachages et d'arrestations musclées des faucheurs délinquants, c'est que le problème d'appréhension des OGM, par les sociétés occidentales, n'est pas nouveau. Laissons de côté la question de la sélection issue de la mutation génétique spontanée des suites des habitudes et préférences agricoles des hommes depuis 10 000 ans -le maïs naturel d'aujourd'hui n'ayant rien de comparable avec celui que connaissaient nos aïeux de la révolution agricole- et celle de l'hybridation constituée par croisement de deux individus de deux variétés, sous-espèces, espèces ou genres différents : le résultat de ces mutations génétiques figurent, certes, au nombre des OGM, tels que les définissent les Etats-Unis, mais l'Union européenne opère bien une distinction entre la sélection, l'hybridation et la transgénèse. Si les premières supplantent le principe de précaution en ce qu'elles officient depuis des siècles dans l'assiette des hommes, les dernières, bien que quarantenaire, subissent toujours les affres de la suspicion. Faute d'analyses et de rapports incontestables sur l'inoffensivité de chaque OGM breveté, commercialisé ou mis en culture, le principe de précaution a beau jeu de retarder le développement des OGM en Europe.

Et, il est à craindre que la solution ne soit ni dans la multiplication des moratoires -le premier ayant été imposé dès 1977 devant la crainte des scientifiques eux-mêmes face à leur nouveau "pouvoir génétique"-, ni dans celle des contentieux, ni encore moins dans un diktat communautaire qui aurait tôt fait d'accentuer le sentiment de rejet général des populations envers l'idée d'une alimentation génétiquement modifiée. On omettra d'évoquer l'insuline produite par la bactérie escherichia coli, traitant la majorité des diabètes dans le monde, et l'on passera sur le fait que 95 % des cultures américaines (du nord comme du sud), de l'Inde et de la Chine est issue des OGM, sans que l'on constate un fléau ou une mise en danger des populations concernées. Encore rétorquerons nous que le manque de recul sur les effets néfastes d'une telle transgénèse sont loin d'être recensés, la commercialisation et le développement des terres cultivées sur la base d'OGM ne datant que des années 90.

Le conflit entre pro et anti-OGM n'est donc pas plus scientifique qu'il n'est juridique ; et l'invocation du progrès comme du principe de précaution confine volontiers à l'éristique. Ce conflit est assurément culturel et l'isolationnisme de l'Union européenne, et plus particulièrement de la France, est le signe d'un attachement profond et légitime à son terroir, à sa culture agricole, à son organisation agraire. Il y est, dès lors, question de souveraineté agricole et alimentaire face à la mondialisation alimentaire engendrée extrinsèquement par le développement des OGM. D'abord, la brevetabilité du vivant hérisse naturellement les partisans d'un environnement commun partagé et au service de tous ; ensuite, il est un fait que les OGM, qui sont pour la plupart des organismes modifiés afin de résister à un pesticide, à une bactérie ou à un insecte en particulier, supplanteront, à terme, les organismes naturellement plus faibles, sélection naturelle oblige, sauf que la main de l'homme biaise largement cette sélection qui s'opérait par la grâce de Dieu, du moins voulai- on bien le croire. Si bien qu'entre l'appropriation du patrimoine génétique des principaux produits agricoles de base de l'alimentation humaine par quelques firmes internationales et l'extinction de la biodiversité par une uniformisation des produits et cultures agricoles ne pouvaient que subir les fourches caudines d'un scepticisme gaulois, proche du gallicanisme en la matière, tant Paris semble vouloir se démarquer et recouvrer sa souveraineté face Rome (le Traité s'entend) en la matière.

Mais, cela sera sans compter sur une OMC vigilante qui rappelle, sans cesse, à l'ordre l'Union, comme en 2008, face à son obstruction dans la commercialisation des OGM produits par les firmes, notamment, américaines. Le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques relatif à la Convention sur la diversité biologique, signé en 2000, semble de faible poids face aux mesures de sanction et de rétorsion que peuvent prendre les Etats-Unis et les pays émergents grands producteurs et utilisateurs d'OGM, dans le cadre de leur production agro-alimentaire à l'exportation.

A terme, l'on sent bien que le village gaulois n'aura plus guère d'arme juridique à son crédit pour contrer la prolifération des OGM sur son territoire et dans ses assiettes ; restera alors la traçabilité des composants alimentaires, comme on a pu le constater dans l'arrêt du 6 septembre sur le miel, bien que la loi permette, là encore, de taire la présence d'un composant génétiquement modifié, représentant moins de 0,9 % des composants totaux du produit commercialisé. On peut gager, dès lors, de longues files devant les rayons alimentaires des supermarchés, les ménagères s'attachant à décrypter les étiquettes de leurs produits préférés pour savoir si oui, ou non, elles soumettront leurs enfants à la loi de la transgénèse et de l'hégémonie alimentaire, la street et la junk food ayant, quant à elles, d'ores et déjà remporté la bataille des habitudes alimentaires...

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Avocats

[Questions à...] CrimeBook.fr - Questions à son créateur, David Metaxas, avocat au barreau de Lyon

Lecture: 3 min

N7738BSE

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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction

Le 21 Septembre 2011

Le site "CrimeBook.fr", en ligne depuis le 16 septembre 2011, entend permettre au grand public d'accéder de manière ludique au droit pénal et au phénomène criminel. Créé par un avocat du barreau de Lyon, David Metaxas, il met en ligne une liste de 3 000 infractions pénales dans les domaines les plus divers. Pour chacune d'elles, il précise la définition juridique, les peines encourues et les procédures d'enquête, d'instruction et de jugement. Pour en savoir plus sur la genèse de ce site et son but final, Lexbase Hebdo - édition professions a rencontré son auteur. Lexbase : Comment vous est venue l'idée de créer www.CrimeBook.fr ? A quelles fins ?

David Metaxas : CrimeBook est le fruit de dix ans de réflexion et d'expérience professionnelle dans la défense pénale, que ce soit du côté des victimes ou des accusés.

Le Code pénal, le Code de procédure pénale, les sciences criminelles (comme la police scientifique...), le droit des victimes et le droit pénitentiaire sont des disciplines techniques, difficilement accessibles aux justiciables et aux profanes, parfois même aux juristes, alors que les rubriques de faits divers y font référence quotidiennement, de l'affaire "DSK" aux plus simples passages à l'acte infractionnel... Les médias eux-mêmes s'y perdent et prennent rarement le temps, pour diverses contraintes matérielles, d'expliquer le droit à leur public.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, jusqu'à présent, il n'existait rien, ni au monde, ni sur internet, de facilement accessible : pour obtenir une information juridique, il fallait acheter puis ouvrir un Code, puis enfin et surtout essayer de le comprendre...

C'est fort de ce constat que CrimeBook est né : ce nouveau site d'accès au droit pénal et à la procédure pénale, au sens large, répond, de façon très simple, instantanément, à la question : "de quoi êtes-vous innocent ?". Il suffit de taper l'infraction concernée pour découvrir, grâce à un moteur de recherche contenant plus de 3 000 fiches, la définition de l'infraction concernée (du crime le plus grave à la contravention la plus simple), la peine et la procédure qui va suivre.

CrimeBook contient également des rubriques sur le monde carcéral, les victimes, les différentes étapes de la procédure (de l'enquête à l'audience), la police scientifique et un second moteur de recherche de plus de 350 tueurs en série dans le monde afin de comprendre le phénomène criminel.

Enfin, un blog a été créé pour commenter et traiter en temps réel l'actualité judiciaire. Une news letter est prévue et bien d'autres surprises encore... comme une émission télé par exemple !

Lexbase : Quel est le public ciblé par votre site ?

David Metaxas : Tout public... Un million de recherches sur Google par mois pour deux mots clés : viol et meurtre... CrimeBook contient plus de 3 000 mots clés... Qui dit mieux ?!!!!

Du juriste expert qui veut, en audience, se rafraîchir la mémoire avec l'application smartphone dont le lancement est prévu prochainement, au simple profane qui, découvrant un fait divers, veut comprendre de quoi on parle... CrimeBook a vocation à devenir un réflexe, pour ne pas dire un média à part entière.

Tous les noms de domaine en Europe et dans le monde sont réservés... Il existera un CrimeBook par pays, les potentialités sont absolument infinies et nous ne comptons pas nous arrêter là. On n'est pas les plus fort quand on le dit, mais quand on le sait... !

C'est déjà le buzz sur le net... alors que le phénomène vient à peine de commencer... !

Lexbase : Avocat de profession, allez-vous développer un système de consultation juridique en ligne ?

David Metaxas : La tentation est grande et à terme la réponse est... oui, dans le respect naturellement des règles de la profession. La demande est déjà immense en la matière, l'expertise de CrimeBook est non seulement avérée mais en plus, reconnue. Dans ces conditions, tout devient possible et accessible... c'est la force de CrimeBook. Nous y mettrons les moyens que la demande exigera, mais nous serons présent également à ce rendez-vous là, n'en doutez pas un seul instant...

Lexbase : Le droit pénal évolue beaucoup ces derniers temps, quels regards de praticien portez-vous sur les récentes réformes (garde à vue, jurés populaires) ?

David Metaxas : Amusé. Certains phénomènes sociaux sont inéluctables : on peut résister de toutes ses forces, s'arc-bouter, descendre et monter en l'air, on ne peut rien faire pour les empêcher ! L'intervention de l'avocat à l'américaine dès le début d'une garde à vue, c'était couru d'avance et seuls des caciques arriérés pensaient encore limiter le phénomène : l'histoire leur donnera tort parce que l'exercice des droits de la défense est une exigence démocratique. La Justice n'est plus un domaine réservé : elle participe de la vie de la Cité et elle appartient à tout le monde. Les notions de secret, de monopoles, d'élites... n'ont plus leur place. La force de ma réussite ? Rester à la hauteur des gens que je défends, ne pas les regarder de haut et faire l'effort de les comprendre... ce qui n'empêche pas la détermination, la compétence et les résultats. Nul n'est prophète en son pays et j'ai payé mon tribut pour l'avoir dis et appliqué, depuis que j'ai embrassé la profession... Finalement la caravane est passée et désormais mon cabinet est assailli de demandes de stages de jeunes avocats et de juristes en herbe ! L'avenir de la profession est à eux. Ils sont doués, plein d'énergie et d'ambition et les lendemains leur appartiennent : ils plaideront devant des citoyens jurés... la justice sera rendue par ceux-là même à qui elle a été rendue... Qui s'en plaindrait ?

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Bancaire/Sûretés

[Jurisprudence] L'agent des sûretés, la dette parallèle et le droit français

Réf. : Cass. com., 13 septembre 2011, n° 10-25.533, FS-P+B (N° Lexbase : A7460HXL)

Lecture: 13 min

N7797BSL

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par Alexandre Bordenave, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, Secrétaire de la Conférence du barreau des Hauts-de-Seine (2011), chargé d'enseignement à l'ENS Cachan

Le 22 Septembre 2011

On ne se refait pas ! Souvenons-nous : notre prose pré-estivale nous avait conduits à évoquer longuement les beaux climats de Bourgogne. Un hasard, qui résonne de façon malheureuse, nous amène à y retourner puisque cette chronique de rentrée prend appui sur une affaire ayant tristement affecté la région beaunoise : celle du marasme financier du groupe Belvédère, spécialisé dans les spiritueux et septième producteur mondial de vodka (1).
En raison de ces difficultés financières, le tribunal de commerce de Beaune avait placé Belvédère SA et sept de ses filiales sous une sauvegarde faisant l'objet d'un plan homologué. Figurait au passif déclaré de ce plan un emprunt obligataire pour un montant total de 375 millions d'euros, contracté en 2006 sous la forme de Floating Rate Notes offertes à une souscription publique et régies par un contrat d'émission soumis au droit de l'Etat de New-York. Comme dans nombre de financements de la sorte, avaient été nommés dans le cadre de cette émission d'obligations des agents des sûretés (deux, pour être précis) (3), bénéficiant des stipulations d'une clause de dette parallèle (4).
Composante bien connue des financements internationaux, la dette parallèle est une technique contractuelle revenant à faire prendre au débiteur d'une obligation un engagement supplémentaire de paiement direct à hauteur du montant de sa dette envers l'entité agissant comme mandataire des créanciers, le fameux agent des sûretés. Pour que le tableau soit complet, cet engagement se voit complété d'une obligation pour l'agent des sûretés de restituer aux créanciers toute somme qu'il recevrait de la part du débiteur au titre de sa créance personnelle (celle-là même qu'il tire de la dette parallèle) et de ne pas poursuivre sous l'empire de la dette parallèle une somme déjà acquittée par le débiteur au titre de la dette principale. En l'espèce, c'est Belvédère SA, émetteur des obligations, qui avait accepté une dette parallèle au bénéfice de deux agents des sûretés, représentant à cette fin les créanciers obligataires. La validité de ce mécanisme en droit français est, depuis longtemps, longuement discutée, au moins parmi les praticiens en raison de ce que, notamment, il cousine avec une institution mal connue de notre système juridique, le trust (5), et qu'il s'apparente à un engagement abstrait, dépourvu de cause (6). Précisément, vint aux débats de la sauvegarde Belvédère une contestation par le débiteur de la compatibilité de la technique de la dette parallèle avec le droit français : l'occasion fut offerte aux magistrats de la rue de l'Amiral Roussin (7) de contribuer à la discussion. Cet apport, résultant de trois arrêts rendus le 21 septembre 2010 par la cour d'appel de Dijon, fut plutôt bien accueilli puisqu'il valida, au moins dans ses effets, la dette parallèle : pour aller vite en besogne, cette reconnaissance amena les juges bourguignons à confirmer que la déclaration de créance faite entre les mains des organes compétents de la procédure par un agent des sûretés sur le fondement de la clause de dette parallèle est valable.

S'ensuivit une saisine de la Cour de cassation par Belvédère SA et ses filiales, contestant cette vision de l'état du droit positif développée dans les trois arrêts susmentionnés. Joignant pour connexité les trois pourvois, la Cour de cassation, dans un arrêt de sa Chambre commerciale en date du 13 septembre 2011, les rejeta en choeur en consacrant ainsi une reconnaissance par le droit français des effets de la clause de dette parallèle.

Il convient de saluer cette décision qui a su trouver les arguments adéquats pour répondre à la gageure de l'accueil par notre système juridique de cette technique anglo-saxonne (I), fort utile sans pour autant être indispensable (II).

I - Le défit global de la reconnaissance des effets de la clause de dette parallèle par le droit français

Il n'allait pas de soi de reconnaître les effets d'une clause de dette parallèle en droit français : la Cour de cassation devait en saisir correctement l'enjeu stratégique (A) et développer des arguments adéquats (B).

A - L'enjeu de la reconnaissance

D'emblée, avouons-le : même s'il est ici question de sécurité juridique, un principe cher tant au Conseil d'Etat qu'au juge constitutionnel (8), ce qui est en débat est plus volontiers économique puisque est éprouvée l'attractivité juridique de la France face à la pratique étrangère de la clause de dette parallèle. C'est chose aisée à saisir de comprendre : le plus souvent, les professionnels de l'industrie financière internationale souhaitent, pour des raisons d'ordre pratique tout à fait respectables, pouvoir structurer toutes les opérations auxquelles ils participent sur un modèle unique incluant un agent des sûretés et une clause de dette parallèle. Dans cet ordre d'idées, peu leur chaut que tel ou tel droit local applicable ne soit pas familier avec le concept : l'intendance (juridique) n'a qu'à suivre ! Inutile de vivre comme un romain pour vivre à Rome, et inutile de trop se préoccuper de la compatibilité du droit français avec la clause de dette parallèle. Dans le pire des cas, il suffit de se reporter sur une juridiction plus accueillante.

Parce que notre pays n'a pas intérêt à ce que cela arrive, son droit se doit d'être en mesure de garantir aux bailleurs de fonds internationaux friands de la dette parallèle un niveau de sécurité juridique satisfaisant quant à l'absence d'aversion génétique du droit français à cette dernière. Concrètement, cela pousse à envoyer aux prêteurs le double message qu'ils peuvent continuer à en faire usage, mais surtout que l'ensemble des security packages dont la dette parallèle est la pierre angulaire n'est pas privé d'efficacité. Le scénario opposé aurait des répercussions apocalyptiques, puisque une foultitude de financements existants verrait leur logique de sécurisation mise à plat. A cela, on pourrait rétorquer, très justement d'ailleurs, que le recours à la technique de la dette parallèle dans un contexte même partiellement de droit français était, pour les raisons rapidement balayées en introduction, un pari et que ceux qui y ont pris part devaient être, dès le commencement, prêts à assumer les conséquences d'une mise malheureuse. La réalité n'est plus de ce bois, et un impératif de pragmatisme responsable n'autorise pas un tel positionnement : la dette parallèle est un fait que le droit français se devait être capable, certes de contenir, mais aussi d'accueillir. En le faisant, la Cour de cassation a fait honneur à son rôle.

B - Les fondements de la reconnaissance

Pour ne pas jeter aux orties l'idée même d'un agent des sûretés profitant d'une commodité telle que la clause de dette parallèle, la Cour de cassation fait presque intégralement sien le raisonnement de la cour d'appel.

La première question tranchée en l'espèce tenait, évidemment, à la qualité de créancier de l'agent : privé de cet attribut, il n'aurait pu déclarer une quelconque créance au passif de la sauvegarde Belvédère. Sur ce point, les débiteurs blâmaient les magistrats du second degré pour n'avoir pas appliqué les dispositions du Règlement (CE) n° 1346/2000 du 29 mai 2000, relatif aux procédures d'insolvabilité (N° Lexbase : L6914AUM), dont l'article 4.2 h) impliquerait que la loi d'ouverture de la procédure détermine la qualité de créancier puisqu'elle est celle fixant les règles d'admission des créances à la procédure, ce qui aurait imposé de faire appel au droit français pour juger de la qualité de créancier. La réponse de la Chambre commerciale sur ce point est sans équivoque : comme l'avait jugé la cour d'appel, la qualité de créancier doit s'apprécier au seul regard du droit de la créance, en l'occurrence celui de l'Etat de New-York. C'est une position classique du droit international privé français, dans la droite ligne des dispositions du Règlement (CE) n° 593/2008 du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (N° Lexbase : L7493IAR). Dans la mesure où il n'était pas contesté, ici, que la créance au titre de la clause de dette parallèle était valable en droit new-yorkais, il n'existait pas de fondement juridique apte à dénier sa qualité à celui qui retire d'une telle clause de dette parallèle son statut de créancier. Il lui est donc possible de procéder aux déclarations de créances antérieures prévues s'agissant des procédures collectives du livre VI du Code de commerce. C'est sur ce point que la clause de dette parallèle prend tout son sens et toute son importance : sans cette stipulation, l'agent des sûretés de la cause n'aurait pas été créancier, mais un simple mandataire de droit commun. En conséquence, les agents des sûretés du financement "Belvédère" se seraient vu appliquer l'exigence d'un mandat ad litem, ainsi que l'exige la jurisprudence issue d'un précédent arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 21 mars 2000 (9) qui avait refusé d'appliquer la théorie généreuse, proposée par Monsieur le Professeur Philippe Pétel (10) sur l'absence d'obligation pour le mandat ad agendum d'être spécial et écrit pour les actions conservatoires.

