La lettre juridique n°342 du 19 mars 2009

La lettre juridique - Édition n°342

Éditorial

Responsabilité des dirigeants sociaux pour faute : de l'intérêt social à l'intérêt sociétal de l'entreprise

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"Faute" du bas-latin fallita tiré du verbe fallere ("faillir", "tromper").

Il y a quelques semaines nous nous étions attachés, au regard d'une conférence organisée par la Cour de cassation sur le sujet, le 19 janvier dernier, à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), afin de démontrer la nécessité d'appréhender l'intérêt social de ces dernières à la lumière d'autres considérations que la rentabilité et la distribution de dividendes. Les aspects les plus emblématiques de cette responsabilité sociétale ont, bien évidemment, trait au développement durable, à la protection de l'environnement comme le respect de certaines normes sociales et économiques. Et voici que la responsabilité sociétale de l'entreprise s'invite également, mais nécessairement, sur le terrain de la responsabilité des dirigeants sociaux, à la lumière d'un arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 février dernier, sur lequel revient cette semaine Deen Gibirila, Professeur à l'Université de Toulouse I.

Pour la Chambre commerciale de la Cour de cassation, constitue une faute détachable des fonctions de dirigeant social, la faute intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal de ses fonctions sociales ; et peut commettre une telle faute engageant sa responsabilité à l'égard des tiers, le dirigeant, même agissant dans les limites de ses attributions. En l'espèce, une société de gestion, n'ayant pu obtenir le paiement d'une somme que sa cocontractante avait été condamnée à lui payer et soutenant que les dirigeants de cette dernière avaient organisé son insolvabilité, a recherché la responsabilité du président du conseil d'administration, et du directeur général de cette société. Pour rejeter la demande formée par la société de gestion, la cour d'appel retient que la décision litigieuse, de ne pas constituer de provision particulière pour les années 2000 à 2003, a été prise par le conseil d'administration et approuvée par l'assemblée générale et qu'à supposer même qu'elle soit susceptible de constituer une faute à l'encontre des dirigeants de celle-ci, elle ne pourrait être considérée comme détachable de leurs fonctions, une telle décision entrant parfaitement dans le cadre de celles-ci. La Cour régulatrice censure la décision des juges du fond au visa de l'article L. 225-251 du Code de commerce, relatif à la responsabilité civile personnelle des dirigeant sociaux.

L'enseignement tiré de cette décision promise aux honneurs du Bulletin est double. Que la responsabilité personnelle d'un dirigeant puisse être retenue à l'égard des tiers s'il a commis une faute séparable de ses fonctions qui lui soit imputable personnellement : rien de bien nouveau à l'horizon. Et les Hauts magistrats de retenir, ici, la définition donnée par les Professeurs Viandier et Caussain, aux termes de laquelle on peut entendre par "faute détachable des fonctions" une faute qui ne peut se rattacher à l'exercice des fonctions, soit par son exceptionnelle gravité, soit parce qu'elle caractérise un outre passement grossier de ses fonctions par l'intéressé. Non, vraisemblablement, l'originalité de l'attendu de l'arrêt en cause tient en ce que la faute personnelle du dirigeant puisse être retenue, non seulement, dans les limites de ses attributions, mais aussi, malgré une validation expresse du conseil d'administration et de l'assemblée générale. La "faute détachable des fonctions", avatar de la faute de gestion, peut ainsi être caractérisée contre l'avis même des actionnaires qui, eux, n'avaient relevé aucune atteinte à l'intérêt social de l'entreprise. Entendons nous bien : depuis longtemps déjà, la protection de l'intérêt social commande celle du patrimoine de la société et celle des intérêts des tiers au même titre que celle des intérêts des associés. Ce patrimoine social doit être protégé même à l'encontre des intérêts des associés unanimes ! La nouveauté réside, en fait, dans la disparition, sur le plan civil, de l'écran social, engageant par là même la responsabilité directe du dirigeant malgré toutes les précautions d'usage.

Ainsi, dans une entreprise de droit privé, si l'on admettait que l'intérêt social soit laissé à l'appréciation des actionnaires de la société, lorsqu'il n'y a pas confusion des genres, la faute commise à l'égard d'un tiers ne pourrait être personnellement réparée par le dirigeant social, mais le sera par la société elle-même, théorie de l'écran social oblige ; si l'on admettait que l'intérêt social de l'entreprise puisse être redéfini par la société civile -en l'occurrence par les juges-, l'intérêt social se verrait subordonné de facto à l'intérêt sociétal, en ce que la société civile est plus à même que l'entreprise de protéger son intérêt social dans le respect des droits des tiers... pilier de la RSE. Dans cette seconde hypothèse, l'écran social vole bien en éclat et les dirigeants sociaux, confortés par leurs actionnaires, se retrouvent en première ligne sur le front de la responsabilité civile.

En définissant l'intérêt social de "boussole" des dirigeants, constituant "un impératif de conduite, une règle déontologique, voire morale, qui impose de respecter un intérêt supérieur à son intérêt personnel", les Professeurs Cozian et Viandier ne croyaient pas si bien dire. La protection du patrimoine social obligera, désormais, les dirigeants sociaux à d'énormes précautions juridiques, comptables et déontologiques, aux fins de respecter l'intérêt social comme l'intérêt sociétal de l'entreprise... intérêt supérieur à son intérêt apparent.

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Bancaire

[Jurisprudence] Devoir de mise en garde du banquier : deux cas concrets opposés mais cohérents

Réf. : Cass. civ. 1, 18 février 2009, n° 08-11.221, Mme Agnès Robba, divorcée Montel, F-P+B+I (N° Lexbase : A2702EDG) ; T. com. Toulouse, 27 mars 2008, aff. n° 2007J00839, Société Patrimoine languedocienne, SA d'HLM c/ Caisse d'Epargne Midi-Pyrénées (N° Lexbase : A4548EAP)

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N9771BIQ

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par Alexandre Bordenave, Avocat au Barreau de Paris, Chargé d'enseignement à l'Ecole Normale Supérieure de Cachan

Le 07 Octobre 2010

"Selon que vous soyez puissants ou misérables, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir" (1) : parfois, les grandes morales des fabulistes se trouvent contestées par l'exemple. En effet, qu'y a-t-il d'autre à constater si ce n'est que les jugements de l'air du temps -au-delà, d'ailleurs, de ceux des cours- sont d'une sévérité sans faille et sans précédent à l'égard des plus puissants établissements de crédit.
D'abord, ils sont accusés d'être coupables, ou au moins complices, de comportements qui soit ont abouti au déclenchement de la crise financière actuelle, soit ont été mis en lumière à cette occasion (2). Ensuite, parce qu'ils ont bénéficié, récemment, d'importants plans de sauvetage, ils se trouvent souvent de droit ou de fait sous l'oeil critique de l'opinion et de la puissance publique : c'est vrai à chaque fois que leur "Etat de tutelle" a pris une participation dans leur capital social ou a organisé à leur attention l'octroi de prêts participant à leur refinancement (3). Enfin, car l'attitude qu'ils adoptent en qualité de "vendeurs de produits financiers" semble, aujourd'hui, invariablement condamnée à l'ire populaire ainsi qu'à la sévérité tant du législateur que du juge :
- soit qu'ils rationnent le crédit, ce qui inclut les cas où ils y mettent abusivement fin (4) ;
- soit qu'ils proposent à leur clientèle de conclure des opérations inconsidérées, contribuant à obérer la situation financière de leur co-contractant en l'entraînant dans une spirale d'endettement. Le "bon banquier" -pour reprendre le mot des Professeurs Gavalda et Stoufflet (5)- est donc un personnage plein de mesure ; et même si cela peut surprendre, il ne peut, pour cette raison, se permettre d'accorder trop légèrement son concours. C'est ainsi qu'a émergé un véritable devoir de mise en garde du banquier qui, oscillant entre l'obligation d'information et le devoir de conseil (6), consiste dans ses grandes lignes à éveiller le client profane aux risques que fait peser sur lui l'opération à laquelle il entend participer. Pour le cas où le banquier ne s'acquitte pas correctement de ce devoir, s'ouvre un fondement potentiel de responsabilité (contractuelle ou délictuelle, c'est selon).

Le contexte actuel se révèle être un terreau particulièrement fertile à de telles actions en responsabilité. Raisonnablement, on peut penser qu'il en résultera un double phénomène :
- un accroissement de la diversité des contentieux au fond. Chaque consommateur de produits bancaires et financiers peut espérer trouver le salut auprès du juge pour défaut de mise en garde de son banquier ;
- une large diffusion par la Cour de cassation des arrêts rendus en la matière, afin de guider au mieux les juges du fond sur ce domaine sensible.

A l'appui de cette prédiction, on trouve, d'ores et déjà, deux décisions de justice : l'une rendue très récemment par la première chambre civile de la Cour de cassation, qui s'inscrit dans une longue série d'arrêts relatifs à la responsabilité du banquier dispensateur de crédit (7) ; et l'autre prononcée l'année dernière par le tribunal de commerce de Toulouse, relative à la conclusion par un organisme HLM de contrats de swaps.

Nous nous proposons de passer en revue chacune de ces décisions ; en commençant (à tout seigneur tout honneur) par celle de la Cour régulatrice (I), puis en poursuivant (une fois n'est pas coutume) avec celle des juges consulaires (II).

I - Devoir de mise en garde du banquier et prêts souscrits par un particulier

Partant du postulat qu'il n'y a rien de paradoxal à ce que la confiance dont témoigne l'octroi d'un crédit puisse s'avérer préjudiciable (8), le droit français n'hésite plus à y trouver une source de responsabilité pour les établissements de crédit. C'est, par exemple, vrai en matière d'entreprises en difficulté (9). Mais, à l'évidence, l'actualité brûlante concerne plutôt le devoir généralisé de mise en garde des établissements de crédit : c'était d'ailleurs le cas dans l'arrêt en date du 18 février 2009 auquel nous nous intéressons ici.

Dans cette espèce, la cliente d'une banque, qui avait bénéficié d'un prêt, cherchait à échapper à son obligation de remboursement en alléguant du fait que l'établissement prêteur ne l'avait pas suffisamment mise en garde à propos du risque que faisait peser cet endettement sur sa situation financière. Elle ne fut pas entendue par les juges du fond et échoua à nouveau en cassation : en effet, les juges du droit ont considéré qu'elle n'était titulaire d'aucun droit à la mise en garde en raison de l'absence de tout risque d'endettement (A), risque apprécié en des termes incertains (B).

A - Absence de risque d'endettement et absence de droit à la mise en garde

Dans une chronique précédente, nous nous étions fait l'écho de la leçon de méthode dispensée à l'attention des juges du fond par la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 18 septembre 2008 (10) en matière de devoir de mise en garde des établissements de crédit.

Dans un premier temps, il convient de vérifier la qualité du client. Si celui-ci n'est pas particulièrement expert en matière financière, il est dit "non-averti". Dans l'arrêt du 18 février 2009, la cliente était une personne physique dont on comprend qu'elle avait souhaité bénéficier d'un concours bancaire pour financer l'acquisition d'une caravane. Sans trop de doutes (l'arrêt d'appel ne dit pas le contraire), c'est donc la figure du client non-averti qui se dessinait alors ;

Dans un second temps (et, uniquement, parce qu'on a conclu à l'issue de la première étape du raisonnement que le client était un non-averti), il reste à savoir si le banquier a rempli son devoir de mise en garde. Pour ce faire, on sait que le banquier doit raisonner in concreto, eu égard aux capacités financières de son client et au risque d'endettement généré par l'opération (11). Le banquier dans l'espèce du 18 février 2009, s'était montré régulièrement curieux puisque qu'il s'était fait déclarer par sa cliente qu'elle avait "des revenus, au titre du couple, d'un montant mensuel de 3 913 euros". La mensualité de remboursement du prêt en cause ne s'élevant qu'à 392,75 euros, l'établissement prêteur a estimé qu'aucun risque d'endettement ne pesait sur sa cliente et que, en conséquence, il n'était pas utile de la mettre en garde.

C'était le point de la contestation : l'emprunteuse arguait du fait que, au contraire, son banquier aurait dû la mettre en garde et qu'il revenait à la cour d'appel de rechercher en quoi un risque d'endettement était né pour elle du seul octroi du prêt litigieux. Evidemment, son discours est balayé d'un revers de manche écarlate par la Cour de cassation pour la simple et bonne raison (une fois encore (12)) que, au nom de l'article 1315 du Code civil (N° Lexbase : L1426ABG) (13), c'était à elle qu'il revenait de mettre les juges du fond en mesure de constater l'existence du risque d'endettement.

Dès lors, on peut s'interroger : en termes de concept et de méthodologie dans la caractérisation de l'existence d'un devoir de mise en garde échouant au banquier, où placer la recherche d'un risque d'endettement pesant sur le client ? De deux choses l'une : soit on considère que c'est une étape préliminaire (ou en tout cas, contemporaine) à la recherche de la qualité "non-averti" du client, soit on estime que cela participe à l'ampleur de la mise en garde (qui pourrait être réduite à néant si le risque d'endettement est nul). Dans l'arrêt de février 2009, la première chambre civile semble opter pour la première branche de l'alternative : il n'y avait pas de risque d'endettement (l'établissement de crédit s'en était assuré) et il n'y avait donc pas lieu à mise en garde.

C'est plutôt une bonne chose ; cela contribuera à relâcher un peu la pression sous laquelle se trouvent les établissements de crédit en limitant la systématisation du devoir de mise en garde : inutile d'alerter sur un risque chimérique. C'est sans doute le sens de la remarquable exposition offerte à cette décision par la Cour de cassation : l'arrêt porte sur lui un parfum de contretemps. Il est, notamment, en décalage avec certaines décisions récentes de la Chambre commerciale à l'occasion desquelles cette dernière avait estimé sévèrement que le devoir de mise en garde ne disparaissait pas pour le cas où les emprunts souscrits n'ont "rien d'excessif ni d'imprudent" (14).

B - Appréciation ponctuelle ou globale du risque d'endettement

Reste à savoir une chose : comment convient-il d'apprécier le risque d'endettement généré par l'octroi d'un prêt bancaire ? L'arrêt du 18 février 2009 n'apporte pas de réponse directe sur le sujet. Reste, toutefois, le fait que, en l'espèce, ce qui semble avoir emporté la conviction (même simplement tacite) des magistrats c'est un simple rapprochement entre, d'une part, les ressources déclarées par l'emprunteuse et, d'autre part, la charge que faisait peser sur elle le prêt contracté : la mensualité du prêt ne représentant que 10 % environ des revenus du ménage (15), sans que la demanderesse ne fasse état d'autres charges, le risque d'endettement n'est pas caractérisé.

On peut en tirer comme conclusion que les juges raisonnent en termes arithmétiques et ne sont pas indifférents aux charges globales de l'emprunteur. C'est le sens de la référence au fait que l'auteur du pourvoi avait mentionné à son banquier une somme relativement modeste "au titre de ses charges", sans distinguer. Légitimement, il faut estimer que si, dans l'espèce étudiée, l'emprunteuse avait fait état à son banquier ou à son juge de charges multiples (notamment, liées au remboursement d'autres emprunts), l'issue du raisonnement aurait pu être différente. Il est logique que le risque d'endettement ne puisse valablement s'apprécier isolément, produit par produit, prêt par prêt : il pèse sur un patrimoine et on ne peut correctement le caractériser, le mesurer qu'en considération des différents éléments figurant à l'actif et au passif de ce patrimoine.

Faut-il en conclure que la Cour de cassation néglige tout raisonnement lié à la nature du produit souscrit ou à la destination projetée par son client ? On ne peut l'affirmer. Quoiqu'il en soit le contraire serait réducteur et regrettable : si on peut admettre, comme le fait la première chambre civile dans l'arrêt du 18 février 2009, que le dispensateur professionnel de crédits ou de produits financiers n'a pas à mener de vérification au-delà des déclarations (crédibles, il faut comprendre) de son client, sa mission de mise en garde doit être globale. Pour cela, il est raisonnable que cette mission l'amène à considérer la nature du produit commercialisé (16) : certains sont intrinsèquement plus risqués que d'autre. Sans plonger dans l'exotisme des marchés financiers, il suffit de se rappeler combien la période récente à mis en évidence le danger des crédits relais lorsque le marché immobilier est faiblement liquide : voilà aussi le genre de mise en garde qu'il est légitime d'attendre d'un professionnel du crédit.

Les jugements de cour d'intérêt relatifs au devoir de mise en garde du banquier ne se limitent ni aux personnes physiques, ni aux prêts, ni à l'enceinte prestigieuse de la Cour de cassation : un jugement rendu le 27 mars 2008 par le tribunal de commerce de Toulouse est là pour nous le rappeler.

II - Devoir de mise en garde du banquier et contrats financiers souscrits par les organismes HLM (17)

Les chroniques des grands quotidiens nationaux ont récemment rapporté la rencontre entre deux mondes que l'on aurait pu croire très éloignés : celui du logement social et celui des marchés d'instruments financiers. C'est ainsi que chacun a pu découvrir, avec un peu de surprise, qu'un grand nombre d'organismes d'habitations à loyer modéré (les OHLM) avaient souscrits des "produits toxiques" (à titre principal, des contrats de swaps) (18) .

Après avoir rappelé brièvement les conditions de cette rencontre d'apparence insolite (A), nous analyserons la décision précitée, rendue par le tribunal de commerce de Toulouse (B).

A - La souscription de contrats financiers par les organismes HLM

Le télescopage entre le logement social français et la finance structurée est récent. En France, le financement du logement social est principalement assuré par les dépôts sur les Livrets A, dépôts mis à disposition des OHLM sous forme de prêts par la Caisse des Dépôts et Consignations. Le coût de financement des OHLM est donc fortement corrélé au taux d'intérêt servi aux déposants du Livret A (19). Depuis l'entrée en vigueur le 1er juillet 2004 des dispositions du règlement du Comité de la règlementation bancaire et financière n° 2003-03 du 24 juillet 2003 (règlement modifiant le règlement n° 86-13 du 14 mai 1986, relatif à la rémunération des fonds reçus par les établissements de crédit N° Lexbase : L2704DYS), ce taux d'intérêt est indexé (imparfaitement) sur les taux courts (20). Le financement des HLM étant structurellement un financement à long terme, il est alors devenu nécessaire (ou en tous cas pertinent) pour les OHLM de se couvrir contre le risque de dérivabilité de leur coût de financement (qui, si il est assorti d'un taux d'intérêt variable, est révisable à court terme).

En ce sens, certains OHLM ont souscrit auprès d'établissements de crédit des contrats de swaps (21), qualifiés de contrats financiers par le Code monétaire et financier, destinés à leur fournir une couverture adéquate face à leur risque de taux (22).

Rien ne l'empêchait vraiment, s'agissant des sociétés anonymes d'habitations à loyer modéré (les SA-HLM), personnes morales de droit privé gérant des HLM, ce sont les règles du droit commun qui s'appliquent : rien de vraiment problématique, donc. Il en va peu ou prou de même pour ce qui est des offices publics de l'habitat (les OPH), personnes morales de droit public : les règles applicables en la matière se limitent aux dispositions de la circulaire n° 92-260 du 15 septembre 1992, sur les contrats de couverture du risque de taux d'intérêt offerts aux collectivités locales et aux établissements publics locaux. Pour l'essentiel, cette circulaire :
- par principe, reconnait aux collectivités locales (et à leurs établissements publics) la possibilité de souscrire des contrats de swaps (23) ;
- mais, précise que les swaps qui "constituent des opérations spéculatives [n'entrent] pas dans les attributions traditionnelles des collectivités locales". Dès lors, contraires à l'intérêt général, la circulaire précitée invite les préfets à dénoncer ces contrats devant les tribunaux administratifs aux fins d'annulation à l'occasion de recours en excès de pouvoir.

Autrement dit, un cadre juridique maigre, daté (24), d'une valeur incertaine et quoiqu'il en soit faible (25), qui laisse (de facto) libre cours aux gestionnaires des collectivités locales (et de leurs établissements publics) pour souscrire des contrats de swaps (26). Voici donc comment les OHLM en sont venus à et ont pu souscrire des contrats de swaps, au dénouement parfois bien peu heureux...

B - Le devoir de mise en garde au bénéfice des organismes HLM

Le 27 mars 2008, le tribunal de commerce de Toulouse a rendu un jugement particulièrement intéressant mais qui n'a sans doute pas reçu les honneurs en termes de publications et de commentaires qu'il méritait : modestement, tâchons ici de lui faire justice.

Pour les raisons et dans les conditions décrites plus haut, une SA-HLM avait souscrit deux contrats de swap, sur les conseils avisés d'un l'établissement de crédit qui avait présenté la stratégie comme "gagnante à tous les coups". Suspectant a posteriori que les contrats de swap ainsi conclus se trouvaient en contradiction avec les règles qui lui sont applicables, la SA-HLM concernée a saisi le tribunal de commerce de Toulouse aux fins notamment de faire prononcer la résiliation desdits contrats de couverture et faire condamner l'établissement de crédit contractant au paiement de dommages et intérêts délictuels.

Les juges consulaires ont fait droit à ces demande en retenant que "lorsqu'une opération de swap conclut à un caractère spéculatif, le banquier est tenu à une obligation de mise en garde spécifique à son client", même si ce client est une personne morale de droit public (est-on tenté de dire).

Ce jugement est remarquable à plusieurs égards :
- il illustre que même une personne morale peut être un client "non-averti" face à un établissement de crédit (27) ;
- il rappelle que le devoir de mise en garde des établissements de crédit ne se limite pas aux emprunts, mais inclut aussi la commercialisation d'instruments financiers, même dérivés ;
- et, il est novateur et sans doute annonciateur de futurs contentieux en la matière. Reste évidemment à savoir quelles en seront les suites.

Pour ces raisons, on peut légitimement regretter que sa diffusion ait été limitée d'autant que la décision rendue est simple, claire et plutôt bien fondée en droit et en faits.

Peu de choses destinaient les faits ayant respectivement débouché à la décision de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 18 février 2009 et à celle du tribunal de commerce de Toulouse du 27 mars 2008 à être rassemblés dans la même chronique (28) : ils mettaient aux prises avec un établissement de crédit des contractants fort différents, ayant souscris des produits sans rien de commun et la Justice leur a fait un sort opposé. Mais, opposition ne signifie pas contradiction : au contraire, à chacune des extrémités du spectre financier, le droit français semble aujourd'hui muni de solutions équilibrées et systématisées. Celui qui doit en bénéficier, c'est le non-averti qui souscrit un produit générant pour lui un risque auprès d'un établissement de crédit : voilà qui a le mérite d'assurer la cohérence de décisions de justice. Certes, il ne faudra pas, en matière de devoir de mise en garde du banquier, verser dans l'excès ; c'est pourtant une des facilités de l'époque. Car, face aux comportements parfois critiquables des établissements de crédit, on ne peut faire abstraction de la légèreté de certaines personnes -physiques ou morales, publiques ou privées- à la recherche de solutions de financement optimisées : bien sûr, cette inconséquence devrait pouvoir absoudre (au moins partiellement) les établissements de crédit contractants de leur responsabilité. Nemo auditur...


(1) J. de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste.
(2) On pense, notamment, aux actions menées contre des établissements de crédit à l'occasion du "scandale Madoff".
(3) Ainsi, en France, l'article 6 II-A de la loi n° 2008-1061 du 16 octobre 2008, de finances rectificative pour le financement de l'économie (N° Lexbase : L6270IBT, lire, nos obs. Perspectives juridiques variées sur le marché du crédit, Lexbase Hebdo n° 312 du 10 juillet 2008 - édition privée générale N° Lexbase : N4874BHY), dispose que les établissements de crédit bénéficiaires des "financements SFEF" sont tenus de passer "une convention avec l'Etat qui fixe les contreparties de la garantie, notamment en ce qui concerne le financement des particuliers, des entreprises et des collectivités territoriale", ladite convention devant également préciser "les engagements des établissements et de leurs dirigeants sur des règles éthiques conformes à l'intérêt général". L'institution ad hoc (d'ailleurs, sans vrai fondement juridique) du médiateur du crédit semble aller dans la même direction.
(4) Ainsi l'article L. 313-12 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L2974G9Z) dispose d'un cas spécial de responsabilité des établissements de crédit pour rupture abusive de crédit sauf "en cas de comportement gravement répréhensible du bénéficiaire du crédit ou au cas où la situation [de l'emprunteur] s'avérerait irrémédiablement compromise".
(5) C. Gavalda, J. Stoufflet, Droit bancaire, Litec, 7ème éd., 2008.
(6) En ce sens, E. Bazin, à propos de Cass. civ. 1, 18 septembre 2008, n° 06-17.859, Mme Alice Choukroun, FS-P+B+I (N° Lexbase : A3909EAZ), Revue Lamy Droit des affaires, décembre 2008, p. 33.
(7) Dont les racines remontent par exemple à Cass. com., 4 mai 1993, n° 91-16.092, M. Prat c/ Société Générale (N° Lexbase : A5758ABU), Bull. civ. IV, n° 162, p. 112. La jurisprudence en la matière fut assez bien unifiée par deux arrêts de la Chambre de mixte de la Cour de cassation en date du 29 juin 2007 (Cass. mixte, 29 juin 2007, deux arrêts, n° 05-21.104, Epoux X. c/ Société Caisse régionale de crédit agricole mutuel Centre-Est (CRCAMCE) N° Lexbase : A9645DW7 et n° 06-11.673, Mme Régine X., épouse Y. c/ Société Union bancaire du Nord (UBN) N° Lexbase : A9646DW8, R. Routier, Devoir de mise en garde : les précisions de la Chambre mixte, Lexbase Hebdo n° 268 du 12 juillet 2007 - édition privée générale N° Lexbase : N7831BBN, D., 2007, 579, obs. D. Legeais, JCP éd. G, 2007, II, 10146, note A. Gourio, Revue de Droit Bancaire et Financier, septembre-octobre, 2007, comm. 174, obs. F. Credot et T. Samin, Banque et Droit, septembre-octobre 2007, 31, obs. Th. Bonneau).
(8) J. Vezian, La responsabilité du banquier en droit privé français, Librairies Techniques, 1ère éd., 1977, n° 202 et s., p. 133.
(9) Même si la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005, de sauvegarde des entreprises (N° Lexbase : L5150HGT), a atténué quelque peu la règle, l'article L. 650-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L3503ICQ) dispose encore que tout créancier (partant, et a fortiori un établissement de crédit) peut être tenu responsable du préjudice causé par le concours apporté à une entreprise en difficulté en cas "de fraude, d'immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou si les garanties prises en contrepartie de ces concours sont disproportionnées à ceux-ci".
(10) Cass. civ. 1, 18 septembre 2008, n° 07-17.270, M. Benoît Laillier, F-P+B+I (N° Lexbase : A3910EA3) et nos obs., Perspectives juridiques variées sur le marché du crédit, préc..
(11) L'arrêt du 18 septembre 2008 (Cass. civ. 1, 18 septembre 2008, n° 07-17.270, préc.) est limpide sur la question.
(12) Rappelons-nous Cass. com., 16 décembre 2008, n° 07-19.777, Mme Liliane Klutzky, épouse Dierstein, F-P+B (N° Lexbase : A9039EBE), que nous avions commenté : nos obs., Les contours redessinés du secret bancaire, Lexbase Hebdo n° 336 du 5 février 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N4851BII).
(13) Auquel il n'est, toutefois, pas expressément fait référence.
(14) Cf. Cass. com., 11 décembre 2007, n° 05-20.665, M. Louis, Yves-Marie Donval, F-D (N° Lexbase : A0710D3P), RTDCom., 2008, 163, obs. D. Legeais.
(15) Il n'est pas illégitime de considérer les revenus du ménage, puisque l'article 220 du Code civil (N° Lexbase : L2389AB4) dispose que "chacun des époux a pouvoir pour passer seul les contrats qui ont pour objet l'entretien du ménage ou l'éducation des enfants : toute dette ainsi contractée par l'un oblige l'autre solidairement".
(16) A nouveau, l'arrêt de septembre 2008 (Cass. civ. 1, 18 septembre 2008, n° 07-17.270, préc.) contenait en germe la même prescription.
(17) L'article L. 411-1 du Code de la construction et de l'habitation (N° Lexbase : L7495AB9) dispose que : "Les organismes d'habitations à loyer modéré comprennent :
- les offices publics de l'habitat ;
- les sociétés anonymes d'habitations à loyer modéré ;
- les sociétés anonymes coopératives de production et les sociétés anonymes coopératives d'intérêt collectif d'habitations à loyer modéré ;
- les fondations d'habitations à loyer modéré
".
(18) Notamment Des organismes HLM fragilisés par des produits financiers à risque, Le Monde, 4 novembre 2008 ; Les collectivités locales victimes du subprime ?, lefigaro.fr, 23 septembre 2008.
(19) Régi par les dispositions des articles L. 221-1 (N° Lexbase : L2644IBK) et suivants du Code monétaire et financier.
(20) Respectivement Euro OverNight Index Average (EONIA), qui est le taux de référence des dépôts interbancaires non garantis, et EuRo InterBank Offered Rate (EURIBOR), qui est le taux interbancaire offert entre les banques dites "de meilleure signature" pour la rémunération de dépôts dans la zone euro. Depuis l'arrêté du 29 janvier 2008 (arrêté modifiant le règlement n° 86-13 du 14 mai 1986 modifié du Comité de la réglementation bancaire et financière relatif à la rémunération des fonds reçus par les établissements de crédit [LXB= L7956H33]), le calcul du taux d'intérêt du livret tient en compte l'inflation. Les lecteurs curieux ou férus de chiffres trouveront ci-après la formule de calcul : il s'agit de la demi-somme de l'inflation et de la moyenne des taux courts, avec un plancher minimum égal à l'inflation majorée de 0,25 %.
(21) A propos desquels : Y. Jegourel, Les produits financiers dérivés, La Découverte, coll. Repères, 2005. Dans sa version la plus simple, le swap de taux d'intérêt permet l'échange des intérêts d'un prêt à taux variable contre des intérêts à taux fixe.
(22) Ce qui est d'autant plus pertinent que, comme nous l'avons vu, le taux du Livret A est indexé sur l'EURIBOR sert (dans la zone Euro) de référence sur le marché des swaps...
(23) Principe repris dans le Code général des collectivités territoriales : pour les communes, à l'article L. 2122-22 (N° Lexbase : L9486ICC) ; pour les départements, à l'article L. 3211-2 (N° Lexbase : L3107HPR) ; pour les régions, à l'article L. 4221-5 (N° Lexbase : L3115HP3).
(24) D'une époque où la sophistication financière n'avait rien à voir avec les niveaux atteints aujourd'hui.
(25) CE, 29 janvier 1954, n° 7134, Notre Dame du Kreisker (N° Lexbase : A1297AWX).
(26) Preuve de cela : l'agence de notation FitchRatings estime entre 20 et 25 milliards d'euros l'encours en produits structurés (dont font partie les swaps) des collectivités locales : La dette structurée des collectivités locales : gestion active ou spéculation ?, rapport spécial de FitchRatings, 16 juillet 2008.
(27) De même qu'une personne morale peut être un consommateur : Y. Picod, Notion de consommation : Le critère du rapport direct appliqué à une association, D., 2006, p. 238.
(28) Si ce n'est leur contexte méridional : Montpellier et Toulouse.

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Fiscalité des entreprises

[Questions à...] La location-gérance à l'épreuve de l'abus de droit... Questions à Maître Philippe de Guyenro, Avocat associé, DLA Piper

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par Anne-Lise Lonné, rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

Le 07 Octobre 2010

Une location-gérance peut cacher une cession de fonds de commerce. La mise en location-gérance constitue en cela l'un des terrains privilégiés d'application de la procédure de répression des abus de droit prévue à l'article L. 64 du LPF. Récemment, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a eu l'occasion de se prononcer dans une affaire où la location-gérance d'un fonds laissait présumer la transmission de la propriété des éléments d'actif du fond de commerce (Cass. com., 13 janvier 2009, n° 07-14.835, FS-P+B premier moyen N° Lexbase : A3387ECG). Cet arrêt a surtout été remarqué en tant que la Cour suprême a retenu l'impossibilité de soumettre le litige à l'avis de la commission départementale de conciliation dès lors que la procédure de répression des abus de droit était mise en oeuvre. Mais, la Chambre commerciale a, également, eu l'occasion de rappeler que, dès lors que la mise en location-gérance d'un fonds poursuit un intérêt économique, et pas seulement fiscal, la qualification d'abus de droit ne peut être retenue. Et de préciser que l'intention de l'opération doit être appréciée au moment de la conclusion du contrat. Ce critère temporel d'appréciation est classique en matière de caractérisation d'abus de droit, mais n'avait jamais eu l'occasion d'être précisé par le juge dans le cas de la location-gérance. Pour faire le point sur cette question, Lexbase Hebdo - édition fiscale a rencontré Maître Philippe De Guyenro, Avocat associé, DLA Piper, et avocat de la société Rentokil dans cette affaire. Lexbase : Quels sont les intérêts fiscaux que présente la mise en location gérance d'un fonds de commerce ? Dans quelle mesure existe-t-il, classiquement, un risque de requalification par l'administration fiscale d'un contrat de location gérance en une cession de fonds de commerce constitutif d'un abus de droit ?

Philippe de Guyenro : Très schématiquement, prenons le cas de figure suivant. Une société mère détient deux filiales F1 et F2. F1 a une activité commerciale déficitaire. La question se pose de savoir comment redynamiser l'activité tout en optimisant les pertes.

Classiquement, l'une des solutions possibles consiste à transférer l'activité de F1 en location-gérance à F2, qui va alors exploiter le fonds de commerce, restaurer sa situation économique et financière, en contrepartie du paiement d'un loyer. Sous réserve du respect des conditions de marché (acte anormal de gestion), ces loyers viendront s'imputer contre les pertes fiscales accumulées par l'ancien exploitant (la mise en location gérance ne constitue pas un changement d'activité) et ne seront pas effectivement taxées. Inversement, F2 peut déduire la rémunération versée à F1 et réduire ses propres bénéfices imposables. Une fois l'activité restaurée, il peut être envisagé de mettre fin à la location gérance de telle sorte que F1 récupère son fonds de commerce, pour le réexploiter classiquement.

Les autorités fiscales, lorsqu'elles contrôlent ces opérations, s'attachent à vérifier l'environnement économique dans lequel elles s'inscrivent et n'hésitent pas, lorsqu'elles suspectent une motivation fiscale tenant à l'apurement de déficits fiscaux et à l'impossibilité pour le bailleur de reprendre son fonds, à requalifier ces opérations en cession de fonds de commerce sur la base de l'abus de droit, sanctionné par l'article L. 64 du LPF (N° Lexbase : L4668ICU). Elles remettent alors en cause la déduction des loyers opérée par le preneur et réclament des droits d'enregistrement élevés sur la prétendue mutation de fonds de commerce.

Lexbase : Pour quels motifs la Chambre commerciale de la Cour de cassation a-t-elle écarté la constitution d'un abus de droit dans l'affaire "Rentokil" ? Quelle était la particularité de l'opération en cause ?

Philippe de Guyenro : Pour comprendre l'affaire "Rentokil", il est nécessaire de rappeler que le fonds avait à l'origine était acquis par une société qui souhaitait développer une nouvelle activité dans le domaine de l'hygiène. L'opération avait été conclue à des conditions de marché. La société échoua dans ce redéploiement et fut vendue au groupe Rentokil dont l'expertise en matière d'hygiène est reconnue. Les résultats ne se rétablissant pas comme elle l'entendait, la société Rentokil décida de prendre en location gérance l'activité exercée par sa filiale dans le but de le restructurer, le rationaliser et permettre, enfin, de restaurer sa rentabilité, en contrepartie du paiement de loyers.

Les autorités fiscales, à la lumière de quelques éléments pris isolément, certains postérieurs de plus de trois ans à la mise en location du fonds, estimèrent que cette opération était constitutive d'un abus de droit considérant que, dès l'origine, le groupe avait pour objectif d'acquérir le fonds et non d'en restaurer la profitabilité via la location-gérance.

La position des autorités fiscales s'appuyait, notamment, sur le financement mis en place par le groupe Rentokil pour restaurer la situation financière de sa filiale. Lors de son rachat, la société était lourdement déficitaire compte tenu d'une charge d'intérêt élevée et il a été décidé d'augmenter son capital en vue de lui permettre de rembourser le prêt conclu à l'origine pour acquérir le fonds. Pour le fisc, cette augmentation suivie du remboursement du prêt par la société révélait une opération de financement correspondant à l'achat du fonds par le groupe Rentokil via le remboursement de l'emprunt bancaire souscrit à l'origine par la filiale. Par ailleurs, le fisc avait noté que le bail afférent au local d'exploitation du fonds pris en location gérance avait été renouvelé, plus de trois ans après l'opération litigieuse, au nom du preneur. Les autorités fiscales ont cherché à tirer argument de ce renouvellement pour démontrer que, dès l'origine, la société ne souhaitait pas récupérer son fonds de commerce, le bail commercial étant un élément déterminant du fonds de commerce.

L'argumentation présentée par la société a alors reposé sur une appréciation de l'opération dans son ensemble. Concernant le renouvellement du bail, par exemple, ce n'est qu'après une période de trois ans que la société Rentokil a estimé qu'il était plus intéressant qu'elle renouvelle le bail elle-même, mais en aucun cas à l'origine. Quant à l'opération de recapitalisation, elle s'inscrivait pleinement dans la volonté du groupe de restaurer la situation financière de sa filiale. Ainsi, la société s'est attachée à démontrer qu'aucun des éléments pris isolément par les autorités fiscales permettaient de suspecter que l'opération avait été structurée de telle sorte que la société, une fois la rentabilité restaurée, ne puisse récupérer le fonds. Ce n'est que progressivement qu'il est apparu que, malgré les efforts de restructuration, l'opération n'était effectivement pas viable.

Lexbase : Quelle est la portée de l'arrêt "Rentokil" s'agissant du risque de requalification d'un contrat de location gérance en une cession de fonds de commerce ?

Philippe de Guyenro : La portée de l'arrêt "Rentokil" tient à ce que la Chambre commerciale a pris soin de préciser que le caractère exclusivement fiscal, ou non, de l'opération devait s'apprécier à la date de la conclusion du contrat. L'argument est classique, mais dans ce type de montage, c'est la première fois, à notre sens, que la Cour le relève expressément. En effet, elle a retenu que "en se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser, à la date de la conclusion du contrat de location gérance, la transmission de la propriété des éléments d'actif du fond de commerce, et, en conséquence, le but exclusivement fiscal des opérations critiquées, la cour d'appel a privé sa décision de base légale" (nous soulignons).

L'intérêt de l'arrêt est donc de recadrer le débat en précisant que c'est à la date de la conclusion du contrat que l'administration fiscale doit réunir tous les éléments permettant de prouver que, dès l'origine, l'intention est purement fiscale. A cette fin, elle doit démontrer, soit que tous les éléments sont réunis à ce moment-là, soit que les éléments qui interviennent par la suite étaient déjà séquencés dès l'origine, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Dès lors que, à la date à laquelle est réalisée l'opération, il existe une justification économique et que l'opération de location-gérance est conforme aux critères du marché, l'administration fiscale ne peut pas requalifier l'opération sur le fondement de l'article L. 64 du LPF.

En l'espèce, la motivation économique résidait dans la restauration de la rentabilité du fonds, dont l'exploitation ne permettait pas d'en retirer une rentabilité. Sans une reprise en location-gérance, le fonds était voué à sa perte, et risquait d'entraîner la liquidation de la société.

Pour conclure, on relèvera que l'affaire est encore pendante devant les juridictions administratives, plus précisément devant la cour administrative d'appel de Versailles. En effet, dans ce type d'instances, le contentieux est porté devant les juridictions judiciaires (pour ce qui relève des droits d'enregistrement), ainsi que devant les juridictions administratives (pour ce qui relève de l'IS). On imagine difficilement qu'il puisse y avoir divergence, dans cette affaire, entre les deux juridictions. En effet, à la lecture des conclusions de l'avocat général, on mesure toute la réflexion menée, qui tend à considérer que l'opération n'est pas critiquable dès lors qu'elle était motivée par des raisons économiques et non par un objectif purement fiscal.

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Concurrence

[Questions à...] Commercialisation de l'iPhone : Orange se voit contraint de partager la "poule aux oeufs d'or" - Questions à Marie de Prandières, juriste au sein de l'UFC-Que Choisir, et à Jérôme Franck, Avocat spécialisé en droit économique

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N9732BIB

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par Anne Lebescond - Journaliste juridique

Le 07 Octobre 2010

Les trois opérateurs réseau de téléphonie mobile en France, Orange, SFR et Bouygues, se livrent une bataille sans merci dans la conquête de ce marché si lucratif. Ils se concentrent, aujourd'hui, en particulier, sur un segment qui laisse percevoir des perspectives de croissance extraordinaires, celui des "smartphones". Ces téléphones offrent un accès internet mobile et sont équipés, le plus souvent, d'un écran tactile, pour faciliter la navigation sur la "toile". Ils combinent, également, d'autres options plus ou moins traditionnelles (assistant personnel, appareil photo, GPS, lecteur vidéo ou encore MP3). "Démocratisés" depuis peu, cette technologie inonde le marché, d'autant que les subventions proposées par les opérateurs les rendent abordables. Dans cette course acharnée, le groupe Orange avait marqué une nette avancée sur ses concurrents. Il avait, en effet, obtenu d'Apple une exclusivité pour commercialiser le plus prisé de ces appareils, le fameux iPhone, véritable révolution technologique protégée par plus de deux cents brevets et ayant eu l'effet l'effet d'engouement escompté auprès du public. L'exclusivité portait sur une durée de cinq ans, avec faculté de sortie sans contrepartie pour Apple au bout de trois ans, durée de loin supérieure aux usages en la matière (entre trois à neuf mois). Le bénéfice pour Orange aura été conséquent : plus de 450 000 exemplaires de la nouvelle génération -l'iPhone 3G- vendus, en moins de cinq mois, générant, pour Orange, un chiffre d'affaires estimé à 696 600 000 euros et un bénéfice de 139 500 000 euros. "Aura été", car l'exclusivité a été écourtée : le Conseil de la concurrence a pris des mesures conservatoires visant à mettre fin aux accords liant le géant américain au groupe français (décision n° 08-MC-01, 17 décembre 2008, relative à des pratiques mises en oeuvre dans la distribution des iPhones N° Lexbase : X4635AEE), décision récemment confirmée en appel (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 4 février 2009, n° 2008/23828, Société Orange France et autres c/ Société Bouygues Télécom et autres N° Lexbase : A8427EC4).

L'exclusivité n'était pas explicite, en ce qu'elle n'était pas aménagée expressément dans un contrat, mais était obtenue par le jeu des dispositions de quatre conventions :
- un contrat de partenariat réseau conclu entre Apple et France Telecom, la société holding d'Orange, désignant cette dernière comme seul opérateur réseau ;
- un accord de distribution pour la France, conclu entre Apple et Orange, mettant en place un réseau de distribution sélective, au sein duquel Orange est le grossiste exclusif de distributeurs agréés par Apple et posant les conditions à respecter par les boutiques Orange ;
- des contrats par lesquels Apple agrée d'autres distributeurs de détails, qui obligent chaque point de vente à offrir la gamme complète des services de téléphonie mobile pour l'iPhone des opérateurs de réseau agréés à l'intérieur du territoire de distribution sélective (soit Orange exclusivement) et à être en mesure d'activer ces services ;
- des contrats conclus entre Orange et ces distributeurs de détails, qui imposent à ceux-ci de se fournir en terminaux exclusivement et directement auprès d'Orange, ne leur permettant la revente que dans les points autorisés en France et leur imposant d'assortir la vente du téléphone d'une offre de téléphonie Orange ou, en cas de vente de terminaux nus, de doter ces appareils d'une carte SIM bloquée sur le réseau Orange, les opérations de "désimlockage" étant facturées 100 euros.

C'est Bouygues qui a "dégainé" le premier l'arsenal judiciaire, en saisissant, en septembre 2008, le Conseil de la concurrence, en vue du prononcé des mesures conservatoires. Invoquant une entente prohibée, il obtint gain de cause. Orange forme, alors, appel de la décision, sans plus de succès. Pour faire la lumière sur les aspects juridiques de cette affaire, Lexbase Hebdo - édition privée générale a interrogé Marie de Prandières, juriste au sein de l'UFC-Que Choisir, intervenante volontaire à l'instance (tout comme SFR) et Jérôme Franck, Avocat spécialisé en droit économique, qui a représenté l'association à l'instance.

Lexbase : Apple et Orange ont tenté de faire échec à l'intervention volontaire de SFR. Sur quels fondements s'est appuyée la cour d'appel pour rejeter leur demande ?

Marie de Prandières et Jérôme Franck : Selon les appelants, l'intervention volontaire de SFR, fondée sur les articles 330 (N° Lexbase : L2544ADL) et suivants du Code de procédure civile, n'était pas compatible avec la nature propre du contentieux de la concurrence, dès lors qu'elle avait pour objet la protection de ses intérêts privés. Ce grief n'était, logiquement, pas porté à l'encontre de l'UFC-Que Choisir, association ayant pour objet la défense de l'intérêt collectif des consommateurs.

Pour écarter cette argumentation, la cour s'est fondée sur les dispositions du Code de commerce qui prévoient expressément la possibilité pour une entreprise de faire valoir ses intérêts privés devant le Conseil de la concurrence dans deux cas de figure : soit, en saisissant le Conseil de pratiques anticoncurrentielles (C. com., art. L. 462-5 N° Lexbase : L6628AIC), soit, en lui présentant des observations au sujet des engagements que le Conseil envisage de prendre pour mettre fin à des pratiques anticoncurrentielles. Dès lors, l'intervention volontaire de SFR, tout à fait comparable à une saisine initiale, n'était pas incompatible avec la nature propre du contentieux de la concurrence.

Lexbase : Quels étaient les arguments avancés par Bouygues, SFR et l'UFC-Que Choisir pour dénoncer une entente prohibée entre Apple et le groupe Orange ?

Marie de Prandières et Jérôme Franck : La première étape de l'argumentation de Bouygues Telecom consistait, logiquement, à démontrer que l'accord d'exclusivité visé ne pouvait pas bénéficier de l'exemption du Règlement n° 2790/1999 (Règlement n° 2790/1990 du 22 décembre 1999, concernant l'application de l'article 81, paragraphe 3, du Traité à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées N° Lexbase : L3833AUI). Pour cela, l'opérateur plaignant relevait que les contrats en cause contenaient plusieurs clauses "noires" y faisant obstacle. Etaient, en particulier, dénoncées, les restrictions faites aux livraisons croisées entre les membres du réseau agréé Apple (article 4.d), les restrictions des ventes actives et passives d'iPhones aux utilisateurs finaux par les distributeurs agréés (article 4.c) et les restrictions des ventes passives vers des territoires exclusifs réservés au fournisseur ou concédés par le fournisseur à un autre acheteur (article 4.d).

Dans un second temps, Bouygues Telecom soutenait que l'exclusivité dénoncée, compte tenu de sa rigueur, de son champ très large, de sa durée excessivement longue au regard des pratiques du secteur (cinq ans), de la position d'Orange de leader sur le marché (43,5 % du parc clients de téléphonie mobile) et de la situation de la concurrence réduite sur le marché (cf. Cons. conc., avis n° 08-A-16, 30 juillet 2008, relatif à la situation des opérateurs de réseaux mobiles virtuels (MVNO) sur le marché français de la téléphonie mobile N° Lexbase : X3920AEW) avait, indéniablement, pour effet de fausser la concurrence.

Il était, ensuite, important pour le plaignant de démontrer que l'exclusivité dénoncée ne pouvait être compensée par les gains d'efficience invoqués par Orange. De manière préliminaire, Bouygues Telecom niait, sur la base d'une jurisprudence constante (cf. Cons. conc., décision n° 97-MC-04, 5 mars 1997, relative aux demandes de mesures conservatoires présentées par le Syndicat Européen des Mandataires et Intermédiaires d'Assurances (SEMIA) ainsi que par les Chambres syndicales d'agents généraux d'assurances d'Eure-et-Loir N° Lexbase : X7865ACB), l'applicabilité de l'exemption individuelle des articles 81 § 3 du Traité CE ou de l'article L. 420-4 du Code de commerce (N° Lexbase : L8716IBG) au stade des mesures conservatoires. En tout état de cause, selon lui, Orange ne démontrait pas la réunion des quatre conditions nécessaires à l'octroi d'une telle exemption. En particulier, les conditions selon lesquelles l'accord ne doit pas imposer de restrictions non indispensables et ne doit pas donner aux entreprises la possibilité d'éliminer la concurrence pour une part substantielle des produits ou services en cause n'étaient pas réunies. Sur les premiers points, Bouygues Telecom soulignait que l'accord d'exclusivité ne pouvait pas être indispensable, puisqu'il n'existait pas dans tous les pays de l'Union européenne. En outre, il reprochait à Orange de se contenter d'alléguer des prétendus gains d'efficience, sans aucunement les justifier de manière objective.

Enfin, s'agissant du prononcé des mesures conservatoires, l'opérateur défendeur à l'appel insistait sur la gravité de l'atteinte portée aux consommateurs, ceci à tous les niveaux du secteur :
- au niveau des distributeurs, exclus de la faculté de distribuer l'iPhone ;
- au niveau des constructeurs de terminaux concurrents d'Apple, dont les terminaux sont sous-subventionnés par Orange, à hauteur de 20 % par rapport à l'iPhone ;
- au niveau de tous les opérateurs de téléphonie mobile concurrents d'Orange, qui perdent des abonnés ;
- au niveau de la concurrence sur le marché (compte tenu de la multiplication d'accords verticaux entre opérateurs mobiles et fabricants de terminaux, avec le risque de création d'un effet cumulatif défavorable aux plus petits opérateurs).

Au sujet de la condition d'immédiateté de l'atteinte, Bouygues Telecom indiquait que le prononcé des mesures conservatoires par le Conseil n'était pas tardif, malgré l'imminence des fêtes de Noël. Preuve en était, la mainlevée de l'exclusivité à partir du 17 décembre 2008 avait, d'ores et déjà, produit des effets bénéfiques pour le consommateur et le secteur (baisse des prix de l'iPhone par Orange, en réaction à la décision, mise en vente dès le 24 décembre dans le réseau The Phone House d'iPhones associés aux services Bouygues Telecom à 29 euros ou 19 euros, en période de promotion, et à 89 euros, hors promotion).

Au sein de son intervention volontaire devant la cour d'appel de Paris, l'UFC-Que Choisir s'était, naturellement, attachée à mettre en exergue la nocivité pour les consommateurs de l'accord d'exclusivité conclu entre Apple et Orange. Tout d'abord, il faisait directement obstacle à la liberté de choix du consommateur pour le forfait de téléphonie mobile qu'il souhaitait associer à l'iPhone acquis. En effet, l'achat des iPhones "nus", qui devait, théoriquement, permettre l'utilisation du réseau des autres opérateurs était particulièrement dissuasif, car non seulement, le prix du téléphone non subventionné était très élevé, mais il fallait, aussi, y ajouter des frais de "désimlockage" très onéreux (100 euros). Ainsi, juridiquement, il s'agissait, ni plus, ni moins, d'une vente liée prohibée par l'article L. 122-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L6477ABI).

Ensuite, le partenariat conclu entre Orange et Apple créait une distorsion de concurrence sur le marché "associé" de téléphonie mobile. En effet, compte tenu de son incroyable attractivité (en raison, notamment, de la marque Apple et de sa capacité à proposer le premier une application simple et ergonomique de l'internet mobile pour les particuliers), l'iPhone constituait un formidable levier d'abonnements pour Orange au détriment des autres opérateurs. En outre, l'exclusivité conclue court-circuitait toute concurrence entre les services de téléphonie mobile associés à ce terminal. Ainsi, le consommateur était, de fait, obligé de choisir un forfait Orange, alors que le forfait d'un autre opérateur aurait pu être moins onéreux ou plus conforme à ses attentes.

L'UFC-Que Choisir manifestait, également, sa crainte de voir le modèle d'accord vertical se multiplier et conduire, par là, à un cloisonnement vertical du marché, réduisant, ainsi, la concurrence frontale entre les services de téléphonie mobile. Or, l'amoindrissement de la concurrence entre opérateurs sur les prix, sur la qualité des réseaux et des infrastructures, comme sur la qualité des services clients, est naturellement dommageable pour les consommateurs.

Enfin, comme Bouygues Telecom, l'UFC-Que Choisir avait, également, relevé que la fin de l'exclusivité récemment prononcée par le Conseil de la concurrence avait déjà eu des effets bénéfiques pour les consommateurs, puisque les prix de l'iPhone vendus par Orange avaient diminué, et que des baisses de prix significatives avaient pu être constatées sur le terminal, en raison de subventions accordées par des opérateurs différents.

Le temps nous a, malheureusement, démontré que ce regain de concurrence ne devait être que très éphémère, puisque, après la décision de la cour d'appel, non seulement Orange a rehaussé les prix de l'iPhone, mais aussi, SFR a annoncé la prochaine vente de l'iPhone aux mêmes prix ! Preuve que le marché oligopolistique de la téléphonie mobile reste déficient en termes de concurrence. Espérons que Bouygues Telecom, qui s'est prévalu de l'intérêt des consommateurs pour argumenter sa plainte, jouera, lui, le jeu de la concurrence au bénéfice des consommateurs.

Lexbase : Quels axes de défense avaient choisi de développer Apple et Orange ?

Marie de Prandières et Jérôme Franck : Orange et Apple axaient essentiellement leur défense sur l'absence d'atteinte à la concurrence causée par l'exclusivité dénoncée.

Plus en détail, pour se défendre de la qualification d'entente anticoncurrentielle, Orange soutenait que les accords conclus avec Apple étaient couverts par le Règlement d'exemption n° 2790/1999. Il insistait, également, sur l'absence d'atteinte à la concurrence, dès lors que l'exclusivité ne lui donnait pas un monopole, puisqu'en acquérant le terminal "nu", les consommateurs pouvaient l'utiliser sur les réseaux Bouygues Telecom et SFR. Dans le même sens, sa démonstration tendait, naturellement, à minimiser l'attractivité du produit iPhone, au regard, notamment, de la prolifération des "iPhone-killers" (smartphones autre que l'iPhone, créés par les concurrents d'Apple). En tout état de cause, il avançait que la prétendue atteinte à la concurrence résultant de l'exclusivité était compensée par des gains d'efficience : celui-ci aurait pris d'importants risques et engagé de lourds investissements, en vue du lancement d'un produit innovant, puis, de sa démocratisation par des prix attractifs auprès des consommateurs. C'est, en particulier, en contrepartie de l'exclusivité, qu'Orange aurait "sur-subventionné" l'iPhone au bénéfice des consommateurs.

Apple, quant à lui, annonçait, en cours de délibéré, que 80 % et, bientôt, la totalité du catalogue musical sur l'iTunes Store serait, désormais, vendu sans verrou de protection (DRM). Il ne pouvait, donc, plus s'agir d'un levier permettant à Apple de basculer son importante clientèle des lecteurs de musique iPods vers l'iPhone.

Sur le prononcé des mesures conservatoires, les deux appelants faisaient grief au Conseil de ne pas avoir respecté les conditions légales prescrites par l'article L. 464-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L8200IBC). Selon eux, le conseil s'était contenté d'une atteinte à la concurrence hypothétique et, donc, non "grave et immédiate", comme l'exige la loi. Orange attirait, également, l'attention de la cour sur le caractère disproportionné et irréversible des mesures prises par le Conseil de la concurrence.

Lexbase : Pourquoi l'exemption du Règlement n° 2790/1999 sur les restrictions verticales, soulevées par Orange et Apple, tant devant le Conseil de la concurrence, que devant la cour d'appel, a-t-elle été rejetée ?

Marie de Prandières et Jérôme Franck : Le Conseil de la concurrence a rejeté cette exemption pour plusieurs raisons. Une description préalable du schéma de distribution mis en place s'impose pour les comprendre.

Si Orange était l'opérateur réseau exclusif retenu par Apple en France, il n'était, cependant, pas le distributeur exclusif de l'iPhone, d'autres distributeurs indépendants pouvant être agréés par Apple pour procéder à une telle distribution sur le territoire français (réseau de distribution sélective). En revanche, ces distributeurs ne s'approvisionnaient pas auprès du fabricant, mais auprès d'Orange, qui s'approvisionnait, lui-même, auprès d'Apple.

La première raison justifiant, tant pour le Conseil, que pour la cour, l'inapplication du Règlement d'exemption n° 2790/1999 réside dans l'interdiction des livraisons croisées entre grossistes agréés et entre revendeurs de détail agréés (Règlement n° 2790/1999, art. 4, d) résultant des accords visés. En effet, les distributeurs agréés auprès d'Apple ne pouvaient, sauf accord préalable et écrit d'Orange, ne s'approvisionner qu'auprès de lui. De même, sauf accord préalable et écrit d'Apple, Orange ne pouvait acheter l'iPhone qu'auprès d'Apple. Par ailleurs, Apple entendait limiter les exportations en demandant à Orange, de prendre toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que, ni lui, ni les distributeurs agréés ne vendent des iPhones à un acheteur souhaitant les exporter à des fins de vente. Ainsi, Apple cloisonnait totalement les marchés nationaux et évitait toutes importations parallèles.

La cour d'appel a, également, suivi l'argumentation de Bouygues Telecom, selon laquelle le système de distribution de l'iPhone mis en place contrevenait à l'article 4, c, du Règlement d'exemption, qui proscrit la restriction des ventes actives ou des ventes passives aux utilisateurs finaux par les membres d'un système de distribution sélective opérant en tant que détaillants sur le marché. Les détaillants agréés de l'iPhone ayant l'obligation d'associer à chaque terminal vendu une prestation de téléphonie mobile Orange, même en cas de vente de terminal "nu" -en fait, obligatoirement assorti d'une carte SIM bloquée sur le réseau Orange, avec des frais de "désimlockage" très dissuasifs-, cela empêchait, en effet, les ventes du "smartsphone" aux utilisateurs finaux qui ne souhaitaient pas souscrire à un service de téléphonie mobile Orange.

Le Conseil avait, également, considéré que l'accord d'exclusivité ne pouvait être couvert par l'exemption, car la part d'Orange en tant "qu'acheteur de l'exclusivité d'opérateur de réseau était de plus de 40 %". Il précisait à ce sujet, que, s'agissant d'un accord contenant une obligation de fourniture exclusive, c'est la part détenue par l'acheteur sur le marché où il achète les produits ou services contractuels qui ne doit pas être supérieure au seuil de 30 %, pour que l'exemption catégorielle puisse s'appliquer (Règlement n° 2790/1999, art. 3. 2).

Orange critiquait ce raisonnement à deux points de vue. Selon lui, l'exclusivité dénoncée ne correspondait pas à l'obligation de fourniture exclusive définie dans le Règlement, dès lors qu'il n'en était pas le seul bénéficiaire pour toute l'Union européenne, mais, seulement pour la France. L'opérateur historique considérait, en outre, que c'est sa part de marché sur le marché amont de la fourniture en gros des terminaux qui devait être prise en considération et non celle sur le marché aval des services de téléphonie mobile.

La cour d'appel de Paris n'a pas tranché le débat, estimant que, compte tenu des restrictions de concurrence caractérisées déjà relevées, "il n'y a[vait] pas lieu [...] d'examiner le moyen tiré des parts de marché respectives de Apple et de Orange et de l'application de l'article 3 du Règlement".

Lexbase : Comment la cour a-t-elle caractérisé l'atteinte grave et immédiate pour confirmer le prononcé des mesures conservatoires ?

Marie de Prandières et Jérôme Franck : La cour insiste, à nouveau, sur l'importante distorsion de concurrence résultant de cette exclusivité qui, non seulement, est exceptionnellement longue, mais aussi, porte sur un produit particulièrement attractif. Une telle distorsion est susceptible de renforcer la position d'Orange sur le marché de la téléphonie mobile (et, plus particulièrement, sur le marché de l'internet mobile en pleine structuration), et d'affaiblir un peu plus l'intensité concurrentielle, ceci au détriment des consommateurs et du secteur.

Elle mesure l'ampleur de cette atteinte au regard de l'important dynamisme du terminal multimédia dans lequel s'inscrit le succès phénoménal de l'iPhone. Pour répondre à l'argument d'Orange, selon lequel ce succès ne serait que temporaire et lié à l'effet de nouveauté, elle ne se concentre pas exclusivement sur la période des fêtes de fin d'année, comme l'avait fait le Conseil pour caractériser la condition d'urgence, mais note que cette "explosion" devrait durer au-delà de cette période spécifique.

Elle relève que ce succès entraîne ainsi une captation quasiment irréversible des abonnés au détriment des autres opérateurs. Elle insiste, particulièrement, sur le fait qu'Orange bénéficie, au surplus, du système captif d'ores et déjà mis en place par Apple sur le marché du baladeur numérique (avec l'iPod) et du téléchargement de musique en ligne (avec l'itunes Music Store) grâce aux DRM.

Elle n'a pas été sensible à l'argument d'Apple, selon lequel cette captivité devait s'éteindre compte tenu de l'abandon des DRM, puisqu'à moins de repayer la somme exorbitante 0,30 euro par chanson ou 30 % du prix de l'album, les anciens clients restent "prisonniers" du système. D'abord captifs du système Apple, ils deviennent, par l'exclusivité dénoncée, captifs des services de téléphonie mobile d'Orange.

Orange ayant largement récupéré, en trois mois, les investissements spécifiques consentis pour l'iPhone 3G, la cour considère que l'exclusivité obtenue sur ce dernier depuis cinq mois n'a que trop duré et que sa suspension par le Conseil était, donc, justifiée et proportionnée.

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Sociétés

[Jurisprudence] La responsabilité des dirigeants à l'égard des tiers, en raison de leur faute intentionnelle et particulièrement grave

Réf. : Cass. com., 10 février 2009, n° 07-20.445, Société de gestion Pierre Cardin, F-P+B (N° Lexbase : A1219EDI)

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par Deen Gibirila, Professeur à la Faculté de droit et de science politique de Toulouse

Le 07 Octobre 2010

Les tribunaux sont périodiquement saisis de la question relative à la mise en jeu de la responsabilité des dirigeants à l'égard des tiers, victimes d'une faute contractuelle ou délictuelle imputable à une société. A ce propos, l'article L. 225-251, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L6122AIL) énonce, pour les administrateurs et le directeur général de la société anonyme moniste, qu'ils répondent individuellement ou solidairement, entre autres, de leurs fautes de gestion envers la société ou les tiers, cette disposition ne concernant que les agissements répréhensibles des dirigeants de droit (1). Compte tenu de l'identité des textes, la règle vaut pour les gérants des sociétés civiles, les gérants de SARL, ainsi que pour les membres du directoire de la société anonyme dualiste (2).
L'application de ce principe soulève des difficultés résolues au fil du temps par la jurisprudence dont le présent arrêt, rendu par la Cour de cassation le 10 février 2009, en constitue une illustration. Les faits du litige concernent une société (la SA Mms International) qui, ayant abusivement résilié en mars 2000 trois contrats de licence avant leur échéance, a été condamnée par trois arrêts irrévocables du 19 mai 2004 à indemniser son co-contractant (la SARL de gestion Pierre Cardin). Faute d'avoir obtenu le paiement de l'indemnité, la société co-contractante a poursuivi en responsabilité pour faute personnelle le président du conseil d'administration et le directeur général de la société débitrice, au motif qu'ils ont organisé l'insolvabilité de celle-ci.
La société poursuivante leur a fait grief de ne pas avoir provisionné au bilan, outre le montant des sommes restant dues jusqu'au terme initial du contrat, le montant des condamnations judiciaires prononcées contre la société débitrice par trois jugements du tribunal de commerce de Paris en 2002, malgré les réserves constamment émises par le commissaire aux comptes. Cette dernière société a été ultérieurement mise en redressement judiciaire le 12 avril 2006.

Pour rejeter la demande de la société de gestion, la cour d'appel d'Aix-en-Provence, statuant le 25 septembre 2007, faisait valoir que la décision de ne pas constituer la provision particulière pour les années 2000 à 2003 avait été prise par le conseil d'administration et approuvée par l'assemblée générale de la société. De plus, elle avait estimé que cette décision, à supposer qu'elle eût constitué une faute, ne pouvait être considérée comme détachable des fonctions des dirigeants, car elle relevait bien de celles-ci.

Saisie d'un pourvoi formé par la société de gestion, la Cour de cassation, au visa de l'article L. 225-251 du Code de commerce, censure l'arrêt de la juridiction de seconde instance. Elle lui fait grief de n'avoir pas recherché si les décisions litigieuses ne constituaient pas de la part de leurs auteurs, même agissant dans les limites de leurs attributions, des fautes intentionnelles d'une particulière gravité incompatibles avec l'exercice normal de leur mandat social. En statuant de la sorte, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

La présente décision, rendue le 10 février 2009 (3), traduit certes la difficulté (I), mais non l'impossibilité (II) pour les tiers d'engager la responsabilité des dirigeants coupables de fautes à leur égard.

I - La difficile mise en cause des dirigeants à l'égard des tiers

Confrontées au silence général des textes, la doctrine et la jurisprudence s'accordent pour admettre que la responsabilité personnelle des dirigeants envers leur société est de nature contractuelle. Au contraire, leur responsabilité à l'égard des tiers revêt un caractère délictuel (4) ou quasi-délictuel fondé sur les articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et suivants du Code civil, sans que, nécessairement, la constatation d'un fait délictuel ou quasi-délictuel imputable à une société implique une faute du dirigeant social (5). La responsabilité à l'égard des tiers est exceptionnellement engagée et ceci pour deux raisons.

La première raison est d'ordre juridique. Etant représentants de la société, les dirigeants ne sont pas partie au contrat. Ils ne sont pas responsables de leurs fautes commises à l'égard des tiers dans l'exécution du contrat. Ces derniers disposent seulement d'une action directe contre le patrimoine de la personne morale et, corrélativement, ne demeurent tenus qu'à l'égard de celle-ci. En pareille circonstance, la personnalité morale constitue une protection efficace des dirigeants contre l'action des créanciers de la société, encore faut-il que ces mandataires sociaux n'aient pas outrepassé les limites normales de leurs fonctions. A défaut, ils se seraient rendus coupables d'une faute personnelle dont ils auraient à répondre.
En réalité, cette hypothèse de mise en cause personnelle à l'égard des tiers subit d'importantes limites. En effet, la société est engagée malgré un dépassement de pouvoirs, étant donné l'inopposabilité aux tiers des restrictions statutaires aux pouvoirs des organes sociaux. En outre, dans les sociétés à responsabilité limitée, les sociétés anonymes et les sociétés par actions simplifiée, sauf si les tiers ont connu ce dépassement, les représentants légaux engagent la société même s'ils ont agi en dehors de l'objet social (6).
Il faut donc que le dirigeant ait oeuvré pour son propre compte ou qu'il se soit engagé personnellement à côté de la société, pour ne plus bénéficier du paravent de la personnalité morale contre les actions des tiers.

La seconde raison est d'ordre économique. Aussi longtemps que la société est in bonis, les tiers préfèrent assigner la personne morale plutôt que son représentant certainement beaucoup moins solvable qu'elle. Cependant, la rareté des situations de mise en cause des dirigeants par des tiers n'exclut pas leur existence. Il semble même qu'en dépit du caractère subsidiaire de la responsabilité de ces derniers à l'égard des tiers, celle-ci tende à devenir plus fréquente. Cette situation tient au fait que les dirigeants ne sont pas des mandataires au sens du droit commun investis d'une simple fonction de représentation ou d'exécution (7). Ils disposent d'un pouvoir de décision qui les rend souvent coupables d'un fait dommageable ; d'où leur obligation de réparer le préjudice que commande l'équité, d'autant plus que la société se trouve hors d'état de l'assumer.
Ainsi, peuvent-ils être condamnés à supporter en tout ou partie l'insuffisance d'actif apparue à la suite de la procédure de liquidation judiciaire ouverte contre leur société et à laquelle leur faute de gestion a contribué (8). L'action en responsabilité pour insuffisance d'actif doit, toutefois, être exercée par une personne habilitée à l'intenter (9), la victime n'ayant pas qualité pour la mettre en oeuvre. Pareillement, leur responsabilité peut être engagée lorsque les dirigeants se rendent coupables dans l'exercice de leurs fonctions d'une infraction pénale, quand bien même celle-ci aurait profité à la société (10). Ils ont, également, l'obligation de réparer le dommage préjudiciable aux tiers ou à la société, lorsqu'ils agissent dans leur intérêt personnel (11).

Une telle solution permet au tiers victime du préjudice ou à la personne légalement habilitée, de poursuivre le dirigeant auteur de l'acte dommageable directement sur son patrimoine personnel. La loi ne l'interdit pas ; l'article L. 225-251 du Code de commerce pose bien le principe de la responsabilité individuelle ou solidaire des administrateurs et du directeur général vis-à-vis des tiers.

S'il est vrai que cet article édicte la responsabilité de ces mandataires sociaux, en raison soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés anonymes, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion, ces dernières, à l'instar des autres (infractions et violations), suscitent une interrogation relative à leur définition et à laquelle le texte précité ne répond pas. L'arrêt ici rapporté ne manque pas d'en faire état ; il met bien en exergue la distinction entre la faute détachable ou séparable des fonctions de dirigeant et imputable à celui-ci, de celle qui ne l'est pas.

Cette dissociation provient du droit administratif qui l'utilise pour différencier la responsabilité de l'Etat de celle des agents publics. Contrairement à la faute de service, dont seule répond la personne morale de droit public, la faute personnelle soumet l'agent qui en est l'auteur à l'action directe de la victime. Cette distinction se rapproche, également, de celle faite entre la faute de fonction et la faute personnelle du préposé susceptible d'engager la responsabilité de celui-ci vis-à-vis du commettant (12). Elle a été progressivement étendue au droit des sociétés qui subordonne la condamnation du dirigeant social à la démonstration d'une faute personnelle étrangère à la fonction de représentation, autrement dit une faute extérieure à la conclusion ou à l'exécution du contrat générateur du dommage ou encore, une faute détachable de ses fonctions qui lui est personnellement imputable (13).

II - La mise en cause possible des dirigeants par les tiers

Elle soulève, en l'espèce, deux questions relatives à la recevabilité et au bien-fondé de l'action intentée contre les dirigeants par les tiers. Ces derniers peuvent-ils poursuivre en responsabilité les dirigeants d'une société mise en procédure collective ? Le président du conseil d'administration et le directeur général visés contestent cette possibilité. Mais, la cour d'appel d'Aix-en-Provence et la Haute juridiction s'accordent pour accueillir cette action dans la mesure où elle a été intentée antérieurement au jugement prononçant le redressement judiciaire de la société, sa recevabilité s'appréciant au jour où elle a été formée.

Le constat d'une faute commise dans l'exercice de ses fonctions suffit-il pour mettre le dirigeant coupable à l'abri d'une action en responsabilité exercée par un tiers ? A cette interrogation, la cour d'appel et la Cour de cassation adoptent des positions antagoniques, significatives d'un intérêt évident.

La juridiction de seconde instance se fondant sur la théorie de la représentation écarte toute possibilité de mise en cause des dirigeants poursuivis (le président du conseil d'administration et le directeur général). A cet égard, ils invoquent deux arguments qui ne sont dénués ni de bon sens, ni de valeur juridique : d'une part, la décision critiquée prise par les mandataires sociaux a été préalablement approuvée, non seulement par le conseil d'administration, mais encore par l'assemblée générale des actionnaires ; d'autre part, les intéressés ont agi dans le cadre strict de leurs attributions sociales.
C'est dire que la décision de provisionner, alors même qu'elle constituerait une faute, ne serait pas séparable de leurs fonctions et, par conséquent, n'exposerait pas leurs auteurs à une action en responsabilité exercée par des tiers. Cette faute non détachable du mandat social, c'est-à-dire non extérieure à celui-ci ne devrait engager que la responsabilité de la société pour le compte de laquelle ils ont agi. Tout au plus, ces dirigeants pourraient être l'objet d'une action sociale ut singuli exercée à leur encontre par des actionnaires, seuls ou regroupés, au nom de la société, ou d'une action personnelle d'un ou de plusieurs d'entre eux en réparation d'un préjudice personnel (14).

La position de la cour d'appel d'Aix-en-Provence semblait a priori correspondre à la jurisprudence en vigueur jusqu'à une certaine époque et reconduite à maintes reprises. Ainsi, la décision d'une cour d'appel avait été censurée pour avoir condamné le président du conseil d'administration d'une société anonyme à réparer le dommage causé par l'exécution d'un contrat de vente de matériel de chantier, sans relever de circonstance révélant la commission par ce dernier d'une faute extérieure à la conclusion ou l'exécution du contrat (15).
Dans le sillage de cette orientation jurisprudentielle, la Chambre commerciale avait cassé l'arrêt d'une cour d'appel qui avait condamné in solidum une société anonyme et son directeur général dans un litige relatif à un trouble de voisinage, là encore sans faire état d'une faute détachable des fonctions personnellement imputable au dirigeant (16).
Dans une autre affaire où le gérant d'une SARL avait été condamné à régler à une autre société une indemnité en réparation du préjudice causé par lui, la Cour de cassation avait estimé que la juridiction d'appel n'avait pas justifié sa décision en n'indiquant pas le fondement juridique sur lequel l'intéressé avait été sanctionné à titre personnel. Cette dernière aurait dû constater une faute du dirigeant distincte de celles qui pouvaient être mises à la charge de la société (17).
La Cour de cassation avait ultérieurement confirmé l'analyse relative à l'exigence d'une faute séparable des fonctions et imputable personnellement, comme condition d'engagement de la responsabilité personnelle d'un dirigeant vis-à-vis des tiers (18). S'en tenant strictement à ce critère d'identification de la faute détachable, elle exigeait que les juges du fond caractérisent les faits révélateurs d'un comportement du dirigeant constitutif de fautes extérieures à ses fonctions sociales.

Néanmoins, cette position avait suscité la critique de la plupart des auteurs qui lui reprochaient de porter atteinte à la garantie des tiers dans l'exécution des engagements souscrits (19). La conception pragmatique retenue jusque là par les tribunaux ne semblait pas satisfaisante car elle traduisait un certain opportunisme judiciaire peu compatible avec la prévisibilité du droit. L'absence de rigueur de cette jurisprudence paraissait d'autant plus choquante que les juges rejetaient la faute détachable dans des circonstances parfois troublantes. Ainsi, n'avait pas été reconnu coupable, et donc pas sanctionné, le dirigeant qui, ayant menti dans l'exercice de ses fonctions en attestant que la société était propriétaire de marchandises couvertes par une clause de réserve de propriété pour obtenir un crédit, avait donné l'ordre de déverser dans les cuves d'une propriété voisine abandonnée une quantité de pétrole réputée non-conforme, afin d'empêcher son fournisseur co-contractant de le récupérer (20). Il en fût de même pour un dirigeant qui avait accordé à un créancier une garantie sans autorisation préalable du conseil d'administration, en sachant pertinemment qu'il agissait en dehors de tout pouvoir (21).
En définitive, la théorie de la faute détachable ainsi conçue assurait une quasi-impunité ou une immunité excessive des dirigeants sociaux à l'égard des tiers. Prenant conscience de cette situation, probablement sous l'impulsion de la doctrine, la Cour de cassation a modifié, en la matière, la tendance jurisprudentielle. Dans un arrêt de principe du 20 mai 2003, elle a précisé que la faute détachable ou séparable des fonctions "est une faute intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales" (22).

Désormais, l'appréhension de la notion de faute détachable résulte de deux critères cumulatifs : d'une part, le critère intentionnel supposant que le dirigeant social a eu conscience de causer un dommage à autrui ; d'autre part, le critère matériel impliquant l'existence d'une faute particulièrement grave, apparemment proche de la faute lourde. Le défaut de l'un de ces deux critères suffit pour exclure toute condamnation du dirigeant mis en cause, la faute commise ne pouvant être considérée comme incompatible avec l'exercice normal du mandat social. D'ailleurs, le seul caractère pénal d'une faute constitutive d'une infraction ne permet pas de la rendre séparable des fonctions du dirigeant (23).
La faute détachable ne saurait, toutefois, se réduire à une faute intentionnelle particulièrement grave. Elle pourrait englober d'autres types de fautes, notamment une faute commise dans l'intérêt propre du dirigeant pour des mobiles personnels d'animosité ou de vengeance ou, si elle est intentionnelle et d'une particulière gravité, une faute commise sans pouvoir ou par excès de pouvoirs (24).
La cour d'appel de Versailles, statuant sous l'empire de l'ancienne jurisprudence, avait déjà quelque peu donné le ton de la nouvelle tendance, en considérant que constitue une faute séparable celle commise par le président du conseil d'administration qui, dans son propre intérêt, avait intentionnellement trompé les actionnaires sur la valeur réelle des actions (25). Plus loin dans le temps, mais dans un contexte différent, la responsabilité du président d'un syndicat avait été retenue, au motif qu'il avait commis une faute personnelle détachable de ses fonctions dans le licenciement fondé sur un "sentiment d'hostilité" et "inspiré par l'intention de nuire au salarié" (26).
Plus récemment, la Chambre commerciale a statué en s'appuyant sur le critère de la faute intentionnelle et particulièrement grave incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales, soit pour reconnaître la responsabilité du dirigeant coupable d'une faute séparable de ses fonctions (27), soit pour l'écarter (28). En définitive, ce critère détermine le caractère détachable de la faute incriminée, sans toutefois être véritablement extérieure au mandat social.

Les termes de l'attendu du présent arrêt de Cour de cassation le laissent entendre : "même agissant dans les limites de leurs attribution". Il suffit alors que la faute reprochée ne corresponde pas aux fonctions normales d'un dirigeant, ce qui est le cas lorsqu'elle est intentionnelle et d'une particulière gravité. La Chambre commerciale n'innove pas en cela, l'arrêt du 20 mai 2003 rompant avec la jurisprudence passée et élargissant le critère de la faute séparable, l'avait préalablement admis.
En l'espèce, la cour d'appel d'Aix-en-Provence avait malencontreusement ignoré cette nouvelle conception de la faute détachable, provoquant ainsi la censure de la Haute juridiction. Il lui appartiendra alors en qualité de juridiction d'appel de renvoi autrement composée, de déterminer si l'absence de provision constitue ou non une telle faute.


(1) Cass. com., 21 mars 1995, n° 93-13.721, M. Travain c/ Société Filtrazione Condiziomento Riscaldamento et autres (N° Lexbase : A8253ABB), Rev. sociétés, 1995, p. 501, note B. Saintourens, Dr. Sociétés, septembre 1995, n° 170, obs. D. Vidal, JCP éd. G, 1996, II, 22603, note Y. Reinhard et I. Bon-Garcin ; CA Paris, 6 mai 1997, Rev. sociétés, 1997, p. 626, note B. Bouloc ; N. Dedessus Le Moustier, La responsabilité du dirigeant de fait, Rev. sociétés, 1997, p. 499.
(2) C. civ., art. 1850, al. 1er (N° Lexbase : L2047ABG) ; C. com., art. L. 223-32, al. 1er (N° Lexbase : L5857AIR) et L. 225-256, al. 1er (N° Lexbase : L6127AIR).
(3) BRDA 4/2009, n° 3, D., 2009, act. jur. p. 559, obs. A. Lienhard.
(4) Cass. civ. 3, 4 janvier 2006, n° 04-14.731, M. Jean-Philippe Frelicot c/ Société Azur assurances IARD, FS-P+B (N° Lexbase : A1723DMR), Bull. civ. III, n° 7 ; Bull. Joly Sociétés, 2006, p. 527, note S. Messaï-Bahri.
(5) Cass. com., 4 juin 1991, n° 89-16.847, Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) c/ M. Petit et autre, publié (N° Lexbase : A2721ABE), Bull. civ. IV, n° 211, RJDA, 8-9/1991, n° 715 ; Rev. sociétés, 1992, p. 55, note Y. Chartier, Defrénois, 1992, p. 915, obs. J. Honorat.
(6) C. com., art. L. 223-18, al. 5 (N° Lexbase : L3772HBC) (gérant de SARL), art. L. 225-56, I, al. 1er (N° Lexbase : L5927AID) (directeur général de SA), art. L. 225-64, al. 1er (N° Lexbase : L5935AIN) (membres du directoire), art. L. 227-5, al. 1er (N° Lexbase : L6160AIY) (président de SAS). Il en va différemment du gérant d'une société en nom collectif (interprétation a contrario de l'article L. 221-5, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L5801AIP).
(7) S. Asencio, Le dirigeant de société, un mandataire "spécial" d'intérêt commun, Rev. sociétés, 2000, p. 683.
(8) C. com., art. L. 651-2 (N° Lexbase : L3359ICE).
(9) C. com., art. L. 651-3 (N° Lexbase : L3299IC8), selon lequel le tribunal est saisi par le liquidateur, le ministère public ou la majorité des créanciers nommés contrôleurs...
(10 ) Cass. crim., 14 octobre 1991, n° 90-80.621 (N° Lexbase : A3338ACM), Rev. sociétés, 1992, p. 782, note B. Bouloc.
(11) CA Paris, 16 février 1996, relatif au prélèvement effectué par un gérant sur le compte bancaire de la société, afin de s'attribuer une rémunération fictive au détriment de la banque, cité par B. Petit et Y. Reinhard, RTDCom., 1997, p. 282, spéc. p. 288 ; Cass. com., 18 juin 1996, n° 94-16.448, Société Installation énergie "INES", venant aux droits de la société SACUR, société anonyme c/ M. Emmanuel Reille et autres (N° Lexbase : A3073AUD), RJDA, 10/1996, n° 1211, espèce selon laquelle le PDG en cause était membre de la famille qui détenait le contrôle de la société mère de la société anonyme, et avait fait acquérir par cette dernière des actions d'une société tierce à un prix particulièrement avantageux pour favoriser ses intérêts personnels.
(12) B. Puill, Les fautes du préposé : s'inspirer de certaines solutions du droit administratif ?, JCP éd. G, 1996, I, 3939.
(13) G. Auzero, L'application de la notion de faute personnelle détachable des fonctions en droit privé, D. Affaires, 1998, n° 110, p. 502 ; V. Wester-Ouisse, Critique d'une notion imprécise : la faute du dirigeant de société séparable de ses fonctions, D. Affaires, 1999, n° 161, p. 782 ; R. Besnard Goudet, La faute détachable commise par un dirigeant social engage sa responsabilité à l'égard des tiers, D., 2002, cah. dr. aff., doctr., p. 1821.
(14) C. com., art. L. 225-252 (N° Lexbase : L6123AIM) ; J.-C. Pagnucco, L'action sociale ut singuli et ut universi en droit des groupements, thèse, Bordeaux IV, 2005.
(15) Cass. com., 4 octobre 1988, n° 86-18.974, M. Lepoivre c/ Société à responsabilité limitée Etablissements Loridan, publié (N° Lexbase : A3970AG7), Bull. civ. IV, n° 265, Defrénois, 1989, p. 557, obs. J. Honorat, Rev. sociétés, 1989, p. 213, note A. Viandier.
(16) Cass. com., 22 janvier 1991, n° 89-11.650, M. Braida c/ SA ACM et autres, inédit (N° Lexbase : A3738AY4), RJDA, 2/1992, n° 152.
(17) Cass. com., 14 janvier 1992, n° 90-14.983, M. Dulac c/ Pompes funèbres générales, publié (N° Lexbase : A4191ABT), Bull. civ. IV, n° 13, Rev. sociétés, 1992, p. 798, obs. Y. Guyon.
(18) Cass. com., 27 janvier 1998, n° 93-11.437, M. Vanhove c/ Société CDR Total France, publié (N° Lexbase : A2317ACS), D., 1998, jur. p. 605, note D. Gibirila, Bull. Joly Sociétés, 1998, p. 535, note P. Le Cannu ; Cass. com., 28 avril 1998, n° 96-10.253, M. Vergnet c/ Société Sogea, publié (N° Lexbase : A2601ACC), JCP éd. E, 1998, n° 31, p. 1258, note Y. Guyon, JCP éd. G, 1998, II, 10177, note D. Ohl, Bull. Joly Sociétés, 1998, p. 808, note P. Le Cannu, Rev. sociétés, 1998, p. 767, note B. Saintourens ; Cass. com., 12 janvier 1999, n° 96-19.670, M. Philippe Belver c/ Mme Hélène Aubert, épouse Gauthey, inédit (N° Lexbase : A7840CRS), Bull. Joly Société, 1999, p. 812, note B. Saintourens ; Cass. com., 22 mai 2001, n° 98-16.379, M. Francis Labeyrie c/ Société Fourcade, inédit (N° Lexbase : A4782ATB), Dr. Sociétés, octobre 2001, n° 146, obs. F.-X. Lucas et D. Vidal ; Cass. civ. 3, 4 avril 2001, n° 99-17.731, Mme Noëlle Lapina-Graziani c/ Mme Josette Sialelli, publié (N° Lexbase : A1872ATI), Dr. Sociétés, juin 2001, n° 102, obs. F.-X. Lucas et D. Vidal. Pour une étude générale, M. Laugier, L'introuvable responsabilité du dirigeant social envers les tiers pour fautes de gestion ?, Bull. Joly Sociétés, 2003, p. 1231 ; J. Abras, L'exigence d'une faute séparable des fonctions entendue restrictivement : présent offert aux dirigeants ou nécessité ? , JCP éd. E, 2008, n° 27, 1912.
(19) V., notamment, V. Wester-Ouisse, préc., note 13.
(20) Cass. com., 27 janvier 1998, préc., note 18.
(21) Cass. com., 20 octobre 1998, n° 96-15.418, Société Outinord Saint-Amand c/ M. Fischer, publié (N° Lexbase : A5458AC7), JCP éd. E, 1998, n° 51, p. 2025, note A. Couret, D., 1999, jur. p. 639, note H. De Laender, Rev. sociétés, 1999, p. 111, note B. Saintourens.
(22) Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, Mme Nadine c/ Société d'application de techniques de l'industrie (SATI), FS-P+B+I (N° Lexbase : A1619B9T), Bull. Joly Sociétés, 2003, p. 786, note H. Le Nabasque, D., 2003, p. 2623, note B. Dondero, JCP éd. G, 2003, II, 10178, note S. Reifegerste, JCP éd. E, 2003, n° 40, p. 1580, note S. Hadji-Artinian. Sur cet arrêt, I. Grossi, Enfin une définition jurisprudentielle de la faute séparable des fonctions, Lamy société commerciales, Bull. act., sept. 2003, p. 1.
(23) Cass. civ. 3, 4 janvier 2006, n° 04-14.731, M. Jean-Philippe Frelicot c/ Société Azur assurances IARD, FS-P+B (N° Lexbase : A1723DMR), D., 2006, act. jur., p. 231, obs. A. Lienhard, Dr. Sociétés, mars 2006, n° 40, obs. J. Monnet, Bull. Joly Sociétés, 2006, p. 527, note S. Messaï-Bahri.
(24) H. Le Nabasque, note sous Cass. com., 20 mai 2003, préc., note 22.
(25) CA Versailles, 17 janvier 2002, Dr. et patrimoine, mai 2002, p. 96, note D. Poracchia, LPA, 26 juin 2003, n° 127, p. 8, note V. Mercier.
(26) Cass. soc., 9 avril 1975, n° 73-13.778, Dormigny c/ Renard, publié (N° Lexbase : A7534CG7), Bull. civ. V, n° 174, RTDCiv., 1976, p. 137, obs. G. Durry.
(27) Cass. com., 25 janvier 2005, n° 01-10.740, Société à responsabilité limitée Dov c/ M. Bernard Benejat, F-D (N° Lexbase : A2815DGD), Bull. Joly Sociétés, 2005, note B. Le Bars, actes de contrefaçon commis de manière délibérée et persistante, malgré les mises en garde et en dépit des procédures judiciaires engagées ; Cass. com., 6 novembre 2007, n° 05-13.402, M. Luc Demicheli, F-D (N° Lexbase : A4142DZG), RJDA, 2/2008, n° 157, SARL gérante d'une SCI auteur d'un prélèvement par anticipation sur les bénéfices dans la trésorerie d'une société dont le montant excessif a mis en péril celle-ci et l'a conduite à la cessation des paiements : faute traduisant la volonté délibérée du dirigeant de faire échapper cette somme au gage des créanciers sociaux ; Cass. com., 26 février 2008, n° 05-18.569, M. Michel Babaz, F-D (N° Lexbase : A1720D7T), Bull. Joly, Sociétés, 2008, p. 657, note P. Le Cannu, gérant qui a signé trois contrats de sous-licence en sachant que les brevets correspondants pour lesquels il a personnellement déposé une demande en son nom, n'ont été, ni délivrés, ni publiés.
(28) Cass. com., 13 décembre 2005, n° 04-11.020, Société Civile Sofpag c/ Mme Marguerite Ries, F-D (N° Lexbase : A9952DL8), Bull. Joly Sociétés, 2006, p. 636, note J.-F. Barbiéri, absence d'intérêt personnel du dirigeant à utiliser la société dans un dessein illicite ; Cass. com., 20 juin 2006, n° 05-10.052, M. Christophe Gaussin, F-D ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 2418516, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "Cass. com., 20-06-2006, n\u00b0 05-10.052, F-D, Cassation", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A1098DQQ"}}), Bull. Joly Sociétés, 2007, p. 84, note B. