La lettre juridique n°676 du 17 novembre 2016

La lettre juridique - Édition n°676

Éditorial

De l'intérêt commun versus l'intérêt général : entre lobbies et transcendance

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 17 Novembre 2016


"En relevant que le message litigieux présentait un point de vue positif sur la vie des jeunes atteints de trisomie et encourageait la société à oeuvrer à leur insertion et à leur épanouissement, mais qu'il avait aussi une finalité qui peut paraître ambiguë', dès lors qu'il se présentait comme adressé à une femme enceinte, confrontée au choix de vie personnelle' de recourir ou non à une interruption médicale de grossesse, le CSA, qui, contrairement à ce qui est soutenu, a pris en compte le contenu du message et non les seules réactions des personnes qui l'ont saisi de plaintes, n'a pas commis d'erreur d'appréciation".

"La présentation d'un point de vue positif sur la vie personnelle et sociale des jeunes atteints de trisomie répond à un objectif d'intérêt général ; [...] toutefois, en estimant qu'en raison de l''ambiguïté' qu'il avait relevée, le message litigieux était susceptible de troubler en conscience des femmes qui, dans le respect de la loi, avaient fait des choix de vie personnelle différents' et ne pouvait être regardé comme un message d'intérêt général' au sens [...] de l'article 14 du décret du 27 mars 1992 et que, s'il n'entendait nullement gêner sa diffusion à la télévision, le choix d'une insertion au sein d'écrans publicitaires était inapproprié, le CSA n'a, dans l'exercice de son pouvoir de régulation, commis aucune erreur de qualification juridique ni aucune erreur de droit".

Tel est l'enseignement d'un arrêt du Conseil d'Etat, rendu le 10 novembre 2016, sur une affaire, plus médiatisée que d'autres, concernant la diffusion, au sein des tranches de publicités télévisuelles, d'un spot montrant la joie de vivre d'enfants et adolescents trisomiques. Le sujet est assurément glissant ; tout le monde en conviendra. Opposer la liberté de montrer des handicapés heureux et le droit à l'avortement n'était certainement pas des plus opportuns : c'est nécessairement extrapoler la téléologie du spot ; c'est, plus grave encore, penser que le droit à l'avortement n'est pas suffisamment ancré dans les consciences pour qu'on puisse le sentir menacé par quelques sourires à heure de grande écoute.

L'arrêt présente pourtant un intérêt bien particulier : celui d'une redéfinition de l'intérêt général selon les Hauts magistrats du Conseil d'Etat (et du CSA chargé de son appréciation, dans les faits). Car, à bien lire les considérants de cette décision, la présentation d'un point de vue positif sur la vie personnelle et sociale des jeunes atteints de trisomie répond à un objectif "d'intérêt général" ; mais cet intérêt général ci ne correspond pas à celui de l'article 14 du décret du 27 mars 1992 ("Les messages d'intérêt général à caractère non publicitaire tels que ceux diffusés dans le cadre des campagnes des organisations caritatives et des campagnes d'information des administrations peuvent être insérés, le cas échéant, dans les séquences publicitaires"), article qui ne définit en rien, d'ailleurs, en quoi consiste l'intérêt général dont l'expression est ainsi autorisée. Il revient donc, pleinement, à l'autorité indépendante de caractériser ce qui relève, ou non, de l'intérêt général.

Et, on en déduit qu'il s'agit de l'intérêt général tel que les pouvoirs publics le définissent et le contrôlent, assurément.

Ce faisant, c'est là que la lecture de la doctrine du Conseil d'Etat lui-même revêt son importance. Dans son rapport public, en 1999, le Palais Royal publiait un rapport sur la notion d'intérêt général : une notion centrale de la pensée politique et du système juridique français. Voilà ce qu'on y lit en substance.

"L'intérêt général, qui exige le dépassement des intérêts particuliers, est d'abord, dans cette perspective, l'expression de la volonté générale, ce qui confère à l'Etat la mission de poursuivre des fins qui s'imposent à l'ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers".

"Le débat entre les deux conceptions, l'une utilitariste, l'autre volontariste, n'a guère perdu de son actualité et de sa pertinence. Il illustre, au fond, le clivage qui sépare deux visions de la démocratie : d'un côté, celle d'une démocratie de l'individu, qui tend à réduire l'espace public à la garantie de la coexistence entre les intérêts distincts, et parfois conflictuels, des diverses composantes de la société ; de l'autre, une conception plus proche de la tradition républicaine française, qui fait appel à la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique".

"L'idée d'un Etat conçu comme principe éminent, tout entier tendu vers l'unité de la volonté collective, garant de l'intérêt général face à la diversité des intérêts de la société civile, est en outre contrebattue par l'évolution générale des démocraties contemporaines, qui tend à promouvoir la multiplicité des identités et la pluralité des intérêts, aux dépens du primat des valeurs communes. Les ressorts de la politique moderne font plus de place aux intérêts de l'individu qu'à ceux de la société".

Pour autant :

"S'il se limitait à la simple conjugaison des intérêts particuliers, l'intérêt général ne serait, le plus souvent, que l'expression des intérêts les plus puissants, le souci de la liberté l'emportant sur celui de l'égalité".

"La plasticité est consubstantielle à l'idée d'intérêt général, qui peut ainsi évoluer en fonction des besoins sociaux à satisfaire et des nouveaux enjeux auxquels est confrontée la société. De nouvelles demandes s'expriment aujourd'hui, qui traduisent l'aspiration des citoyens à obtenir plus de sûreté personnelle, plus de sécurité face aux risques d'exclusion, plus d'égalité dans l'accès à l'éducation et à la culture, une meilleure protection des grands équilibres écologiques pour notre génération et les générations à venir".

"Il revient précisément au juge de défendre une conception de l'intérêt général qui aille au-delà de la simple synthèse entre intérêts particuliers ou de l'arbitrage entre intérêts publics, géographiques ou sectoriels, qui, chacun, revendiquent leur légitimité. Il ne lui appartient certes pas de se substituer au législateur, qui dispose, seul, d'une légitimité suffisante pour formuler les principes de l'intérêt général. Mais, dès lors qu'il doit contrôler la conformité de l'action administrative aux fins d'intérêt général, il a le droit - et le devoir - de préciser le contenu et les limites de cette notion".

"Pourtant, le débat sur l'intérêt général n'est pas seulement l'affaire des pouvoirs publics. Il concerne, en réalité, chaque citoyen. La recherche de l'intérêt général implique, ou l'a vu, la capacité pour chacun de prendre de la distance avec ses propres intérêts".

A la lecture de l'arrêt du 10 novembre 2016, on peut donc en déduire que "la présentation d'un point de vue positif sur la vie personnelle et sociale des jeunes atteints de trisomie" relèverait, en fait, de l'intérêt commun, c'est-à-dire d'une somme d'intérêts particuliers, selon la conception anglo-saxonne de l'intérêt général -cette présentation heureuse du handicap rassurerait collectivement le plus grand nombre d'entre nous, à titre individuel- ; et que, dans le cadre d'un "choix de vie personnelle" -dixit le Conseil d'Etat-, la liberté de conscience des femmes enceintes, ayant avorté ou souhaitant avorter, relève, en revanche, de l'intérêt général, en son acceptation française ; celle "qui fait appel à la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique". D'où la logique implacable du dispositif de l'arrêt rapporté. CQFD ?

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Avocats/Déontologie

[Jurisprudence] Le champ des correspondances couvertes par le secret professionnel de l'avocat

Réf. : Cass. civ. 3, 13 octobre 2016, n° 15-12.860, F-P+B (N° Lexbase : A9626R7N)

Lecture: 6 min

N5052BWZ

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par Guillaume Royer, Maître de conférences à Sciences-Po Paris (Campus franco-allemand de Nancy), Avocat au barreau de Nancy

Le 17 Novembre 2016

Dans une formule restée célèbre, Monsieur le Bâtonnier Yves Avril écrivait que "le secret professionnel de l'avocat fait partie des trois grands secrets protégés par la société libérale du monde occidental. Il voisine avec le secret médical et le secret de la confession" (Y. Avril, Le secret professionnel de l'avocat, force ou alibi ?, Note sous Cass. civ. 1, 22 septembre 2011, n° 10-21.219, F-P+B+I N° Lexbase : A9493HXU, D., 2011, p. 2979 et s.). Consacré par la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques (N° Lexbase : L6343AGZ), le secret professionnel de l'avocat est strictement encadré par les dispositions de cette loi et la Cour de cassation ne semble pas avoir l'intention, au vu de sa jurisprudence récente, d'en faire application extensive. L'arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 13 octobre 2016 s'inscrit dans cette mouvance jurisprudentielle. Il convient de rappeler que, pour leurs besoins personnels, un avocat et son épouse avaient confié, d'une part à la société générale sanitaire chauffage (la SGSC), l'installation d'un système de chauffage ainsi que la pose d'un adoucisseur d'eau et, d'autre part à un entrepreneur, des travaux de marbrerie. La réalisation du chantier ayant provoqué un mécontentement général, l'entrepreneur avait assigné l'avocat et son épouse en paiement tandis que ces derniers, se prévalant de malfaçons sur le chantier, avaient saisi le juge des référés en vue de la désignation d'un expert et ensuite assigné les deux entreprises en résiliation des contrats et indemnisation. Les deux affaires avaient été jointes.

Devant la cour d'appel de Nancy, les parties discutaient évidemment de la responsabilité civile contractuelle des différentes parties au chantier, mais il existait également une contestation sur la recevabilité de certaines correspondances versées aux débats. En effet, plusieurs correspondances avaient été échangées par l'avocat, ayant contracté avec les entrepreneurs, et celui de ces entrepreneurs, de même que certaines correspondances avaient été adressées au Bâtonnier de l'Ordre des avocats. Par un arrêt en date du 17 novembre 2014, la cour d'appel de Nancy (CA Nancy, 17 novembre 2014, n° 13/02938 N° Lexbase : A8957M37) a condamné la société générale sanitaire chauffage à payer à l'avocat et son épouse à payer la somme de 3 712,56 euros et elle a condamné, in solidum, l'avocat et son épouse à payer à l'entrepreneur, qui avait réalisé les travaux de marbrerie, la somme de 15 452,67 euros. Elle a aussi écarté des débats les correspondances litigieuses en faisant valoir que l'avocat et son épouse auraient produit des courriers échangés entre avocats et le Bâtonnier de l'Ordre des avocats de Metz. Sur le pourvoi en cassation, la troisième chambre civile de la Cour de cassation est amenée à prononcer une double cassation. D'une part, et cela ne nous retiendra pas plus longuement, elle censure la cour d'appel de Nancy pour s'être contredite et pour avoir omis de procéder à une vérification demandée par l'une des parties en méconnaissance des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6565H7B). D'autre part, et c'est ce point qui nous retiendra, elle casse également l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté des débats plusieurs pièces produites par les appelants, au visa de l'article 66-1 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971. Après avoir rappelé "qu'en vertu de ce texte, seules sont couvertes par le secret professionnel les correspondances échangées entre avocats ou entre l'avocat et son client", la troisième chambre civile de la Cour de cassation en déduit que "n'entrent pas dans les prévisions de l'article précité les correspondances adressées directement par une partie, quelle que soit sa profession, à l'avocat de son adversaire ni celles échangées entre un avocat et une autorité ordinale". En conséquence, les juges du fond n'auraient pas dû écarter les correspondances litigieuses des correspondances faisant intégralement partie des débats. La Cour de cassation rappelle ainsi que le champ du secret des correspondances est strictement limité. Ne peuvent ainsi en bénéficier les correspondances adressées par une partie à l'avocat adverse (I), ni les correspondances adressées par un avocat à l'autorité ordinale (II).

I - Exclusion de la correspondance à l'avocat adverse

Dans un premier temps, l'arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation rappelle une limite du champ du secret des correspondances en indiquant que "n'entrent pas dans les prévisions de l'article [66-5 de la loi du 31 décembre 1971] les correspondances adressées directement par une partie, quelle que soit sa profession, à l'avocat de son adversaire". A première vue, cette position s'inscrit dans l'exacte continuité de la jurisprudence de la Cour de cassation. Déjà, par un arrêt en date du 31 janvier 2008, la première chambre civile de la Cour de cassation avait considéré que "n'entrent donc pas dans les prévisions de ce texte les correspondances adressées directement par une partie à l'avocat de son adversaire" afin d'approuver une cour d'appel ayant retenu la responsabilité civile d'un justiciable en se fondant exclusivement sur les termes d'un courrier que celui-ci avait adressé à l'avocat de son adversaire (Cass. civ. 1, 31 janvier 2008, n° 06-14.303, F-D N° Lexbase : A5991D4N). On notera, d'ailleurs, que l'arrêt commenté reprend, presque à l'identique, la formule déjà aperçue dans l'arrêt rendu le 31 janvier 2008... A une nuance près.

En effet, l'arrêt rendu le 13 octobre 2016 précise que la correspondance adressée par une partie à l'avocat de son adversaire est exclue du secret des correspondances et cela, "quelle que soit sa profession". Les faits de l'espèce posaient une véritable difficulté supplémentaire puisque c'est un avocat, probablement inscrit au barreau de Metz, qui avait contracté avec une société commerciale et avec un entrepreneur individuel pour la réalisation de travaux à son domicile. Or, celui-ci avait écrit, sous l'entête de son propre cabinet, des courriers à l'avocat de l'entrepreneur individuel. La cour d'appel de Nancy -dont les motifs sont rappelés au moyen annexé- avait donc relevé que cet avocat s'était présenté "en sa double qualité de partie au litige et avocat plaidant". La Cour de cassation était donc saisie de la difficulté : lorsqu'un écrit pour ses propres besoins à un confrère, la correspondance est-elle couverte par le secret des correspondances ? On dit souvent que le cordonnier est le plus mal chaussé... Les confrères qui auraient à connaître de difficultés personnelles prendront évidemment garde de ne pas adresser, eux-mêmes, des courriers à l'avocat de leur adversaire. Considéré comme partie au litige et non comme avocat, la correspondance de l'avocat ne pourra, même sous en-tête de son cabinet, bénéficier du secret institué par l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971. Comme tout justiciable, ils saisiront un avocat qui pourra correspondre, dans le secret le plus absolu, avec le conseil de son adversaire.

II - Exclusion de la correspondance au Bâtonnier

Dans un deuxième temps, l'arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation est également d'une particulière importance car il vient exclure du champ du secret professionnel, les correspondances adressées à l'autorité ordinale. Ainsi, l'arrêt relève dans son attendu conclusif que "n'entrent pas dans les prévisions de l'article précité les correspondances [...] échangées entre un avocat et une autorité ordinale". Force est alors de constater que la troisième chambre civile de la Cour de cassation aligne sa position sur celle qui avait déjà été retenue, il y a quelques années, par la première chambre civile de la Cour de cassation.

Par son arrêt en date du 22 septembre 2011 précité, la Cour de cassation avait été amenée à se prononcer sur la légalité du règlement intérieur du barreau de Paris qui, à une époque, étendait le secret des correspondances au-delà des termes de l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971. Alors que le texte ne couvre du secret que "les correspondances échangées entre le client et son avocat, entre l'avocat et ses confrères à l'exception pour ces dernières de celles portant la mention 'officielle'", le règlement intérieur du barreau de Paris avait également couvert du secret professionnel "les communications et correspondances entre l'avocat et toute autorité compétente de l'Ordre". Selon la Cour de cassation, "le règlement intérieur d'un barreau ne [pouvait], sans méconnaître ces dispositions législatives, étendre aux correspondances échangées entre l'avocat et les autorités ordinales le principe de confidentialité institué par le législateur pour les seules correspondances échangées entre avocats ou entre l'avocat et son client". La correspondance de l'Ordre des avocats n'est pas couverte par le secret professionnel, ce qui avait naturellement ému une partie de la doctrine (v. sur ce point, Y. Avril, Le secret professionnel de l'avocat, force ou alibi ?, préc., spéc. n° 5).

En définitive, la décision rendue par la Cour de cassation, en date du 13 octobre 2016, témoigne d'une conception stricte du secret des correspondances consacrée par la jurisprudence. Il conviendra donc de s'en tenir à la lettre exacte de l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 : le secret ne couvre que "les correspondances échangées entre le client et son avocat, entre l'avocat et ses confrères" et point de salut au-delà des prévisions du texte...

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Bancaire

[Brèves] Amélioration du dispositif français de lutte contre le financement du terrorisme

Réf. : Décret n° 2016-1523 du 10 novembre 2016, relatif à la lutte contre le financement du terrorisme (N° Lexbase : L0942LBI)

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N5199BWH

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Le 17 Novembre 2016

Un décret, publié au Journal officiel du 13 novembre 2016 (décret n° 2016-1523 du 10 novembre 2016, relatif à la lutte contre le financement du terrorisme N° Lexbase : L0942LBI), a pour objet de renforcer le dispositif français de lutte contre le financement du terrorisme par plusieurs moyens :
- permettre aux agents du service à compétence nationale mentionné à l'article L. 561-23 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L5183IXA), c'est-à-dire Tracfin d'accéder au fichier des personnes recherchées. A cette fin, le présent décret modifie les articles 1er et 5 du décret n° 2010-569 du 28 mai 2010 (N° Lexbase : L3703IM4) relatif à ce fichier ;
- limiter les conditions d'émission de la monnaie électronique anonyme ;
- renforcer les obligations de vigilances applicables aux crédits à la consommation en abaissant de 4 000 à 1 000 euros le seuil au-delà duquel l'octroi de ces crédits doit faire l'objet de mesures de vigilance ;
- prévoir que les seuils de déclenchement des communications systématiques d'informations prévues à l'article L. 561-15-1 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L5186IXD) sont calculés sur la base d'un mois civil et non d'un mois calendaire ;
- étendre le champ d'application des déclarations à l'administration des douanes des transferts physiques, opérés par des personnes physiques elles-mêmes ou par des envois confiés à des services postaux, de sommes, titres ou valeurs vers ou en provenance d'un Etat de l'Union européenne d'un montant d'au moins 10 000 euros, à ces transferts de sommes, titres ou valeurs lorsqu'ils sont acheminés par voie routière, aérienne, maritime ou ferroviaire, par des sociétés de transport ou des entreprises de fret express.
Les dispositions équivalentes applicables dans les collectivités d'outre-mer et en Nouvelle-Calédonie sont également modifiées. L'obligation déclarative s'applique également en cas de transferts de capitaux entre Saint-Barthélemy et l'étranger. Le champ d'application, spécifique à Saint-Barthélemy, de ce dispositif réglementaire est créé dans la partie réglementaire du Code monétaire et financier.

newsid:455199

Baux commerciaux

[Jurisprudence] Application du bail professionnel à une société mutuelle

Réf. : Cass. civ. 3, 20 octobre 2016, n° 15-20.285, FS-P+B (N° Lexbase : A6567R94)

Lecture: 15 min

N5186BWY

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par Bastien Brignon, Maître de conférences - HDR à l'Université d'Aix-Marseille, Membre du Centre de droit économique (EA 4224) et de l'Institut de droit des affaires (IDA), Directeur du Master professionnel Ingénierie des sociétés

Le 17 Novembre 2016

L'arrêt rendu le 20 octobre 2016 par la troisième chambre civile de la Cour de cassation, publié au Bulletin, est relatif au bail professionnel. Il doit en cela retenir l'attention tellement les arrêts rendus en cette matière sont rares. La solution est d'autant plus intéressante qu'elle concerne non pas un professionnel libéral mais une société mutuelle.
En l'occurrence, le 31 mars 2006, une SCI donne à bail en renouvellement des locaux à usage de bureaux à la société mutuelle. Par lettre recommandée du 11 juin 2011, la locataire donne congé à effet du 31 mars 2012, date à laquelle elle a quitté les lieux, puis elle assigne le bailleur en validité du congé et en remboursement du loyer du deuxième trimestre 2012. A titre reconventionnel, la société bailleresse a demandé l'annulation du congé et le paiement des loyers jusqu'au deuxième trimestre 2013 inclus et, à titre subsidiaire, l'allocation d'une indemnité égale au montant des loyers exigibles au 31 mars 2015.
Les demandes de la bailleresse étant rejetées, elle forme un pourvoi en cassation, également rejeté au motif, d'une part, "qu'ayant relevé que la [preneuse] avait pris à bail des locaux à usage de bureaux pour les besoins de son activité professionnelle, la cour d'appel a retenu, à bon droit, que les dispositions d'ordre public de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986 (N° Lexbase : L8834AGB), dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi du 4 août 2008 (N° Lexbase : L7358IAR), étaient applicables et que le caractère lucratif ou non de l'activité était indifférent", et ,d'autre part, "qu'ayant retenu, par motifs propres et adoptés, que la faculté d'extension conventionnelle du statut des baux commerciaux suppose que les parties manifestent de façon univoque leur volonté de se placer sous ce régime, que la qualification de bail commercial, la mention dans la convention selon laquelle 'le preneur bénéficiera du statut de la propriété commerciale' ainsi que la référence aux règles du Code de commerce ne suffisaient pas à caractériser une renonciation en toute connaissance de cause et dépourvue d'ambiguïté aux dispositions d'ordre public de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986 permettant de rompre le bail à tout moment par congé donné par lettre recommandée, la cour d'appel a pu en déduire que le congé était régulier". Se trouve ainsi confirmée l'applicabilité du bail professionnel pour des locaux à usage de bureaux, dont le statut est d'ordre public, au détriment du bail commercial et indépendamment du caractère lucratif ou non lucratif de l'activité (I), lequel bail commercial peut tout de même être applicable par la soumission conventionnelle (1) (II).

I - Un bail professionnel applicable indépendamment du caractère lucratif ou non de l'activité

Contrairement au statut très complexe des baux commerciaux, les dispositions sur le bail professionnel, sur lesquelles il convient de revenir, sont assez laconiques (A). Pour autant, elles sont d'ordre public et doivent trouver application pour des locaux à usage de bureaux pour les besoins de leur activité professionnelle, en l'absence d'option non équivoque pour le statut des baux commerciaux (B).

A - Régime du bail professionnel

Aux artisans et commerçants le bail commercial, aux professions libérales le bail professionnel.

Les dispositions sur le bail professionnel se trouvent principalement à l'article 57 A (2), qui fait partie des quelques dispositions non abrogées de la loi du 23 décembre 1986 et qui complètent, par leur caractère d'ordre public, le droit commun des baux des articles 1708 (N° Lexbase : L1831ABG) et suivants du Code civil qui restent applicable aux baux exclusivement professionnels.

Selon ce texte :
"Le contrat de location d'un local affecté à un usage exclusivement professionnel est conclu pour une durée au moins égale à six ans. Il est établi par écrit.
Au terme fixé par le contrat et sous réserve des dispositions du troisième alinéa du présent article, le contrat est reconduit tacitement pour la même durée.
Chaque partie peut notifier à l'autre son intention de ne pas renouveler le contrat à l'expiration de celui-ci en respectant un délai de préavis de six mois.
Le locataire peut, à tout moment, notifier au bailleur son intention de quitter les locaux en respectant un délai de préavis de six mois.
Les notifications mentionnées au présent article sont effectuées par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ou par acte d'huissier.
Les parties peuvent déroger au présent article dans les conditions fixées au 7° du I de l'article L. 145-2 du Code de commerce
(N° Lexbase : L5029I3N)".

S'agissant de la durée, le bail professionnel est, aux termes de l'alinéa 1er de l'article 57 A, conclu pour une durée au moins égale à six ans. Autrement dit, il peut être plus long, mais pas plus court. Il n'y a pas de statut comparable à celui des baux au plus égal à deux ans (trois ans depuis la loi "Pinel" n° 2014-626 du 18 juin 2014 N° Lexbase : L4967I3D) dans le statut des baux commerciaux. Mais il faut rappeler que le locataire, et le locataire seul, peut donner congé à tout moment moyennant un préavis de six mois (al. 4).

Le bail commercial, quant à lui, est conclu pour une durée qui ne peut être inférieure à neuf ans. Certes le locataire peut donner congé à l'expiration de chaque période triennale, mais seulement si le bail ne le lui interdit pas (3). Dans le statut des baux professionnels, le bailleur ne peut donner congé en cours de bail, même en cas de nécessité de travaux alors que c'est le cas dans le statut des baux commerciaux (C. com., art. L. 145-4 N° Lexbase : L2010KGK).

S'agissant du renouvellement du bail professionnel et de la fixation d'un nouveau loyer, aux termes du deuxième alinéa de l'article 57 A précité, le bail professionnel se renouvelle, à son expiration, pour une durée semblable, c'est-à-dire pour six ans, ou plus si les parties ont conventionnellement prévu une plus longue durée. Mais ce renouvellement n'est pas un droit pour le locataire ou une obligation pour le propriétaire. Chacun d'eux peut éviter la tacite reconduction en dénonçant le bail six mois avant son échéance. En d'autres termes, il n'existe pas de "propriété libérale" comparable à la propriété commerciale propre aux baux commerciaux.

Dans la pratique, en dehors du cas dans lequel le bailleur veut récupérer les locaux pour son usage personnel, ou pour les vendre, ou pour toute autre raison qu'il n'a pas à justifier, il délivrera le congé mais fera une proposition pour un nouveau bail, moyennant un loyer qu'il estimera plus proche du prix du marché. En effet, aucune disposition impérative ne vient régir le loyer de renouvellement comme dans le statut des baux commerciaux. Il n'y a ni référence à une valeur locative quelconque, ni à un plafonnement imposé par le législateur. En général, les baux professionnels contiennent, néanmoins, une clause d'indexation du loyer.

Pour autant, en pratique, c'est rarement un problème pour le locataire. Il faut, en effet, rappeler que les locaux professionnels sont en général des appartements au premier étage des immeubles, ou bien sont situés dans des immeubles de bureaux et qu'il n'y a pratiquement jamais de valeur économique du pas de porte des locaux qu'ils risquent de quitter ou de ceux qu'ils risquent de devoir retrouver. Mais il n'y a pas plus de sécurité pour le bailleur, qui, si son locataire n'accepte pas de conclure un nouveau bail pour un nouveau loyer, risque fort de se retrouver avec des locaux vacants qu'il aura certainement de la difficulté à relouer pour le prix que le locataire sortant aura refusé. Et si le locataire a mal respecté ses engagements en ce qui concerne notamment le paiement des ses loyers, le bailleur sera libre de donner congé sans avoir à en justifier le bien-fondé des motifs devant le juge, dans l'hypothèse où son locataire prétendrait se maintenir dans les lieux.

S'agissant de la cession du bail professionnel, les dispositions impératives de l'article 57 A sont muettes. C'est par conséquent le droit commun, le Code civil et ses dispositions de l'article 1717 (N° Lexbase : L1839ABQ), qui s'applique : "le preneur a le droit de sous-louer, et même de céder son bail à un autre, si cette faculté ne lui a pas été interdite. Elle peut être interdite pour le tout ou partie. Cette clause est toujours de rigueur".

Or, force est de constater que de tout temps, tous les actes portant baux d'habitation, ou professionnels, ont contenu une clause interdisant la cession ou la sous-location sans le consentement express, préalable et par écrit du bailleur. On ne retrouve pas ici les dispositions protectrices du droit du locataire contenues dans le statut des baux commerciaux. En effet, l'article L. 145-16 du Code de commerce (N° Lexbase : L5033I3S) répute non écrites, quelle qu'en soit la forme, les conventions tendant à interdire au locataire de céder son bail ou les droits qu'il tient du statut des baux commerciaux à l'acquéreur de son fonds de commerce ou de son entreprise. Le même caractère impératif est attaché au second alinéa de cet article, concernant la transmission de plein droit du bail en cas de fusion, de scission de sociétés ou en cas d'apport partiel d'actif.

Mais dans la pratique, les locataires sont peu gênés par cette solution. Il faut en effet rappeler :
- que, dans la majeure partie des situations, la valeur économique du pas-de-porte est quasiment nulle ;
- que, dans l'hypothèse ou le successeur présenté par le locataire reprend le fonds libéral dans sa totalité, le propriétaire tentera simplement d'obtenir une actualisation de loyer de son futur locataire ;
- que, dans l'hypothèse où il s'agira d'installer une nouvelle activité, le propriétaire pourra mieux négocier un nouveau loyer mais il sera néanmoins tenu de rester dans un prix de marché, au risque de se retrouver avec des locaux vacants, difficiles à relouer, puisque son locataire actuel a la faculté de rompre le bail à tout moment sauf à respecter le préavis de six mois.

Il faut enfin savoir que depuis la "LME" du 4 août 2008, l'article L. 145-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L5029I3N) prévoit que le statut des baux commerciaux s'applique "aux baux d'un local affecté à un usage exclusivement professionnel si les parties ont conventionnellement adopté ce régime".
Cette option est d'ailleurs stipulée également par le dernier alinéa de l'article 57 A depuis ladite "LME" : "les parties peuvent déroger au présent article dans les conditions fixées au 7° du I de l'article L. 145-2 du Code de commerce".

Dans la pratique, cette option est rarement utilisée, les preneurs et les bailleurs y voyant en général une restriction à la souplesse du bail professionnel. Seuls quelques cabinets libéraux importants dont les investissements sont lourds, par exemple les cabinets d'analyses médicales, y ont recours.

Au demeurant, pour pouvoir bénéficier de cette protection minimale instaurée par la loi du 6 juillet 1989 (loi n° 89-462 N° Lexbase : L8461AGH), encore faut-il que le local loué soit bien destiné à un usage professionnel Un local professionnel est celui où le locataire exerce une profession ou une fonction, dont il tire des revenus de façon habituelle ; pour entrer dans le champ d'application de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986, il ne faut pas que cet usage relève d'un statut plus particulier, en raison de son caractère commercial ou industriel par exemple (4).

Les professions médicales ou paramédicales sont concernées ainsi que les professions du droit, de l'assurance, les agents commerciaux, etc..

Les sociétés mutuelles le sont aussi, comme en témoigne l'arrêt commenté.

B - Champ d'application du bail professionnel

Le bail professionnel ne concerne pas que les professions libérales réglementées. Il peut concerner potentiellement tous les baux d'un local affecté à un usage exclusivement professionnel, sauf si les parties ont conventionnellement adopté le statut des baux commerciaux, sans équivoque.

Telle était la situation en l'espèce, dont les faits sont antérieurs à la "LME", d'où la précision de la Cour de cassation : "dès lors que le locataire a pris à bail des locaux à usage de bureaux pour les besoins de son activité professionnelle, les dispositions d'ordre public de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi du 4 août 2008, sont applicables, le caractère lucratif ou non de l'activité étant indifférent".

Le preneur était une société mutuelle et le bailleur une SCI. Selon cette dernière, c'est le statut des baux commerciaux qui devait s'appliquer (5). En substance, elle invoquait les arguments suivants :
- les dispositions de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986 ne s'appliquent qu'au contrat de location d'un local affecté à un usage exclusivement professionnel et, partant, ne s'appliquent pas au contrat de location d'un local affecté à l'exercice d'une activité non lucrative ;
- si la renonciation à un droit ne peut résulter que d'actes manifestant, sans équivoque, la volonté de renoncer, la renonciation à un droit né et acquis, fût-il d'ordre public, peut aussi bien être expresse que tacite ;
- en soumettant expressément le bail qu'elles concluent aux dispositions qui régissent les baux commerciaux, alors que ce bail entre dans le champ d'application des dispositions de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986, et en convenant, au surplus, dans ce bail de stipulations conformes aux dispositions qui régissent les baux commerciaux, mais contraires aux dispositions de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986, les parties manifestent, sans équivoque, leur volonté de renoncer à l'application à ce bail des dispositions de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986.

Le bailleur soutenait donc que du fait du caractère non lucratif de l'activité du preneur, le bail professionnel ne pouvait pas s'appliquer, d'autant moins qu'à la lecture du contrat, certaines des stipulations pouvaient laisser penser que les parties avaient opté pour le bail commercial. L'assimilation du caractère non lucratif à celui non professionnel n'est pas saugrenue. Toutefois, l'idée de lucre, propre au secteur commercial il est vrai, est dépassée. Le curseur du raisonnement s'est déplacé vers le statut professionnel (6). L'avènement du secteur de l'ESS et des entreprises de l'ESS ne le dément pas. Cela n'est pas sans contraste avec la formidable attractivité du droit commercial, qui n'est, malgré tout, pas sans limite.

La Cour de cassation n'est pas sensible à cette argumentation. Le local étant affecté à un véritable usage professionnel et à défaut d'option expresse pour le statut des baux commerciaux (7), c'est le statut des baux professionnels d'ordre public qui devait s'appliquer. En outre, l'article 57 A ne distinguant pas selon que l'activité est lucrative ou pas, ledit statut s'applique indépendamment de cette distinction.

Peut-être le bailleur aurait-il dû rechercher la commercialité de la mutuelle. En effet, les mutuelles ne sont pas en principe des commerçants (8), conformément aux articles L. 322-1-2 (N° Lexbase : L3653I8S) et L. 322-1-3 (N° Lexbase : L2832KRC) du Code des assurances. Mais elles peuvent l'être, par exemple, si leurs statuts prévoient un objet commercial (9). Faute d'argumentation en ce sens, la mutuelle, en l'espèce, doit être considérée, d'abord, comme un professionnel, ensuite comme un professionnel non commerçant, lui permettant de bénéficier du bail professionnel.

II - La soumission conventionnelle au statut des baux commerciaux

Bien que les faits fussent antérieurs à la loi du 4 août 2008, la Cour de cassation répond au bailleur concernant la soumission conventionnelle au statut des baux commerciaux.

On le sait, le statut des baux commerciaux est applicable également à des non-commerçants à la seule condition d'un accord de volonté entre les parties, d'une absence totale d'équivoque.

La Cour de cassation a ainsi pu juger, à propos d'activité de bureau d'études et de diffusions d'ouvrages religieux, que : "ne donne pas de base légale à sa décision la cour d'appel qui, pour dire que des locataires, n'exerçant pas à une activité commerciale, peuvent bénéficier d'une indemnité d'éviction, retient, au vu des termes du bail, de son avenant et des lettres échangées, que les bailleurs ont entendu conférer aux preneurs des avantages équivalents à ceux résultant du statut des baux commerciaux sans rechercher si ces bailleurs avaient manifesté de manière non équivoque leur volonté de ne pas se prévaloir des conditions auxquelles est subordonné le bénéfice de ce statut" (10).

Elle a également estimé que : "ne donne pas de base légale à sa décision la cour d'appel qui, pour déclarer soumis au décret du 30 septembre 1953 le bail consenti à un laboratoire de biologie médicale n'exerçant pas une activité commerciale énonce qu'on observe dans ce contrat des clauses habituellement rencontrées dans les baux commerciaux sans rechercher si le bailleur avait manifesté la volonté de ne pas se prévaloir des conditions auxquelles est subordonné le bénéfice du statut des baux commerciaux" (11).

Elle a encore considéré, à propos de l'activité de masseur-kinésithérapeute, bénéficiant d'un bail mixte (professionnel et habitation) que "justifie légalement sa décision de soumettre, lors du renouvellement un bail au statut des baux commerciaux la cour d'appel qui relève que le bail conclu pour une durée de 9 ans avec révision triennale et faculté pour le preneur de le faire cesser à l'expiration d'une période de 3 ans dans les formes et délais prévus par l'article 5 du décret du 30 septembre 1953, faisait expressément référence avec ses avenants à ce décret et que la mention bail commercial - révision triennale', figurait en tête de la lettre par laquelle le bailleur avait transmis au preneur le dernier avenant" (12).

Ce qui compte donc c'est la "la volonté non équivoque du bailleur de placer le bail sous le régime du statut des baux commerciaux", étant précisé que la question peut se poser à son tour de la forme que peut prendre cette volonté certaine et non équivoque (13). Quoi qu'il en soit, la destination (non commerciale en l'occurrence) importe peu : le statut des baux commerciaux peut être étendu conventionnellement à un preneur non commerçant (14).

Au demeurant, contrairement à ce que l'on pourrait penser, c'est parfois le bailleur lui-même qui impose au preneur la conclusion d'un bail commercial. Par exemple, une SELARL d'avocats à laquelle le bailleur aurait imposer ledit statut : il n'y a pas vraiment d'intérêt pour les avocats locataires mais si c'est le choix du bailleur... Telle est d'ailleurs un peu la situation en l'espèce puisque c'est le bailleur qui revendiquait le statut des baux commerciaux.

Dans une intéressante affaire concernant une sociétés d'avocats, la Cour de cassation juge que :
"Le contrat de location d'un local affecté à un usage exclusivement professionnel est conclu pour une durée au moins égale à six ans. Au terme fixé par le contrat et sous réserve des dispositions du troisième alinéa de l'article 57 de la loi du 23 décembre 1986, le contrat est reconduit tacitement pour la même durée. Chaque partie peut notifier à l'autre son intention de ne pas renouveler le contrat à l'expiration de celui-ci en respectant un délai de préavis de six mois. Le locataire peut à tout moment notifier au bailleur son intention de quitter les lieux en respectant un délai de préavis de six mois.
Un bail a été conclu avec une société de conseils juridiques par acte authentique visant les dispositions du décret du 30 septembre 1953. La société locataire a donné congé en application de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986. Pour accueillir la demande du bailleur en paiement des loyers et charges jusqu'à la fin de la période triennale, l'arrêt attaqué retient que quelle que soit la nature de son activité la société anonyme a choisi pour l'exercer la forme juridique commerciale, qu'elle a conclu en tant que société commerciale, un bail commercial soumis au statut, qu'elle n'a donc pas vocation à réclamer le bénéfice des dispositions de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986, qui ne vise pas sa situation.
En statuant ainsi, alors que les dispositions de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986 peuvent s'appliquer à une société ayant une forme commerciale, la cour d'appel a violé le texte susvisé
" (15).

Et avant cette affaire, un arrêt l'avait admis :
"N'ayant pas soutenu devant la cour d'appel que l'article 57 A introduit dans la loi du 23 décembre 1986 par la loi du 6 juillet 1989, ne régissait pas les locations consenties à des personnes morales, à moins d'un accord exprès des parties, le moyen est irrecevable, comme nouveau, mélangé de fait et de droit.
Le bail tacitement reconduit constituant un nouveau contrat, la cour d'appel a retenu, à bon droit, sans violer l'article 2 du Code civil
(N° Lexbase : L2227AB4), que l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986 était applicable à compter du renouvellement du bail et que le preneur pouvait délivrer congé à tout moment, en respectant un préavis de six mois.
La tacite reconduction d'un bail à usage professionnel, conclu pour 3 ans à compter du 1er février 1987, constituant un nouveau contrat, une cour d'appel retient à bon droit que l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986 est applicable à compter du renouvellement du bail et que le bailleur peut délivrer un congé à tout moment en respectant un préavis de 6 mois
" (16).

En réalité, depuis la "LME" du 4 août 2008, les choses sont claires. En effet, l'article 43 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 a enrichi les dispositions de l'article 57 A précité d'un dernier alinéa, par la possibilité de soumettre conventionnellement le local professionnel au statut des baux commerciaux. Concomitamment, l'article L. 145-2, I s'est enrichi d'un 7° au terme duquel : Les dispositions du présent chapitre s'appliquent également : [...] 7° Par dérogation à l'article 57 A de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986 tendant à favoriser l'investissement locatif, l'accession à la propriété de logements sociaux et le développement de l'offre foncière, aux baux d'un local affecté à un usage exclusivement professionnel si les parties ont conventionnellement adopté ce régime".

Par conséquent, ce sont les baux professionnels qui s'appliquent aux libéraux, même réunis en sociétés commerciales (17), sauf option pour les baux commerciaux (18), d'ailleurs que les baux soient conclus en nom propre ou au moyen d'une SEL (19), qui emporte alors exclusion automatique des baux professionnels, si, bien entendu, l'option est claire et univoque.

Il en va de même pour toutes les activités professionnelles, relevant du secteur "civil", qu'elles soient lucratives ou pas, et notamment des mutuelles.

Depuis la "LME", cette soumission conventionnelle est donc optionnelle et exclusive.

En l'espèce, la Cour de cassation ne manque pas de relever : "qu'ayant retenu, par motifs propres et adoptés, que la faculté d'extension conventionnelle du statut des baux commerciaux suppose que les parties manifestent de façon univoque leur volonté de se placer sous ce régime, que la qualification de bail commercial, la mention dans la convention selon laquelle 'le preneur bénéficiera du statut de la propriété commerciale' ainsi que la référence aux règles du code de commerce ne suffisaient pas à caractériser une renonciation en toute connaissance de cause et dépourvue d'ambiguïté aux dispositions d'ordre public de l'article 57 A de la loi du 23 décembre 1986 permettant de rompre le bail à tout moment par congé donné par lettre recommandée, la cour d'appel a pu en déduire que le congé était régulier".

La Cour de cassation semble admettre, indirectement et alors qu'elle a bien indiqué que l'article 57 A était applicable dans sa version antérieure à la "LME", que les parties auraient pu en l'occurrence soumettre leur bail au statut du bail commercial. Or en l'espèce, les seuls indices en ce sens n'étaient pas probants. De sorte que le congé, qui n'avait à respecter les formes et délais des baux commerciaux, était valable.


(1) Mais pas en l'occurrence car les faits sont antérieurs à la "LME" du 4 août 2008.
(2) A noter que la loi "Pinel" (loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 N° Lexbase : L4967I3D) a instauré un article 57 B consistant à prévoir, désormais, un état des lieux à l'entrée et à la sortie d'un bail professionnel. La mesure est dupliquée pour les baux dérogatoires (C. com., art. L. 145-5 N° Lexbase : L5031I3Q) et pour les baux commerciaux (C. com., art. L. 145-40-1 N° Lexbase : L4974I3M).
(3) Etant précisé que le contrat peut le lui interdire uniquement dans certaines hypothèses (depuis la loi "Pinel" du 18 juin 2014) : cf. C. com., art. L. 145-4, al. 2 (N° Lexbase : L2010KGK).
(4) CA Paris, 6ème ch., sect. A, 30 octobre 1995 ; Loyers et copr., 1996, comm. 111.
(5) Face au congé du preneur, le bailleur souhaitait avoir paiement des loyers jusqu'au deuxième trimestre 2013 inclus, voire jusqu'au 31 mars 2015 (le congé du preneur avait effet au 31 mars 2012). Il recherchait ainsi le paiement de loyers de toute une triennale.
(6) C'est le cas, par exemple, de l'article 2061 du Code civil (N° Lexbase : L2307AB3) sur les clauses compromissoires, valables à raison d'une activité professionnelle.
(7) Le bail étant de 2006, la "LME" n'était pas encore en vigueur.
(8) Cass. civ. 1, 22 octobre 1996, n° 93-17.255, publié (N° Lexbase : A9381AB3), RTDCom., 1997, p.85, obs. J. Derrupé.
(9) Cass. com., 5 mai 2009, n° 08-17.599, F-P+B (N° Lexbase : A7606EGS), Bull. civ IV, n° 64.
(10) Cass. civ. 3, 6 juillet 1982, n° 80-12.958, publié (N° Lexbase : A7483AGA), Bull. civ. III, n° 167, cité in J. Debeaurain, Guide des Baux commerciaux, 17ème éd., Ann. des Loyers 2013, p. 1160, note de bas de page 91.
(11) Cass. civ. 3, 4 mars 1987, n° 85-17.137, publié (N° Lexbase : A6656AAR), Bull. civ. III, n° 38, cité in J. Debeaurain, Guide des Baux commerciaux, préc., p. 1160, note de bas de page 91.
(12) Cass. civ. 3, 23 mars 1994, n° 92-15.035, publié (N° Lexbase : A6995ABP), Bull. civ. III, n° 60, cité in J. Debeaurain, Guide des Baux commerciaux, préc., p. 1160, note de bas de page 92.
(13) Cf. J. Debeaurain, Guide des Baux commerciaux, préc.,, p. 1161.
(14) Cf., par ex., CA Paris, 16ème ch., sect. A, 27 juin 2007, n° 06/06213 (N° Lexbase : A4418DYB).
(15) Cass. civ. 3, 7 novembre 2001, n° 99-20.976, FS-P+B (N° Lexbase : A0658AXN), Bull. civ. III, n° 122 ; Loyers et copr., 2002, n°26, obs. B. Vial-Pedroletti
(16) Cass. civ. 3, 10 juin 1998, n° 96-15.626, publié (N° Lexbase : A5464ACD) Bull. civ. III, n° 119.
(17) Attention cependant aux baux consentis non aux professionnels libéraux eux-mêmes mais à une société de moyens : une décision de la cour d'appel de Versailles (CA Versailles, 12ème ch., 1ère sect., 10 mars 2011, n° 10/05992 N° Lexbase : A3545HAK, Lexbase, éd. aff., 2011, n° 248 N° Lexbase : N0586BSI) a refusé le bénéfice du bail professionnel dans une telle hypothèse. La raison invoquée est que la SCM n'exerce en elle-même aucune activité, se contentant de répartir les coûts d'exploitation entre les praticiens.
(18) Sur la question v., J. Debeaurain, Guide des Baux commerciaux, préc., p. 1163, n° 105.
(19) J. Mestre, D. Velardocchio et A.-S. Mestre-Chami, Lamy Société commerciales, 2013, n° 5518.

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Contrats administratifs

[Brèves] Modalités du contrôle du Conseil d'Etat sur une sentence rendue en matière d'arbitrage international

Réf. : CE, 9 novembre 2016, n° 388806, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0614SGT)

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N5252BWG

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Le 18 Novembre 2016

Lorsqu'il contrôle une sentence rendue en matière d'arbitrage international, le Conseil d'Etat s'assure que la sentence rendue n'est pas contraire à l'ordre public, c'est-à-dire que le contrat n'était pas dès le départ entaché d'un vice d'une particulière gravité, notamment d'un vice de consentement, ou n'est pas contraire à une règle à laquelle les personnes publiques ne peuvent déroger. Telle est la solution d'un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 9 novembre 2016 (CE, 9 novembre 2016, n° 388806, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0614SGT). En 2001, Gaz de France, qui était alors un établissement public, a conclu un contrat avec un groupement de sociétés pour la construction d'un terminal méthanier. Ce contrat a ensuite été cédé par Gaz de France à l'une de ses filiales. Par un avenant de 2011, cette dernière et le groupement d'entreprises ont décidé que tout différend relatif au contrat serait tranché par des arbitres et non par une juridiction étatique. En l'espèce, l'erreur des arbitres, qui ont tranché le litige en appliquant des règles de droit privé alors que le contrat était un contrat administratif soumis aux règles du droit public (T. confl., 11 avril 2016, n° 4043 N° Lexbase : A6727RC7 et lire N° Lexbase : N2451BWP), n'entraîne pas l'annulation de l'ensemble de la sentence. La sentence n'est annulée que sur un point précis, pour avoir méconnu la règle d'ordre public selon laquelle le maître d'ouvrage de travaux publics peut procéder lui-même aux travaux si son cocontractant méconnaît ses obligations, aux frais de ce dernier. Cette annulation ne conduit toutefois pas le Conseil d'Etat à rejuger ce point de l'affaire. Les parties doivent retourner, si elles le souhaitent, devant une juridiction arbitrale. Elles ne pourraient faire trancher ce point du litige par une juridiction administrative que si elles le souhaitaient toutes les deux et amendaient ainsi la convention d'arbitrage .

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Discrimination et harcèlement

[Brèves] Contrôles d'identité discriminatoires dits "au faciès" : charge et objet de la preuve de la discrimination

Réf. : Cass. civ. 1, 9 novembre 2016, quatre arrêts, n° 15-24.212 (N° Lexbase : A0608SGM), n° 15-25.873 (N° Lexbase : A0611SGQ), n° 15-24.210 (N° Lexbase : A0607SGL) et n° 15-25.872 (N° Lexbase : A0610SGP)

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N5175BWL

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Le 17 Novembre 2016

Un contrôle d'identité fondé sur des caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable, est discriminatoire : il s'agit d'une faute lourde qui engage la responsabilité de l'Etat. Concernant la charge de la preuve, d'abord, la personne qui a fait l'objet d'un contrôle d'identité et qui saisit le tribunal doit apporter au juge des éléments qui laissent présumer l'existence d'une discrimination ; c'est ensuite à l'administration de démontrer, soit l'absence de discrimination, soit une différence de traitement justifiée par des éléments objectifs et, enfin, le juge exerce son contrôle. Telle est la solution retenue par la première chambre civile de la Cour de cassation dans quatre arrêts rendus le 9 novembre 2016 (Cass. civ. 1, 9 novembre 2016, quatre arrêts, n° 15-24.212 N° Lexbase : A0608SGM, n° 15-25.873 N° Lexbase : A0611SGQ, n° 15-24.210 N° Lexbase : A0607SGL, n° 15-25.872 N° Lexbase : A0610SGP). En l'espèce, aux termes des différents pourvois, treize personnes estimaient avoir fait l'objet d'un contrôle d'identité fondé uniquement sur leur apparence physique : une origine africaine ou nord-africaine réelle ou supposée (couleur de peau, traits, tenue vestimentaire). Elles avaient alors assigné l'Agent judiciaire de l'Etat en réparation de leur préjudice moral. Le 24 mars 2015, la cour d'appel de Paris avait rendu treize arrêts : dans cinq cas, l'Etat a été condamné à verser des dommages-intérêts à la personne contrôlée ; dans les huit autres, la responsabilité de l'Etat n'a pas été retenue. Des pourvois ont été formés contre ces treize arrêts, soit par l'Agent judiciaire de l'Etat, soit par les personnes contrôlées. La Cour constate que la cour d'appel a correctement appliqué cette méthode : l'Etat a été condamné lorsqu'il n'a pas démontré que la différence de traitement était justifiée par des éléments objectifs ; l'Etat n'a pas été condamné lorsque la différence de traitement était justifiée par des éléments objectifs, la personne contrôlée correspondant au signalement d'un suspect recherché ; l'Etat n'a pas été condamné lorsque la personne contrôlée n'a pas apporté les éléments de fait qui traduisaient une différence de traitement et laissaient présumer l'existence d'une discrimination, l'invocation de statistiques qui attestent de la fréquence de contrôles effectués sur une même catégorie de population appartenant aux "minorités visibles" ne constituant pas, à elle seule, une preuve suffisante, tout comme les témoignages apportés. En conséquence, onze des pourvois formés contre les arrêts de la cour d'appel sont donc rejetés. Dans deux affaires, cependant, l'arrêt est cassé : dans un cas, pour non-respect d'une règle de procédure civile indépendante de la question des contrôles d'identité ; dans l'autre, parce que la cour d'appel n'a pas recherché si la différence de traitement n'était pas justifiée par des éléments objectifs apportés par l'administration.

newsid:455175

Droit social européen

[Jurisprudence] La voie de la clause d'exception n'est pas tout à coup le moyen d'éviter l'application de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail au contrat de travail international

Réf. : Cass. soc., 13 octobre 2016, n° 15-16.872, FS-P+B (N° Lexbase : A9670R7B)

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par Jean-Pierre Laborde, Professeur émérite à la Faculté de droit de Bordeaux, Membre du Centre de droit comparé du travail et de la Sécurité sociale (UMR CNRS-Université n° 5114)

Le 17 Novembre 2016

Pour être assez largement répandue et parfois fort brillamment défendue (1), l'idée selon laquelle la Chambre sociale de la Cour de cassation ne manquerait pas une occasion d'appliquer la loi française à un contrat de travail international et, pour ce faire, de pratiquer une lecture délibérément extensive de ce que l'on appelle la clause d'exception, est assez contestable, tout au moins dans la jurisprudence la plus récente, comme le montre assez clairement, selon nous, l'arrêt de cassation ici commenté, rendu le 13 octobre 2016 par la Chambre sociale de la Cour de cassation.
En l'absence de choix de la loi applicable au contrat de travail international par les parties, la compétence de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail ne peut être écartée au profit de la loi du pays avec lequel le contrat aurait des liens plus étroits qu'au vu de l'ensemble des éléments qui caractérisent la relation de travail et, dans une appréciation précise, des plus significatifs d'entre eux.

En l'occurrence, le texte applicable au litige était encore la Convention de Rome du 19 juin 1980 (N° Lexbase : L1180ASI) qui, dans son article 6, énonce que, si le contrat de travail international relève de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail quand les parties n'ont pas choisi une autre loi, il en va autrement s'il résulte de l'ensemble des circonstances de l'espèce que le contrat a des liens plus étroits avec un autre pays dont la loi doit alors lui être exceptionnellement applicable. Cette disposition, fort connue, s'inspire manifestement du principe de proximité, selon lequel le contrat doit relever de la loi du pays dont il est le plus proche, mais elle a aussi au moins indirectement affaire à celui de la protection du salarié, dans la mesure où la loi du pays avec lequel le contrat est le plus proche pourra être plus protectrice que celle du lieu d'accomplissement habituel du travail. Et c'est ainsi que la loi française pourra, dans certains cas, s'appliquer en lieu et place de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail, non pas directement parce qu'elle sera plus protectrice qu'elle mais en ce qu'elle sera plus proche de la relation de travail et, ce qui ne gâtera rien, effectivement plus protectrice.

On devine la dialectique qui s'ensuit entre réalité de la proximité et effectivité de la protection et l'on doit dire ici que cette dialectique reste tout à fait d'actualité avec les dispositions du Règlement (CE) n° 593/2008 du 17 juin 2008 (Rome I) sur la loi applicable aux obligations contractuelles (N° Lexbase : L7493IAR), aujourd'hui applicable (2). En d'autres termes, faut-il comprendre largement ce lien exceptionnel de proximité, dans un souci de protection du salarié, ou vaut-il mieux le considérer comme l'exception qu'il constitue d'ailleurs et se garder de l'interpréter extensivement ?

Les données de l'espèce pouvaient, au moins en apparence, susciter la tentation d'une interprétation extensive. Plusieurs éléments de la situation concernée révélaient, en effet, ce que l'on pourrait appeler une présence française. L'employeur était en l'occurrence l'Association des parents d'élèves de l'école française de Delhi, relevant elle-même de l'Association nationale des écoles françaises de l'étranger dont le siège est à Paris. La salariée défenderesse au pourvoi principal était très certainement d'origine et de nationalité française (3). Il était également d'autres indices de cette présence, soigneusement relevés par la juridiction d'appel. Ainsi, l'objet de l'association était de dispenser une instruction en français, son mode de fonctionnement lui imposait l'homologation de l'établissement par le ministère de l'Education nationale, la nomination du chef d'établissement était assurée par l'agence pour l'enseignement français à l'étranger et, du reste, de nombreux collègues exerçaient les mêmes fonctions sous le régime des expatriés.

Rien cependant de tout cela n'a suffi à sauver de la cassation un arrêt d'appel qui avait cru pouvoir substituer à la loi indienne du lieu d'accomplissement habituel du travail une compétence exceptionnelle de la loi française. Le juge de cassation ne se contente d'ailleurs pas de l'indéniable localisation du travail sur le territoire indien. Il ajoute, pour faire bonne mesure et en reprenant les constatations de l'arrêt d'appel, que la salariée avait été engagée directement en Inde comme "recrutée locale", que les contrats étaient rédigés en langue française ou anglaise, qu'ils contenaient des références à la monnaie locale, que les bulletins de paie étaient établis en roupies ou en euros et que la salariée ne démontrait pas acquitter ses impôts en France. Autant dire que beaucoup d'indices pesaient en faveur de ce que l'on pourrait appeler le rattachement indien et qu'un éventuel rattachement français ne faisait aucunement la preuve de son incontestable prééminence. L'arrêt d'appel (CA Paris, 18 février 2015, n° 12/08077 N° Lexbase : A5696NBL) est donc cassé très clairement pour violation de la loi puisqu'il n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations.

La règle de conflit de lois applicables au contrat de travail international, quand les parties n'ont pas choisi la loi compétente, repose sur une structure assez complexe, puisqu'elle fait jouer d'abord un facteur de rattachement proprement dit avant de réserver, par exception, la compétence d'une autre loi que celle désignée par ce facteur. En d'autres termes, la loi compétente est alors, en principe, celle du lieu d'accomplissement habituel du travail. Ce lieu est bel et bien un facteur de rattachement au sens classique puisqu'il s'agit d'un élément objectif de la situation dont la détermination suffit à permettre la désignation de la loi applicable à l'ensemble du rapport juridique. Cependant, il en est autrement, par exception, lorsqu'il apparaît qu'au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, le contrat est en réalité plus proche d'un autre pays que de celui du lieu du travail. Ici, nous n'avons plus de facteur de rattachement proprement dit puisque c'est de l'ensemble de la situation et non pas d'un seul de ses éléments que va jaillir la loi applicable. Pour autant, l'analyse de l'ensemble de la situation ne peut pas être menée sans méthode et surtout sans une claire distinction des éléments véritablement significatifs et de ceux qui le sont moins ou qui ne le sont pas du tout, en d'autres termes et pour reprendre une expression de notre arrêt, de ceux qui sont inopérants. A quoi il faut ajouter, ce qui renforce l'exigence de rigueur dans le raisonnement, que ce n'est pas peu de chose que de renverser la désignation de la loi par le facteur de rattachement classique et que la loi désignée par ce facteur ne doit être écartée qu'à titre exceptionnel et si la proximité avec un autre ordre juridique ne fait en définitive pas de doute.

On observera que c'est précisément le raisonnement qu'a suivi notre arrêt, qui prend du reste la peine d'énoncer un certain nombre d'éléments qui eussent été significatifs s'ils avaient été réunis en l'espèce. Il aurait fallu à tout le moins que la salariée n'accomplisse pas exclusivement son travail à Delhi, que les contrats ne soient pas, selon les cas, rédigés en français ou en anglais, que les bulletins de paie ne soient pas établis en roupies ou en euros, que la salariée enfin fasse la preuve qu'elle payait effectivement ses impôts en France. Au fond, on peut avoir le sentiment qu'il aurait fallu que tous les éléments du contrat, autres que le lieu d'accomplissement habituel du travail, désignent l'ordre juridique français comme le plus proche du contrat. Et même si, encore une fois, la présence française, et notamment celle de la langue française, n'étaient aucunement anodines dans le travail fourni, ce n'est pas à de tels éléments tenant au travail lui-même que s'attache la désignation de la loi compétente pour régir le contrat de travail international.

Il convient alors de se demander si nous ne sommes pas ici en présence d'une inflexion nette de la jurisprudence dans le sens d'un moindre recours à la clause d'exception. La réponse à cette question n'est assurément pas très simple dans la mesure où le facteur de rattachement retenu par la règle de conflit concernée, en l'occurrence le lieu d'accomplissement habituel du travail, se situait exclusivement sur le territoire indien et qu'il était de surcroît renforcé par l'engagement direct de la salariée en Inde. Encore une fois, pour que ce très fort motif de désignation de la loi indienne fût écarté, il aurait fallu que tout le reste de la situation, et pas seulement certains éléments, penche, et pas seulement en partie, du côté français (4). Assurément, un cantonnement pur et simple de la clause d'exception ne pourrait être constaté que s'il jouait aussi dans une hypothèse où le lieu du travail n'aurait pas une telle force, qui plus est augmentée par celle du lieu de conclusion.

Il reste cependant que l'arrêt pourrait tout de même être significatif d'une évolution. Une telle observation serait certes confortée par la remarque, déjà faite, qu'une partie non négligeable de la doctrine n'a pas manqué d'exprimer de vives réserves sur une utilisation à ses yeux trop large de la clause d'exception. On serait alors ici en présence de ce qui pourrait ressembler à un dialogue des juges et des auteurs. Il est cependant un autre dialogue, celui qui se noue entre les juges, qui paraît en l'occurrence jouer un rôle tout à fait important.

La Chambre sociale de la Cour de cassation prend grand soin en effet de préciser un point particulier de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne en ce qui concerne précisément le maniement de la clause d'exception. Dans ce cadre, elle se réfère explicitement à l'arrêt "Schlecker" (5), rendu le 12 septembre 2013, selon lequel "le juge appelé à statuer sur un cas concret ne saurait cependant automatiquement déduire que la règle énoncée à l'article 6, paragraphe 2, sous a), de la Convention de Rome doit être écartée du seul fait que, par leur nombre, les autres circonstances pertinentes, en dehors du lieu de travail effectif, désignent un autre pays". Dans cette formulation, dont on voit quel lien étroit elle a avec notre espèce, c'est, si l'on peut dire, le poids plus que le nombre des éléments significatifs qui doit être pris en compte dans l'éventuelle mise à l'écart du principe de compétence de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail. Et l'arrêt "Schlecker", en son § 41, de poursuivre, ce qui n'est pas sans grande résonance dans notre espèce, que "parmi les éléments de rattachement, il convient de prendre notamment en compte le pays où le salarié s'acquitte des impôts et des taxes afférents aux revenus de son activité ainsi que celui dans lequel il est affilié à la sécurité sociale et aux divers régimes de retraite, d'assurance maladie et d'invalidité". Et d'ajouter que "par ailleurs, la juridiction nationale doit également tenir compte de l'ensemble des circonstances de l'affaire, telles que, notamment, les paramètres liés à la fixation du salaire ou des autres conditions de travail".

Rien dans tout cela n'est véritablement surprenant, tant ce rappel correspond à la hiérarchie des normes à l'intérieur de l'ordre européen, tant aussi le renversement du rattachement à la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail doit être très soigneusement pesé et rester l'exception, tant enfin les circonstances de l'espèce pouvaient servir un tel rappel. Il n'en reste pas moins que, à supposer qu'il n'ait jamais existé, le temps des facilités dans le recours à la clause d'exception est peut-être ici signalé comme étant sur sa fin. Et si l'on veut vraiment que la clause permette d'ajouter le souci de la protection du salarié à celui de la proximité de l'affaire, il faudra alors peut-être songer à une réforme du texte, comme un auteur vient de nous y inviter (6).


(1) Cf. P. Morvan, L'expulsion de la norme étrangère par le droit du travail français, JCP éd. S, 2016, 1153, p. 41 à 48, spéc. n° 5, p. 42 et 43.
(2) L'article 8, §2 du Règlement énonce en effet que, à défaut de choix de la loi applicable au contrat de travail individuel par les parties, le contrat individuel de travail est régi par la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail. Il en est cependant autrement, selon l'article 8, §4, "s'il résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays que celui visé au paragraphe 2 ou 3", car alors la loi de cet autre pays s'applique.
(3) Elle est du reste signalée par l'arrêt de cassation comme domiciliée en France.
(4) Ainsi, dans l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 14 mars 2006 (Cass. soc., 14 mars 2006, n° 04-43.119, FS-P N° Lexbase : A6126DN9, JCP éd. E, 2006, 2081, note Marion Del Sol), et parfois cité en exemple de l'interprétation extensive de la clause d'exception, les éléments retenus en faveur de la localisation française et au détriment de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail en Arabie Saoudite étaient nettement plus significatifs que dans notre espèce ; le premier contrat de travail avait été conclu en France, le salaire était libellé en francs français, le salarié bénéficiait de la couverture sociale française et l'employeur cotisait à la caisse de sécurité sociale des Français à l'étranger, au régime de retraite complémentaire des cadres et au régime de l'assurance chômage.
(5) CJUE, 12 septembre 2013, aff. C-64/12 (N° Lexbase : A9617KKE), JCP éd. S, 2014, 1045, note J.-P. Tricoit.
(6) En ce sens en effet, N. Nord, La nécessaire refonte du système de conflit de lois en matière de contrat de travail international, Rev. crit. DIP, 2016, n° 2, p. 309 à 330, qui propose en page 330 une nouvelle formulation de l'article 8 du Règlement n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur les obligations contractuelles et notamment une disposition selon laquelle si la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail "instaure une protection du salarié manifestement plus faible par rapport à celle prévue par la loi d'un autre pays présentant des liens objectifs significatifs avec le contrat, la loi de cet autre pays s'applique".

Décision

Cass. soc., 13 octobre 2016, n° 15-16.872, FS-P+B (N° Lexbase : A9670R7B)

Cassation (CA Paris, 18 février 2015, n° 12/08077 N° Lexbase : A5696NBL)

Textes concernés : Convention de Rome du 19 juin 1980 (N° Lexbase : L1180ASI) ; Règlement n° 593/2008 du 17 juin 2008 dit "Rome I" (N° Lexbase : L7493IAR).

Mots-clés : loi applicable au contrat de travail international ; loi applicable à défaut de choix ; clause d'exception à la compétence de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail ; nécessité d'appuyer le jeu de cette clause sur des éléments significatifs ; éléments inopérants en l'espèce.

Lien base : (N° Lexbase : E5177EXZ)

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Filiation

[Brèves] Prescription de l'action en recherche de paternité : la mise en oeuvre des dispositions transitoires de l'ordonnance du 4 juillet 2005 reste soumise à l'appréciation du juge

Réf. : Cass. civ. 1, 9 novembre 2016, n° 15-25.068, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0609SGN)

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N5230BWM

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Le 17 Novembre 2016

Il appartient au juge d'apprécier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, la mise en oeuvre des dispositions transitoires de l'ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 (N° Lexbase : L8392G9P) permettant d'étendre aux enfants nés avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance le nouveau délai de prescription de dix ans, ne porte pas, au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par la CESDH, une atteinte disproportionnée au regard du but légitime poursuivi. C'est en ce sens que s'est prononcée la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 9 novembre 2016 (Cass. civ. 1, 9 novembre 2016, n° 15-25.068, FS-P+B+I N° Lexbase : A0609SGN). Le 12 novembre 2011, M. S., né le 26 septembre 1962, sans filiation paternelle établie, avait assigné M. T. en recherche de paternité. Il faisait grief à l'arrêt de déclarer sa demande irrecevable comme prescrite. La Cour suprême relève que si l'impossibilité pour une personne de faire reconnaître son lien de filiation paternelle constitue une ingérence dans l'exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la CESDH (N° Lexbase : L4798AQR), la prescription des actions relatives à la filiation est prévue par la loi et poursuit un but légitime en ce qu'elle tend à protéger les droits des tiers et la sécurité juridique. Il s'en déduit que, s'agissant en particulier de l'action en recherche de paternité, l'ordonnance de 2005 a prévu des dispositions transitoires favorables, dérogeant à la règle selon laquelle la loi n'a pas, en principe, d'effet sur une prescription définitivement acquise, afin d'étendre aux enfants nés avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance le nouveau délai de prescription de dix ans. Ainsi, ces dispositions, qui ménagent un juste équilibre entre le droit à la connaissance et à l'établissement de son ascendance, d'une part, les droits des tiers et la sécurité juridique, d'autre part, ne méconnaissent pas les exigences résultant de l'article 8 précité. Il appartient toutefois au juge d'apprécier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, la mise en oeuvre de ces dispositions ne porte pas, au droit au respect de la vie privée et familiale, une atteinte disproportionnée au regard du but légitime poursuivi. La cour d'appel, en l'espèce, avait relevé, que l'action de M. S., majeur depuis le 26 septembre 1980, n'avait été engagée que le 12 novembre 2011, de sorte qu'en application des textes susvisés, elle était prescrite ; elle avait retenu que cette action, qui tendait à remettre en cause une situation stable depuis 50 ans, portait atteinte à la sécurité juridique et à la stabilité des relations familiales, M. T. étant âgé de 84 ans, marié et père d'une fille. Selon la Cour suprême, elle avait pu en déduire que la prescription opposée à M. S. ne portait pas, au regard du but légitime poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale (cf. l’Ouvrage "La filiation" N° Lexbase : E4362EY9).

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Fiscalité des entreprises

[Le point sur...] L'acte anormalement risqué : oraison funèbre d'un "Lazare juridique"

Lecture: 25 min

N5226BWH

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par Erwan Leclerc, Master 2 Droit fiscal - Université Panthéon Assas, Sous la direction scientifique de Messieurs les Professeurs Martin Collet et Gauthier Blanluet

Le 17 Novembre 2016

Si les prévisions des articles 38, 1 (N° Lexbase : L3902IAR) et 39, 1 (N° Lexbase : L3894IAH) du CGI commandent l'imposition du seul bénéfice net de l'entreprise, établi sous déduction de toutes charges, encore n'en faut-il pas exagérer la portée. Les multiples dérogations dont sait nous gratifier le législateur au gré des lois de finances successives, de même que les interprétations administratives audacieuses auront tôt fait de conférer à ces dispositions, pourtant solennellement rédigées, un caractère incantatoire. Plus surprenant est l'effort du juge administratif lorsqu'il valide un raisonnement tendant à étendre, sans fondement textuel précis, le champ des charges dont l'administration est fondée à refuser la déduction. C'est pourtant l'exact récit de la naissance de la théorie de l'acte anormal de gestion, aux termes de laquelle il ne suffit plus qu'une dépense soit justifiée dans son montant et son principe pour venir amoindrir le résultat imposable de l'entreprise qui l'expose. L'administration est désormais autorisée, par une décision du Conseil d'Etat (CE, 7 juillet 1958, n° 35977), à exclure une charge dès lors qu'elle a été engagée à l'issue d'une décision prise en méconnaissance de l'intérêt propre de l'entreprise, ou réintégrer un profit, non perçu, dans les mêmes conditions. Visant à cette occasion l'article 39, 1 de CGI, on comprend que le Conseil d'Etat a entendu cantonner celle-ci à la détermination des bénéfices industriels et commerciaux et, par renvoi, à celle de l'assiette de l'impôt sur les sociétés. Plus discutée a été sa transposition en matière de bénéfices non-commerciaux. Il n'est pas à dire qu'un obstacle insurmontable s'y opposait mais simplement que son utilité était contestable. L'article 93, 1 du CGI (N° Lexbase : L3954I7L) est en effet plus restrictif que ne l'est l'article 39 puisqu'il n'autorise que la déduction des charges "nécessitées par l'exercice de la profession". Le Conseil d'Etat a néanmoins suivi une voie parallèle en identifiant un "acte de gestion anormale" (CE 9° et 7° s-s-r., 22 juin 1983, n° 25167, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1637AML), puis en se référant à la notion "d'exercice normal de la profession" (CE 9° et 8° s-s-r., 20 novembre 1996, n° 123267, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1521APZ).

L'innovation qu'a constituée cet instrument supplémentaire à la ceinture du vérificateur a suscité des développements doctrinaux substantiels tant il revêt un caractère protéiforme et tant il est difficile de définir ce qui est ou n'est pas de l'intérêt d'une entreprise. Cette précision semble pourtant primordiale dans la mesure où la notion vient bousculer des impératifs capitaux pour les opérateurs : la sécurité juridique et la liberté de gestion.

Dans ce contexte, une extension matérielle de l'acte anormal de gestion ne pouvait survenir sans un certain remous. Alors qu'il était classiquement limité au cas où la volonté de favoriser un tiers au détriment assumé de l'entreprise considérée pouvait être identifiée, le Conseil d'Etat a été amené à le mettre en oeuvre, sans le nommer, en s'appuyant sur la notion de "risque hors de proportion avec les revenus [que le contribuable] pouvait escompter" d'une opération, pour la détermination des bénéfices non-commerciaux. En matière de bénéfices industriels et commerciaux, les premières traces du "risque manifestement excessif" peuvent être trouvées dans une décision du 28 septembre 1983. Le Conseil d'Etat y juge que l'exploitant d'une agence spécialisée dans la vente de fonds de commerce ne court pas un risque excessif en se substituant aux acquéreurs défaillants pour le remboursement de leur dette financière et est donc fondé à déduire les montants engagés du résultat fiscal de l'entité, eu égard à l'effet bénéfique de cette manoeuvre sur les relations commerciales qu'entretient celle-ci (CE 8° et 9° s-s-r., 28 septembre 1983, n° 34626, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1280AMD). Il sera finalement fait une application fructueuse de la théorie du risque dans une décision relative à une société consentant des facilités de trésorerie à ses partenaires telles qu'elle ne pouvait ignorer l'importance du risque qu'elle prenait, notamment au regard des antécédents de mauvais payeurs desdits partenaires (CE 8° et 7° s-s-r., 11 avril 1986, n° 40646, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4133AMZ).

Ce qui était à retenir ici, c'est que la contrariété à l'intérêt de l'entreprise d'une décision de gestion pouvait résulter de l'ampleur du risque qu'elle lui faisait encourir, avec cette double conséquence que, d'une part, la circonstance que le maître de l'affaire avait la conviction de l'effet bénéfique de son choix sur la santé de son exploitation est indifférente, et, d'autre part, que le juge s'estime compétent pour apprécier et surtout critiquer le caractère risqué de ce choix. Il en découlerait, pour certains auteurs, une atteinte dangereuse à la liberté de gestion, d'autant plus redoutable que l'établissement de frontières nettes entre la prise de risque fiscalement acceptable et la décision inconsidérée présenterait nécessairement un caractère artificiel. C'est pourtant ce à quoi le Conseil d'Etat s'est affairé au cours des dernières décennies.

Une récente décision (1) aura finalement porté le coup de grâce à la théorie du risque excessif. L'occasion est donc belle de lui faire l'honneur d'un dernier hommage au travers de cette étude. Ce devoir de mémoire débutera par l'exposé des bornes de cette théorie : les critères jurisprudentiels d'identification de la prise de risque anormale (I). Il s'agira ensuite de discuter ses mérites et incommodités, au regard, notamment, des impératifs dont nous faisions état ci-dessus (II).

I - L'appréciation de l'anormalité du risque

Le rejet de la déduction d'une perte consécutive à la prise d'un risque excessif s'appuie sur la théorie classique de l'acte anormal de gestion. Ainsi proposerons-nous une analyse de la notion de risque de nature à léser l'intérêt de l'entreprise à partir des indices qu'a retenus le juge pour l'identifier dans une décision de gestion (A). Nous évoquerons ensuite l'originalité que constitue en ce domaine la question de l'élément moral (B), puis l'importance du critère temporel (C).

A - Les éléments matériels du risque anormal

Envisager la matérialité du risque excessif procède, selon nous, d'un raisonnement en deux temps. Le juge saisi d'un litige en la matière commencera par mesurer un risque global de perte lors de la réalisation d'une opération (1) pour ensuite déterminer si, eu égard au niveau de ce risque, l'acte en question contrevient à l'intérêt de l'entreprise (2).

1. L'évaluation du risque

Nous voyons ici l'occasion d'expliquer plus en détail les tenants et aboutissants de la théorie du risque excessif en tant que déclinaison de l'acte anormal de gestion. Ce dernier vise à sanctionner, sur le plan fiscal, les actes accomplis par un dirigeant auxquels l'entreprise n'a aucun intérêt direct. Le président Racine, dans ses conclusions sous une décision de 1984, expliquait que l'entreprise avait pour objet la recherche et le partage de bénéfices (2). L'idée sous-jacente est ici que la réalisation de l'objet de l'entreprise se confond avec la poursuite de son propre intérêt économique. L'acte qui ne favorise pas cet intérêt économique, soit qu'il n'est pas assorti d'une contrepartie jugée suffisante ou utile, soit qu'il est totalement dépourvu de toute contrepartie, est donc étranger à l'objet même de l'entreprise et c'est en cela qu'il participe d'une gestion anormale. La notion de risque excessif s'explique donc simplement : il est des hypothèses où un acte devient anormal, non parce qu'il est dépourvu d'une contrepartie qui satisfait les critères énoncés ci-dessus, mais parce que les chances de perception effective de cette contrepartie sont insuffisantes et que la valeur de celle-ci ne pallie pas la faiblesse de ces chances de perception.

L'évaluation du caractère excessif d'un risque passe naturellement, eu égard à la brève définition de l'intérêt d'une entreprise qu'on a livrée ci-dessus, par la résolution d'une équation comprenant plusieurs inconnues qui seront révélées par les faits de l'espèce dont le juge est saisi. Puisqu'il s'agit de mesurer l'intérêt d'une entreprise à une opération, cette équation visera à permettre au juge d'apprécier le rapport coûts-avantages attaché à l'acte en cause.

D'une part, l'équation devra comprendre ce qu'on pourrait appeler le facteur de risque brut qui est une notion bien distincte du critère permettant en lui-même d'apprécier la contrariété à l'intérêt de l'entreprise. Ce facteur de risque est celui qui mesure les chances de perception de la contrepartie brute visée par l'entrepreneur. On peut voir une illustration très claire de ce terme dans une décision de 2011 (3). La cour administrative d'appel de Paris avait jugé que la disproportion entre le montant d'un placement effectué par une société et son propre chiffre d'affaires était constitutive d'un risque excessif, excluant de ce fait la déduction de la provision correspondant à la perte attendue au dénouement de l'opération (4). Le Conseil d'Etat a censuré cette position au motif que "la disproportion entre le montant du placement financier et le chiffre d'affaires de la société requérante ne saurait établir par elle-même que ce placement lui aurait fait courir un risque manifestement exagéré". Autrement dit, le raisonnement de la cour administrative d'appel n'incluait pas cet élément essentiel que le Conseil d'Etat désigne, dans cette décision, comme étant les circonstances dans lesquelles intervient le placement, et son objet. En l'espèce, ce facteur de risque aurait pu être constitué par la solvabilité douteuse de la banque recevant le placement. Son évaluation permet de déterminer, au cas présent, quelles sont les chances pour la société requérante dans l'arrêt de 2011 d'encaisser la rémunération directe du placement et de bénéficier des avantages accessoires promis par la banque qui le recevait. On comprend sans mal que si le facteur de risque était nul, l'opération aurait été très profitable, et donc parfaitement conforme à l'intérêt de la société.

D'autre part, l'existence d'un objectif commercial ou financier conforme à l'intérêt de l'entreprise est essentielle à la mise en oeuvre de la théorie du risque et c'est bien là ce qui fait son originalité. En l'absence d'une telle contrepartie, l'administration pourrait très bien s'en passer et employer l'acte anormal de gestion dans sa forme classique. Le juge aura donc à inclure dans son raisonnement la valeur brute de la contrepartie pour l'entreprise en cause. Celle-ci peut résider dans la préservation de relations commerciales, dans celle de la valeur d'une participation, dans le bénéfice de conditions avantageuses pour la souscription ultérieure d'un emprunt ou dans la simple rémunération directe de l'opération accomplie. Une décision du 22 janvier 2010 est assez éloquente sur ce point. La société d'acquisitions immobilières avait consenti à une société de son groupe une avance de trésorerie. A la clôture de l'exercice, une provision a été passée sur la créance correspondante en vue d'anticiper la défaillance de la débitrice, rendue probable par sa mauvaise situation financière. Au terme d'une vérification de comptabilité, l'administration a rejeté la déduction de cette provision au motif que la perte correspondante procédait d'un acte considéré comme anormal en raison de son caractère excessivement risqué. Le Conseil d'Etat approuvera la cour administrative d'appel ayant jugé que la rémunération de l'avance était insuffisante par rapport au risque de défaut couru par la société requérante et que cette dernière n'établissait pas que sa survie était liée à celle de la débitrice, en l'absence de relations commerciales. Il en ressort que la société ayant consenti les avances avait bien un intérêt à l'aboutissement de l'opération puisqu'elle était rémunérée à ce titre et tirait un avantage de la préservation de liens "stratégiques et financiers" avec la débitrice (5).

La logique d'ensemble transparaît ainsi clairement des décisions précitées. Le facteur de risque brut doit être mis en relation avec la rémunération attendue par l'entrepreneur qui décide de l'encourir. C'est l'association de ces deux facteurs qui permettra au juge d'évaluer le risque global attaché à l'opération en cause, constituant un risque de non-rentabilité de l'opération, lequel ira croissant à mesure que le facteur de risque brut augmentera, ou que la valeur de la contrepartie baissera. Enfin, c'est le niveau de ce risque global qui constituera ou non la contrariété à l'intérêt de l'entreprise. On remarquera donc que le risque n'est finalement qu'un indice de l'acte anormal de gestion et que l'intérêt de l'entreprise en reste le principal critère. Florence Deboissy souligne d'ailleurs que la théorie du risque n'est que l'application de l'acte anormal de gestion aux actes aléatoires (6).

Ces développements ont permis d'expliquer le raisonnement du juge en vue d'évaluer le caractère risqué d'un acte. Encore reste-t-il à déterminer à quel moment celui-ci est excessif et contrevient de ce fait à l'intérêt de l'entreprise ?

2. L'évaluation du caractère excessif du risque

Il ressort de la jurisprudence du Conseil d'Etat que, pour contrevenir à l'intérêt de l'entreprise, la décision litigieuse doit lui faire courir un risque excédant manifestement ceux qu'un chef d'entreprise peut être conduit à prendre, dans une situation normale, pour améliorer les résultats de son entreprise (7).

Selon ces termes, le risque doit être manifestement excessif pour être critiqué. Le seuil d'appréciation fixé par le Conseil d'Etat est donc placé au niveau de l'évidence. L'opération ne doit comporter, au moment où elle est mise en oeuvre, aucun espoir de contrepartie suffisante pour l'entreprise.

Laurent Olléon se faisait partisan, dans ses conclusions sous la décision de 2011, d'une interprétation très stricte de l'excessivité du risque, de manière à ce qu'elle ne conduise pas à sanctionner une entreprise pour avoir réalisé une opération qui n'aura, en définitive, pas dégagé les profits escomptés. A notre connaissance, aucun auteur, ni rapporteur public n'a retenu une conception plus souple de l'évaluation du risque. Cette position semble donc presque revêtir une véritable opinio necessitatis qui lui confère un caractère coutumier.

On comprend aisément la gêne qui pourrait apparaître à l'idée de fixer un seuil précis de l'anormalité du risque. Le recours à un critère purement économique et numéraire se révèlerait être quelque peu artificiel dans la mesure où il serait inadapté à la grande diversité des entreprises susceptibles d'être inquiétées sur ce terrain, l'entreprise individuelle ne raisonnant évidemment pas dans les mêmes termes que la société cotée en ce qui concerne leurs perspectives de croissance ou le simple accroissement de leur chiffre d'affaires. En outre, un tel critère pourrait être parfaitement inutile, notamment dans l'hypothèse particulière des détournements de fonds commis par des salariés, rendus possibles par une carence manifeste dans le contrôle de ceux-ci puisqu'ici, la perte encourue comme le gain espéré ne peuvent faire l'objet d'une évaluation chiffrée. Cela pourrait supposer, au surplus, de mesurer l'honnêteté apparente des salariés travaillant dans l'entreprise, tâche périlleuse s'il en est.

La place est ainsi faite à une grande casuistique laissant au juge une certaine marge de manoeuvre pour apprécier la situation dont il est saisi le plus concrètement possible dans le respect des principes posés par le Conseil d'Etat. On rappellera à ce titre que le juge de cassation exerce un contrôle de l'erreur de qualification juridique des faits en ce qui concerne l'anormalité d'un acte de gestion (8), ce qui lui confère une certaine maîtrise de la jurisprudence du fond.

B - L'élément intentionnel

La mise en oeuvre de l'acte anormal de gestion dans sa forme pure nécessite la caractérisation d'un élément moral. M. Delmas-Marsalet estimait, d'ailleurs, dans ses conclusions sous la décision du 10 janvier 1973, que "ne peut être regardé comme étranger à la gestion normale, l'acte entrepris dans ce que les dirigeants croient, à tort ou à raison, être à un moment donné l'intérêt de l'entreprise" (9). Cela signifie donc, a contrario, que seul l'acte accompli par un dirigeant au mépris délibéré, ou simplement assumé, de l'intérêt de son affaire peut procéder d'une gestion anormale.

On a vu précédemment qu'il découlait de la jurisprudence sur le risque excessif que celui-ci permettait de sanctionner une décision visant à accomplir une opération qui n'est, en elle, pas contraire à l'intérêt de l'entreprise. C'est même sa seule utilité, l'acte anormal de gestion classique suffisant pour toute autre hypothèse. Aussi pourrait-on penser que l'élément moral du risque excessif présentera des divergences avec celui de l'acte anormal de gestion classique.

C'est, en réalité, une transposition que le Conseil d'Etat aura retenue en ce qui concerne l'élément moral de l'acte anormalement risqué. C'est la conscience du caractère excessif du risque, qu'elle soit avérée ou qu'elle ne pouvait ne pas exister au regard des circonstances, qui exclura la perte consécutive du droit à déduction. Cette position nous paraît être bien illustrée par une décision de 1990 (10). Le Conseil d'Etat fait droit au requérant pour les seules années au cours desquelles il n'avait pas l'expérience suffisante pour se rendre compte des risques pris en persistant à octroyer à ses clients une garantie de bonne fin malgré l'importance des pertes. C'est selon nous l'illustration de cet élément intentionnel que de se référer au professionnalisme du requérant et à son caractère évolutif. C'est finalement dire implicitement que, pour la première période litigieuse, l'élément moral de l'acte anormal de gestion n'était pas constitué, contrairement à la seconde.

La section des finances est, par ailleurs, venue confirmer cette vision du risque inacceptable dans l'hypothèse particulière où celui-ci serait matérialisé par une carence manifeste dans le contrôle des salariés d'une entreprise. Une décision de 2007 (11) avait généré une certaine émotion puisque le Conseil d'Etat avait laissé penser que les pertes procédant de détournements de fonds ne pourraient être déduites du résultat imposable de l'entreprise lorsque les dirigeants pouvaient être considérés comme en ayant été à l'origine, soit directement, soit du fait d'une carence manifeste dans les dispositifs de contrôle mis en place, et ce par le truchement de la théorie du risque. La décision avait subi la critique d'élargir plus encore le champ de l'acte anormal de gestion et donc de rendre le droit de regard de l'administration sur la gestion des entreprises plus pesant encore. C'est sans doute ce qui a suscité le besoin d'interroger la section des finances sur cette problématique. Ainsi indiquait-elle, dans un avis du 24 mai 2011, que la déduction des détournements commis par des salariés ne pourrait être refusée que si les dirigeants en question ont "sciemment accepté une telle prise de risque par une absence totale d'encadrement et de contrôle de l'activité du salarié" (12).

Assez logiquement, le Conseil d'Etat se réfère, de manière générale, aux informations que le dirigeant avait en sa possession au moment où la décision critiquée intervient. Un auteur s'interrogeait, dans son commentaire de cette décision, sur la portée réelle de cette référence aux informations. S'agissait-il d'identifier chez le dirigeant un comportement fautif car persistant à accomplir des opérations qu'il savait insusceptibles de produire le résultat commercial ou financier espéré ou de sanctionner le dirigeant se lançant dans des actes, par nature risqués, sans se documenter suffisamment sur leurs chances de succès (13) ? Il nous semble que ces deux indices peuvent être mobilisés sur des plans différents. Si le premier a directement trait à l'élément intentionnel du risque, le second pourrait aussi bien participer à l'identification du facteur de risque, tenant de l'élément matériel, qu'à celle de l'élément intentionnel. Aussi, ces deux questions devraient recevoir une réponse affirmative : la première parce qu'utile à la caractérisation de l'élément intentionnel (au vu des précédents, le dirigeant ne pouvait ignorer le risque couru), la seconde lorsque le manque de diligence du dirigeant dans la préparation des opérations de son entreprise est en lui-même constitutif d'un risque (l'opération est risquée, dans sa globalité, parce que ses prérequis et enjeux n'ont pas été suffisamment étudiés).

Pour finir, le Conseil d'Etat indique que le contrôle de la conformité de l'opération à l'intérêt de l'entreprise doit s'opérer par référence à ceux que peut prendre un entrepreneur dans une situation normale. Cette référence à la normalité de la situation a fait l'objet d'une interprétation doctrinale. Patrick Fumenier lui confère une dimension dynamique et la perçoit comme se rapportant à l'évolution de la rentabilité de l'opération en cause (14). La question à laquelle le juge doit répondre lorsqu'il analyse le critère de la situation normale est ainsi la suivante : "l'évolution négative de la rentabilité de l'opération procède-t-elle d'une situation normale" ? Une réponse affirmative à cette question poussera la juge à considérer que le risque pris était anormalement risqué. Une situation normale étant plus prévisible qu'une situation exceptionnelle, le dirigeant devra être considéré comme n'ayant pas prêté attention aux informations qui lui indiquaient, initialement, que l'opération se solderait par un échec du fait du déroulement normal des événements. A l'inverse, si la détérioration de la rentabilité initialement attendue procède d'une situation anormale, l'entrepreneur ne peut être blâmé pour ne l'avoir pas prévue car ne pouvait avoir conscience de l'ampleur du risque qu'il prenait.

C - L'élément temporel

Les éléments matériels comme intentionnels de l'acte anormal de gestion doivent être appréciés au jour où l'acte critiqué est intervenu (15). Dans cette décision, le Conseil d'Etat censure la cour administrative d'appel sur le terrain de l'erreur de droit pour s'être placé à la clôture de l'exercice au cours duquel l'aide litigieuse à la filiale avait été allouée et non à la date de celle-ci pour apprécier l'intérêt de la société-mère à l'opération.

Il s'ensuit donc que le juge devra identifier l'existence du risque ainsi que son ampleur au regard du contexte de l'acte et des informations dont disposait le dirigeant à ce moment-là, ou qu'il ne pouvait ignorer. Il serait en effet purement illogique de sanctionner les choix de gestion d'un entrepreneur à la lumière d'éléments dont il ne pouvait connaître l'existence ou l'imminence.

II - La pertinence de la théorie du risque

La théorie du risque n'avait pas bonne presse. Chaque décision relative à celle-ci s'accompagnait bien souvent d'une littérature abondante dénonçant les dangers de ce qui était perçu comme une immixtion injustifiée de l'administration et du juge dans la gestion de l'entreprise (B), aggravée par l'incapacité du Conseil d'Etat à tracer une frontière nette entre l'acceptable et l'interdit (C). Il nous semble, pourtant, que certains éléments militaient pour le maintien de cet instrument (A).

A - Le risque excessif et la justice fiscale

Le champ de notre argumentaire mérite tout d'abord d'être circonscrit. La théorie du risque ne devrait, selon nous, être mise en oeuvre que s'il peut être identifié la prise d'un risque manifestement excessif par un entrepreneur et qui aurait pour conséquence l'apparition d'un préjudice pour le trésor. Ainsi en serait-il lorsque la matière imposable échappant à l'entreprise ferait l'objet d'une taxation moindre ou inexistante entre les mains du bénéficiaire indirect. Le travail d'identification du tiers bénéficiaire n'apparaît ici pas impossible à réaliser. Pour peu que l'on se situe dans son champ d'application, le droit de communication constitue un outil efficace à cette fin, au même titre que la vérification de comptabilité.

Le Conseil d'Etat est pleinement conscient du caractère punitif de l'acte anormal de gestion classique et de sa variante relative au risque excessif. En atteste, par exemple, son vocabulaire dans l'avis précité du 24 mai 2011 où la section des finances le qualifie de sanction (16). Cet aspect répressif nous semble donc incontestablement justifier l'arbitrage qui était ici fait : l'intérêt du trésor, menant à la satisfaction de celui de la collectivité, ne doit pas pâtir de choix de gestion qui apparaissent, dès leur mise en oeuvre, comme lésionnaires pour l'entreprise, selon les critères dont nous avons précédemment fait l'inventaire. Dès lors que l'acte anormal de gestion revêt, au moins conceptuellement, les caractères d'une sanction, il ne nous semble pas impensable de favoriser les contribuables qui ne se sont pas livrés à des pratiques condamnables. Le préjudice subi par le Trésor public finissant par se répercuter sur ces derniers, il semble parfaitement juste de sanctionner, sur le plan fiscal, les comportements manifestement imprudents.

La mise en oeuvre de la théorie du risque nous paraît donc justifiée par la recherche d'une plus grande justice fiscale aux termes d'un raisonnement empruntant quelque peu à une logique civiliste. Elle venait cependant contrarier d'autres impératifs, ce qui ne remettait toutefois pas en cause sa pertinence.

B - Le risque excessif et la liberté de gestion

La formule avait fini par faire presque office de clause de style dans les conclusions de rapporteurs publics ou les articles de doctrine : le risque est inhérent à la gestion d'une entreprise et c'est justement celle qui ne s'y expose pas qui n'agit pas dans son intérêt. Permettre à l'administration de sanctionner une prise de risque reviendrait à lui donner un droit de regard sur chaque décision, même lorsqu'elle est prise dans le but, louable, de satisfaire l'intérêt de l'affaire. Or, l'individu le plus à même de juger de l'opportunité de ses choix de gestion serait l'entrepreneur lui-même. Sanctionner une décision non à raison du but poursuivi mais des chances que ce but soit atteint reviendrait, en définitive, à le déposséder de son bien. L'acte anormal de gestion devrait donc, selon les détracteurs de la théorie du risque, s'attacher uniquement au but poursuivi et non aux facteurs de risque qui affectent l'opération, lesquels n'étant pas à même de traduire la volonté de favoriser un tiers au détriment de l'entreprise. L'argumentaire peut, selon nous, être combattu sur plusieurs plans.

1. La portée relative du principe de liberté de gestion

On se garderait bien de conférer à la liberté de gestion une portée absolue, eu égard, en particulier, à l'incertitude quant à son fondement textuel (17). Il est bien souvent cité, en doctrine, le principe selon lequel le contribuable "n'est jamais de tenu de tirer des affaires qu'il traite le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de réaliser" (18). Aussi peut-on ici apporter deux remarques.

En premier lieu, comme le souligne Martin Collet, il apparaît nécessaire de se fendre d'un léger effort intellectuel pour y voir une proclamation forte du principe de liberté de gestion (encore qu'on puisse attribuer l'imprécision de la formule au souci d'un certain lyrisme, cher aux décisions anciennes). Nous pourrions ajouter que, tel que proclamé ici, le principe n'a nullement pour effet d'autoriser le contribuable à passer outre des données primordiales pour le succès de ses choix de gestion lorsqu'il les met à exécution.

En second lieu, on voit mal pourquoi le Conseil d'Etat ne pourrait apporter des tempéraments à un principe qu'il a lui-même posé et qu'il n'a pas érigé en principe général du droit. Il serait juridiquement discutable de soutenir le contraire et économiquement inopportun, du point de vue des finances publiques, de lui conférer une portée sclérosante.

2. L'appréciation du risque par le juge commercial

L'argument tiré de ce que le chef d'entreprise devrait être seul à même de juger des risques qu'il prend pour accroître le résultat de son affaire n'apparaît pas plus convaincant. Nombreux sont en effet les exemples de contrôle du risque par le juge, sans que la même émotion doctrinale n'y vienne en réponse.

Ainsi, de la jurisprudence en matière de responsabilité des dirigeants. Jérôme Turot explique, par exemple, que l'acte de gestion imprudent peut constituer une faute de gestion en ce qu'il est contraire à l'intérêt social, même si le dirigeant en question était convaincu du contraire. Un engagement susceptible d'engendrer des dépenses bien supérieures aux ressources de la société par exemple (19).

Le constat est analogue en matière d'actions en comblement de passif. La Chambre commerciale a ainsi pu juger qu'un dirigeant qui avait promis à un tiers de lui vendre des marchandises et qui les lui avait mises à disposition avant que le prix n'ait été versé commettait une faute de gestion pour son absence de diligences dans la gestion des affaires sociales (20). De même, et de manière plus surprenante, le président-directeur général qui n'avait pas adopté les mesures nécessaires pour surveiller et contrôler un directeur technique incompétent a été considéré comme ayant commis, de ce fait, une faute de gestion (21).

Ces exemples sont empreints de la notion de risque même si le terme n'y apparaît pas littéralement. Le principe d'un contrôle judiciaire de l'ampleur du risque ainsi que de sa normalité n'est donc pas chose nouvelle. On pourrait opposer à cette analyse que les textes commerciaux dont il est fait application dans les décisions précédentes ont un objet différent de celui du droit fiscal, celui d'identifier une faute de gestion pour réparer le préjudice subi par l'entreprise, ses actionnaires et ses créanciers. Mais n'est-ce pas une logique parallèle qui anime aujourd'hui la théorie de l'acte anormal de gestion ? On a vu précédemment que le Conseil d'Etat semblait lui conférer une dimension répressive (22). Procéder à un contrôle judiciaire du risque dans ce cadre ne serait que pousser le raisonnement à son terme en empruntant à celui de la Cour de cassation. Enfin, il ne pourrait être sérieusement soutenu que le droit fiscal ne doit en aucun cas servir à orienter les comportements. Ce serait remettre en cause les nombreux dispositifs fiscaux incitatifs et priver l'action publique d'un levier intéressant.

3. L'appréciation du risque par le juge fiscal

Le juge fiscal peut, lui aussi, être placé dans une situation où il aura à manier la notion de risque, certes de manière plus timide que le juge commercial.

Laurent Olléon remarquait notamment, dans ses conclusions sous la décision du 27 avril 2011, que l'évaluation de la substance d'un montage contesté sur le terrain de l'abus de droit par l'administration pouvait s'opérer en mobilisant le risque comme indice. La structure réelle, qui est, au moins partiellement, motivée par des considérations autres que fiscales, doit exposer son concepteur à un risque auquel est normalement exposé un entrepreneur (v. par exemple : CE 8° et 3° s-s-r., 7 septembre 2009, n° 305586, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8913EKC ; CE 3° et 8° s-s-r., 12 mars 2010, n° 306368, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1598ETD). On doit concéder que le Conseil d'Etat se cantonne, dans cette jurisprudence, à identifier la seule existence d'un risque d'exploitation qu'il considère comme d'une intensité normale. Il n'a eu, à notre connaissance, à juger d'aucun cas limite qui aurait permis d'affirmer qu'il se livrait en cette matière à un contrôle analogue à celui qui nous intéresse. Il est même certain qu'il n'aura jamais à le faire, la discussion n'étant susceptible de se cristalliser, en cette matière, qu'autour de la question de savoir si un risque est trop faible pour refléter un engagement entrepreneurial véritable. Cette jurisprudence nous montre néanmoins que le Conseil d'Etat a, à tout le moins, une conception du risque normal. La question de l'appréciation du risque n'est donc pas nouvelle, y compris pour le juge fiscal.

C - Le risque excessif et la sécurité juridique

Certains auteurs estiment que la jurisprudence relative à l'appréciation du risque manque d'un critère suffisamment objectif pour lui conférer une meilleure prévisibilité, et ainsi préserver la sécurité juridique que peut légitimement escompter un entrepreneur (23). A défaut d'une grille d'analyse stable, il en résulterait un facteur d'anxiété pour les entreprises qui n'oseraient désormais plus prendre des risques alors qu'il est inconcevable d'exercer une activité financière ou commerciale sans y être exposé.

A titre général, et eu égard à la philosophie bien établie qui sous-tend la mise en oeuvre du critère du risque, on peut douter de la pertinence de la critique. Sur le plan du vocabulaire, le Conseil d'Etat se réfère au critère du risque qui excède manifestement celui que peut prendre un dirigeant bien informé pour augmenter les résultats de son affaire. Le terme "manifestement" n'est pas hasardeux. Selon une interprétation littérale de la formule, on doit la comprendre comme se plaçant dans le domaine de l'évidence. Le caractère excessif du risque doit apparaître de lui-même. En cas de doute, celui-ci doit profiter au contribuable et l'acte anormal de gestion ne devrait pouvoir être caractérisé, si bien qu'il est difficile de voir dans la mobilisation de ce critère un frein problématique au développement économique. L'idée est, par ailleurs, unanimement partagée en doctrine, tant chez les auteurs favorables que chez les auteurs réticents, que le critère du risque doit être cantonné à des cas grossiers où l'inconscience de l'entrepreneur ne fait aucun doute. On voit mal pourquoi le Conseil d'Etat s'écarterait de l'acception restrictive du risque excessif, préconisée dans l'immense majorité des conclusions de rapporteurs publics qui en traitent.

En outre, et comme nous l'avions mentionné précédemment, le Conseil d'Etat met en oeuvre un contrôle de l'erreur de qualification quant à la détermination de l'anormalité d'un acte de gestion, ce qui lui permet de tempérer l'appréciation des juges du fond qui voudraient retenir une interprétation trop audacieuse de la théorie du risque, ceci pour en favoriser l'application homogène. Ce contrôle strict se couple à la nécessité de satisfaire un grand nombre de conditions cumulatives dont on répète l'aspect caricatural.

D - Conclusion

Les critiques principales proférées à l'encontre de la théorie du risque perdent, selon nous, encore en pertinence lorsque l'on se donne la peine, non de les examiner l'une après l'autre, mais de les mettre en relation.

S'il est vrai que le Conseil d'Etat ne fait pas preuve d'une clarté totale quant à la marche à suivre pour déterminer si un risque se révèle être contraire à l'intérêt d'une entreprise, c'est pour lui préférer une approche la plus concrète possible de la situation dont le juge a à connaître, approche qui ne peut être préconisée qu'au moyen d'une formule aussi générale que celle de la décision du 27 avril 2011. En commandant à celui-ci de retracer le déroulement de l'opération, de se mettre à la place de l'entrepreneur en analysant les motifs de son choix de gestion, de mesurer les perspectives de rendement de l'acte et la prévisibilité des événements qui en détermineront finalement l'issue malheureuse, le Conseil d'Etat ne fait que mettre en oeuvre la prudence à laquelle les commentateurs l'exhortent en ce domaine. Il apparaît donc que dans une certaine perspective, la liberté de gestion et la sécurité juridique se révèlent être des impératifs contradictoires. Jérôme Turot (24) fait notamment valoir que la théorie du risque peut avoir pour effet de réduire la portée de l'acte anormal de gestion en citant une décision par laquelle la cour administrative d'appel de Paris a jugé qu'il n'entrait pas dans l'exercice normal des fonctions d'un dirigeant de société de se porter caution des clients de son entreprise et que les pertes ne devaient, de ce fait, pas être admise en déduction (25). Sans doute aurait-il ici été plus protecteur de la liberté de gestion de substituer à ce motif péremptoire mais précis une appréciation concrète de la conformité de l'acte à l'intérêt de l'affaire en évaluant l'ampleur du risque pris.

Le Conseil d'Etat était ainsi parvenu, selon nous, à réaliser un certain équilibre entre ces considérations en poussant le raisonnement de l'acte anormal de gestion à son terme logique (un acte contraire à l'intérêt de l'entreprise peut être sanctionné sur le plan fiscal, or un acte peut se révéler être contraire à cet intérêt du fait de son caractère excessivement risqué), dans l'objectif d'éviter que la collectivité ne puisse financièrement pâtir de l'imprudence lourde de certains opérateurs. La théorie du risque doit être appréhendée comme ce qu'elle a toujours été, un instrument d'utilisation marginale permettant de faire régner une certaine justice fiscale dans des situations que les dispositifs classiques ne peuvent efficacement régir. Le déferlement de critiques dont elle était la cible à chacune de ses applications, s'il n'emporte pas notre conviction, avait au moins le mérite d'entretenir ce "fait coutumier" qui la limitait à son rôle marginal. De rôle, il n'est désormais plus question, Lazare ne se relèvera plus.


(1) CE Sect., 13 juillet 2016, n° 375801, publié recueil Lebon (N° Lexbase : A2108RXD).
(2) CE 7°, 8° et 9° s-s-r., 27 juillet 1984, n° 34588, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7122ALD).
(3) CE 8° et 3° s-s-r., 27 avril 2011, n° 327764, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4335HPA).
(4) CAA Paris, 12 mars 2009, n° 07PA00587 (N° Lexbase : A8506EG7).
(5) CE 8° et 3° s-s-r., 22 janvier 2010, n° 313868, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4550EQL).
(6) F. Deboissy, Prise de risque excessive et acte anormal de gestion, Dr. fisc., n° 23, 4 juin 2015.
(7) CE 8° et 3° s-s-r., 27 avril 2011, n° 327764, mentionné aux tables du recueil Lebon, préc..
(8) CE Sect., 10 juillet 1992, n° 110213, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7494ARY).
(9) CE 7° et 8° s-s-r.,10 janvier 1973, n° 79312, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6913B78).
(10) CE 7° et 8° s-s-r., 17 octobre 1990, n° 83310, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4669AQY).
(11) CE 8° et 3° s-s-r., 5 octobre 2007, n° 291049, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6690DYG).
(12) CE Avis, 24 mai 2011, n° 385088 (N° Lexbase : A6494RY8).
(13) Y. Rutschmann et J. Gayral, Le risque manifestement excessif : immixtion rampante dans la gestion de l'entreprise ou simple garde-fou ?, Dr. fisc., n° 45, 8 novembre 2011.
(14) P. Fumenier et C. Maignan, La notion de risque excessif, Dr. fisc., n° 5, 29 janvier 2015.
(15) CE 10° et 9° s-s-r., 11 avril 2008, n° 284274, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8672D7C).
(16) CE Avis, 24 mai 2011, n° 385088, préc..
(17) M. Collet, Droit fisc., 2013, 4ème éd., p. 212, PUF.
(18) CE, 7 juillet 1958, n° 35977.
(19) Cass. civ, 6 juillet 1905.
(20) Cass. com., 12 mars 1985.
(21) Cass. com. 3 février 1982.
(22) CE Avis, 24 mai 2011, n° 385088, préc..
(23) Y. Rutschmann et J. Gayral, Le risque manifestement excessif : immixtion rampante dans la gestion de l'entreprise ou simple garde-fou ?, Dr. fisc., n° 45, 8 novembre 2011.
(24) J. Turot, L'entrepreneur, le risque et le fisc, RJF, 1990, p. 735.
(25) CAA Paris, 6 mars 1990, n° 89PA02333 (N° Lexbase : A8892A8T), RJF, 7/90, n° 831.

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Fonction publique

[Jurisprudence] Modalités de rémunération du fonctionnaire ne pouvant être immédiatement réintégré après la fin du détachement - Conclusions du Rapporteur public

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 21 octobre 2016, n° 380433, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6650R98)

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par Vincent Daumas, Rapporteur public au Conseil d'Etat

Le 17 Novembre 2016

Dans un arrêt rendu le 21 octobre 2016, la Haute juridiction souligne que, si l'administration d'origine ne peut réintégrer immédiatement le fonctionnaire, il continue à être rémunéré par l'administration ou l'organisme d'accueil jusqu'à ce qu'il soit réintégré, à la première vacance, si la demande de fin de détachement émanait de cette administration ou cet organisme d'accueil ; il cesse d'être rémunéré et est placé en position de disponibilité jusqu'à ce qu'intervienne sa réintégration à l'une des trois premières vacances dans son grade, si la demande émanait de lui. Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver les conclusions anonymisées du Rapporteur public, Vincent Daumas. La loi du 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales (1), a organisé divers transferts de compétences de l'Etat vers les régions, notamment l'entretien général et technique des lycées. Ces transferts de compétence se sont accompagnés de transferts de services ou parties de service. Et l'article 109 de la loi a ouvert un droit d'option aux fonctionnaires de l'Etat concernés par ces transferts : soit intégrer la fonction publique territoriale, soit conserver le statut de fonctionnaire de l'Etat. La loi a prévu que les fonctionnaires optant pour le maintien de leur statut seraient placés en position de détachement auprès de la collectivité dont relève désormais leur service, sans limitation de durée.

C'est dans ce cadre que M. B, adjoint technique des établissements d'enseignement, a été placé en détachement auprès de la région Auvergne à compter du 1er janvier 2009 pour continuer à exercer ses fonctions au sein d'un lycée de Clermont-Ferrand. Assez rapidement, des difficultés d'emploi sont apparues : le médecin de prévention l'a estimé physiquement inapte à tout poste technique ou d'entretien ; il l'a également estimé inapte à un poste d'accueil, sur lequel un essai avait été tenté ; le comité médical départemental a jugé son état de santé incompatible avec une activité professionnelle impliquant une station debout prolongée, le port de charges ou un travail en hauteur, en revanche il a jugé possible un travail de bureau.

Les divers échanges qui s'ensuivent entre l'agent, l'Etat et la région relèvent du dialogue de sourds : M. B. a demandé au recteur de l'académie la fin de son détachement auprès de la région et sa réintégration au sein des services de l'Etat ; la région a abondé en son sens, estimant être dans l'incapacité d'affecter l'intéressé sur un emploi compatible avec son état de santé ; à ces demandes, le recteur d'académie a répondu en mettant en doute l'inaptitude de M. B. à l'exercice de toutes fonctions correspondant aux missions transférées à la région et en indiquant qu'il ne disposait d'aucun poste vacant au sein des services de l'Etat sur lequel réintégrer l'intéressé. C'est un courrier du 22 novembre 2011 signé par le recteur, réitérant en substance cette position, qui cristallise le litige.

La région a porté le différend devant le tribunal administratif de Clermont-Ferrand en lui demandant à titre principal, d'une part, l'annulation de la décision de rejet contenue dans le courrier du recteur, d'autre part, le versement par l'Etat d'une indemnité correspondant aux rémunérations versées à M. B. à compter du 28 novembre 2011, date de réception de ce courrier -il s'agissait, autrement dit, de faire supporter à l'Etat les conséquences financières de son refus de reprendre M. B. à son service à compter de cette date-. Le tribunal administratif, puis la cour administrative d'appel de Lyon (CAA Lyon, 3ème ch., 18 mars 2014, n° 13LY00481 N° Lexbase : A1336MP8), ont successivement rejeté ces conclusions, après avoir interprété le courrier du recteur d'académie comme manifestant un refus de mettre fin au détachement de M. B.

Quelques dispositions spécifiques aux fonctionnaires placés en "détachement à durée indéterminée" -si vous nous permettez cette expression- en application de l'article 109 de la loi du 13 août 2004 sont contenues dans un décret du 30 décembre 2005 (2). En ce qui concerne la fin anticipée du détachement, le pouvoir réglementaire a fait le choix de l'alignement sur le droit commun puisque, selon les dispositions du II de l'article 3 de ce décret, il peut être mis fin à un tel détachement "dans les conditions prévues aux trois premiers alinéas de l'article 24 du décret du 16 septembre 1985" -il s'agit du décret régissant, pour les fonctionnaires de l'Etat, certaines de leurs positions statutaires particulières (décret dit "positions") (3), dont la position de détachement-.

A la lecture des dispositions de l'article 24 du décret "positions" applicable à la fonction publique de l'Etat, il apparaît clairement, en premier lieu, que l'initiative de la fin anticipée d'un détachement peut être le fait soit de l'administration d'origine, soit de l'administration d'accueil -hypothèses prévues par le premier alinéa-, soit encore de l'agent lui-même -hypothèse prévue par le troisième alinéa-. Il apparaît tout aussi clairement, en deuxième lieu, que lorsque l'initiative est prise par l'administration d'accueil et que l'administration d'origine ne peut immédiatement affecter son agent sur un emploi vacant, c'est l'administration d'accueil qui en supporte les conséquences financières en continuant, malgré la fin du détachement, à rémunérer l'agent -cela résulte expressément du deuxième alinéa-. Et il est encore parfaitement clair que, lorsque la fin du détachement est prononcée à l'initiative de l'agent et que son administration d'origine ne peut lui fournir immédiatement une affectation, les conséquences financières pèsent cette fois sur l'agent, qui est placé en disponibilité et cesse d'être rémunéré jusqu'à sa réintégration à l'une des trois premières vacances de poste -tout cela est prévu par le troisième alinéa-.

En revanche, la formule impersonnelle utilisée par les dispositions de l'article 24 du décret du 16 septembre 1985 ne permet pas d'identifier avec clarté l'autorité compétente pour prononcer la fin du détachement.

Pour statuer sur les conclusions de la région, la cour administrative d'appel s'est fondée sur un unique motif : elle a déduit des textes règlementaires que nous venons de citer que la région, administration d'accueil, avait le pouvoir de mettre elle-même fin au détachement de M. B., ce dont elle a déduit que ses conclusions à fin d'annulation étaient irrecevables -et elle a rejeté les conclusions indemnitaires par voie de conséquence-. La cour a fait application de votre jurisprudence ancienne et constante selon laquelle l'administration n'est pas recevable à demander au juge de prononcer une mesure qu'elle a le pouvoir de prendre (CE 30 mai 1913, Préfet de l'Eure, n° 49241, au Recueil p. 583).

Ce faisant, elle a pris position en ce sens que l'administration d'accueil a elle-même le pouvoir de mettre fin au détachement, ce que le pourvoi de la région, devenue entre-temps région Auvergne-Rhône-Alpes, critique notamment par un moyen d'erreur de droit.

La question ainsi soulevée par le pourvoi n'appelle pas de réponse évidente. L'ambiguïté des textes comme de votre jurisprudence a déjà été parfaitement mise en lumière par Aurélie Bretonneau, avec le style incisif et savoureux qu'on lui connaît, dans ses conclusions sur une décision du 11 mars 2015, dans laquelle vous n'avez pas eu finalement à trancher ladite question (CE, 11 mars 2015, n° 356390 N° Lexbase : A6894NDP, aux tables du Recueil, donc, sur un autre point). Nous reprenons à notre compte une bonne partie de ses analyses.

Votre jurisprudence ne laisse pas de doute sur le caractère "essentiellement révocable" du détachement : vous jugiez, avant même que les textes statutaires reprennent ce principe, "qu'en l'absence de texte contraire, il peut être mis fin au détachement d'un fonctionnaire à toute époque" (CE Sect., 24 juillet 1942, Sieur Casanova, n° 68320, au Recueil p. 232). Dans ce cas, c'est bien sûr l'administration d'origine qui est compétente pour procéder à la réintégration du fonctionnaire, c'est-à-dire pour lui donner une nouvelle affectation (CE Sect., 21 octobre 1960, n° 15355, au Recueil p. 552).

En revanche, en amont de la réintégration du fonctionnaire détaché, qui par la force des choses ne peut guère qu'incomber à son administration d'origine, votre jurisprudence est équivoque quant aux pouvoirs respectifs de l'administration d'origine et de l'administration d'accueil dans l'hypothèse d'une fin anticipée de détachement. S'agissant de l'administration d'accueil, vous vous référez le plus souvent au pouvoir "de remettre le fonctionnaire à la disposition de son administration d'origine". Mais sur le point de savoir si cette décision vaut par elle-même fin du détachement ou si au contraire la fin du détachement ne peut être prononcée que par l'administration d'origine, les rédactions employées par vos décisions hésitent. Certaines distinguent nettement la décision de remettre le fonctionnaire à la disposition de son administration d'origine de celle, prise par cette dernière, de prononcer la fin du détachement (CE, 9 octobre 1968, n° 70886 N° Lexbase : A6687B7S, aux tables du Recueil). D'autres au contraire paraissent assimiler la remise du fonctionnaire à la disposition de son administration d'origine à la fin du détachement (CE, 22 décembre 1965, n° 61441 et 62231 N° Lexbase : A5563B8K, au Recueil p. 707 ; CE, 24 mai 1968, n° 71577 N° Lexbase : A6671B8L, aux tables du Recueil ; plus récemment, CE, 7 juin 1985, n° 46091 N° Lexbase : A3518AMA, aux tables du Recueil ; CE, 25 octobre 1993, n° 131726 N° Lexbase : A0846ANN, inédite au Recueil).

Au sein de votre jurisprudence relativement récente, une décision mérite tout particulièrement d'être signalée (CE, 13 janvier 1995, n° 138990 N° Lexbase : A2093ANT, aux tables du Recueil). Vous avez jugé à propos d'un agent de la fonction publique hospitalière que la décision de mettre fin au détachement avant le terme fixé relevait exclusivement de la compétence de l'autorité investie du pouvoir de nomination, c'est-à-dire l'administration d'origine, l'administration d'accueil étant seulement compétente pour mettre fin aux fonctions occupées par le fonctionnaire détaché dans ses services. Et vous avez, en conséquence, prononcé l'annulation, pour incompétence, de la décision de l'administration d'accueil par laquelle celle-ci avait entendu formellement "mettre fin au détachement". Les conclusions de Serge Lasvignes sont instructives à deux titres. D'une part, il indiquait que la pratique suivie jusqu'alors consistait à mettre fin au détachement par deux décisions parallèles : l'une, de l'administration d'accueil, remettant le fonctionnaire à la disposition de l'administration d'origine ; l'autre, de cette dernière, prononçant la réintégration. D'autre part, votre commissaire du gouvernement estimait que cette pratique était désormais incompatible avec l'état des textes régissant la fonction publique hospitalière -c'est-à-dire la loi du 9 janvier 1986 (4) et le décret "positions" du 13 octobre 1988 (5)-. De fait, votre décision ne contient aucun considérant de principe et se fonde sur les dispositions de l'article 18 de ce décret, qui n'utilisent pas la formule impersonnelle employée par l'article 24 du décret "positions" applicable à la fonction publique de l'Etat et désignent au contraire clairement "l'autorité investie du pouvoir de nomination" comme celle compétente pour mettre fin au détachement.

Cette clarification en ce qui concerne la fonction publique hospitalière aurait pu en appeler d'autres s'agissant des deux autres fonctions publiques. Toutefois, peut-être gêné par les différences de rédaction entre les textes applicables, vous n'avez pas poussé plus avant l'exercice de clarification. Postérieurement à votre décision du 13 janvier 1995, vous avez continué de vous référer, de manière tout aussi ambiguë que précédemment, au pouvoir de l'administration d'accueil de remettre à tout moment le fonctionnaire détaché à la disposition de son corps d'origine (CE, 30 mai 2002, n° 220670 N° Lexbase : A6340AYH, inédite au Recueil), y compris tout récemment, et en insistant sur le "large pouvoir d'appréciation" dont dispose l'administration d'accueil pour ce faire (CE, 30 janvier 2015, n° 374772 N° Lexbase : A6918NAH, aux tables du Recueil précisément sur ce point). Nous avons également repéré, toujours postérieurement à votre décision du 13 janvier 1995, au moins deux décisions qui paraissent suggérer que l'administration d'accueil dispose du pouvoir de mettre fin au détachement (CE, 27 juillet 2001, n° 196998 et 203139 N° Lexbase : A4906AUA, inédite au Recueil ; CE 4° s-s., 9 avril 2010, n° 328541 N° Lexbase : A5715EU9, inédite au Recueil).

Pour résoudre la présente affaire, il nous semble que vous devrez sortir du bois.

A notre avis, les ambiguïtés des textes et de votre jurisprudence s'expliquent et se résolvent tout à la fois si l'on considère que l'administration d'origine, dès lors que l'administration d'accueil a remis à sa disposition le fonctionnaire détaché, est tenue de faire droit à ce qui doit être regardé comme une demande de l'administration d'accueil de mettre fin au détachement.

Cette situation de compétence liée -et nous pesons nos mots- nous paraît découler de l'essence même de la position de détachement ainsi que de l'économie des textes et valoir pour les trois fonctions publiques.

Le détachement d'un fonctionnaire ne peut intervenir que si se manifeste un triple concours de volonté : celle du fonctionnaire -puisqu'un détachement ne peut intervenir qu'à sa demande (6)-, celle de son administration d'origine -qui doit vérifier que l'intérêt du service ne s'oppose pas à ce qu'elle se sépare temporairement de son agent- et celle de l'administration d'accueil -qui doit vérifier que le détachement de ce dernier sur l'emploi qu'elle lui propose, de préférence à l'affectation d'un fonctionnaire d'un corps dont elle est le gestionnaire, obéit là aussi à l'intérêt du service-. Partant de l'idée que ce triple concours de volonté est nécessaire pour que le détachement advienne, il n'est pas déraisonnable de penser qu'il suffit que l'une de ces volontés fasse défaut pour que le détachement prenne fin. Il nous semble que votre jurisprudence et les textes ne disent finalement pas autre chose lorsqu'ils affirment, avec netteté et constance pour le coup, que le détachement présente un caractère "essentiellement révocable".

D'autant que l'économie générale des textes nous paraît bien en ce sens. Nous avons déjà cité les dispositions de l'article 24 du décret "positions" applicable à la fonction publique de l'Etat. En ce qui concerne la fin du détachement à la demande de l'administration d'accueil, elles reprennent en les précisant les dispositions du 6e alinéa de l'article 45 de la loi du 11 janvier 1984 (7), selon lesquelles "le fonctionnaire détaché remis à la disposition de son administration d'origine pour une cause autre qu'une faute commise dans l'exercice de ses fonctions, et qui ne peut être réintégré dans son corps d'origine faute d'emploi vacant, continue d'être rémunéré par l'organisme de détachement jusqu'à sa réintégration dans son administration d'origine". Vous remarquerez qu'on ne trouve nulle trace dans ces dispositions législatives d'un pouvoir d'appréciation de l'administration d'origine qui lui permettrait de refuser la remise à sa disposition du fonctionnaire. Dans une telle hypothèse, le rôle de l'administration d'origine nous paraît se borner à tirer les conséquences de la décision de l'administration d'accueil. Et à vrai dire, c'est le même sentiment qui se dégage à la lecture du 3e alinéa de l'article 24 du décret "positions" : elles énoncent les conséquences mécaniques, pour l'administration d'origine, de la demande du fonctionnaire tendant à ce qu'il soit mis fin à son détachement.

Cette absence de marge de manoeuvre de l'administration d'origine est-elle choquante ? Nullement nous semble-t-il. L'équilibre dessiné par les textes est de ce point de vue tout à fait satisfaisant : dès lors que l'administration d'origine sommée de réemployer son agent avant le terme normal du détachement se trouve dans l'impossibilité de le réintégrer, c'est la partie -pardon, le terme nous a échappé- c'est la partie à l'origine de la fin prématurée du détachement qui en supporte les conséquences financières. Il s'agit soit de l'agent qui est alors placé en position de disponibilité ; soit de l'administration d'accueil qui, alors même que le détachement doit prendre fin, est tenue de continuer à le rémunérer. Vous remarquerez que les textes n'explicitent pas cette question de la prise en charge financière de l'agent dans l'hypothèse où il est mis fin au détachement à l'initiative de l'administration d'origine. Cela s'explique aisément : une telle décision, qui ne peut être prise que dans l'intérêt du service, devrait toujours être motivée par la circonstance que l'administration d'origine cherche à nommer son agent sur un poste vacant qu'elle doit pourvoir ; dans cette hypothèse, il n'y a donc aucun décalage entre la fin du détachement du fonctionnaire et sa réintégration -dit autrement, les deux coïncident-.

Si vous doutiez encore de la solution que nous proposons, nous ferons observer que l'on trouve déjà dans votre jurisprudence quelques traces éparses de ce que l'administration d'origine est tenue de mettre fin au détachement à la demande, soit de l'administration d'accueil, soit du fonctionnaire détaché. Voyez en ce sens, à propos d'un fonctionnaire de l'Etat remis à la disposition de son administration d'origine, une décision de 2009 (CE 9ème s-s., 1er juillet 2009, n° 287776 N° Lexbase : A5588EIS, inédite au Recueil). Voyez également, à propos celle fois d'un fonctionnaire territorial demandant la fin de son détachement, une décision de 1995 (CE, 16 octobre 1995, n° 151998 N° Lexbase : A6217ANL, inédite au Recueil -dans cette dernière décision vous vous appuyez sur les dispositions de l'article 10 du décret "positions" applicable à la fonction publique territoriale (8), qui est rédigé dans les mêmes termes que l'article 24 du décret homologue applicable à la fonction publique de l'Etat-). Enfin nous relevons que, s'agissant non d'un détachement mais d'une mise à disposition d'un fonctionnaire de l'Etat, vous avez jugé on ne peut plus nettement que lorsque l'administration d'accueil demande à ce qu'il soit mis fin avant son terme normal à la mise à disposition, l'administration d'origine est en situation de compétence liée pour faire droit à cette demande (voyez CE, 1er mars 1996, n° 117481 N° Lexbase : A7993AND, aux tables du Recueil sur un autre point). Or, vous avez fondé cette solution sur les dispositions de l'article 7 du décret "positions" applicable à la fonction publique de l'Etat, qui sont tout à fait similaires à celles de son article 24.

Nous croyons donc très fermement que lorsque l'administration d'accueil ou le fonctionnaire détaché demande à ce qu'il soit mis fin au détachement avant le terme prévu, l'administration d'origine n'a d'autre choix que d'en tirer les conséquences en prononçant la fin du détachement.

Vous vous demanderez peut-être, alors, à quoi peut servir une décision formelle de l'administration d'origine de mettre fin au détachement, distincte de celle prise par l'administration d'accueil de remettre le fonctionnaire à la disposition de la première. A cela nous répondrons qu'une telle exigence nous semble de bonne administration, dans un domaine où il est important pour les différents acteurs que les choses soient claires : la décision formelle de l'administration d'origine de mettre fin au détachement joue le rôle d'une sorte "d'accusé de réception" de la remise à la disposition prononcée par l'administration d'accueil ; et elle constitue le point de départ de l'obligation pesant sur l'administration d'origine de réintégrer le fonctionnaire, dès la première vacance de poste. En outre, une telle décision formelle nous semble en tout état de cause requise lorsque le détachement doit prendre fin avant le terme prévu à la demande du fonctionnaire. Enfin, observons que cette exigence découle de votre jurisprudence du 13 janvier 1995. Cette solution était fondée, nous l'avons dit, sur une rédaction du décret "positions" applicable à la fonction publique hospitalière un peu différente de celle des dispositions équivalentes applicables aux deux autres fonctions publiques. Mais nous n'avons pas de doute, au terme de notre analyse des textes, qu'elle leur est tout à fait transposable. L'économie du détachement est fondamentalement la même dans les trois fonctions publiques -et c'est heureux, s'agissant du principal outil de mobilité qui existe entre elles-, par conséquent il y a lieu d'adopter, autant que possible, une interprétation unifiée des textes régissant cette position statutaire, propre à gommer les petites aspérités qui peuvent y apparaître.

Au vu de l'ensemble de ces considérations, nous vous proposons de faire droit au moyen du pourvoi tiré de ce que la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit en jugeant que la région avait elle-même le pouvoir de prononcer la fin du détachement de M. B.

Vous pourrez renvoyer l'affaire à la cour administrative d'appel -et il serait utile, si vous nous suivez, de préciser que l'administration d'origine, saisie d'une demande tendant à ce qu'il soit mis fin au détachement, soit à l'initiative de l'administration d'accueil, soit à l'initiative du fonctionnaire détaché, est tenue de faire droit à cette demande-. Indiquons, à ce propos, une dernière difficulté de cette affaire, qui tient à ce que les différents acteurs du litige ont soigneusement entretenu, chacun dans leur propre intérêt, une certaine ambiguïté quant à l'objet précis de leurs demandes et quant à la teneur exacte de leurs positions (9). Nous nous gardons bien de prendre partie sur cette question et laissons au juge du fond le soin de s'y pencher à nouveau.

Avant de conclure, permettez-nous un très bref retour au point de départ de ces conclusions : le litige qui vous est soumis concerne un fonctionnaire de l'Etat détaché sans limitation de durée auprès d'une région, en application de l'article 109 de la loi du 13 août 2004 -donc un cas bien particulier de détachement-. Un tel détachement "à durée indéterminée" n'a assurément pas été pensé dans la perspective d'un retour des fonctionnaires concernés dans le giron de la fonction publique de l'Etat. Le choix fait par le pouvoir réglementaire d'un renvoi aux dispositions de droit commun en ce qui concerne les conditions de la fin d'un tel détachement n'est pas pour autant déraisonnable. Nous vous le disions, l'économie de ces dispositions fait peser sur la partie qui demande de manière anticipée la fin du détachement les conséquences financières de l'absence de réintégration immédiate du fonctionnaire dans son administration d'origine. L'Etat ayant transféré la plupart des missions correspondant aux fonctions exercées par les fonctionnaires détachés sans limite de durée, il est vraisemblable qu'il ne dispose que d'un très faible nombre de postes à leur proposer en cas de retour... ce qui rend très fortement dissuasive, d'un point de vue financier, la fin anticipée du détachement à la demande de l'administration d'accueil ou du fonctionnaire. La simple application des dispositions de droit commun nous paraît permettre de réguler le système.

Par ces motifs nous concluons dans le sens qui suit :

1 - annulation de l'arrêt attaqué ;

2 - renvoi de l'affaire à la cour administrative d'appel ;

3 - mise à la charge de l'Etat, au profit de la région, d'une somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4).


(1) Loi n° 2004-809 du 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales (N° Lexbase : L0835GT4).
(2) Décret n° 2005-1785 du 30 décembre 2005, relatif au détachement sans limitation de durée de fonctionnaires de l'Etat en application de l'article 109 de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales (N° Lexbase : L6469HEC).
(3) Décret n° 85-986 du 16 septembre 1985, relatif au régime particulier de certaines positions des fonctionnaires de l'Etat et à certaines modalités de cessation définitive de fonctions (N° Lexbase : L1022G8D).
(4) Loi n° 86-33 du 9 janvier 1986, portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière (N° Lexbase : L8100AG4).
(5) Décret n° 88-976 du 13 octobre 1988, relatif à certaines positions des fonctionnaires hospitaliers (N° Lexbase : L7758AI8).
(6) Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984, relative à la fonction publique de l'Etat, art. 41 (N° Lexbase : L7077AG9), loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, relative à la fonction publique territoriale, art. 64 (N° Lexbase : L7448AGX), loi n° 86-33 du 9 janvier 1986, relative à la fonction publique hospitalière, art. 51.
(7) Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984, portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat. On trouve les mêmes dispositions à l'article 67 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, relative à la fonction publique territoriale, et à l'article 54 de la loi n° 86-36 du 9 janvier 1986, relative à la fonction publique hospitalière.
(8) Décret n° 86-68 du 13 janvier 1986, relatif aux positions de détachement, hors cadres, de disponibilité et de congé parental des fonctionnaires territoriaux (N° Lexbase : L2809G8K).
(9) Il serait d'ailleurs peut-être sage, dans cette affaire, que la cour administrative d'appel mette en cause M. B.

newsid:455181

Procédure prud'homale

[Brèves] Justification de la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié par le droit à la preuve

Réf. : Cass. soc., 9 novembre 2016, n° 15-10.203, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2511SG4)

Lecture: 2 min

N5180BWR

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Le 17 Novembre 2016

L'article L. 3171-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0777H9N), qui autorise les délégués du personnel à consulter les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, n'interdit pas à un syndicat de produire ces documents en justice ; le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi. Telles sont les solutions dégagées par la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 9 novembre 2016 (Cass. soc., 9 novembre, n° 15-10.203, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2511SG4 ; voir également Cass. soc., 19 décembre 2012, n° 10-20.526, FS-P+B N° Lexbase : A1590IZW).
Une décision de justice ayant interdit à une société de faire travailler ses salariés le dimanche, un syndicat, pour faire constater le fait que la société ne respectait pas cette interdiction, saisit le tribunal de grande instance. Il présente comme preuves des photographies de documents qu'un délégué du personnel a le droit de consulter : décomptes du temps de travail des salariés, plannings horaires, contrats de travail et bulletins de paie.
La cour d'appel (CA Versailles, 6 novembre 2014, n° 13/05803 N° Lexbase : A8056MZE) écarte ces éléments de preuve. Elle retient que le droit de consultation prévu par l'article L. 3171-2 du Code du travail est exclusif de toute appropriation, notamment par copie ou par photographie, et que la photographie de documents contenant des données personnelles sur les salariés, sans qu'il soit justifié de l'accord des intéressés, n'était pas un moyen de preuve légalement admissible. Le syndicat se pourvoit en cassation.
En énonçant la règle susvisée, la Haute juridiction casse et annule l'arrêt rendu par la cour d'appel au visa des articles L. 3171-2 du Code du travail, des articles 6 (N° Lexbase : L7558AIR) et 8 (N° Lexbase : L4798AQR) de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et de l'article 9 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1123H4D). En statuant comme elle l'a fait, alors, d'une part, que la copie de documents que les délégués du personnel ont pu consulter en application des dispositions de l'article L. 3171-2 du Code du travail constitue un moyen de preuve licite, d'autre part, qu'elle avait constaté qu'un délégué du personnel avait recueilli les documents litigieux dans l'exercice de ses fonctions de représentation afin de vérifier si la société respectait la règle du repos dominical et se conformait aux dispositions de l'ordonnance de référé, ce dont il résulte que la production de ces documents ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie personnelle des salariés concernés au regard du but poursuivi, la cour d'appel a violé les textes susvisés (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E3802ETY).

newsid:455180

Procédures fiscales

[Brèves] Principe du non bis in idem : conformité à la CESDH de la conduite, à la suite d'une fraude fiscale, d'une procédure administrative et d'une procédure pénale entraînant un cumul de peines

Réf. : CEDH, 15 novembre 2016, Req. n° 24130/11 et n° 29758/11 (N° Lexbase : A9900SGR)

Lecture: 1 min

N5222BWC

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Le 18 Novembre 2016

Le principe non bis in idem n'a pas été violé par la conduite, à la suite d'une fraude fiscale, d'une procédure administrative et d'une procédure pénale, entraînant un cumul de peines. Telle est la solution retenue par la CEDH dans un arrêt de Grande Chambre rendu le 15 novembre 2016 (CEDH, 15 novembre 2016, Req. n° 24130/11 et n° 29758/11 N° Lexbase : A9900SGR). En l'espèce, l'affaire concerne deux contribuables norvégiens qui soutenaient avoir été poursuivis et sanctionnés administrativement et pénalement, soit deux fois, pour la même infraction. La Cour européenne conclut qu'elle n'a aucune raison de mettre en doute les motifs pour lesquels le législateur norvégien a choisi de réprimer, au moyen d'une procédure mixte intégrée, c'est-à-dire administrative et pénale, le comportement, préjudiciable à la société, consistant à ne pas payer ses impôts. Elle ne met pas en doute les motifs pour lesquels les autorités norvégiennes ont décidé de traiter séparément l'élément de fraude, plus grave et plus répréhensible socialement, dans le cadre d'une procédure pénale plutôt que dans celui d'une procédure administrative ordinaire. La Cour considère également que la conduite de procédures mixtes, avec une possibilité de cumul de différentes peines, était prévisible par les requérants qui, dès le début, n'étaient pas censé ignorer que les poursuites pénales s'ajoutant à une majoration d'impôt étaient de l'ordre du possible, voire du probable, compte tenu de leurs dossiers. La Cour observe enfin que les procédures administrative et pénale ont été conduites en parallèle et qu'elles étaient imbriquées. Les faits établis dans le cadre d'une de ces procédures ont été repris dans l'autre et, en ce qui concerne la proportionnalité de la peine globale, la sanction pénale a tenu compte de la majoration d'impôt. La Cour est alors convaincue que si des sanctions différentes ont été imposées par deux autorités différentes, lors de procédures différentes, il existait néanmoins entre celles-ci un lien matériel et temporel suffisamment étroit pour les considérer comme s'inscrivant dans le mécanisme de sanctions prévu par le droit norvégien .

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Propriété intellectuelle

[Brèves] Marques tridimensionnelles : annulation des décisions qui validaient l'enregistrement de la forme du Rubik's cube comme marque de l'Union

Réf. : CJUE, 10 novembre 2016, aff. C-30/15 P (N° Lexbase : A3798SGR)

Lecture: 2 min

N5243BW4

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Le 18 Novembre 2016

En examinant si l'enregistrement comme marque de l'Union tridimensionnelle de la forme du Rubik's cube devait être refusé au motif que cette forme comportait une solution technique, l'EUIPO et le Tribunal de l'Union européenne auraient dû également prendre en compte des éléments fonctionnels non visibles du produit représenté par cette forme, tels que sa capacité de rotation. Par conséquent, doivent être annulés l'arrêt du Tribunal et la décision de l'EUIPO qui validaient l'enregistrement de la forme du Rubik's cube comme marque de l'Union. Tel est le sens d'un arrêt rendu le 10 novembre 2016 par la CJUE (CJUE, 10 novembre 2016, aff. C-30/15 P N° Lexbase : A3798SGR). En 2006, un producteur de jouets a demandé à l'EUIPO d'annuler la marque tridimensionnelle litigieuse au motif notamment qu'elle comportait une solution technique consistant dans sa capacité de rotation, une telle solution ne pouvant être protégée qu'au titre du brevet et non en tant que marque. L'EUIPO et à sa suite le Tribunal ont rejeté le recours au motif que la forme cubique en cause ne comporte pas une fonction technique qui l'empêcherait d'être protégée en tant que marque. En particulier, le Tribunal a considéré que la solution technique caractérisant le Rubik's cube ne résulte pas des caractéristiques de cette forme mais, tout au plus, d'un mécanisme interne et invisible du cube. Saisie d'un pourvoi, la CJUE annule l'arrêt du Tribunal. S'agissant de la question de savoir si cette forme est nécessaire à l'obtention d'un résultat technique, contrairement à ce que le Tribunal a constaté, la Cour relève que, dans le cadre de cet examen, les caractéristiques essentielles de la forme cubique en cause doivent être appréciées au regard de la fonction technique du produit que cette forme représente. En particulier, il incombait au Tribunal de prendre également en considération des éléments non visibles sur la représentation graphique de cette forme, tels que la capacité de rotation des composants individuels d'un puzzle à trois dimensions de type Rubik's cube. Dans ce contexte, le Tribunal aurait dû définir la fonction technique du produit concerné et en tenir compte lors de son examen. De plus, la Cour considère que le fait que la société qui gère les droits de propriété intellectuelle liés au Rubik's cube ait demandé l'enregistrement du signe litigieux pour les "puzzles à trois dimensions" en général sans se limiter à ceux ayant une capacité de rotation ne fait pas obstacle à la prise en compte de la fonction technique du produit représenté par la forme cubique en cause et la rend même nécessaire, puisque la décision sur cette demande est susceptible d'affecter tous les fabricants de puzzles tridimensionnels dont les éléments représentent la forme d'un cube.

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Régimes matrimoniaux

[Jurisprudence] Récompense et frais d'acquisition : unicité de récompense...

Réf. : Cass. civ. 1, 19 octobre 2016, n° 15-27.387, F-P+B (N° Lexbase : A6591R9Y)

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par Jérôme Casey, Avocat au barreau de paris, Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux

Le 17 Novembre 2016

Jacques et Jacqueline vivent ensemble pendant quelques mois avant leur mariage, assez en tout cas assez pour que Jacques remette à Jacqueline une somme de 12 500 euros... Le couple se marie le 2 septembre 2006 sous le régime de la communauté de biens réduite aux acquêts. A la suite de leur divorce, des difficultés se sont élevées à propos de la liquidation de leurs intérêts patrimoniaux, donnant lieu à l'arrêt rendu le 19 octobre 2016 par la première chambre civile de la Cour de cassation. Deux questions, notamment, méritent d'être développées.
La première question a trait à la restitution des 12 500 euros. La remise de fonds ayant eu lieu avant la célébration du mariage, il s'agit d'un pur problème de restitution de fonds entre étrangers, ou à tout le moins entre concubins.
La seconde question relève de la liquidation de la communauté, et plus spécifiquement du calcul des récompenses, la cour d'appel de Montpellier (CA Montpellier, 8 avril 2015, n° 13/08055 N° Lexbase : A3636NGR) ayant estimé que les frais liés à l'acquisition de l'immeuble devaient faire l'objet d'une récompense distincte de celle due à l'époux pour le financement dudit immeuble au moyen de ses deniers propres. I - Acquisition et frais d'acquisition : une ou deux récompenses ?

La question la plus importante tranchée par l'arrêt concerne la liquidation du régime matrimonial des époux. Jacques pouvait prouver qu'il avait financé l'acquisition d'un immeuble commun au moyen de deniers propres. Il était donc indiscutable qu'une récompense pesait sur la communauté à ce titre. Mais ce qui faisait difficulté, c'était les frais d'acquisition. Fallait-il inclure ces frais à la somme "prêtée" par Jacques à la communauté pour l'acquisition, ou au contraire fallait-il considérer qu'il y a, d'une part le capital prêté à la communauté pour l'acquisition et, d'autre part, les fonds propres ayant servi à régler lesdits frais, soit deux récompenses distinctes ? La question n'a rien d'anodin, car faire bénéficier les frais d'acquisition de la notion de "profit subsistant" de l'alinéa 3 de l'article 1469 du Code civil (N° Lexbase : L1606AB4) est un parti pris qui n'a rien d'évident. En effet, comme l'a très bien démontré un auteur (V., les très justes obs. de B. Vareille in Rep. civ. Dalloz, V° Liquidation et partage, n° 235, et les réf.), si l'on imagine la masse propre finançant 100 % du bien commun et que la valeur de ce dernier ait doublé au jour du partage, inclure les frais dans la récompense d'acquisition (au lieu de la compter séparément et donc de la calculer autrement qu'au profit subsistant) revient à rembourser les frais au double de leur montant d'origine... On peut donc comprendre qu'une partie importante de la doctrine se montre hostile à une telle inclusion, et ceci depuis longtemps déjà (v., B. Vareille, préc. ; Aubry et Rau par Ponsard, p. 448, n° 270 et note 66 ; R. Le Guidec, Solution d'examen professionnel, JCP éd. N, 1989, Prat. 1068 ; D. Martin, obs. J.-Cl. Civ., art. 1468 s., n° 82 et s.).

Avec la présente décision, c'est donc le courant doctrinal inverse qui a été finalement entendu par la Cour de cassation, lequel soutenait depuis un certain temps déjà la thèse de l'inclusion des frais dans le montant servant à l'acquisition, et donc l'unicité de récompense (v., Morin, Examen de quelques problèmes que soulève en pratique la nouvelle théorie des récompenses, Defrénois 1971, 1 ; F. Terré et Ph. Simler, Dalloz, Les régimes matrimoniaux, n° 671 et les réf.).

Pour notre part, la solution ne nous choque pas, même si nous entendons fort bien les arguments inverses. La solution ne nous paraît pas injuste puisqu'il est tout de même difficile de nier que le paiement des frais participe de façon très claire à l'acquisition du bien. Si les frais n'étaient pas payés, il n'y aurait pas eu d'acquisition. Vue du côté de la masse prêteuse, c'est une somme globale de X qui a été mise à disposition de la masse emprunteuse, et grâce à laquelle l'acquisition a pu se faire. Ce qui pourrait, peut-être, gêner davantage, c'est que cette masse prêteuse ne prend pas grand risque au titre des frais... En effet, il sera aisé de soutenir que les frais constituent une dépense nécessaire, et seront toujours payés, a minima, au nominal (C. civ., art. 1469, al. 2). Ce qui veut donc dire que le système de dette de valeur ne jouera qu'en cas de plus-values, pas de moins-values (sauf à dire que l'acquisition elle-même n'était pas nécessaire, mais si elle a permis la création d'un acquêt, l'affirmation serait curieuse).

En revanche, ce que cette jurisprudence impose de décider, nous semble-t-il, c'est que, pour calculer la récompense d'acquisition, il faut compter la valeur d'achat frais inclus. Si l'on devait ne pas le faire, on créerait pour le coup, une plus-value artificielle au bénéficie de la masse prêteuse. Imaginons une dépense de 150 frais inclus, les frais étant de 40, pour une valeur actuelle de 300, et une valeur au jour de l'acquisition de 150 frais inclus. La récompense est alors de 300 (150 x 300) / 150. Au contraire si l'on fait le calcul en retenant comme valeur d'achat 110 (et donc hors frais), la récompense bondit à 409, le calcul étant : (150 x 300) / 110. Cette différence serait clairement injustifiable. Il nous semble donc que la logique la plus élémentaire conduise à dire que la présente décision tranche directement la question de l'inclusion des frais dans la dépense d'acquisition, et indirectement tranche la question de l'inclusion des mêmes frais dans le prix d'achat servant d'assiette à la récompense. Ce point méritera d'être suivi...

II - Le remboursement de remise de fonds entre concubins : une preuve doit être rapportée...

L'autre question tranchée en l'espèce n'a rien de nouveau, même si le taux de cassation montre que cette jurisprudence n'est pas forcément bien connue. Un ancien concubin revendique la restitution de deniers qu'il était pourtant bien content d'avoir remis des années plus tôt... En l'espèce, la cour d'appel a considéré que devaient être pris en compte les liens d'affection entre Jacques et Jacqueline qui sont "des éléments objectifs qui constituent des éléments d'appréciation suffisants pour dire que [Jacques] se trouve dans l'impossibilité morale de fournir la preuve du prêt". La cour d'appel en conclut alors que cette preuve étant moralement impossible à rapporter, l'existence du prêt est établie, d'autant que les juges du fond relève que Jacqueline ne prouve pas l'intention libérale de Jacques. Ce motif était assurément un rien brouillon et méritait d'être précisé, ce qui lui vaut d'être cassé, à juste titre.

On rappellera, tout d'abord, que de jurisprudence constante, la seule remise de fonds à une personne n'impose aucune obligation à cette dernière de restituer les fonds (v. not., Cass. civ. 1, 20 mai 1981, n° 79-17.171 N° Lexbase : A2706CI3, D., 1983, p. 289, note J. Devèze ; Cass. civ. 1, 4 décembre 1984, n° 83-14.360 N° Lexbase : A2543AAG, Bull. civ. I, n° 324 ; Cass. civ. 1, 28 février 1995, n° 92-19.097 N° Lexbase : A6183AHH, Bull. civ. I, n° 107 ; plus récemment, Cass. civ. 1, 10 octobre 2012, n° 11-19.997, F-D N° Lexbase : A3369IUC). Le demandeur à la restitution doit donc établir l'existence d'un contrat fondant l'obligation de restitution de l'autre partie (par ex., pour un contrat de dépôt, v., Cass. civ. 1, 23 janvier 1996, n° 94-12.931 N° Lexbase : A9714ABE, Bull. civ. I, n° 41). De toute évidence il sera souvent allégué l'existence d'un prêt, ce qui était le cas en l'espèce. Reste qu'en pareil cas, il faut se conformer aux règles juridiques gouvernant la preuve des actes sous seings privés, et en particulier celle de la preuve légale (hier à l'article 1341, aujourd'hui à l'article 1359 du Code civil N° Lexbase : L1007KZC), qui exige une preuve écrite lorsque le contrat porte sur une somme supérieure à 1 500 euros. Faute d'écrit, on exigera alors un commencement de preuve par écrit afin d'accéder à la preuve par tous moyens. C'est là qu'en l'espèce l'arrêt d'appel a commencé à dérailler. Jacques soutient que ses liens de concubinage le dispensent d'une telle preuve écrite, ce que la cour d'appel admet. Rien de choquant à cela, la jurisprudence étant assez fournie pour dire que la vie commune peut constituer un cas d'impossibilité morale de se procurer une écrit (C. civ., art. 1348 ancien et C. civ., art. 1360 nouveau N° Lexbase : L1006KZB ; en jurisprudence, sous l'empire de l'ancien texte, v., not., Cass. civ. 3, 7 janvier 1981, n° 79-14.831 N° Lexbase : A4141CGH, Bull. civ. III, n° 7 ; Cass. civ. 1, 16 décembre 1997, n° 95-19.926 N° Lexbase : A0722ACQ, Bull. civ. I, n° 374). Ce qui dérange davantage, et justifie pleinement la cassation, c'est lorsque l'on comprend que la cour d'appel a assimilé impossibilité morale à une dispense de preuve. Un tel raccourci ne peut être admis. En effet, ce que la caractérisation de l'impossibilité morale supprime, c'est l'obligation de prouver par écrit. Mais cela n'a jamais dispensé le demandeur de prouver la réalité de la situation qu'il allègue. C'est juste (mais c'est déjà beaucoup) qu'il n'a plus à se soucier de prouver par écrit, ni même par un commencement de preuve par écrit. Il peut directement prouver par tous moyens. Mais il n'en demeure pas moins tenu de prouver ce qu'il allègue. Cela revient donc à dire qu'en l'espèce Jacques devait prouver par tous moyens la réalité du contrat de prêt dont il alléguait l'existence. Or, c'est précisément ce chaînon du processus probatoire que la cour d'appel a oublié en cours de route. On comprend donc que la censure soit prononcée, en rappelant au passage que "l'impossibilité morale pour [Jacques] d'obtenir un écrit ne le dispensait pas de rapporter par tous moyens la preuve du prêt allégué". Il appartiendra donc à Jacques de trouver tout élément de fait en ce sens pendant l'instance de renvoi...

La morale de tout ceci est claire : faites des écrits pour tout, famille ou pas famille, relation naissante ou pas. Un écrit pour prouver le prêt, et un autre pour le paiement avec des deniers propres. L'amour et l'argent ne sont pas incompatibles, il faut seulement les placer chacun à sa juste place. Or, justement, le droit civil est bien placé depuis des lustres pour affirmer que plus on prévoit, moins on se déçoit. On décevra sans doute l'autre, mais à l'heure de la séparation on le décevra dans tous les cas, alors....

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Responsabilité administrative

[Brèves] Engagement de la responsabilité de l'Etat dans l'affaire du Mediator

Réf. : CE 9 novembre 2016, trois arrêts, n° 393108, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0615SGU), n°s 393902, 393926, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0619SGZ) et n° 393904, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0616SGW)

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N5257BWM

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Le 20 Novembre 2016

Le Conseil d'Etat se prononce sur plusieurs litiges dans lesquels des personnes ayant pris du Mediator poursuivent la responsabilité de l'Etat dans trois décisions rendues le 9 novembre 2016 (CE 9 novembre 2016, trois arrêts, n° 393108, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0615SGU, n°s 393902, 393926, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0619SGZ et n° 393904, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0616SGW). La responsabilité de l'Etat peut être engagée à raison de la faute commise par les autorités agissant en son nom dans l'exercice de leurs pouvoirs de police sanitaire relative aux médicaments, pour autant qu'il en soit résulté un préjudice direct et certain lié à la crainte de développer une pathologie grave après la prise d'un produit, tel le Mediator, ce qui suppose que le risque auquel les patients ont été exposé ne soit pas faible (n° 393108). L'Etat ne peut s'exonérer de l'obligation de réparer intégralement les préjudices trouvant directement leur cause dans cette faute en invoquant les fautes commises par des personnes publiques ou privées avec lesquelles il collabore étroitement dans le cadre de la mise en oeuvre d'un service public, il n'en va pas de même lorsqu'il invoque la faute d'une personne privée qui est seulement soumise à son contrôle, ou à celui d'une autorité agissant en son nom ; les agissements fautifs des laboratoires Servier peuvent donc avoir pour effet d'exonérer l'Etat de tout ou partie de l'obligation de réparer les dommages liés à la prise du Mediator (n° 393902, 393926). Eu égard tant à la nature des pouvoirs conférés par ces dispositions aux autorités chargées de la police sanitaire relative aux médicaments, qu'aux buts en vue desquels ces pouvoirs leur ont été attribués, la responsabilité de l'Etat peut être engagée par toute faute commise dans l'exercice de ces attributions. Constitue une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat le fait que les autorités n'ont pas pris les mesures adaptées, consistant en la suspension ou le retrait de l'autorisation de mise sur le marché du Mediator, dès lors qu'à compter de la mi-1999, compte tenu des nouveaux éléments d'information dont disposaient alors les autorités sanitaires, notamment sur les effets indésirables du benfluorex et sur la concentration sanguine en norfenfluramine à la suite de son absorption, compte tenu des dangers du benfluorex et du déséquilibre entre les bénéfices et les risques tenant à l'utilisation du Mediator (n° 393904) (cf. l’Ouvrage "Responsabilité administrative" N° Lexbase : E3801EUC).

newsid:455257

Taxe sur la valeur ajoutée (TVA)

[Brèves] Remboursement d'un crédit de TVA : obligation de mentionner la demande dans les déclarations

Réf. : CE 10° et 9° ch.-r., 9 novembre 2016, n° 390715, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2494SGH)

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N5225BWG

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Le 24 Novembre 2016

La possibilité d'obtenir le remboursement d'un crédit de TVA est limitée aux cas où l'assujetti n'est pas en mesure d'imputer l'intégralité de sa taxe déductible sur le montant de la taxe due : dans ces conditions, un redevable ne peut demander le remboursement d'un crédit de taxe déductible qu'à condition de l'avoir mentionné dans les déclarations qu'il est tenu de déposer pour le paiement de la TVA, afin que l'administration fiscale puisse vérifier que la demande en cause correspond effectivement à un crédit de taxe dont l'imputation n'a pu être faite. Telle est la solution retenue par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 9 novembre 2016 (CE 10° et 9° ch.-r., 9 novembre 2016, n° 390715, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2494SGH). En l'espèce, la SCI requérante a demandé le remboursement d'un crédit de TVA qui correspondait au montant de taxe acquitté à l'occasion de l'acquisition d'une propriété à Saint-Barthélemy. Pour la Haute juridiction, d'une part, bien que l'administration se soit abstenue d'en exiger le versement, la société requérante était légalement redevable de la TVA au titre de son activité hôtelière, et, d'autre part, elle n'avait souscrit aucune déclaration au titre de cette activité. Ainsi, il fallait déduire de ces constatations que la demande de remboursement formée, sur papier libre, par la société requérante, avait été à bon droit rejetée par l'administration fiscale .

newsid:455225

Temps de travail

[Brèves] Modification de la répartition du travail d'un salarié à temps partiel : le délai de prévenance de sept jours applicable qu'en cas de décision unilatérale de l'employeur

Réf. : Cass. soc., 9 novembre 2016, n° 15-19.401, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9010SGS)

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N5202BWL

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Le 17 Novembre 2016

Le délai de prévenance de sept jours au moins, prévu par l'article L. 3123-21 du Code du travail (N° Lexbase : L0429H9R), dans sa rédaction alors applicable, avant toute modification de la répartition du travail entre les jours de la semaine ou les semaines du mois, n'est applicable qu'en cas de décision unilatérale de l'employeur et non lorsque la modification intervient avec l'accord exprès du salarié. Telle est la solution dégagée par la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 9 novembre 2016 (Cass. soc., 9 novembre, n° 15-19.401, FS-P+B+R N° Lexbase : A9010SGS).
En l'espèce, un salarié, qui a exécuté plusieurs contrats de travail à durée déterminée, à temps partiel ou à temps complet pour le compte d'une association, avant de conclure un contrat à durée indéterminée à temps partiel qui a fait l'objet de plusieurs avenants, prend acte de la rupture de son contrat de travail moins d'un an plus tard et saisit la juridiction prud'homale.
La cour d'appel (CA Orléans, 8 avril 2014, n° 13/02241 N° Lexbase : A6891MI3) déboute le salarié de sa demande de requalification du contrat de travail à temps partiel en contrat de travail à temps complet. Il décide de former un pourvoi en cassation.
En énonçant la règle susvisée, la Haute juridiction rejette le pourvoi (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E8929ESI).

newsid:455202

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