Bien sûr, la Cour de cassation ne néglige pas que ce raisonnement ne vaut que s'il ne se heurte pas à l'ordre public international français. Justement ! C'est dans ce gisement que les débiteurs avaient puisé deux de leurs autres moyens.
D'abord, la dette parallèle relèverait de l'acte non causé et serait donc incompatible avec l'exigence de l'article 1131 du Code civil (N° Lexbase : L1231AB9). De façon assez sibylline, la Cour de cassation ne fait pas sienne cette rhétorique, "la cause des obligations contractuelles retenue par le droit français [n'étant] pas, dans tous ses aspects, d'ordre public international". C'est au fond assez logique, car on voit mal la contradiction avec l'article 3 du Code civil (N° Lexbase : L2228AB7) que présenterait une dette abstraite, notion par ailleurs connue du droit français même si c'est dans des cas limités (11).
Ensuite la cour d'appel aurait fondé une partie de sa décision sur le fait que, en l'espèce, la stipulation de dette parallèle, en ce qu'elle comprend un schéma contractuel de vase communicant qui assure que toute somme versée à l'agent des sûretés profitant de la clause de dette parallèle diminue d'autant le dû aux créanciers principaux (et inversement), aboutissait à créer une situation proche de la solidarité active entre le trustee (créancier principal à part entière, qui avait également déclaré ses créances à la procédure de sauvegarde) et les deux agents des sûretés. Cela permet d'éviter à coup sûr tout risque de double paiement. Or, les débiteurs faisaient observer qu'en application de l'article 1197 du Code civil (N° Lexbase : L1299ABQ), la solidarité active suppose une identité de créance entre les différents créanciers. Toujours selon les débiteurs, en l'espèce, ce n'était évidemment pas le cas dans la mesure où la créance issue de la clause de dette parallèle est autonome de la créance "principale" des créanciers ! Outre le fait qu'il soit contestable, parce qu'on peut également considérer que le "créancier parallèle" est un créancier de même substance que les autres (12), l'argument cède devant la subtilité prétorienne : les juges du fond n'ont pas assis leur décision sur l'article 1197 du Code civil, mais ont seulement constaté, dans un détour du raisonnement, une similitude avec ce mécanisme, ce qui amène la Cour de cassation à juger que "c'est à titre surabondant que la cour d'appel a relevé, sur le fondement du droit français, l'existence [d'un lien de solidarité active]". Encore, c'est la lettre du contrat qui emporte la conviction des juges.

Quant à l'idée selon laquelle la clause de dette parallèle romprait l'égalité entre créanciers, parce qu'elle permettrait d'obtenir un paiement alors que la créance résultant de l'opération fondamentale est éteinte, il fait également fi du mécanisme d'extinction parallèle : si le débiteur n'est plus tenu envers le créancier principal, il ne l'est également plus envers celui institué via la dette parallèle.

Au final, il apparaît donc que la Cour de cassation laisse la dette parallèle, soumise à un droit étranger qui la valide, jouer tous ses effets en droit français. Pour autant, il n'est pas affirmé qu'une clause de dette parallèle de droit français est valable : raisonnablement, il faut penser que ce n'est pas le cas, au nom de son caractère éminemment non causé. Ce n'est pas un problème, puisque nous venons de voir que le recours à un droit étranger est pleinement opérant et que, si nécessaire, le droit français propose des outils similaires.

S'il était économiquement opportun de reconnaître (enfin ! a-t-on envie de dire) les effets d'une clause de dette parallèle en droit français, il ne faut pas méconnaître l'intérêt concret qui constitue sa raison d'être.

II - L'intérêt pratique mitigé de la reconnaissance des effets de la clause de dette parallèle

Cela va sans dire : si la clause de dette parallèle a émergé, c'est parce qu'elle répondait à un besoin de simplicité et de souplesse au soutien de financements syndiqués, faisant intervenir un nombre important de parties financières (13) (A). Sa justification est donc pleinement assurée, mais il faut observer que, depuis peu, existent des alternatives offertes par le droit français même si elles sont encore sous-employées (B).

A - La voie vers une gestion simplifiée de l'opération de crédit syndiqué

En exagérant à peine, on peut affirmer que la clause de dette parallèle est une des clés d'une opération de crédit syndiqué, l'une de ses figures imposées. En effet, puisque celle-ci consiste en une juxtaposition d'engagements (14), sauf à la transformer en un cauchemar de gestion, il est impératif d'y insérer des mécanismes propres à en simplifier le maniement quotidien. C'est le sens de la clause d'agent, mandat donné à une banque chargée de gérer les relations entre le syndicat bancaire et l'emprunteur ; c'est aussi celui de la dette parallèle nécessairement associée à la désignation d'un ou plusieurs agents des sûretés.

Ainsi nommé, non comme un simple mandataire, mais bien comme un créancier de plein droit (qu'on peut qualifier de fiduciaire) chargé de gérer les sûretés pour le compte des autres créanciers, l'agent des sûretés offre les facilités suivantes :

- il peut agir seul dans la défense des intérêts des créanciers, soit en procédant à la réalisation des sûretés, soit en agissant en justice. Ce dernier cas correspond à celui de l'arrêt commenté du 13 septembre 2011, puisque la déclaration de créances est qualifiée d'action en justice. Tout cela, l'agent des sûretés, sur le fondement de la stipulation de dette parallèle, le fait en son propre nom mais pour le compte des autres créanciers ;

- lorsque le crédit fait l'objet d'une ou plusieurs cessions, en tout ou en partie, le fait que l'agent des sûretés soit lui-même le créancier de la dette parallèle évite que de nouvelles formalités d'opposabilité, voire de validité, parfois coûteuses et chronophages, aient à être entreprises. On peut penser, par exemple, aux inscriptions hypothécaires de l'article 2426 du Code civil (N° Lexbase : L1365HIE). Parce que l'agent des sûretés est créancier d'une obligation équivalente à l'obligation principale, il est aussi le titulaire de ses accessoires et la seule prise de sûreté à son bénéfice a du sens.

Il ne fait donc aucun doute qu'adjoindre une clause de dette parallèle à la nomination d'un agent des sûretés se justifie pleinement, tant au plan pratique qu'au plan juridique, puisqu'à défaut l'agent ne serait qu'un simple mandataire pouvant agir en justice au nom et pour le compte des créanciers uniquement sur le fondement d'un mandat spécial (ce qui serait antithétique avec l'objectif poursuivi). Le système est donc pertinent. Exprimons tout de même un regret : il existe en droit des français des mécanismes équivalents qui pourraient avantageusement remplacer cette technique contractuelle étrangère sans soulever les interrogations qui ont dû être tranchées par la Cour de cassation.

B - Les alternatives offertes par le droit français

Aux très anglo-saxons security agent et parallel debt, le droit français semble proposer deux alternatives, issues de la loi n° 2007 211 du 19 février 2007, instituant la fiducie (N° Lexbase : L4511HUM). Remarquons qu'il n'y a rien de surprenant à leur trouver cette genèse, puisque nous avons constaté que la question de la dette parallèle et de la qualité de fiduciaire étaient liées.

La première de ces alternatives ne nous paraît pas complètement satisfaisante. Il s'agit de celle de l'article 2328-1 du Code civil (N° Lexbase : L2525IB7), qui permet que "toute sûreté réelle [puisse] être constituée, inscrite, gérée et réalisée pour le compte des créanciers de l'obligation garantie par une personne qu'ils désignent à cette fin". Si la rédaction du texte a été sensiblement améliorée par l'article 80 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (N° Lexbase : L7358IAR), lequel a ajouté la possibilité pour l'agent évoqué de constituer les sûretés, elle ne permet pas de se convaincre parfaitement que ce dernier est un fiduciaire pouvant agir en son nom propre mais pour le compte des créanciers (15). Par ailleurs, sont exclues les sûretés personnelles et la possibilité, utile également, d'agir pour ce qui est des obligations principales (16). Ainsi, cette construction est-elle largement incomplète.

Quant à la seconde alternative, elle est nettement plus solide : c'est celle de la fiducie-sûreté qui consiste, selon la lettre de l'article 2011 du Code civil (N° Lexbase : L6507HWW), en une "opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, [...] présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d'un ou plusieurs bénéficiaires". Son principe est fort simple : il s'agit de faire transférer par un débiteur ou un tiers constituant des biens ou des sûretés déjà constituées à l'agent des sûretés agissant comme fiduciaire. Une convention de fiducie (17) prévoit alors que, si le débiteur est défaillant, les biens remis en fiducie sont transférés au fiduciaire (qui en dispose alors dans l'intérêt des bénéficiaires) ou vendus (tout ou partie du prix étant in fine remis aux bénéficiaires), ou que les sûretés placées en fiducie sont exercées par le fiduciaire pour le compte des bénéficiaires. Si, au surplus, ont été mis en fiducie les droits principaux, l'équivalence avec la dette parallèle est parfaite. Ce mécanisme possédant la force inestimable de la résistance à la faillite du constituant (18), il pourrait donc remplacer celui de la dette parallèle, au moins dans des financements soumis au droit français (19).

Faut-il se satisfaire de la décision prise par la Chambre commerciale dans son arrêt du 13 septembre 2011 ? Assurément, oui. Est-elle révolutionnaire ? Tout aussi assurément, non : nous imaginons mal un afflux de nouveaux financements se diriger vers la France simplement parce qu'y sont reconnus les effets d'une clause de dette parallèle de droit étranger, effets qu'il est sans doute déjà possible de répliquer en droit français. D'autant que rien n'exclut que cette jurisprudence soit mâtinée de casuistique. Au final, c'est un confort offert à des bailleurs de fonds étrangers, ouvrant la porte à ce qu'ils reproduisent à l'infini les schémas qu'ils affectionnent le mieux. Cela peut expliquer le léger inconfort intellectuel dont on peut être saisi à sa lecture.

Sur un autre sujet, notons que le même arrêt opère aussi, un peu à la manière de ce qu'avait fait la cour d'appel de Paris dans une décision du 11 mars 2005 (20), une reconnaissance a minima des effets du trust puisqu'était aussi débattue la qualité de créancier du trustee. La question nous a semblé moins intéressante, mais il est tout de même utile de s'en faire l'écho. Pour ce qui est du seul agent des sûretés, la prochaine étape devrait être celle de la refonte de l'article 2328-1 du Code civil. Espérons qu'elle ne vienne pas trop perturber les équilibres fondamentaux de notre ordonnancement juridique, et qu'elle sache s'axer sur ce qui importe vraiment : la capacité de l'agent des sûretés à la française à représenter de plein droit les créanciers devant les tribunaux.

Enfin, les conséquences de cette position prétorienne sur le groupe Belvédère paraissent bien incertaines : puisque, après la confirmation, en appel le 7 juin 2011 (CA Dijon, 7 juin 2011, trois arrêts n° 11/00710 N° Lexbase : A9461HTL ; n° 11/00711 N° Lexbase : A9462HTM et n° 11/00712 N° Lexbase : A9463HTN), de la résolution du plan de sauvegarde dont bénéficiaient les entités du groupe, ce dernier se trouve désormais soumis à un redressement judiciaire ouvert par le tribunal de commerce de Nîmes le 20 septembre 2011. Le feuilleton ne fait peut-être que commencer car, pour les porteurs des Floating Rate Notes et leurs agents, de nouvelles déclarations de créances se profilent à l'horizon. Nous étions partis sur le ton d'une fable, eh bien : souhaitons-leur qu'après avoir chanté ils ne dansent pas trop !


(1) Que les esprits malins ne tirent aucune conclusion hâtive du fait que l'alcool se retrouve, une fois de plus, au départ de nos réflexions... In vino, veritas !
(2) Qui a, aujourd'hui, disparu, sa compétence d'antan ayant été transférée au tribunal de commerce de Dijon par le décret n° 2008-146 du 15 février 2008, modifiant le siège et le ressort des tribunaux de commerce (N° Lexbase : L8085H3T).
(3) Cette dualité s'explique, vraisemblablement, par la dualité de juridictions (France et Pologne) dans lesquelles les sûretés étaient prises : en effet, il est plus commode d'avoir un agent au plus proche du terrain.
(4) Parallel debt dans le texte.
(5) A tout le moins, dans l'attente de la ratification par la France de la convention de La Haye du 1er juillet 1985, relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance.
(6) Sur lesquels on peut lire, N. Cardoso-Roulot, Les obligations essentielles en droit des contrats, L'Harmattan, 2008, p. 246, n° 294 et s..
(7) Il s'agit de la rue où est installée, dans l'ancien parlement local, la cour d'appel de Dijon.
(8) Voir les articles consacrés au sujet dans le numéro 11 des Cahiers du Conseil constitutionnel (2001) et le rapport public pour 2006 du Conseil d'Etat, Sécurité juridique et complexité du droit.
(9) Voir Banque Magazine, n° 616, juin 2000, obs. J.-L. Guillot.
(10) Théorie développée dans son article Déclaration de créances et représentation en justice, paru dans les Mélanges Mouly, Litec, 1998, p. 153 et s..
(11) Notamment en matière de reconnaissance de dette ou de billet à ordre.
(12) Ce que la Cour de cassation, relevant que la dette parallèle est un "engagement contractuel non accessoire", n'était sans doute pas loin de penser.
(13) Prêteurs, investisseurs financiers, banques de couverture...
(14) Voir DFS, n° 302.1, p. 237.
(15) Les travaux parlementaires iraient même en sens contraire : voir le rapport n° 11, 2006-2007, présenté au Sénat au nom de la Commission des lois, p. 104.
(16) Sur ce dernier point, pour s'en tenir à une logique imparfaite de mandat, l'indication de paiement de l'article 1277 du Code civil (N° Lexbase : L1387ABY) pourrait accompagner les pouvoirs d'un agent nommé sur le fondement de l'article 2328-1.
(17) Laquelle sera soumise aux dispositions des articles 2372-1 (N° Lexbase : L2551IE9) et suivants du Code civil si le transfert fiduciaire porte sur des biens meubles, et 2488-1 (N° Lexbase : L2497IE9) et suivants du Code civil s'il s'agit de biens immeubles.
(18) A condition, évidemment, que ce dernier ne soit pas en cessation des paiements lorsque la fiducie est constituée, cas prévu par l'article L. 632-1, 9° du Code de commerce (N° Lexbase : L8851IN7).
(19) Ce pourrait d'ailleurs être un argument mis en avant pour convaincre les créanciers soumettre au droit français leurs opérations de financement.
(20) CA Paris, 15ème ch., sect. B, 11 mars 2005, n° 03/16917 (N° Lexbase : A7688DH9) ; Revue critique de droit international privé, p. 627, note E. Fohrer.

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Discrimination et harcèlement

[Jurisprudence] Principe de non-discrimination et "marge opérationnelle" des partenaires sociaux : la contribution de la CJUE au débat

Réf. : CJUE, 13 septembre 2011, aff. C-447/09 (N° Lexbase : A7249HXR)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Le 24 Septembre 2011

Les arrêts rendus, le 8 juin 2011, par la Chambre sociale de la Cour de cassation (1) en matière d'égalité de traitement ont montré que la Haute juridiction n'entendait pas modifier l'intensité du contrôle exercé par le juge sur la légitimité ou la proportionnalité des atteintes au principe d'égalité, sous prétexte que ces atteintes auraient été négociées et adoptées par les partenaires sociaux. C'est, également, (notamment) à la question de la marge de manoeuvre dont disposent les partenaires sociaux pour déroger au principe de non-discrimination imposé par le droit de l'Union européenne que devait répondre la CJUE, de nouveau confrontée à la difficile question des limites d'âges imposées aux pilotes de l'aviation civile, cette fois-ci dans une affaire qui intéressait une compagnie aérienne. Dans un arrêt en date du 13 septembre 2011, la CJUE reconnaît aux partenaires sociaux une certaine "marge opérationnelle" pour déroger au principe de non-discrimination (I), mais invalide la limite d'âge litigieuse pour diverses raisons qui laissent peu de doute sur le sort des dispositions comparables qui subsistent en droit français (II).
Résumé

"Une mesure [...], qui fixe à 60 ans l'âge limite à compter duquel les pilotes ne peuvent plus exercer leur activité professionnelle alors que les réglementations nationale et internationale fixent cet âge à 65 ans, n'est pas une mesure nécessaire à la sécurité publique et à la protection de la santé, au sens de l'article 2, paragraphe 5, de la Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 (N° Lexbase : L3822AU4)".

I - La consécration d'une "marge opérationnelle" reconnue aux partenaires sociaux pour négocier des dérogations au principe de non-discrimination en raison de l'âge des salariés

Bases juridiques du principe de non-discrimination. Jusqu'au Traité de Lisbonne et l'intégration de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX) dans le Traité lui-même, désormais assimilable à la "Constitution" de l'Union, le principe de non-discrimination s'appuyait sur les dispositions des articles 6, paragraphe 1 (N° Lexbase : L3059INM), et 13 (N° Lexbase : L2114IPY) du Traité, devenu 19 TFUE (N° Lexbase : L2495IP4), ainsi que sur l'article 52 de la Charte des droits sociaux. La Cour de justice avait déduit de ces dispositions l'existence d'un principe général du droit de l'Union concrétisé par la Directive 2000/78 (Directive du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (2).

Désormais, et comme le considère d'ailleurs la CJUE dans cet arrêt pour la première fois, il est possible de fonder directement ce principe sur l'article 21, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne aux termes de laquelle "est interdite, toute discrimination fondée notamment sur [...] l'âge". Ce texte énumère, en effet, quinze motifs de discriminations interdits, dont l'âge, qui a d'ailleurs fait son entrée dans le droit dérivé des discriminations avec la Directive 2000/78 qui l'a intégré en même temps que la religion ou les convictions, le handicap et l'orientation sexuelle.

Aux termes de son article 1er, cette Directive dispose qu'elle "a pour objet d'établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, [le] handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle, en ce qui concerne l'emploi et le travail, en vue de mettre en oeuvre, dans les Etats membres, le principe de l'égalité de traitement".

Ce principe n'est bien entendu par absolu et l'article 2, paragraphe 5, dispose que la Directive "ne porte pas atteinte aux mesures prévues par la législation nationale qui, dans une société démocratique, sont nécessaires à la sécurité publique, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé et à la protection des droits et libertés d'autrui".

Les Etats peuvent ainsi prévoir "qu'une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l'un des motifs visés à l'article 1er ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée" (article 4, paragraphe 1).

Cette exception doit être interprétée de manière extrêmement restrictive, comme l'indique d'ailleurs très clairement le considérant 23 de la Directive 2000/78 aux termes duquel cette dérogation ne peut s'appliquer qu'"en des circonstances très limitées" qui "doivent être mentionnées dans les informations fournies par les Etats membres à la Commission" (3).

Dispositions propres à l'âge. L'article 6 contient des dispositions qui concernent précisément les différences de traitement fondées sur l'âge, ce qui démontre qu'il ne s'agit en réalité pas d'un motif comme les autres, et que son caractère d'interdit est certainement moins prononcé.

Les Etats membres "peuvent prévoir que des différences de traitement fondées sur l'âge ne constituent pas une discrimination lorsqu'elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires. Ces différences de traitement peuvent notamment comprendre: a) la mise en place de conditions spéciales d'accès à l'emploi et à la formation professionnelle, d'emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération, pour les jeunes, les travailleurs âgés et ceux ayant des personnes à charge, en vue de favoriser leur insertion professionnelle ou d'assurer leur protection ; b) la fixation de conditions minimales d'âge, d'expérience professionnelle ou d'ancienneté dans l'emploi, pour l'accès à l'emploi ou à certains avantages liés à l'emploi ; c) la fixation d'un âge maximum pour le recrutement, fondée sur la formation requise pour le poste concerné ou la nécessité d'une période d'emploi raisonnable avant la retraite".

Dispositions conventionnelles litigieuses. La disposition conventionnelle litigieuse était la convention collective d'entreprise X qui disposait, dans son article 19, que "la relation de travail cesse - sans qu'il y ait besoin de résilier le contrat - à l'expiration du mois du soixantième anniversaire [...]. A partir de ce moment, les pilotes affectés par cette disposition perçoivent une rémunération transitoire" dans l'attente de l'ouverture des droits à la retraite des intéressés, soit 63 ans, ce que contestait trois pilotes de ligne qui considéraient cette limite d'âge comme discriminatoire, ne serait-ce que parce que dans d'autres compagnies aériennes allemandes, ou d'autres Etats membre, l'âge limite est fixé à 65 ans, conformément d'ailleurs aux dispositions du droit international (4).

Ces dispositions dérogeaient donc à la réglementation internationale concernant les pilotes de ligne qui leur permet de voler, sous certaines conditions, jusqu'à l'âge de 65 ans.

Problématique propre au rôle des partenaires sociaux dans la négociation des dérogations au principe de non-discrimination. Dans cette affaire, comme dans d'autres d'ailleurs, et comme c'est également le cas dans les débats qui agitent la doctrine française s'agissant de la portée du principe d'égalité de traitement lorsque les normes litigieuses sont conventionnelles (5), le fait que la limite d'âge résulte d'un accord collectif était avancé comme un argument fort devant consolider la règle litigieuse.

Il faut, en effet, rappeler que l'article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne fait du droit à la négociation collective un droit fondamental des travailleurs et des employeurs : "les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives [...]".

La Cour de justice a déjà eu à statuer sur la mise en oeuvre conjointe du principe de non-discrimination et du droit à la négociation collective, et a considéré que les Etats membres peuvent "laisser le soin de réaliser le principe de l'égalité des rémunérations en premier lieu aux partenaires sociaux", mais sous réserve de continuer à s'assurer "par des mesures législatives, réglementaires ou administratives appropriées, que tous les travailleurs de la Communauté puissent bénéficier de la protection prévue par la directive dans toute son étendue". Au regard des exigences du droit de l'Union, les partenaires sociaux doivent respecter le principe de non-discrimination, tout comme le législateur ou le pouvoir réglementaire (6), notamment pour ce qui concerne le respect du principe de non-discrimination entre les femmes et les hommes (7), et ce que les dispositions nationales respectent elles-mêmes ou non le droit de l'Union (8).

Les partenaires sociaux peuvent, par ailleurs, mettre en oeuvre des principes adoptés par le législateur national, comme le juge d'ailleurs le Conseil constitutionnel au regard des exigences de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) (9), mais n'ont pas la compétence pour déterminer eux-mêmes, de manière autonome, comment il convient de concilier le principe de non-discrimination avec d'autres impératifs, comme pourrait l'être celui de la sécurité aérienne qui était invoqué dans cette affaire par la Compagnie aérienne pour justifier la fixation conventionnelle de l'âge de la retraite à 60 ans (10) ; pareil impératif pourrait uniquement être invoqué par les pouvoirs publics, car cette exigence se rattache d'évidence aux notions de "sécurité publique" ainsi qu'à la "protection de la santé" qui sont visés par l'article 2, paragraphe 5, de la Directive 2000/78 au titre des atteintes éventuellement justifiées au principe de non-discrimination (11).

Apport de la décision. Il semble, toutefois, au regard notamment des conclusions de l'avocat général dans cette affaire, qu'il faille tout de même tenir compte de l'origine conventionnelle de la norme lors de l'examen de la légitimité des dérogations apportées au principe de non-discrimination. Certes, cet examen tient compte, également, de variables telle la possibilité pour les salariés dont le contrat de travail est rompu de bénéficier immédiatement des prestations de l'assurance vieillesse (12), ce qui constitue un objectif légitime de politique d'emploi qui vise à favoriser l'accès des jeunes générations au marché du travail.

La marge de manoeuvre des partenaires sociaux pour apprécier comment il convient de gérer les conditions d'accès au marché de l'emploi a, d'ailleurs, été définie avec beaucoup de finesse par l'avocat général dans cette affaire (cons. 85) : "il existe un domaine d'action propre des conventions collectives, une zone spéciale où elle peuvent légitimement opérer, et les règles relatives à la cessation des relations de travail relèvent naturellement de ce domaine ou terrain propre de la négociation collective. Le simple fait de leur intervention sur ce terrain, sur ces questions, constitue un pas important pour légitimer leurs décisions mais, même dans ce domaine, elles ne peuvent agir avec une totale liberté, puisque, une fois constatée la légitimité de l'objectif qui ouvre droit à l'application de l'article 6, paragraphe 1, encore faudra-t-il soumettre la mesure au test de proportionnalité qu'impose cette disposition".

II - La censure d'un dispositif conventionnel portant une atteinte excessive au principe de non-discrimination en raison de l'âge

La légitimité de l'objectif poursuivi. Restait, également, à déterminer si cette limite d'âge pouvait se réclamer des dispositions de l'article 6 de la Directive qui fixe les exceptions au principe de l'indifférence de l'âge.

Il ne faisait guère de doute que l'objectif poursuivi était "légitime" (protéger la sécurité des biens et des personnes), et on ne pourra qu'être en accord avec la Cour qui affirme, dans son considérant 58, que "s'agissant de la sécurité aérienne, il apparaît que les mesures qui tendent à éviter les accidents aéronautiques par le contrôle de l'aptitude et des capacités physiques des pilotes afin que des défaillances humaines ne soient pas à l'origine de ces accidents constituent indéniablement des mesures de nature à assurer la sécurité publique au sens de l'article 2, paragraphe 5, de la Directive 2000/78".

La prise en compte d'une exigence professionnelle "essentielle et déterminante". La Cour de justice a déjà eu l'occasion de statuer sur cette question.

Dans son arrêt "Wolf" rendu en 2010, elle a ainsi pu considérer comme valable la condition d'un âge maximum de 30 ans pour le recrutement de pompiers (13). Pour des raison identiques, la Cour avait considéré en 1986 qu'il était possible d'exclure des femmes de l'exercice de certaines activités, notamment de tâches de police exercées dans une situation de graves troubles intérieurs (14), du travail de surveillant de prison (15), ou du service dans des unités de combat comme les Royal Marines (16). En revanche, une disposition qui exclut les femmes de tous les emplois militaires qui impliquent l'utilisation d'armes ne peut pas être justifiée (17).

La Cour rappelle, dans cet arrêt, que "le fait de posséder des capacités physiques particulières peut être considéré comme une " exigence professionnelle essentielle et déterminante ", au sens de l'article 4, paragraphe 1, de la Directive 2000/78, pour l'exercice de la profession de pilote de ligne et que la possession de telles capacités est liée à l'âge" (cons. n° 67).

L'examen de la jurisprudence de la Cour montre clairement que celle-ci n'admet que des liens qui mettent en évidence, et de manière indiscutable, la nécessité de prendre en compte une caractéristique liée à un motif discriminatoire.

Or, force est de constater que tel n'est pas le cas de la limite d'âge pour les pilotes fixée à 60 ans par l'accord de la compagnie aérienne (18), étant considéré que sur le plan international cette limite d'âge a été fixée à 65 ans.

Une mesure inadaptée. En dépit du caractère légitime de l'objectif poursuivi, il était ici possible de s'interroger sur le caractère "adapté" de la mesure d'interdiction, alors que le droit international s'est contenté de mesures simplement restrictives. Pour la Cour de Justice, la réponse est clairement négative et elle considère que "l'interdiction de piloter après cet âge, contenue dans la mesure en cause au principal, n'était pas nécessaire à la réalisation de l'objectif poursuivi", au sens du même article 2, paragraphe 5, ce qui semble là encore justifié.

Une atteinte disproportionnée. Pour que la clause dérogatoire prévue par l'article 6 en matière de critère d'âge puisse justifier la mesure, encore faut-il que celle-ci soit proportionnée au but recherché.

Or, les mêmes observations qui ont conduit la Cour à considérer que le critère général de l'article 2 de moyen "adapté" n'est pas rempli devaient logiquement la pousser à affirmer également le caractère disproportionné de l'interdiction.

Dans ses conclusions, l'avocat général avait d'ailleurs conclu en ce sens et pris en compte le fait que les pilotes dont le contrat est rompu à 60 ans perçoivent, jusqu'à la liquidation de leurs droits à retraite à 63 ans, une "rémunération transitoire à caractère compensatoire, correspondant à environ 60 % des contributions au régime de pensions", mais aussi qu'en fixant la limite d'âge à 60 ans la compagnie aérienne prive ses pilotes de cinq années d'exercice professionnel, au regard des règles qui gouvernent le droit international et qui s'applique, d'ailleurs, à d'autres pilotes appartenant à d'autres compagnies aériennes allemandes (19).

La Cour a considéré, à son tour, cet écart d'âge comme étant excessif, les partenaires sociaux ayant "dépassé la marge opérationnelle" dont ils bénéficiaient ici (cons. 75).

Un objectif illégitime au sens de l'article 6. Si l'article 2, qui comprend les dispositions relatives à la justification des différences de traitement en général, autorise de mobiliser un argument tiré de la sécurité des personnes et des biens, visé par le texte, l'interprétation des dérogations spécifiques prévues par l'article 6 conduit à un résultat différent dans la mesure où le texte explicite la notion d' "objectif légitime" en visant "notamment [...] des objectifs légitimes de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle", ce qui circonscrit assez nettement la nature des arguments invoqués (20).

Or, pour la Cour, "un objectif tel que la sécurité aérienne ne relève pas des objectifs visés à l'article 6, paragraphe 1, premier alinéa, de la Directive 2000/78".

La portée de cette décision sur la jurisprudence française. Reste à déterminer si cette décision est susceptible d'emporter des conséquences sur la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de limites d'âges. On peut en douter, à tout le moins pour ce qui concerne le contentieux judiciaire.

Position du Conseil d'Etat. Le Conseil d'Etat a admis que l'on puisse imposer un seuil d'âge pour l'accès à certains concours administratif, en l'occurrence celui de l'ENA, et ce pour poursuivre l'objectif légitime de "permettre le déroulement ultérieur de la carrière des intéressés" (21).

En aucun cas il n'est toutefois possible de tenir compte de l'âge d'un candidat pour lui refuser l'accès à un poste ou une promotion, sous peine d'annulation, comme le montre une affaire qui concernait le recrutement par le CNRS de directeurs de recherche (22).

Position de la Cour de cassation. La Cour de cassation a, également, eu à se prononcer sur la licéité de la rupture du contrat de travail de salariés en considération de leur âge.

Dans un premier temps, la Chambre sociale avait estimé que l'article 14 de la CESDH (N° Lexbase : L4747AQU) et l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention (N° Lexbase : L1625AZ9) ne sont pas applicables au cas d'un salarié mis à la retraite à raison de son âge, ce qui est bien distinct d'un licenciement, dès lors que l'intéressé remplit les conditions d'âge et d'ancienneté permettant à l'employeur de le mettre à la retraite, conformément à l'article 11 du décret du 5 avril 1968 modifiant le statut des caisses de retraites des personnels de l'Opéra (23).

Dans une affaire intéressant la mise à la retraite d'un danseur des Folies bergères par application d'un accord collectif ayant fixé une limite d'âge, la Haute juridiction avait considéré celle-ci comme injustifiée dans la mesure où l'accord était nul et la rupture dès lors uniquement fondée sur l'âge de l'intéressé (24).

Par la suite, la même juridiction a considéré comme discriminatoire la mise à la retraite d'un salarié ne remplissant les conditions exigées par les textes pour partir à la retraite à taux plein (25).

Dans deux arrêts en date du 11 mai 2010 (26), la Cour de cassation a manifesté son désir de fondre sa jurisprudence dans le moule communautaire et de contraindre les juridictions du fond à s'interroger sur la licéité des limites d'âge au regard des critères autorisant les Etats membres à prendre valablement en compte des critères en principe prohibées, et ce conformément d'ailleurs aux instructions données par la CJCE (27).

La première affaire concernait le licenciement d'un pilote-instructeur qui avait atteint l'âge limite de 60 ans et dont il demandait l'annulation en raison de son caractère discriminatoire. La cour d'appel de Paris l'avait débouté après avoir relevé "qu'il n'est pas discutable que la limite d'âge a été retenue en raison de sujétions particulières du métier de pilote d'avion, au regard de la responsabilité assumée par un commandant de bord assurant le transport aérien de passagers" et "que la fixation d'une telle limite d'âge est donc légitime au sens de la directive européenne en ce qu'elle répond à un objectif de bon fonctionnement de la navigation aérienne et de sécurité de ses utilisateurs comme de ceux qui y travaillent, de façon raisonnable et proportionnée au regard de la spécificité de l'activité et du métier de pilote". L'arrêt a été cassé pour manque de base légale, c'est-à-dire à raison d'une motivation insuffisante au regard des exigences du texte, la Cour de cassation reprochant à la juridiction parisienne de n'avoir pas recherchée, ainsi qu'elle y était invitée par le demandeur, "si ces objectifs étaient légitimes, il lui appartenait de rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si la cessation des fonctions de pilote à l'âge de 60 ans était nécessaire à leur réalisation".

La seconde affaire concernait la mise à la retraite à l'âge de 60 ans d'un salarié qui occupait les fonctions de chef du service patrimoine de l'Opéra national de Paris, en application des dispositions de l'article 6 du décret n° 68-382 du 5 avril 1968, modifié le 16 octobre 1980, portant statut de la caisse de retraites des personnels de l'Opéra national de Paris. Le salarié avait demandé l'annulation de celle-ci en raison de la contrariété existant entre les termes de ce décret et les dispositions de la loi n° 2003-775 du 21 août 2003 (N° Lexbase : L9595CAM) restreignant les possibilités de mise à la retraite avant l'âge de 65 ans à la seule existence d'un accord collectif. Il avait été débouté de ses demandes par la cour d'appel de Paris pour qui sa mise à la retraite était régie exclusivement par l'article 6 du décret du 5 avril 1968. L'arrêt a, également, été cassé pour violation de la loi, la Haute juridiction reprochant à la juridiction parisienne d'avoir statué "sans constater que, pour la catégorie d'emploi de cette salariée, la différence de traitement fondée sur l'âge était objectivement et raisonnablement justifiée par un objectif légitime et que les moyens pour réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires, la Directive communautaire consacrant un principe général du droit de l'Union".

Ces deux cassations présentent un caractère très nettement méthodologique, la Haute juridiction veillant à ce que les critères autorisant les employeurs à tenir compte, dans leurs décisions, de l'âge des salariés, soient scrupuleusement vérifiés et appliqués de manière stricte, pour ne pas dire restrictive, ce qui est logique compte tenu de l'atteinte réalisée au principe de non-discrimination en raison de l'âge.

Dans la seconde affaire, la méconnaissance des contraintes issues de la Directive, dont le juge doit faire application en ce qu'elle met en oeuvre un principe inscrit dans le droit de l'Union depuis les origines, était totale puisque les juges s'étaient purement et simplement réfugié derrière le texte réglementaire (un décret datant de 1968) pour valider la mise à la retraite. Confirmant les termes d'une précédente décision rendue en matière de non-discrimination entre les femmes et les hommes (28), la Cour de cassation affirme, cette fois-ci à propos d'une affaire de discrimination fondée sur l'âge, que le juge judiciaire est tenu de faire respecter le principe de non-discrimination, principe général de droit de l'Union, ce qui lui impose d'écarter tout texte contraire de droit interne, notamment réglementaire, sans que cette mise à l'écart ne soit assimilable à un contrôle de légalité réservé au juge administratif.

Dans la première affaire, la cour d'appel de Paris était bien entrée dans une logique de justification de la limite d'âge et avait considéré celle-ci comme justifiée (existence de sujétions particulières du métier de pilote d'avion, bon fonctionnement de la navigation aérienne, sécurité des passagers et du personnel) et proportionnée "au regard de la spécificité de l'activité et du métier de pilote". La cassation intervient toutefois car la cour d'appel n'avait pas recherché précisément en quoi l'instauration d'une limite d'âge de 60 ans pour un pilote-instructeur "était nécessaire" à la réalisation des objectifs poursuivis, c'est-à-dire, plus prosaïquement, en quoi un pilote âgé de plus de 60 ans exposerait, en raison d'une baisse supposée de ses capacités physiques et/ou intellectuelles, les personnes et les biens à des risques particuliers. Ce n'était donc pas les motivations de l'employeur qui étaient ici en cause (comment contester qu'il cherche à s'assurer de la sécurité des personnes transportées ?), mais uniquement la preuve que les salariés âgés de plus de 60 ans étaient moins aptes à piloter des avions. On notera d'ailleurs ici que l'arrêt est cassé non pour violation de la loi, comme le second, mais pour défaut de base légale, c'est-à-dire en raison d'une motivation insuffisante.

Cette analyse a été confirmée en 2011 à propos du régime de la mise à la retraite du personnel de la SNCF. La cour d'appel de Paris, et avec elle la Chambre sociale de la Cour de cassation, ont rappelé qu'en lui-même le régime de mise à la retraite ne constituait pas une discrimination, mais a, également, considéré que les justifications avancées par l'entreprise, à savoir la volonté d'apporter aux personnes publiques "une souplesse durable dans la gestion de ses effectifs, en fonction de l'évolution de son organisation et de son activité", ne constituait pas un objectif légitime justifiant qu'il soit tenu compte de l'âge des salariés pour rompre leur contrat de travail (29).

Le même jour, la Haute juridiction a jugé avec la même sévérité le régime de mise à la retraite d'EDF après avoir constaté que les juges du fond ne s'étaient pas situés dans le contexte pourtant obligatoire de la justification des atteintes réalisées au principe de non-discrimination, "principe général du droit de l'Union" (30).

Position de la Halde. La Halde a, également, considéré comme discriminatoire la mise à la retraite d'office d'un ingénieur de la navigation aérienne qui avait atteint la limite d'âge de 57 ans posée par l'article 3 de la loi n° 89-1007 du 31 décembre 1989 relative au corps des ingénieurs du contrôle de la navigation aérienne (N° Lexbase : L1100G8A) (31).

Et maintenant ? Le juge national a l'obligation d'interpréter son droit national à la lumière des directives communautaires, telles qu'interprétées par la Cour de Justice. Le nouvel arrêt rendu, le 13 septembre 2011, par la CJUE reconnaît certes aux partenaires sociaux une certaine légitimité pour participer de la définition des conditions dans lesquelles il est possible de déroger au principe de non-discrimination, mais affirme en même temps que des impératifs de sécurité ne peuvent justifier des atteintes légitimes au principe de non-discrimination, au sens où l'entend l'article 6 de la Directive qui impose des impératifs sociaux, et qu'une mesure d'interdiction fondée sur des considérations uniquement physiologiques n'est pas appropriée à l'objectif poursuivi. L'arrêt ne semble donc pas traduire de nouvel infléchissement significatif dans l'approche de la marge de manoeuvre laissée aux Etats pour déroger au principe de non-discrimination, et ne devrait donc pas réussir à "sauver" les dispositions réglementaires ou conventionnelles qui fixent des limites d'âge dans des conditions comparables.


(1) Cass. soc., 8 juin 2011, deux arrêts, n° 10-14.725, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3807HT8) et jonction, n° 10-11.933 à n° 10-13.663, P+B+R+I (N° Lexbase : A3806HT7) et nos obs., La Cour de cassation et les avantages catégoriels : la montagne accouche d'une souris, Lexbase Hebdo n° 444 du 16 juin 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N4332BSA).
(2) CJUE, 19 janvier 2010, aff. C-555/07 (N° Lexbase : A3442EQK), point 21.
(3) En ce sens CJUE, 12 janvier 2010, aff. C-341/08 (N° Lexbase : A2386EQG), point 60.
(4) Joint Aviation Requirements - Flight Crew Licensing 1 adopté le 15 avril 2003 et applicable en Allemagne.
(5) En ce sens notre ouvrage, Discriminations et inégalités de traitement dans l'entreprise, éditions Liaisons, coll. Droit vivant, 232 p., 2011, notamment n° 256.
(6) CJCE, 15 janvier 1998, aff. C-15/96 (N° Lexbase : A0339AWH), Rec. p. I-47 ; CJCE, 24 septembre 1998, aff. C-35/97 (N° Lexbase : A0457AWT), Rec. p. I-5325 ; CJCE, 16 septembre 2004, aff. C-400/02 (N° Lexbase : A3839DDK), Rec. p. I-8471 ; CJCE, 11 décembre 2007, aff. C-438/05 (N° Lexbase : A0543D3I), Rec. I-10779, point 54 ; CJCE, 18-12-2007, aff. C-341/05 (N° Lexbase : A1122D3X), arrêt "Laval" point 98, et Commission/Allemagne, précité, points 42 à 47.
(7) CJCE, 8 avril 1976, aff. C-43/75 (N° Lexbase : A7048AUL), Rec. p. 455, point 39 ; CJCE, 27 juin 1990, aff. C-33/89 (N° Lexbase : A9578AUB), Rec. p. I-2591, point 12 ; CJCE, 7 février 1991, aff. C-184/89 (N° Lexbase : A9822AUC), Rec. p. I-297, point 11 ; CJCE, 27 octobre 1993, aff. C-127/92 (N° Lexbase : A0066AWD), Rec. p. I-5535, point 22 ; CJCE, 21 octobre 1999, aff. C-333/97 (N° Lexbase : A7361AH4), Rec. p. I-7243, point 26 ; CJCE, 18 novembre 2004, aff. C-284/02 (N° Lexbase : A9122DD9), Rec. p. I-11143, point 25 ; CJUE, 9 décembre 2004, aff. C-19/02 (N° Lexbase : A3076DEN), Rec. p. I-11491, point 43.
(8) CJCE, 12 octobre 2010, aff. C-45/09 (N° Lexbase : A4807GBN), point 53.
(9) Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, Loi relative à la réduction négociée du temps de travail (N° Lexbase : A8786ACE).
(10) En ce sens les conclusions de l'avocat général, point 46, 51 et 52, se fondant sur le domaine naturel de la négociation collective.
(11) En ce sens les conclusions de l'avocat général, point 50.
(12) CJCE, 16 octobre 2007, aff. C-411/05 (N° Lexbase : A7508DYQ), Rec. p. I-8531 ; CJUE, 12 octobre 2010, aff. C-45/09 (N° Lexbase : A4807GBN), Rec. p. I-0000.
(13) CJUE, 12 janvier 2010, C-229/08 (N° Lexbase : A2385EQE), Rec. p. I-0000, notamment point 38.
(14) CJCE, 15 mai 1986, aff. C-222/84 (N° Lexbase : A7291AHI), Rec. p. 1651, points 36 et 37.
(15) CJCE, 30 juin 1988, aff. C-318/86 (N° Lexbase : A8426AUM), Rec. p. 3559, points 11 à 18.
(16) CJCE, 26 octobre 1999, aff. C-273/97 (N° Lexbase : A0518AW4), Rec. p. I-7403, points 29 à 31.
(17) CJCE, 11 janvier 2000, aff. C-285/98 (N° Lexbase : A0239AWR), Rec. p. I-69, points 25 à 29.
(18) En ce sens les conclusions de l'avocat général, point 65.
(19) Concl. préc., cons. 92.
(20) Sur cette notion interprétée restrictivement par référence à des questions "sociales", CJCE, 5 mars 2009, aff. C-388/07 (N° Lexbase : A5596EDM), Rec. p. I-1569, point 46 ; CJUE, 18 juin 2009, aff. C-88/08 (N° Lexbase : A2798EIH), Rec. p. I-5325, point 41.
(21) CE, 5° et 4° s-s-r., 1er mars 2006, n° 268130, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3982DNS).
(22) CE, 4° et 5° s-s-r., 7 juillet 2010, n° 322636, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2711E8W).
(23) Cass. soc., 6 juin 2001, n° 98-46.254, inédit (N° Lexbase : A6200CNX).
(24) Cass. soc., 6 décembre 1995, n° 92-40.389 (N° Lexbase : A1054ABN), Bull. civ. V, n° 331.
(25) Cass. soc., 21 décembre 2006, n° 05-12.816, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A3624DTE), v. les obs. de S. Tournaux, La nullité de la mise à la retraite prématurée, Lexbase Hebdo n° 244 du 18 janvier 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N7461A99).
(26) Cass. soc., 11 mai 2010, 2 arrêts, n° 08-45.307, FP-P+B+R (N° Lexbase : A1608EXT) et n° 08-43.681, FP-P+B+R (N° Lexbase : A1605EXQ), v. nos obs., Non-discrimination en raison de l'âge : la Cour de cassation au secours des seniors, Lexbase Hebdo n° 396 du 27 mai 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2117BP4); LSE, n° 253 du 27 mai 2010, note J-P. Lhernould.
(27) CJCE, 5 mars 2009, aff. C-388/07 (N° Lexbase : A5596EDM), §. 68.
(28) Cass. soc., 18 décembre 2007, n° 06-45.132 (N° Lexbase : A1382D3L), Dr. soc., 2008, p. 246, obs. Ch. Radé.
(29) Cass. soc., 16 février 2011, n° 10-10.465, FS-P+B+R (N° Lexbase : A1625GXH).
(30) Cass. soc., 16 février 2011, n° 09-72.061, FS-P+B+R (N° Lexbase : A1575GXM).
(31) Délibération Halde n° 2010-213 du 29 novembre 2010.

Décision

CJUE, 13 septembre 2011, aff. C-447/09 (N° Lexbase : A7249HXR)

Textes concernés : Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 (N° Lexbase : L3822AU4), Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX)

Mots-clés : principe de non-discrimination, "marge opérationnelle", âge des salariés, différences de traitement

Liens base : (N° Lexbase : E2589ET3)

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Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Septembre 2011

Lecture: 12 min

N7778BSU

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par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 22 Septembre 2011

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique débute par la question de la conformité à la Constitution du régime mère-fille pour les sociétés holding. Cette question n'est pas transmise, au motif que le principe constitutionnel d'égalité devant les charges publiques peut justifier que le législateur introduise des régimes fiscaux dérogatoires au droit commun, sans pour autant octroyer aux contribuables un droit à un traitement différencié (CE 10° et 9° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 347113, mentionné aux tables du recueil Lebon). Puis, la Haute juridiction administrative met un terme aux jurisprudences contradictoires des juges du fond quant à la comptabilisation des prestations de services en cours de réalisation dans le cadre de l'activité de recouvrement de créances. En effet, celles-ci constituent des "travaux en cours", et entraînent donc pour les contribuables concernés une obligation d'établir des statistiques visant à déterminer un taux de recouvrement moyen à partir duquel une quote-part des frais sera réintégrée à la clôture de chaque exercice (CE 10° et 9° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 316081, mentionné aux tables du recueil Lebon). Enfin, le Conseil d'Etat, en matière de procédures fiscales, prononce la décharge des impositions supplémentaires prononcées par l'administration fiscale pour ne pas avoir rattaché le montant des rehaussements à chacune des périodes d'imposition en fonction des opérations réalisées (CE 9° et 10° s-s-r., 28 juillet 2011, n° 314860, publié au recueil Lebon).
  • Le régime mère-fille et le principe d'égalité devant les charges publiques (CE 10° et 9° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 347113, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8401HW3)

La décision commentée a trait au régime mère-fille (CGI, art. 145 N° Lexbase : L3391IGP ; CGI, art. 216 N° Lexbase : L3998HLN), qui permet à une société mère, détenant au moins 5 % du capital d'une société fille, de percevoir des dividendes en franchise d'impôt, à l'exception d'une quote-part forfaitaire de frais et charges fixée à 5 %. La rédaction du CGI permettait de retenir également une quote-part de frais et charges pour sa valeur réelle, ce qui permettait d'en limiter le coût fiscal, mais le législateur est intervenu en supprimant cette valorisation au réel (loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010, de finances pour 2011, art. 10 N° Lexbase : L9901INZ).

Ce régime a fait l'objet de débats au regard de sa compatibilité avec le droit communautaire (CJCE, 29 mars 2007, aff. C-347/04 N° Lexbase : A7814DUX ; CJCE, 3 avril 2008, aff. C-27/07 N° Lexbase : A7376D7C ; CE 9° et 10° s-s-r., 6 octobre 2008, n° 262967, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7070EA4 ; CE 3° et 8° s-s-r., 27 juin 2008, n° 276848, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3493D9A). Mais, au cas particulier, c'est la conformité à la Constitution qui était mise en doute par la société requérante, et plus particulièrement au principe d'égalité devant les charges publiques, au moyen d'une question prioritaire de constitutionnalité : la société requérante, qui est une société holding mixte, reprochait aux dispositions légales d'être plus avantageuses pour les sociétés holding de pure détention.

Rappelons que, depuis l'entrée en vigueur, au 1er mars 2010, de la question prioritaire de constitutionnalité, introduite par la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, les justiciables peuvent saisir le juge dans le but de contrôler a posteriori la constitutionnalité d'une loi complétant ainsi le contrôle a priori (1) (Constitution de 1958, art. 61-1 (2), N° Lexbase : L5160IBQ ; loi n° 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République N° Lexbase : L7298IAK ; loi n° 2009-1523 du 10 décembre 2009, relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution N° Lexbase : L0289IGS ; Cons. const., décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 N° Lexbase : A3193EPX ; décret n° 2010-148 du 16 février 2010, portant application de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution N° Lexbase : L5740IGP ; décret n° 2010-1216 du 15 octobre 2010, relatif à la procédure d'examen des questions prioritaires de constitutionnalité devant la Cour de cassation N° Lexbase : L1841INI ; circulaire DACS, n° 04/10, du 24 février 2010, N° Lexbase : L7652IGI). Le contribuable peut, ainsi, saisir le juge de l'impôt d'une question portant sur la constitutionnalité d'une disposition légale, au regard du principe d'égalité, alors qu'avant l'adoption de la réforme constitutionnelle de 2008, les juges du Palais-Royal refusaient d'en connaître (CE 8° s-s., 26 novembre 1984, n° 38746 N° Lexbase : A6244ALT ; CE 8° et 3° s-s-r., 14 janvier 2008, n° 297221, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1122D4C).

La QPC posée au juge de l'impôt, qu'il soit judiciaire ou administratif, doit répondre à des canons impératifs. Outre que la disposition contestée doit être applicable au litige ou à la procédure, et que la question nouvelle ne doit pas avoir été déjà déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances, la question prioritaire de constitutionnalité doit faire l'objet d'un mémoire distinct, et les juridictions administratives rejetteront systématiquement les prétentions des contribuables qui auraient ignoré cet aspect (CAA Paris, 5ème ch., 8 décembre 2010, n° 09PA00555, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1820GRT). De plus, le Code de justice administrative (CJA, art. R. 771-4 N° Lexbase : L5757IGC) dispense la juridiction, d'une part, d'avertir les parties que la décision lui paraîtrait être fondée sur un moyen relevé d'office (CJA, art. R. 611-7 N° Lexbase : L3102ALH), et, d'autre part, d'inviter les parties à régulariser leurs conclusions lorsqu'elles sont entachées d'une irrecevabilité susceptible d'être couverte après l'expiration du délai de recours (CJA, art. R. 612-1 N° Lexbase : L3126ALD).

Au cas particulier, c'était la conformité de la loi au principe constitutionnel d'égalité devant les charges publiques qui était discutée : selon le Conseil constitutionnel, le principe d'égalité n'est pas violé lorsque la législation adoptée et déférée devant lui introduit des distinctions reposant sur des différences objectives de situation et que le législateur fonde "son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il propose" (3) "et que l'avantage fiscal consenti ne soit pas hors de proportion avec l'effet incitatif attendu" (4). L'intérêt général doit également pouvoir être rapporté. On remarquera l'extrême plasticité de ces principes qui autorise une interprétation et son contraire : à titre d'illustration, en matière d'impôt de solidarité sur la fortune, et s'agissant plus particulièrement de l'exonération de 3/4 de la valeur des parts sociales ou des actions détenues par leur propriétaire, les requérants soulignaient devant le Conseil constitutionnel que le principe d'égalité était violé, dès lors qu'un "avantage fiscal exorbitant" était octroyé aux contribuables. Les Sages ont alors répondu que la volonté du législateur était de favoriser la stabilité du capital des sociétés considérées et que, par conséquent, la disposition répondait à des critères objectifs et rationnels en relation directe avec les fins poursuivies par le législateur. Ils ont également souligné la conformité à l'objectif d'intérêt général qu'il s'était assigné : en d'autres termes, l'intérêt général autorisait la différenciation entre les contribuables ; ce qui n'était pas justifié par les auteurs de la saisine au nom (également) de l'intérêt général !

Si le Conseil d'Etat a déjà jugé que la violation du principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt pouvait être invoquée lorsque le contribuable introduit une question prioritaire de constitutionnalité (CE 8° et 3° s-s-r., 24 juin 2010, n° 338581, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2809E3G ; CE 9° et 10° s-s-r., 23 juillet 2010, n° 334060, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9993E4U), le Haut conseil va refuser de transmettre la QPC soutenue par la société requérante en considérant, après avoir visé une ancienne décision du Conseil constitutionnel (Cons. const., décision n° 99-424 DC du 29 décembre 1999 N° Lexbase : A8787ACG), que, même si la différence de situation alléguée par la requérante avait été établie, "le principe d'égalité garanti par la Constitution n'imposait pas au législateur de traiter de manière différente les sociétés holding ; que ce plafond unique prenant en compte l'ensemble des frais et charges repose sur un critère objectif et rationnel et n'entraîne pas de rupture de l'égalité devant les charges publiques". Par conséquent, le principe constitutionnel d'égalité devant les charges publiques peut justifier que le législateur introduise des régimes fiscaux dérogatoires au droit commun, sans pour autant octroyer aux contribuables un droit à un traitement différencié.

  • Comptabilisation des prestations en cours de réalisation dans le cadre de l'activité de recouvrement de créances (CE 10° et 9° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 316081, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8267HW4)

Aux termes de l'article 38 du CGI (N° Lexbase : L0044IKT), le bénéfice imposable est le bénéfice net déterminé d'après le résultat d'ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises, y compris les cessions d'éléments quelconques de l'actif, soit en cours, soit en fin d'exploitation. De plus, les produits correspondant à des créances sur la clientèle, ou à des versements reçus à l'avance en paiement du prix sont rattachés à l'exercice au cours duquel intervient la livraison des biens pour les ventes ou opérations assimilées et l'achèvement des prestations pour les fournitures de services.

Le traitement fiscal des travaux en cours suscitent des divergences d'interprétation entre les contribuables et l'administration fiscale : le juge de l'impôt qualifie de "travaux en cours" ceux "qui, à la date de clôture de l'exercice, ont été exécutés à la demande des clients mais n'ont pas été encore facturés à ces derniers sont au nombre des valeurs d'actif qui doivent figurer au bilan pour leur prix de revient que le prix de revient à prendre en compte ne doit pas être inférieur à la somme des frais exposés et des charges supportées par l'entreprise, au cours du ou des exercices écoulés, pour l'exécution de ce travail" (CE 9° et 8° s-s-r., 27 janvier 1988, n° 57687, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7229APG ; CE 9° et 8° s-s-r., 16 janvier 1995, n° 112746, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7229APG).

S'agissant plus spécifiquement des prestations de services, le principe est le rattachement à l'exercice de l'achèvement des prestations, ce qui induit une lecture juridique des droits et obligations des parties, ou bien de prendre en compte les usages professionnels (CE 8° et 9° s-s-r., 6 mai 1996, n° 156015, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9148AN7 (5)). Comme tout principe juridique, une exception existe pour les prestations continues (6) ou les prestations discontinues à échéances successives (7) : il s'agit de la prise en compte des produits au fur et à mesure de l'exécution de la prestation de services (C. David, O. Fouquet, B. Plagnet, P.-F. Racine, Les grands arrêts de la jurisprudence fiscale, Dalloz, coll. : Grands arrêts, 5ème édition, 2009, thème n° 30), étant entendu qu'un prestataire de services n'est pas, par principe, dispensé de comptabiliser les travaux en cours (CE 3° et 8° s-s-r., 19 mai 2000, n° 207063, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4230AWL (8)).

Les faits de l'espèce rapportent que la société requérante, dont l'activité est le recouvrement de créances, a été redressée au titre de l'impôt sur les sociétés et de la contribution additionnelle à cet impôt au titre de l'exercice 1995. Les contrats conclus avec ses clients prévoyaient -outre le remboursement, en toute hypothèse, des frais engagés auprès de tiers tels que des frais de justice- le versement d'une commission en cas de succès du recouvrement. En première instance, le tribunal administratif de Lyon (TA Lyon, 6ème ch., 1er mars 2005, n° 0202124 N° Lexbase : A2041D9H ; RJF, août/septembre n° 823) a alors jugé qu'il n'y avait pas de travaux en cours car ces opérations "ne sont pas des services en cours de formation". Par conséquent, les juges de première instance ont considéré que ces opérations ne pouvaient pas être comptabilisées comme des valeurs d'actif au bilan, que ce soit pour leur totalité ou pour une partie calculée en fonction de leurs chances de succès.

La société requérante a fait l'objet de plusieurs vérifications de comptabilité qui se sont soldées par des procédures dont certaines sont pendantes devant les juridictions. C'est ainsi que le tribunal administratif de Cergy-Pontoise (TA Cergy-Pontoise, 5ème ch., 9 juin 2011, n° 0804146, Dr. fisc., 2011, comm. 421) vient de rendre un jugement faisant droit à la thèse de la société contribuable : l'administration ne pouvait prétendre à la réintégration d'une quote-part de frais et charges correspondant aux dossiers de recouvrement traités par la requérante puisque les produits -c'est-à-dire les commissions- n'étaient perçus qu'en cas de succès de la procédure de recouvrement. Par conséquent, compte tenu de leur caractère parfaitement aléatoire, car incertain, le service ne pouvait pas prétendre forfaitiser une quote-part de frais à partir d'un taux moyen de recouvrement.

Si certaines juridictions de première instance ont fait droit à la thèse de la société requérante (cf. TA Cergy-Pontoise et TA Lyon précités), il est arrivé qu'une même cour administrative d'appel prenne des positions différentes : en dernière analyse, la subordination d'une rémunération à la réussite des opérations de recouvrement engagés a été considérée comme étant sans incidence sur la qualification de travaux en cours, entraînant le rétablissement au rôle de l'impôt sur les sociétés (CAA Lyon, 5ème ch., 2 avril 2009, n° 06LY01249, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1629EKK), alors que la même chambre de cette juridiction avait prononcé un arrêt entraînant la décharge de l'imposition contestée un an auparavant (CAA Lyon, 5ème ch., 11 mars 2008, n° 05LY01028, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9879D8E). C'est ce dernier arrêt qui a été déféré devant le Conseil d'Etat et qui vient d'être censuré pour erreur de droit : le Haut conseil tranche l'affaire au fond (CJA, art. L. 821-1 N° Lexbase : L3298ALQ), en considérant que l'administration fiscale pouvait réintégrer les prestations de recouvrement.

Quelle que soit la pertinence de la solution offerte par la juridiction lyonnaise, prenant acte de l'absence de créance acquise puisque le fait générateur de la commission n'existe pas tant que le recouvrement de la créance n'est pas effectif, il est désormais imposé aux entreprises proposant ce type de prestations de services, et selon des conditions comparables à celles conclues entre la société requérante et ses clients, d'établir des statistiques visant à déterminer un taux de recouvrement moyen à partir duquel une quote-part des frais sera réintégrée à la clôture de chaque exercice. Une nouvelle bataille commencera alors : les statistiques proposées par les contribuables lors des vérifications de comptabilité seront-elles considérées comme suffisamment précises ?

  • Rehaussement des résultats d'un exercice comportant deux périodes d'imposition distinctes : décharge des cotisations d'impôt pour absence de rattachement du montant des rehaussements à chacune des périodes d'imposition en fonction des opérations réalisées (CE 9° et 10° s-s-r., 28 juillet 2011, n° 314860, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8263HWX)

Une société exploitant un supermarché depuis le 7 août 1992 a clôturé son exercice comptable le 31 décembre 1993. Puis, elle a dressé le bilan de son deuxième exercice le 31 janvier 1995. Ce faisant, ce second exercice a duré treize mois, du 1er janvier 1994 au 31 janvier 1995, les résultats ayant été réduits de ceux déclarés pour l'année 1994. L'administration a diligenté une vérification de comptabilité pour la période correspondant au début d'activité jusqu'au 31 janvier 1995. Des redressements au titre de l'impôt sur les sociétés et de la contribution additionnelle ont été émis, portant sur l'ensemble des résultats réalisés au cours de l'exercice clos le 31 janvier 1995.

Dans ce litige, l'interprétation de l'article 37 du CGI (N° Lexbase : L1140HLS) était en cause puisque ce dernier dispose notamment que : "si l'exercice clos au cours de l'année de l'imposition s'étend sur une période de plus ou de moins de douze mois, l'impôt est néanmoins établi d'après les résultats dudit exercice. Si aucun bilan n'est dressé au cours d'une année quelconque, l'impôt dû au titre de la même année est établi sur les bénéfices de la période écoulée depuis la fin de la dernière période imposée ou, dans le cas d'entreprise nouvelle, depuis le commencement des opérations jusqu'au 31 décembre de l'année considérée. Ces mêmes bénéfices viennent ensuite en déduction des résultats du bilan dans lesquels ils sont compris".

La cour administrative d'appel de Bordeaux (CAA Bordeaux, 5ème ch., 11 février 2008, n° 05BX01443, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1477EAX) a débouté la société au motif que les dispositions de l'article 37 précitées relatives à l'année au cours de laquelle n'a pas été dressé de bilan, n'imposent pas au service, lorsqu'il rectifie le résultat d'ensemble de l'exercice comprenant l'année dont les résultats ont déjà été déduits de ceux déclarés pour cet exercice, de procéder à une mise en recouvrement par période distincte.

En cassation, le Conseil d'Etat déduit des dispositions de l'article 37 du CGI que "dans le cas où il n'est dressé aucun bilan au cours d'une année, correspondent à l'exercice comptable clos postérieurement au 31 décembre de cette année au moins deux périodes successives, dont les résultats propres doivent être imposés, respectivement, au titre de chacune des années considérées et donner lieu, le cas échéant, à rehaussement des résultats imposables afférents à chacune d'entre elles" (CE 9° et 10° s-s-r., 28 juillet 2011, n° 314860, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8263HWX). Réglant au fond cette affaire, dès lors que la juridiction d'appel avait commis une erreur de droit (CJA, art. L. 821-2 N° Lexbase : L3298ALQ), le juge de cassation décharge la contribuable de l'impôt sur les sociétés et de la contribution additionnelle car, d'une part, pour l'année 1995, le service avait mis en recouvrement les cotisations supplémentaires d'IS au titre de la période courant du 1er janvier au 31 décembre 1994, et, d'autre part, l'administration ne pouvait pas imposer la contribuable au titre de la contribution additionnelle instituée à compter du 1er janvier 1995 (CGI, art. 235 ter ZA N° Lexbase : L4691HLC). En effet, "lorsque l'administration procède au rehaussement des résultats d'un exercice comportant deux périodes d'imposition distinctes en raison de l'absence de bilan arrêté au cours d'une année, elle doit rattacher le montant des rehaussements à chacune des périodes d'imposition en fonction des opérations réalisées". La jurisprudence relative aux faits de l'espèce étant rare, le Conseil d'Etat permet aux contribuables de voir leurs droits renforcés par la présente décision.


(1) Exercé par soixante députés ou sénateurs, ou le président du Sénat, ou le président de l'Assemblée nationale, ou le président de la République, ou le premier ministre.
(2) "Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article".
(3) "Considérant que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi" : Cons. const., 28 décembre 1995, n° 95-369 DC (N° Lexbase : A8329ACH), RJF, février 1996, n° 209. V. également, en matière d'ISF, lors de l'adoption de l'exonération à concurrence des ¾ de leur valeur des parts ou actions détenues dans une société : "l'exonération partielle que prévoit la disposition critiquée repose sur des critères objectifs et rationnels en relation directe avec les fins poursuivies par le législateur" (Cons. const., 29 décembre 2005, n° 2005-530 DC (N° Lexbase : A1204DMK), RJF, mars 2006, n° 290 § 49).
(4) Cons. const., 16 août 2007, n° 2007-555 DC (N° Lexbase : A6454DXC), RJF, novembre 2007, n° 1301.
(5) "Si, en principe, les opérations de courtage sont achevées à la date de l'accord conclu entre le vendeur et l'acheteur que le courtier a rapprochés, il peut en être autrement en vertu des usages particuliers de la profession".
(6) Selon le CGI, il s'agit des prestations rémunérées notamment par des intérêts ou des loyers.
(7) Il s'agit de prestations comportant des phases d'exécution séparées dans le temps (travaux d'un expert-comptable par exemple).
(8) "Considérant que les dispositions précitées du 2 de l'article 38 du CGI, qui prescrivent que les travaux en cours sont au nombre des valeurs d'actif qui doivent figurer au bilan pour leur prix de revient, sont applicables à l'ensemble des entreprises entrant dans leur champ d'application y compris celles qui fournissent des prestations de services ; que si le 2 bis de l'article 38 précité prévoit, s'agissant de ces entreprises, que les produits correspondant aux créances sur la clientèle sont rattachés sauf exception à l'exercice au cours duquel intervient l'achèvement des prestations, cette disposition n'a pas pour objet et ne saurait avoir pour effet de soustraire à l'application des dispositions du 2 de l'article 38, ni par suite à la comptabilisation des travaux en cours, l'ensemble des prestations de services immatériels".

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Fonction publique

[Doctrine] Chronique de droit de la fonction publique - Septembre 2011

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N7768BSI

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par Manuel Carius, Maître de conférences à l'Université de Poitiers et avocat à la cour

Le 20 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique de droit interne de la fonction publique de Manuel Carius, Maître de conférences à l'Université de Poitiers et avocat à la cour. La présente chronique expose deux décisions récentes du Conseil d'Etat et un décret publié au Journal officiel du 1er septembre 2011. La première décision est relative à l'application temporelle du droit à la protection fonctionnelle et à la légalité du refus d'accorder celle-ci pour un motif d'intérêt général (CE 4° et 5° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 336114, mentionné aux tables du recueil Lebon). La deuxième décision énonce qu'en plaçant un fonctionnaire en congé de maladie ou de longue maladie, l'autorité compétente met nécessairement fin à la mesure de suspension, sans préjudice de la possibilité pour elle de la décider à nouveau à l'issue du congé si les conditions légales demeurent remplies (CE 4° et 5° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 343837, mentionné aux tables du recueil Lebon). Enfin, le décret n° 2011-1038 du 29 août 2011, instituant une prime d'intéressement à la performance collective des services dans les administrations de l'Etat, accompagné de sa circulaire d'application datée du même jour, détaille les conditions de mise en place de cette prime.
  • Application temporelle du droit à la protection fonctionnelle et refus de celle-ci pour un motif d'intérêt général (CE 4° et 5° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 336114, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8344HWX)

Le Conseil d'Etat vient, une nouvelle fois, de préciser les conditions de mise en oeuvre de la protection fonctionnelle, dont bénéficient les agents publics lorsqu'ils sont victimes de menaces ou injures (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droit et obligations des fonctionnaires, art. 11 N° Lexbase : L5204AH9). Fidèle à sa ligne jurisprudentielle extensive (1), le Conseil estime, dans cette affaire, que le fait générateur de l'obligation de la collectivité employeur doit être fixé à la date à laquelle l'agent est mis en cause. Comme son nom l'indique, la protection est "fonctionnelle", ce qui signifie qu'elle vient garantir l'agent au titre de l'exercice de ses fonctions, quand bien même il aurait quitté celles-ci. Dans la circulaire DGAFP (B8 n° 2158) du 5 mai 2008, relative à la protection fonctionnelle des agents publics de l'Etat (N° Lexbase : L8932H39), le ministère de la Fonction publique indique, en ce sens, que les fonctionnaires retraités ont droit à la protection. De même, l'article 71 de la n° 2011-525 du 17 mai 2011, de simplification et d'amélioration de la qualité du droit (N° Lexbase : L2893IQ9), dispose que la collectivité débitrice de l'obligation est celle qui emploie l'agent à la date des faits en cause ou des faits ayant été imputés de façon diffamatoire à celui-ci.

Dans l'affaire qu'il a eu à juger, le Conseil d'Etat s'est prononcé sur le cas d'un praticien hospitalier contractuel. L'engagement de l'agent a cessé fin 2007 et ce n'est qu'un mois plus tard qu'il a sollicité le bénéfice de la protection fonctionnelle. Les agents non-titulaires disposant de ce droit (2), il est parfaitement logique que l'obligation de la collectivité ne cesse pas avec leur départ du service, dans la mesure où les faits sont antérieurs à ce départ. Il aurait été excessivement sévère d'exiger de l'agent qu'il fasse sa demande de prise en charge des frais de défense avant son départ du service, et ce, d'autant plus que le contrat à durée déterminée de la requérante avait fait l'objet d'une décision de non-renouvellement. Poussant le raisonnement jusqu'à son terme, l'arrêt va même plus loin en indiquant que la circonstance que la personne qui demande le bénéfice de cette protection a perdu la qualité d'agent public à la date de la décision statuant sur cette demande est sans incidence sur l'obligation de protection.

La censure du jugement du tribunal administratif, pour erreur de droit ne va pas, pour autant, permettre à la requérante d'obtenir gain de cause. En effet, le rejet d'une demande de protection fonctionnelle peut être fondé lorsque l'agent se plaint de menaces, outrages ou injures (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droit et obligations des fonctionnaires, art. 11, al. 3), par un motif d'intérêt général (3). L'arrêt commenté s'inscrit sur ce point dans une évolution qui tend à renforcer les pouvoirs de l'administration. Dans le sillage de l'arrêt "Teitgen" (4) du 15 février 1975, les affaires "Deleuze" (5) et "Vincent" (6) avaient permis de juger que le souci d'apaisement d'une situation conflictuelle n'était pas de nature à caractériser un motif d'intérêt général autorisant le refus de la protection fonctionnelle. Cependant, dans l'arrêt "Bertrand" (7) du 20 avril 2011, le Conseil d'Etat a jugé que relève de l'intérêt général un refus fondé sur le fait que "l'Etat ne saurait couvrir de son autorité les agissements d'un directeur central des renseignements généraux ayant recueilli sur des personnalités publiques, dont certaines investies de responsabilités nationales ou de mandats électifs, des informations sans lien avec les missions de service public dont il avait la responsabilité, et gravement attentatoires à l'intimité de la vie privée de ces personnes".

Eu égard aux circonstances très particulières de cette dernière affaire, ainsi qu'à ses aspects politiques, la solution a été présentée comme une décision d'espèce (8). Si l'on admet cette hypothèse, il faut, également, reconnaître que l'arrêt rendu le 26 juillet 2011 illustre, quant à lui, un infléchissement de la jurisprudence traditionnelle. Le refus -implicite- opposé par le centre hospitalier se trouve justifié par l'existence d'un climat gravement et durablement conflictuel au sein du service, qui résultait, au moins pour partie, du comportement de l'intéressé, que la poursuite de l'action en diffamation engagée par celle-ci ne pouvait qu'aggraver, et qui était susceptible d'avoir une incidence sur la qualité des soins assurés dans l'établissement. La volonté d'apaisement l'a donc cette fois-ci emporté. Le fait que l'agent ne fasse plus partie du service y a certainement été pour quelque chose. L'orientation prise par le Conseil d'Etat frappe d'autant plus que le refus de faire bénéficier l'agent de la protection fonctionnelle était né du silence gardé par l'administration. Ainsi, c'est en l'absence de toute justification de la part de l'établissement public employeur que le juge administratif a estimé qu'il ressortait des pièces du dossier que l'intérêt général excluait le droit à protection. Dans une précédente affaire, le silence de l'administration avait joué en sa défaveur (9). Dans une matière où, jusqu'à une date récente, la jurisprudence se refusait à déceler un motif d'intérêt général propre à faire échapper l'administration à son obligation (10), le revirement est important.

  • Combinaison de la suspension pour faute grave et du droit à congés (CE 4° et 5° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 343837, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8395HWT)

Le Conseil d'Etat vient d'apporter une précision quant à la mise en oeuvre du régime de la suspension conservatoire de leurs fonctions dont les agents titulaires peuvent faire l'objet, en application de l'article 30 du titre I du Statut général de la fonction publique (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droit et obligations des fonctionnaires, art. 30 N° Lexbase : L2682E3Q). Selon ce texte, "en cas de faute grave commise par un fonctionnaire, qu'il s'agisse d'un manquement à ses obligations professionnelles ou d'une infraction de droit commun, l'auteur de cette faute peut être suspendu par l'autorité ayant pouvoir disciplinaire qui saisit, sans délai, le conseil de discipline". D'une durée de quatre mois maximum lorsqu'elle est la conséquence d'une faute disciplinaire, la suspension est à durée indéterminée si l'agent se voit reprocher une infraction pénale. Au plan financier, le fonctionnaire conserve son traitement pendant quatre mois et est, ensuite, placé à mi-traitement.

En l'espèce, un agent occupant un poste de chargé de mission auprès du Préfet de police de Paris a été suspendu de ces fonctions, en 2008, après avoir été mis en cause dans une affaire pénale. Ayant bénéficié d'un non-lieu, en 2010, cet agent a sollicité l'abrogation de l'arrêté le suspendant et son affectation dans un emploi correspondant à son grade. Le Conseil d'Etat rejette la requête au motif que "le fonctionnaire qui fait l'objet d'une mesure de suspension est maintenu en position d'activité, a droit en cette qualité à des congés de maladie ou de longue maladie en cas de maladie dûment constatée le mettant dans l'impossibilité d'exercer les fonctions qu'il exercerait s'il n'était pas suspendu et bénéficie du régime de rémunération afférent à ces congés".

La solution permet de rappeler que la suspension n'est que la conséquence du maintien de l'agent en position d'activité. Il ne s'agit que d'une mesure à caractère provisoire, qui n'est pas de nature disciplinaire, et qui n'a donc pas pour conséquence de modifier la condition statutaire de l'agent ; celui-ci étant empêché d'exercice ses fonctions afin de ne pas perturber le bon fonctionnement du service. Dans un arrêt du 22 février 2006 (11), le Conseil d'Etat a déjà jugé que la suspension conservatoire ne fait pas disparaître le droit de l'agent à bénéficier d'un congé de maladie. Dans cette précédente affaire, l'agent demandait à être placé en congé, ce qui ne pouvait lui être refusé du seul fait qu'il se trouvait suspendu. Dans l'arrêt du 26 juillet 2011, la question posée était différente. Il s'agissait de tirer les conséquences juridiques du placement en congé de maladie du fonctionnaire suspendu, vis-à-vis de l'arrêté prononçant cette suspension. Dans la mesure où l'agent est et demeure en position d'activité, le placement en congé implique nécessairement que la mesure de suspension soit considérée comme implicitement abrogée. En effet, elle ne saurait perdurer, puisqu'elle est incompatible avec la mise en congé, notamment en terme financier (12). Le droit à congé l'emporte donc sur la prérogative de suspension. C'est la conséquence du maintien du lien statutaire entre l'agent et son administration. Cependant, le congé ne peut constituer qu'une parenthèse puisque la collectivité publique peut décider à nouveau, à l'issue du congé, de suspendre l'agent si les conditions prévues à l'article 30 de la loi du 13 juillet 1983 demeurent remplies.

Au plan contentieux, l'abrogation implicite de l'arrêté portant suspension induit que l'agent mis en congé ne peut plus le contester. S'agissant de conclusions d'annulation du refus de confier à l'agent un emploi, elles sont rejetées de manière en quelque sorte "temporaire", puisque, si le Conseil d'Etat ne peut que constater que le fonctionnaire n'est pas en mesure -en raison du congé de longue maladie- d'occuper un emploi, il prend soin de préciser qu'il appartiendra au ministre, si l'agent est reconnu apte à l'issue de son congé de longue maladie, de l'affecter dans un emploi correspondant à son grade.

  • L'intéressement collectif dans la fonction publique de l'Etat (décret n° 2011-1038 du 29 août 2011 N° Lexbase : L0304IRP, et circulaire du 29 août 2011, relative à la mise en place d'une prime d'intéressement à la performance collective des services dans les administrations de l'Etat et ses établissements publics N° Lexbase : L0307IRS)

Dans son discours, prononcé à Nantes le 19 septembre 2007, Nicolas Sarkozy affichait son intention d'ouvrir le chantier de la réforme des rémunérations des fonctionnaires. En mai 2009, le député Michel Diefenbacher rendait au Premier ministre un rapport sur l'intéressement collectif dans la fonction publique. Fort de ces prémisses, le décret n° 2011-1038 du 29 août 2011, publié au Journal officiel du 1er septembre 2011, vient fixer le cadre général de cette forme de récompense du mérite professionnel dans la fonction publique de l'Etat. Le même jour, une circulaire est venue expliciter le régime juridique de cette nouvelle prime. Le Gouvernement souhaite que ce mécanisme soit opérationnel dès 2012, afin que les premières primes soient versées en 2013.

1) Les contours de la prime d'intéressement

La prime d'intéressement vient récompenser la performance collective dans les services de l'Etat ou de ses établissements publics. Toutefois, il convient d'emblée de préciser que le décret du 29 août 2011 ne constitue qu'un texte-cadre. Sa mise en oeuvre effective va nécessiter des décrets, qui établiront la liste des ministères ou établissements publics concernés, ainsi que des arrêtés ministériels (ou arrêtés du Premier ministre pour les direction interministérielles) dont l'objet sera, d'une part, de déterminer la liste des services susceptibles d'induire le versement de la prime, et, d'autre part, de fixer les critères d'évaluation de la performance desdits services. La circulaire du 29 août précise que c'est au sein de chaque ministère que le niveau pertinent d'éligibilité de la prime doit être retenu (administration centrale, services déconcentrés ou service des établissements publics). Ces arrêts seront pris après avis des comités techniques paritaires.

Si la prime d'intéressement est censée couvrir un spectre large (administrations publiques de l'Etat, mais, également, établissement public à caractère industriel et commercial employant des fonctionnaires en position d'activité, voir infra), l'article 2 du décret prévoit, néanmoins, la possibilité de maintenir certains services en dehors du champ de l'intéressement collectif. Cette exclusion est conditionnée "à la nature ou aux conditions d'exercice de leur mission", sans que l'on en sache plus à ce stade.

Le dispositif d'intéressement repose sur une exigence de performance des services publics. Le but est de valoriser les efforts réalisés collectivement. Comme le note la circulaire du 29 août, "l'intéressement collectif dans la fonction publique de l'Etat doit être le mécanisme privilégié d'articulation entre les objectifs assignés collectivement aux administrations et les objectifs professionnels des agents". Par suite, l'article 2 du décret suppose la détermination, par le ministre compétent, des objectifs, des indicateurs et des résultats à atteindre sur une période de douze mois consécutifs, ainsi que des modalités de certification des résultats obtenus sur cette période. Sur ce point, la circulaire propose quatre types d'objectifs qui pourraient être déclinés de manière pertinente et vérifiable :

- indicateurs relatifs à la conduite des politiques publiques et à la qualité du service rendu ;

- indicateurs relatifs à la maîtrise des coûts et à l'efficience des services ;

- indicateurs relatifs à la gestion des ressources humaines ;

- indicateurs relatifs au développement durable.

Quant à la certification, elle doit être confiée à des organes présentant une certaine extériorité vis-à-vis des services en charge de la gestion des politiques ministérielles, tels que les inspections générales ou les corps de contrôle. Si les objectifs fixés sont atteints, c'est l'ensemble du service concerné qui bénéficiera de la prime. Cela implique que celle-ci a un caractère forfaitaire pour l'ensemble des agents éligibles (voir infra), sous réserve du fractionnement applicable aux personnels à temps partiel et des dispositions du décret n° 2010-997 du 26 août 2010, relatif au régime de maintien primes et indemnités des agents publics de l'Etat et des magistrats de l'ordre judiciaire dans certaines situations de congés (N° Lexbase : L9767IMP). Dans la circulaire, le Gouvernement souhaite que les montants en jeu soient significatifs, afin d'être mobilisateurs pour les agents. Cependant, la prime ne saurait dépasser le montant maximal déterminé chaque année par arrêté conjoint du ministre intéressé et des ministres en charge respectivement du Budget et de la Fonction publique (article 5 du décret). Cet aspect réducteur est atténué par le fait que la prime peut être cumulée avec toute autre indemnité, à l'exception des indemnités (article 7 du décret).

2) Les agents bénéficiaires

Le décret rend, a priori, éligibles les agents des administrations de l'Etat, de ses établissements publics, ainsi que des juridictions. Plus précisément, sont concernés, dans les services relevant de l'Etat et les EPA, les fonctionnaires, les magistrats et les agents non titulaires d'un même service ou groupe de services. Cela englobe donc les agents publics civils, titulaires ou non, ainsi que les ouvriers de l'Etat, magistrats mais, également, les salariés de droit privé. Dans les EPIC, seuls sont visés les fonctionnaires d'un même service ou groupe de services affectés en position d'activité dans l'établissement. La prime sera versée aux agents en position d'activité, de même qu'à ceux (titulaires ou contractuels) mis à disposition par leur administration d'origine.

L'article 3 du décret subordonne le bénéfice de la prime à une condition de présence effective dans le service d'une durée minimale d'au moins six mois. Ces six mois de présence sont appréciés sur la période de douze mois consécutifs qui constitue la période de référence du dispositif d'intéressement. Ce texte fait preuve d'une grande compréhension de ce qu'il faut entendre par présence effective. Il indique que sont regardées comme périodes de présence effective les durées des congés annuels, des congés de maladie ordinaires, des congés liés à la réduction du temps de travail, des congés pris au titre du compte épargne temps, des congés de maternité ou pour adoption, des congés de paternité, des congés pour accident de service ou maladie contractée dans l'exercice des fonctions, des congés pour formation syndicale et des autorisations d'absence ou décharges de service pour l'exercice d'un mandat syndical, ainsi que les durées des périodes de formation professionnelle, à l'exception de la durée du congé pour formation professionnelle. Par ailleurs, l'article 3-2° du décret dispose que les services accomplis à temps partiel sont pris en compte comme des services accomplis à temps plein.

Bien qu'accueillant, le dispositif connaît des limites. Un agent pourra être exclu du bénéfice de la prime d'intéressement à la performance collective en cas d'insuffisance caractérisée dans la manière de servir (article 4 du décret). La circulaire indique que le pouvoir d'exclusion appartient au chef de service. L'exclusion ne pourra être prononcée que de manière annuelle et au vu des insuffisances de l'agent au titre de cette année-là. Elle devra être justifiée par des manquements répétés dans la manière de servir de l'agent et reposer sur des éléments caractérisant cette insuffisance, en particulier sur les résultats de la procédure d'évaluation ou d'entretien professionnel.

Manuel Carius, Maître de conférences à l'Université de Poitiers et avocat à la cour


(1) CE, Sect., 8 juin 2011, n° 312700, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5418HTT).
(2) CE, 26 avril 1963, Centre hospitalier de Besançon, concl. J. Chardeau, confirmé par l'article 50-II de la loi n° 96-1093 du 16 décembre 1996, relative à l'emploi dans la fonction publique et à diverses mesures d'ordre statutaire (N° Lexbase : L1809ASS).
(3) CE, 25 juillet 2001, n° 210797, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5032AUW) ; CE référé, 8 mars 2010, n° 335543, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1669ETY) ; CE 4° s-s., 5 mai 2010, n° 326551, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1167EXI) ; CE 4° s-s., 4 avril 2011, n° 334402, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8931HMQ).
(4) CE, S., 14 février 1975, n° 87730, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9972B7H).
(5) CE, S., 24 juin 1977, n° 93480, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6733B8U).
(6) CE 1° et 4° s-s-r., 16 décembre 1977, n° 04344, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1478B8A).
(7) CE 4° et 5° s-s-r., 20 avril 2011, n° 332255, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1029HPS), AJDA, 2011, p. 1141, note Lagrange.
(8) Note Lagrange, préc..
(9) CE 4° et 6° s-s-r., 28 mai 2003, n° 245069, mentionné au tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2335C9D), AJDA, 2004, p. 245, note Petit ; CE 9° et 10° s-s-r., 14 décembre 2007, n° 307950, mentionné au tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0915D3B).
(10) Voir, C. Maugüé et L. Touvet, AJDA, 1994, p. 374.
(11) CE 3° et 8° s-s-r., 22 février 2006, n° 279756, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2002DNH).
(12) Sur l'abrogation implicite découlant d'une incompatibilité entre deux normes successives, voir CE Avis, S., 23 avril 1997, n° 183689, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9653ADU).

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Procédure civile

[Evénement] La saisine de la cour d'appel

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N7750BST

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par Nicolas Cayrol, Agrégé des facultés de Droit, Professeur à l'Université Paris VIII, Vincennes - Saint-Denis, Directeur de l'IEJ François-Grua de Tours

Le 22 Septembre 2011

Les réformes récentes de la procédure d'appel tendent à faire de celle-ci un processus objectif, réglé de manière quasi mécanique. D'où l'idée en contrepoint de mesurer la part de la volonté des plaideurs dans la détermination de la saisine de la cour d'appel. Les réformes récentes de la procédure d'appel tendent à faire de celle-ci un processus objectif, réglé de manière quasi mécanique. D'où l'idée en contrepoint de mesurer la part de la volonté des plaideurs dans la détermination de la saisine de la cour d'appel.

1. Dans le langage de la marine, les saisines désignent des attaches ou des cordages : les cordages servant à "saisir", à fixer du matériel sur le pont (les saisines des canons, par exemple). Le risque des tempêtes, c'est que les saisines se brisent. Il y a aussi les saisines de remorque, par lesquelles une embarcation est liée à une autre. "Rompre sa saisine", pour un navire, c'est se libérer de cette entrave (1).

D'une certaine manière, la saisine d'une juridiction est bien aussi une entrave, un ensemble de contraintes qui lient le juge. Le juge saisi d'un litige est lié : il doit examiner le litige dont il est saisi ; et il doit l'examiner d'une certaine manière. La saisine du juge comporte donc deux aspects complémentaires, l'un positif, l'autre négatif : le juge ne peut ignorer ce dont il est saisi et il ne peut en connaître que dans les conditions de sa saisine. La saisine du juge définit donc ce que celui-ci doit connaître et ce qu'il doit ignorer. Elle est, en d'autres termes, l'intelligence du litige par le juge ; elle est la manière dont le droit veut que le juge comprenne le litige qui lui est soumis (2). A noter que cette "intelligence" est une donnée parfaitement objective : elle est le produit des règles de droit qui façonnent la saisine de la cour.

2. Quelles sont ces règles ? A l'analyse, on peut en distinguer plusieurs couches.

Il y a d'abord des règles générales, qui sont communes à toutes les juridictions sans exception et auxquelles la cour d'appel doit se plier comme les autres. Ainsi l'intelligence du litige par la cour d'appel est-elle toujours circonscrite in personam, c'est-à-dire circonscrite aux personnes dont elle est saisie. La cour doit faire abstraction des tiers. Par exemple, saisie d'un litige relatif au paiement d'une prime promise par un employeur à l'ensemble de ses salariés, elle ne doit condamner l'employeur à payer cette prime qu'à ceux des salariés qui l'ont saisie et non pas à l'encontre de l'ensemble du personnel. Sans quoi elle rendrait un arrêt de règlement.

Il y a ensuite des règles spéciales, propres aux différents contentieux dont la cour peut être saisie. Ainsi, saisie d'un appel d'une ordonnance de référé, la cour doit-elle comprendre le litige du point de vue du référé, c'est-à-dire qu'elle n'est pas saisie du principal. Même raisonnement si la cour est saisie d'un appel d'un jugement rendu au possessoire : dans ce cas elle doit limiter sa compréhension du litige au possessoire et ignorer le pétitoire. Ainsi encore si la cour est saisie d'un appel d'une requête en matière gracieuse (3), etc. (4).

Il y a enfin les règles spécifiques à la cour d'appel, celles qui font que l'intelligence du litige par la cour d'appel diffère de la saisine des autres juridictions. Sans surprise, ces règles spécifiques tiennent au fait que la cour est saisie d'une voie de recours contre un jugement de première instance. C'est là que se situe la véritable originalité de la saisine de la cour d'appel ; voilà aussi l'origine d'un contentieux procédural spécifique, contentieux sinon important, du moins régulier et délicat, et qui était certainement l'une des justifications de l'office des avoués. Les subtilités de la saisine de la cour d'appel ne sont pas en effet toujours aisément perceptibles.

3. La notion clé à cet égard est celle d'effet dévolutif de l'appel. L'effet dévolutif de l'appel désigne de manière synthétique l'ensemble de ces règles spécifiques qui gouvernent la saisine de la cour. C'est une notion traditionnelle, à laquelle sont d'ailleurs attachés différents adages tout aussi traditionnels (5). Dire que l'appel a un effet dévolutif, c'est dire que la connaissance du litige qui vient d'être jugé en première instance est dévolue au juge d'appel. Prise à la lettre, l'expression a quelque chose de mécanique. L'effet dévolutif serait une sorte de rouage, un engrenage qui entraîne, qui hisse le litige au degré supérieur, et c'est bien l'impression que laisse l'article 561 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6714H7S) :

"L'appel remet la chose jugée en question devant la juridiction d'appel pour qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit".

A la réflexion cependant, cette image est trompeuse. L'effet dévolutif n'est pas une "effet" comme les autres. Un effet, au sens commun, c'est ce qui est produit par une cause. Mais l'effet dévolutif n'est pas un effet au sens commun ; ce n'est pas une simple conséquence mécanique. L'effet dévolutif, c'est une notion, une notion juridique, dont le contenu a d'ailleurs considérablement évolué (6).

4. Il faut avoir bien conscience des transformations profondes qu'a subi la notion d'effet dévolutif de l'appel au cours de ces dernières décennies. C'est la structure même de la notion qui a changé : les éléments permanents qui la composent ont été déplacés et apparaissent ainsi sous un jour nouveau. C'est ainsi que l'on perçoit mieux aujourd'hui que l'effet dévolutif est composé à la fois d'éléments objectifs, liés à l'administration de la justice, et d'éléments subjectifs, liés à la volonté des plaideurs. La saisine de la cour d'appel est à la croisée de ces considérations. La part subjective de la saisine apparaît nettement à l'article 562, alinéa 1er, du Code de procédure (N° Lexbase : L6715H7T).

"L'appel ne défère à la cour que la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément ou implicitement et de ceux qui en dépendent".

Quelle est aujourd'hui la part de la volonté dans la compréhension du litige par la cour d'appel, telle qu'elle s'exprime dans l'acte d'appel et dans les conclusions ? Que reste-t-il des éléments subjectifs dans la détermination de la saisine de la cour ? La question mérite d'être reposée aujourd'hui, alors que les réformes récentes de la procédure d'appel tendent à en faire un processus quasi mécanique échappant largement à l'emprise de la volonté des plaideurs et de leurs conseils.

5. Pour répondre, il faut distinguer selon que cette volonté a pour objet de limiter la saisine ou de l'étendre, selon qu'il s'agit d'obliger la cour à connaître des points n'entrant pas objectivement a priori dans sa saisine, ou au contraire de l'obliger à ignorer des points entrant dans sa saisine a priori. La portée de la volonté, en effet, n'est pas la même dans les deux cas.

I - Volonté de restreindre la saisine

6. De manière générale, dans l'esprit de l'appelant, l'appel est toujours limité. Il est toujours limité à une amélioration de son sort. C'est du droit : l'appel ne peut aggraver le sort de l'appelant (7). Si un plaideur demande 100 et n'obtient que 50 en première instance, en cas d'appel, la cour ne pourra se prononcer qu'entre 50 et 100, même si elle est persuadée que ce plaideur aurait dû ne rien recevoir du tout ! Il faudrait un appel incident de l'intimé contestant le principe même du premier jugement pour qu'il en aille autrement (8). Il est certainement permis de voir dans cette règle une présomption de volonté.

7. Cela dit, plus particulièrement, l'appelant peut ne vouloir saisir la cour que d'un aspect du litige seulement. Cela correspond à trois hypothèses distinctes :

- l'appel limité à certains chefs du jugement entrepris ;
- l'appel limité à l'annulation du jugement ;
- l'appel limité à un jugement préparatoire.

A. L'appel limité à certains chefs du jugement entrepris

8. Il revient à l'appelant de déterminer l'étendue de l'appel qu'il entend former (9). Par exemple, il peut parfaitement ne vouloir faire appel que de la décision sur les dépens. Ou bien, dans un procès en responsabilité, après avoir contesté le principe de la responsabilité en première instance, il n'en conteste plus que l'étendue. Ou encore, après avoir plaidé contre Pierre et Paul, il abandonne ses prétentions contre Paul.

9. Pourquoi vouloir ne critiquer que certains chefs du jugement au lieu de le contester globalement ? Bien sûr, cela évite d'avoir à rediscuter de points que l'on accepte, soit parce qu'ils sont satisfaisants, soit parce que l'on estime qu'il est illusoire d'espérer obtenir mieux. Mais ce n'est pas tout.

Ne pas contester certains chefs du jugement de première instance a pour conséquence de les rendre définitifs, et par conséquent susceptibles d'exécution. Soit par exemple un litige portant sur plusieurs immeubles ; l'appel limité à la situation d'un des immeubles permettra de d'exécuter les décisions prises à l'égard des autres sur lesquelles les parties sont d'accord. Autre exemple : en matière de divorce, faire appel uniquement du montant de la prestation compensatoire a pour conséquence de rendre définitive la décision de divorce. Donc le divorce lui-même devient définitif ; donc l'appelant peut se remarier.

Il peut aussi y avoir des motifs plus retors : si le divorce est définitif, les devoirs entre époux cessent, donc la pension alimentaire que payait l'appelant jusqu'à présent n'est plus due ; et dans le même temps, du fait de l'effet suspensif de l'appel, il n'a pas non plus à verser la prestation compensatoire (10).

10. Il y a donc des intérêts concrets attachés à l'appel limité. Cela dit, la volonté de l'appelant butera sur celle de l'intimé si celui-ci forme un appel incident pour le tout (11) (à condition bien sûr que l'appel incident soit recevable, ce qui suppose que l'intimé ait partiellement succombé en première instance (12)). La saisine de la cour est une construction à deux.

11. Le choix d'intenter un appel limité n'est pas sans contrainte et doit être soigneusement pesé. L'appel limité, en effet, rend impossible la critique les chefs du jugement non compris dans l'acte d'appel. Des conclusions ultérieures n'y pourront rien changer : des conclusions ultérieures dépassant les limites de l'acte d'appel seront irrecevables. Il ne faut donc pas commettre de faux-pas (13). En cas d'erreur, l'appel limité se transforme en piège pour le plaideur (14). Dans ces conditions, la pratique des avoués consistant à procéder par principe à des appels généraux sauf instructions contraires expresses paraît sage.

12. Elle paraît d'autant plus sage que si l'appelant ne veut pas que certains chefs du jugement soient remis en cause, il peut parfaitement, après avoir interjeté un appel général, limiter ses conclusions. Car la saisine de la cour d'appel dépend non seulement de l'acte d'appel mais également des conclusions. De sorte que la cour, tenue de se prononcer sur les chefs non contestés du jugement, ne peut rien faire d'autre dans ce cas que de les confirmer (15).

Cette stratégie de prudence, malheureusement, présente un inconvénient. L'appel général ayant saisi la cour pour le tout, un moyen de défense (ou une demande reconventionnelle) de l'intimé formulé à l'encontre l'un des chefs du jugement que l'appelant souhaitait ne pas voir remis en cause sera recevable. La réformation n'est donc pas exclue nonobstant les conclusions limitées de l'appelant (16).

B. La volonté d'un appel limité à l'annulation du jugement

13. A priori, interjeter appel pour demander la réformation ou pour demander l'annulation du jugement, ce n'est pas la même chose. Demander l'annulation du jugement, c'est demander que l'on ne tienne pas compte du jugement rendu, c'est vouloir un retour au statu quo ante, donc un renvoi devant la juridiction du premier degré. On touche là l'une des pulcha questio de la théorie de l'appel, qui a donné lieu à l'une des querelles les plus longues et les plus nourries. Mais cette querelle a été tranchée "d'un trait de plume" (17) par le législateur en 1972. L'article 562, alinéa 2 du Code de procédure civile, issu du décret du 28 août 1972, dispose en effet que l'appel tendant à l'annulation du jugement emporte dévolution pour le tout, de sorte que la cour, saisie de l'ensemble du litige, devra l'examiner entièrement en fait et en droit sans pouvoir renvoyer à la juridiction du premier degré.

Cette règle, dans laquelle on reconnaît les idées d'Henri Motulsky (18), et que confortent des considérations d'efficacité et de célérité, fait prévaloir les éléments objectifs en négligeant le caractère spécifique de la volonté de l'appelant. Le législateur présume donc que demander l'annulation d'un jugement, c'est vouloir sa réformation.

14. Cependant, en dépit de la lettre du texte, la jurisprudence a limité la portée de cette présomption légale (19). Elle estime en effet que "si le premier juge n'a pas été valablement saisi" (i.e. si l'acte introductif d'instance est nul (20)), l'appel limité à l'annulation n'emporte pas saisine de la cour de l'ensemble du litige (21). Avec cette conséquence que si elle fait droit aux prétentions de l'appelant, si donc elle annule le jugement, elle ne statuera pas au fond (22). Le demandeur initial ne pourra donc que reprendre le procès depuis le début, à condition bien sûr que son action ne soit pas prescrite... On peut voir dans cette solution particulière un hommage rendu à la volonté.

15. Contre-épreuve de cette analyse : lorsque l'appelant, tout en demandant l'annulation du jugement pour cause de nullité de l'acte introductif d'instance, conclut en même temps au fond à titre principal (23), la Cour de cassation considère que, dans ce cas, l'appel emporte saisine de la cour pour le tout (24). Si la volonté de l'appelant est de plaider au fond, cette volonté doit être respectée, nonobstant la nullité de l'acte introductif d'instance.

C. La volonté d'un appel limité à un jugement préparatoire

16. Reste à évoquer l'appel de ces jugements qui ne vident pas le fond du litige : les jugements ordonnant une mesure d'instruction ou un sursis, les jugements statuant sur une exception de procédure. Dans toutes ces hypothèses, l'objet de l'appel est a priori objectivement limité de sorte que lorsque celui-ci aura été vidé, il faudra retourner devant les premiers juges. On peut du moins présumer que telle est la volonté de l'appelant.

17. Mais ici encore, la volonté précise et limitée de l'appelant peut être contrée : elle peut se heurter à la faculté d'évocation de la cour d'appel, c'est-à-dire à la faculté qui lui est reconnue de se saisir d'office de l'ensemble du litige, en dépit du caractère limité de l'appel interjeté.

On a discuté du fondement de l'évocation. Autrefois, lorsque l'on raisonnait encore en termes de justice déléguée ou de justice retenue, l'évocation était considérée comme une marque de souveraineté. On a aussi soutenu que l'évocation avait un caractère disciplinaire ; elle était une marque de défiance à l'égard du premier juge, voire une sorte de déchéance de celui-ci. Nous n'en sommes plus là aujourd'hui. La preuve est que l'évocation par la cour d'appel n'est plus comme autrefois subordonnée à l'infirmation du jugement entrepris.

Aujourd'hui, la faculté d'évoquer est considérée comme une simple mesure d'administration de la justice, un procédé commode pour accélérer le cours le cours de la justice (25). Dans le Code de procédure civile, la faculté d'évoquer appartient à la cour "si elle estime d'une bonne justice de donner à l'affaire une solution définitive" (26). Les considérations objectives l'emportent donc ici sur la volonté exprimée par l'appelant. A noter que l'évocation est possible même si la cour n'est pas en mesure de trancher immédiatement le litige, et qu'il lui faut ordonner une mesure d'instruction.

18. Pour la Cour de cassation, l'évocation est une faculté discrétionnaire, c'est-à-dire qu'elle n'a pas à être spécialement motivée (27). Or, le caractère discrétionnaire de l'évocation a fait récemment l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité en procédure pénale, à propos de l'article 207 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L1661H4B) relatif à la faculté d'évocation de la chambre de l'instruction. Dans sa décision en date du 17 décembre 2010, le Conseil constitutionnel a censuré ce texte en considérant que le caractère discrétionnaire de la faculté d'évocation par la chambre de l'instruction emportait rupture d'égalité. S'interrogeant sur la portée de cette décision, et compte tenu du motif évoqué, la doctrine a émis des doutes sur la constitutionnalité du régime de l'évocation en procédure civile (28).

19. Quoi qu'il en soit, si l'exercice de la faculté d'évocation est discrétionnaire, en revanche, son domaine est soigneusement circonscrit. La Cour de cassation censure les cours d'appel qui évoquent en dehors des hypothèses admises.

Il y en a quatre, et seulement quatre : 1. appel d'un jugement statuant sur une exception de procédure et mettant fin à l'instance (29) ; 2. appel (autorisé par le premier président) d'un jugement ordonnant une expertise (30) ; 3. appel (autorisé par le premier président) d'un jugement ordonnant un sursis à statuer (31) ; 4. en cas de contredit à l'encontre d'une décision par laquelle le juge se prononce sur la compétence sans statuer sur le fond et si la cour d'appel est la juridiction d'appel relativement à la juridiction qu'elle estime compétente (32).

Toute tentation d'évoquer en dehors de ces cas précis est censurée. Notamment, l'évocation n'est pas admise en cas d'appel immédiat d'un jugement mixte, c'est-à-dire d'un jugement tranchant une partie du principal et ordonnant une mesure d'instruction ou une mesure provisoire (33). Elle n'est pas admise non plus à l'encontre des jugements refusant le sursis ou, même lorsque le sursis a été ordonné, si le premier président n'a pas autorisé l'appel (34). En veillant aux limites de l'évocation, la Cour de cassation, peut-on dire, se fait la gardienne de la volonté des plaideurs de limiter la saisine de la cour d'appel.

En doctrine, on trouve cependant des propositions dans le sens d'un assouplissement raisonnable de ces limites, donc d'une extension de la faculté d'évocation, considérant qu'il s'agit d'un intéressant facteur d'accélération des procédures (35). L'une d'elles mérite d'être citée ici parce qu'elle se rattache directement à notre questionnement. Elle consiste à laisser aux parties la liberté d'autoriser la cour à évoquer en dehors des cas autorisés : "autant on peut comprendre que les parties disposent de la liberté, précieuse, de limiter l'étendue de leur appel, autant un accroissement de leur liberté d'étendre le champ de l'appel initial serait bienvenue, puisque l'instance étant déjà pendante devant la cour, la question du délai dans lequel l'appel est interjeté ne présente plus la même acuité" (36).

Voilà qui conduit directement à la volonté d'étendre la saisine.

II - Volonté d'étendre la saisine

20. Comme toutes les juridictions, la cour d'appel est saisie in rem. Elle ne connaît que des prétentions et des allégations présentées par les parties en première instance. Hors les hypothèses d'évocation, elle doit donc normalement ignorer les faits qui ne sont pas dans le débat et les prétentions qui n'ont pas été soumises au premier juge. Cette solution traditionnelle s'exprime sous la forme d'un adage : Tantum devolutum, quantum judicatum ; il n'est dévolu qu'autant qu'il a déjà été jugé. Cela dit, pour comprendre la portée de cet adage, il convient de distinguer les allégations et les prétentions.

21. S'agissant des allégations des parties, c'est-à-dire des moyens de fait et de droit présentés par les parties au soutien de leurs prétentions, est-il permis de vouloir étendre la saisine de la cour, de lui faire connaître de nouveaux moyens ? Oui : les parties peuvent alléguer des moyens nouveaux, produire de nouvelles pièces ou proposer de nouvelles preuves. L'article 563 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6716H7U) est sans équivoque à cet égard. La saisine de la cour d'appel n'est pas limitée aux allégations et aux moyens de preuve présentés en première instance. La règle, qui date de 1935, est bienvenue (37) ; elle est évidemment très importante. Par là, la saisine de la cour d'appel se distingue de celle de la Cour de cassation : sur pourvoi en cassation, en effet, les moyens nouveaux ne peuvent plus être allégués (C. pr. civ., art. 619 N° Lexbase : L6778H78).

22. Si les allégations nouvelles sont librement recevables en appel, la solution est inverse en ce qui concerne les prétentions. A l'égard des prétentions, les parties ne sont plus libres de faire ce qu'elles veulent. L'article 564 (N° Lexbase : L0394IGP) pose, en effet, le principe de l'irrecevabilité des prétentions nouvelles en appel, au besoin d'office. L'idée qui préside à cette règle est que l'appel est voie de recours, voie de réformation de ce qui a déjà été jugé. Dans cette représentation, hors de question par conséquent de faire juger par la cour d'appel ce que ne l'a pas été en première instance. Les parties ne peuvent pas vouloir exprimer des prétentions nouvelles en appel. Voici du moins une conception de la saisine de la cour d'appel.

23. Cependant, la règle de l'irrecevabilité des prétentions nouvelles en appel a connu une évolution importante avec le nouveau Code de procédure civile, lequel a consacré une autre conception de la voie d'appel : l'appel comme voie d'achèvement du litige, et non plus comme simple réformation du jugement provoqué par ce litige. L'idée générale est la suivante : il est bon que l'arrêt de la cour d'appel apporte une réponse aussi complète que possible au litige opposant les parties, et tant pis si cela implique de faire juger des points qui n'auraient pas été soumis au premier juge. L'idée d'un appel "voie d'achèvement" implique d'admettre un certain renouvellement des liens processuels qui existaient lors de l'instance du premier degré.

24. Cette idée apparaît très clairement en matière prud'homale où, par exception, "les demandes nouvelles dérivant du contrat de travail sont recevables en appel" (C. trav., art. R. 1452-7 N° Lexbase : L0929IAN). On justifie généralement cette exception en raison du principe de l'unicité de l'instance propre au contentieux prud'homal (38).

25. Hors le contentieux prud'homal, si le principe est au contraire que la cour doit ignorer les prétentions nouvelles, l'apport essentiel du Code de procédure civile consista à limiter la portée de ce principe de manière à permettre aux plaideurs d'étendre la saisine de la cour. Une rapide revue des textes en la matière permet de vérifier cette analyse.

- Article 564. Ce texte, tout en posant le principe de l'interdiction des prétentions nouvelles en appel, admet par exception que les parties sont en droit de vouloir, pour la première fois en appel, opposer la compensation, demander le rejet des prétentions adverses, ou encore qu'il soit statué sur des questions nées de l'intervention d'un tiers ou de la révélation d'un fait.

- Article 565 (N° Lexbase : L6718H7X). Suivant ce texte, sont également recevables les prétentions "tendant aux mêmes fins" que les prétentions originelles. Par là, il faut comprendre non seulement l'augmentation du montant de la demande en appel, mais également la transformation de l'objet de la demande, pourvu que le but poursuivi soit le même (39).

- Article 566 (N° Lexbase : L6719H7Y). Sont recevables aussi les demandes "virtuellement comprises" dans celles de première instance et celles "qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément".

- Article 567 (N° Lexbase : L6720H7Z). "Les demandes reconventionnelles sont également recevables en appel", pourvu bien sûr -comme n'importe quelle demande reconventionnelle- qu'elles se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant.

- Pour compléter ce panorama, il convient impérativement de citer aussi l'article 555 du code (N° Lexbase : L6706H7I). Suivant ce texte, sont recevables les demandes nouvelles en intervention forcée d'un tiers, même aux fins de condamnation de ces derniers. Solution très remarquable, qui fut au demeurant âprement discutée, car elle revient nécessairement à priver le tiers mis en cause du double degré de juridiction (40). Seule condition posée par la loi, la demande à l'égard des tiers ne sera recevable que si "l'évolution du litige l'impose".

Quelle synthèse de tout cela ? Quels traits généraux tirer de cette revue ? Deux idées se dégagent.

26. Première idée, c'est l'évidence : nous avons dépassé la conception d'un appel "réformation" au sens le plus strict, c'est-à-dire d'un appel limité à ce qui a déjà été jugé ; nous sommes sous l'ère d'un appel voie d'achèvement, tendant à vider le litige davantage qu'à retoquer le travail des premiers juges. Tous les textes cités convergent en ce sens. Il faut y voir plus qu'une accumulation de cas particuliers, mais bien les différentes faces d'un plan d'ensemble. Tous ces textes tendent à conférer à la volonté des parties une emprise sur la saisine de la cour d'appel qu'elle n'avait pas auparavant.

27. Pourtant, en dépit de cette unité d'inspiration, on peine à mesurer exactement l'ampleur de cette évolution. Chacune des règles citées donne lieu à des interprétations d'un raffinement et d'une subtilité que l'on peut parfois juger excessifs. Que faut-il entendre au juste par demandes "tendant aux mêmes fins" (41) ? par demandes "virtuellement comprises" dans les premières (42) ? par "demande reconventionnelle" (43) ? par "évolution du litige" de nature à justifier l'intervention forcée d'un tiers (44) ? Autant d'interrogations qui jettent un voile sur le contenu exact de la maîtrise que les plaideurs peuvent avoir de la saisine de la cour. L'impression d'ensemble est que la volonté d'étendre la saisine de la cour est étroitement, rigoureusement enserrée ; que la Cour de cassation veille à ce que l'interdiction des demandes nouvelles reste un principe cardinal de l'appel.

28. Ce sentiment est encore conforté à la lecture du décret n° 2009-1524 du 9 décembre 2009 (N° Lexbase : L0292IGW). Ce texte modifie la rédaction de l'article 564 renforçant la sanction des prétentions nouvelles : désormais, l'irrecevabilité de celles-ci peut être "prononcée d'office". Ce qui signifie que les parties ne peuvent plus désormais s'entendre pour soumettre à la cour de nouvelles prétentions. Cette disposition nouvelle a été critiquée. Selon un auteur : "il y a là une modification notable de l'office des parties en cause d'appel que rien ne paraît justifier, et qui est d'autant plus préoccupante qu'elle est soumise à la seule appréciation du juge. Il y a là également matière à une "frustration procédurale" pour les parties dont le procès n'aurait pas été tranché dans toutes ses composantes. [...] Ainsi, après avoir opté pour l'appel voie d'achèvement, on en réduit sa portée en permettant au juge de relever d'office l'irrecevabilité d'une prétention nouvelle, alors même que les parties étaient d'accord pour les soumettre à la cour" (45).

29. Le nouvel article 564 s'inscrit assurément dans la conception de l'appel développée dans le rapport du président Magendie (46), tendant à faire de l'appel une voie d'achèvement certes, mais une voie d'achèvement "maîtrisée" (47. Voilà la deuxième idée : la "maîtrise", la limitation de l'appel voie d'achèvement. La volonté des parties d'étendre la saisine de la cour, corrigeant ainsi la conception objective traditionnelle de l'appel comme simple voie de réformation, se trouve donc à son tour contrebalancée par des considérations objectives de la loi et la jurisprudence.

30. Que conclure ? La volonté de restreindre ou d'étendre la saisine de la cour n'est pas ignorée ni sans effet, mais elle est toujours enserrée dans des conditions objectives strictes. On pourrait se contenter d'observer ce mouvement de balancier, d'admirer la finesse de la dialectique entre les éléments objectifs et subjectifs. Mais le contexte général en procédure civile ne porte pas à la contemplation, voire à la complaisance. Comme l'écrit le doyen Georges Wiederkehr, les notions de procédure "ne sont que les pièces d'un ensemble correspondant à un système de raisonnement, ordonné en vue d'une fin. Elles ne remplissent leur rôle que par leur assemblage et n'ont, en réalité, d'existence qu'en fonction du tout dont elles sont les éléments" (48). Ce qui implique que la saisine de la cour d'appel ne peut être considérée indépendamment du contexte général dans lequel elle se déploie, et spécialement, qu'elle ne peut être convenablement appréhendée si l'on ignore les secousses qui agitent depuis quelques années la compréhension des principes directeurs du procès. L'on sait que la Cour de cassation a, en modifiant les conditions de la fin de non-recevoir tirée de la chose jugée, imposé de fait aux plaideurs l'obligation de présenter au cours du procès l'ensemble des moyens de droit de nature à justifier leurs prétentions (49) ; qu'elle a encore accru le poids de cette contrainte en refusant de sanctionner le juge qui ne relèverait pas d'office la règle de droit directement applicable au litige (50). Dans ces conditions, le double degré de juridiction apparaît comme une garantie plus précieuse que jamais pour les plaideurs, et les limites venant borner la saisine du litige par la cour d'appel comme des contraintes aux conséquences plus graves que jamais.


(1) Les marins utilisent également le verbe "saisiner", qui ne figure dans aucun dictionnaire courant : "saisiner un véhicule sur le pont d'un navire", par exemple.
(2) V. N. Cayrol, La saisine du juge, in De code en code, Mélanges Georges Wiederkehr, Dalloz, 2009, p. 99.
(3) En matière contentieuse, le juge ne peut fonder sa décision sur des faits qui ne sont pas le débat (C. pr. civ., art. 7). Il doit donc faire abstraction de ses connaissances personnelles. En matière gracieuse, au contraire, "le juge peut fonder sa décision sur tous les faits relatifs au cas qui lui est soumis, y compris ceux qui l'auraient pas été allégués" (C. pr. civ., art. 26).
(4) V. encore l'article 1483 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6448H7X), relatif à l'arbitrage, qui précise que "le juge d'appel statue comme amiable compositeur lorsque l'arbitre avait cette mission", ce qui signifie que saisie en équité, la cour d'appel doit ignorer le règlement en droit du litige.
(5) Tantum devolutum, quatum appellatum (il n'est dévolu qu'autant qu'il est appelé) ; Tantum appellatum, quatum judicatum (il n'est dévolu qu'autant qu'il a été jugé). Adages cités par le doyen Cornu dans son ouvrage de Linguistique juridique pour illustrer la rime (Montchrestien, Précis Domat, 3ème éd. 2005, p. 393).
(6) Roger Perrot l'a souligné encore récemment : "On enseigne toujours dans nos facultés que l'appel produit un double effet suspensif et dévolutif. Et l'on a raison, car on retrouve les mêmes principes, les mêmes mots, les mêmes expressions que jadis. Ils ont tout simplement été vidés de leur substance. L'essentiel [écrit-il encore] est d'en prendre conscience" (R. Perrot, Les effets de l'appel en droit français, in J. van compernolle et A. Saletti, Le double degré de juridiction, Bruylant, 2010, p. 288).
(7) V. parmi de nombreux arrêts, Cass. civ. 2, 26 juin 1991, n° 90-13.398 (N° Lexbase : A4766ACI), Bull. civ. II, n° 192.
(8) Et encore, à condition que cet appel incident soit principal et non subsidiaire : jugé en effet que le sort de l'appelant ne peut être aggravé sur son seul appel ; l'appel incident subsidiaire d'un intimé est sans portée à cet égard lorsque la prétention principale de celui-ci tendant à la confirmation du jugement a été accueillie en ses dispositions le concernant (Cass. civ. 2, 12 juin 2008, n° 07-13.901 N° Lexbase : A0572D93, Bull. civ. II, n° 138).
(9) Il a été soutenu que cette possibilité était réservée à la procédure écrite avec représentation obligatoire. Lorsque la procédure est orale, la déclaration d'appel serait nécessairement faite pour le tout (v. J.-P. Duhamel, L'effet dévolutif de l'appel au regard de l'acte d'appel et des écritures des parties, BICC hors série n° 2, p. 49). C'est douteux. On ne voit pas pourquoi à l'oral la volonté ne pourrait pas s'exprimer dans un sens restrictif. Il suffit simplement qu'elle soit établie. A défaut, on présumera un appel général.
(10) Exemples cités par J.-P. Duhamel, art. cit..
(11) Dans les procès complexes, l'appel incident peut être dirigé contre une partie en première instance à l'encontre de laquelle l'appel principal n'est pas dirigé. On parle d'appel "provoqué" (C. pr. civ., art. 549 N° Lexbase : L6700H7B) : ex. action du maître de l'ouvrage contre l'entrepreneur, qui appelle en garantie le fabriquant. Débouté en première instance, le maître de l'ouvrage fait appel ; l'entrepreneur forme un appel provoqué contre le fabriquant.
(12) S'il a triomphé en tout, l'intimé ne peut que demander la confirmation du jugement entrepris. Bien distinguer d'autre part, l'appel incident de la demande incidente en appel. Le régime n'est pas le même : les appels incidents sont admis largement alors que les demandes incidentes sont en principes interdites (v. infra, n° 22).
(13) Seul espoir, alors, tirer parti de la règle selon laquelle la cour est saisie non seulement des chefs du jugement entrepris, mais également de ceux qui en dépendent. Mais cela ne fait pas tout.
(14) La seule parade consiste à la rigueur à interjeter un appel complémentaire si le délai n'est pas expiré. Aucun texte ne prévoit cette possibilité mais on ne voit pas ce qui l'empêcherait. En ce sens, J.-P. Duhamel, art. cit., p. 48.
(15) V. Cass. civ. 1, 14 décembre 2004, n° 02-14.937 (N° Lexbase : A4639DEK), Procédures, 2005, n° 26, obs. Perrot.
(16) V. Cass. civ. 2, 24 juin 2004, n° 02-11.160 (N° Lexbase : A7974DCC), Bull. civ. II, n° 309 ; RTDCiv, 2004, 558, obs. Perrot - en l'espèce, la demande reconventionnelle de l'intimé formulée en appel était liée à des points du litige que l'appelant ne critiquait pas.
(17) V. J. Vincent, Les dimensions nouvelles de l'appel en matière civile, D., 1973, chron. 179, n° 40.
(18) Celui-ci écrivait en 1958 : "L'appel n'a pas deux fonctions, mais une seule : la réformation... si [cette voie de recours] peut exceptionnellement tenir lieu d'une voie de nullité, elle n'en devient pas une pour autant. Elle ne devient surtout pas, à notre sens, voie de nullité de par la volonté des parties" (H. Motulsky, Nouvelles réflexions sur l'effet dévolutif de l'appel et l'évocation, JCP, 1958, 1, 1423, ou Ecrits, p. 15, n° 7).
(19) V. R. Perrot : "cette solution est tellement contraire à la logique que la jurisprudence a manifesté quelques réticences", in Les effets de l'appel en droit français, art. cit., n° 8, p. 283.
(20) Si l'acte est nul pour vice de fond, par exemple inexistence légale du défendeur, défaut de capacité ou de pouvoir, etc., la nullité peut être demandée en tout état de cause et même pour la première fois en appel. La comparution du défendeur appelant en première instance n'emporte pas régularisation de l'acte. Si l'acte est nul pour vice de forme, la nullité ne peut être obtenue que si elle est demandée avant toute défense au fond. Dans ce cas, elle ne pourra être demandée en appel que si, et seulement si, le défendeur appelant n'a pas comparu en première instance.
(21) V. Cass. civ. 1, 17 octobre 2007, n° 06-20.232 (N° Lexbase : A8119DYD), Bull. civ. I, n° 319.
(22) Idem en droit des procédures collectives : l'appel en annulation du jugement d'ouverture pour défaut de saisine régulière du tribunal n'emporte pas saisine de la cour ; celle-ci n'est donc pas en droit de prononcer l'ouverture de la procédure (Cass. com., 4 janvier 2005, n° 03-11.465, FS-P+B N° Lexbase : A8714DEH, Bull. civ. IV, n° 2 ; JCP, 2005, II, 10080, note Cagnoli ; RTDCiv., 2005, 636). Solution remarquable parce qu'elle opère un revirement de jurisprudence et qu'elle aligne la procédure commerciale sur la procédure civile. Mais la portée du revirement est limitée : hors de ce problème de régularité de la saisine, l'appel-nullité emporte saisine de la cour d'appel pour le tout (v., par ex., Cass. com., 28 mai 1996, n° 94-14.232 N° Lexbase : A1400ABH, D., 1997, 538, note Bolard). V. P. Gerbay, Les effets de l'appel-nullité : un choix à pile ou face ? Mélanges Tricot, Dalloz, 2011, p. 365 ; P. Gerbay, Les effets de l'appel voie d'annulation, D., 1993, chron. 143 ; P. Gerbay, Nouvelles réflexions sur l'appel voie d'annulation, Gaz. Pal., 24 et 2 juin 2003.
(23) Autrefois, la Cour de cassation considérait que des conclusions subsidiaires emportaient renonciation à se prévaloir de la nullité du jugement (qui était pourtant expressément demandée !). Depuis un arrêt de revirement du 25 mai 2000, les conclusions subsidiaires ne comptent pas si le jugement est effectivement annulé (v. Cass. civ. 2, 25 mai 2000, n° 98-20.941 (N° Lexbase : A5540AW4), Bull. civ. II, n° 87 ; Procédures, 2000, n° 160, obs. Perrot).
(24) Ainsi jugé, par exemple, à l'occasion d'un appel d'une sentence arbitrale : Cass. civ. 2, 20 mars 2003, n° 01-12.398 (N° Lexbase : A5400A77), Bull. civ. II, n° 69 ; D., 2003, 943 ; RTDCom., 2003, 699, obs. Loquin ; Cass. civ. 1, 28 novembre 2007, n° 06-14.306 (N° Lexbase : A9402DZA), Bull. civ. I, n° 370.
(25) V. M. Caratini, L'article 568, une modalité essentielle de l'indemnisation rapide des victimes d'accidents de la circulation, Gaz. Pal., 1984, doct. 130.
(26) C. pr. civ., art. 568 (N° Lexbase : L6721H73) et 89 (N° Lexbase : L1333H47), en cas de contredit.
(27) Cass. civ. 1, 2 mai 1989, n° 87-17.705 (N° Lexbase : A3144AHW), Bull. civ. I, n° 174.
(28) V. Tellier, note sous Cons. const., 17 décembre 2010, décision n° 2010-81 QPC (N° Lexbase : A1873GNP), JCP 2011, 144. Cf. en l'état du droit antérieur, les réflexions de M. Loisel, Emploi optimal de la notion d'évocation en procédure civile, JCP, 1971, I, 2432, n° 38 et s..
(29) C. pr. civ., art. 568 : annulation de l'assignation, péremption d'instance. V. le commentaire de Héron et Le Bars, n° 729.
(30) C. pr. civ., art. 568. Le texte parle de jugement ordonnant une mesure d'instruction. Or, ces jugements ne sont pas en principe susceptibles d'appel indépendamment du jugement pour le fond. En réalité, pour l'essentiel sont concernés par une possible évocation, les jugements ordonnant une mesure d'instruction confiée à un technicien, c'est-à-dire une expertise, qui sont -par exception- susceptibles d'appel immédiat sur autorisation du premier président : C. pr. civ., art. 272 (N° Lexbase : L1833H4N).
(31) Ce cas n'est prévu par aucun texte. Il résulte d'une jurisprudence de la Cour de cassation, laquelle raisonne par analogie avec l'hypothèse précédente : Cass. civ. 2, 25 mars 1985, n° 80-40.788 (N° Lexbase : A2235AAZ), Bull. civ. II, n° 73 ; D., 1985, IR, 467, obs. Julien ; Gaz. Pal., 1985, 1, pan. 197, obs. Croze et Morel ; Cass. civ. 2, 12 mars 1997, n° 95-11.441 (N° Lexbase : A0316ACP), Bull. civ. II, n° 69 ; Cass. civ. 2, 21 avril 2005, n° 03-16.466 (N° Lexbase : A9602DH4), Bull. civ. II, n° 110.
(32) C. pr. civ., art. 89 (N° Lexbase : L1333H47).
(33) Cass. civ. 2, 16 novembre 1983, n° 82-14.653 (N° Lexbase : A7797CHA), Bull. civ. II, n° 178.
(34) Cass. civ. 2, 30 janvier 2003, n° 00-15.914 (N° Lexbase : A8458A4Z), Bull. civ. II, n° 21 ; Droit et procédure, 2003, p. 246, obs. Hoonakker ; D., 2003, 1399, obs. Julien ; Cass. civ. 2, 8 avril 2004, n° 02-16.101 (N° Lexbase : A8314DBK), Bull. civ. II, n° 161. Violation des articles 380 et 568 du Code de procédure civile. Solution logique pour Héron et Le bars, op. cit., n° 728, en note.
(35) D. Cohen, Le domaine de l'évocation, Mélanges Jacques Héron, LGDJ, 2008, p. 173.
(36) D. Cohen, art. cit., p.180. V. d'ailleurs sur ce point H. Motulsky, Les rapports entre l'effet dévolutif de l'appel et l'évocation dans la jurisprudence récente de la cour suprême, JCP, 1953, 1, 1905 ; Ecrits de procédure civile, p. 3, n° 14, qui évoque une affaire où l'intimé avait accepté le cadre du débat tel que l'appelant l'avait tracé, et qui excédait les limites tracées par la dévolution normale, sans pour autant que la cour ait évoqué. D. Cohen suggère aussi d'admettre l'évocation en cas d'appel d'un jugement mixte au sens de l'article 544. Il approuve d'autre part la Cour de cassation d'entendre largement la notion de mesure d'instruction (v. Cass. civ. 2, 28 juin 2006, n° 05-19.156 (N° Lexbase : A1188DQ3), Bull. civ. II, n° 171 ; D, 2006, 2051 ; RTDCiv., 2006, 828, obs. Perrot.
(37) Elle date du décret-loi du 30 octobre 1935 (N° Lexbase : L2969AIS), réformant l'article 464 de l'ancien Code de procédure civile. Depuis cette réforme, les demandes nouvelles ne sont plus définies relativement à leur cause.
(38) v. J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, Précis Domat, 4ème éd. 2010, n° 738 ; K. Salhi, Les spécificités de l'appel en matière prud'homale, in M. Keller, dir., Procès du travail, travail du procès, LGDJ, 2008, p. 378.
(39) Sur cette base, il a été jugé par exemple qu'il était possible de demander la reconstruction d'un ouvrage mal construit après avoir sollicité sa destruction ; de demander le partage en nature après avoir demandé la licitation ; de demander la résolution d'une convention après avoir fait valoir l'exception d'inexécution. Comme dit la Cour de cassation "l'exception d'inexécution et l'action en résolution d'une convention constituent sous deux formes différentes l'exercice d'un même droit et tendent aux mêmes fins" (Cass. civ. 1, 2 février 1999, n° 96-21.291 N° Lexbase : A3311AU8 Bull. civ. I, n° 33, RG proc., 1999. 627, obs. G. Wiederkehr).
(40) V. R. Perrot, Les effets de l'appel en droit français, art. cit., p. 285.
(41) La notion de prétentions tendant aux mêmes fins soulève des difficultés d'interprétation, dont témoignent certaines hésitations jurisprudentielles. Pourtant nous disposons d'un critère. Selon M. Jérôme Passa, il faut mais il suffit pour qu'il y ait identité des fins que les deux demandes successives soient alternatives et non cumulatives. Si la prétention présentée pour la première fois en appel est nécessaire alternative à celle présentée en première instance, si donc les prétentions ne peuvent pas se cumuler, alors elles constituent deux formes différentes de l'exercice d'un même droit. Ce sont des prétentions tendant aux mêmes fins recevables par conséquent en appel. Au contraire, si les deux prétentions peuvent être présentées cumulativement, alors la seconde présentée pour la première fois en appel sera nouvelle et partant irrecevable (J. Passa, La recevabilité en appel des demandes tendant aux mêmes fins dans le procès civil, Justices, 1997/7, p. 105).
(42) V. L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, Litec, 6ème éd., n° 842.
(43) Par exemple, n'est pas reconventionnelle et partant irrecevable la demande formulée pour la première fois en appel à l'encontre d'un codéfendeur (Cass. civ. 3, 3 décembre 2008 ; D., 2009, 107 ; JCP éd. G, 2009, IV, 1048). Mais qu'est-ce au juste qu'une demande reconventionnelle ? On en discute et d'ailleurs cela a encore été discuté récemment de manière solennelle devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (v. Ass. plén., 22 avril 2011, n° 09-16.008 (N° Lexbase : A1066HP8), rapport J.-Y. Frouin ; avis G. Azibert).
(44) V. Ass. plén., 11 mars 2005, n° 03-20.484 (N° Lexbase : A2721DHA), Bull civ., n° 4 ; JCP éd. G, 2005, II, 10061, concl. Cédras ; RTDCiv., 2005, 455, obs. Perrot. Deux conditions doivent être réunies pour que l'évolution du litige soit caractérisée et justifie l'intervention forcée du tiers : il faut, d'une part, la survenance d'un événement nouveau (c'est-à-dire soit un événement résultant du jugement lui-même, soit postérieur au jugement : Cass. civ. 3, 8 mars 2006, n° 05-12.543 N° Lexbase : A5111DNM, Bull. civ. III, n° 60 ; Cass. civ. 2, 23 novembre 2006, n° 06-10.942 N° Lexbase : A5420DSK, Bull. civ. II, n° 327), et, d'autre part, une modification des données juridiques du litige. Une simple modification de données de fait est insuffisante, ce qui était le cas dans l'espèce soumise à la Cour de cassation : l'intervention du tiers (sous-traitant) en appel était seulement motivée par une évaluation beaucoup plus lourde du dommage en appel qu'en première instance. Précision, il a été jugé que "la notion d'évolution du litige est étrangère à la recevabilité des demandes formées en appel contre une personne qui était partie au procès devant le tribunal" (Cass. civ. 2, 1er juillet 2010, n° 09-15.594 N° Lexbase : A2299E4W, Bull. civ. II, n° 128).
(45) V. Drago, L'office du juge d'appel, in Justice et cassation, 2010, L'office du juge, Dalloz, p. 130.
(46) Rapprt de J.-C. Magendie (dir.), Qualité et célérité de la justice devant la cour d'appel.
(47) V. en ce sens, S. Guinchard, C. Chainais, F. Ferrand, Procédure civile, 30ème éd. 2010, n° 1269.
(48) G. Wiederkehr, La logique du procès, in Libertés, justice, tolérance, Mélanges en hommage au doyen Gérard Cohen-Jonathan, Bruylant, Bruxelles, 2004, p. 1752.
(49) Ass. plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672 (N° Lexbase : A4261DQU), Bull. civ. n° 8.
(50) Ass. plén., 21 décembre 2007, n° 06-11.343 (N° Lexbase : A1175D3W), Bull. civ. n° 10.

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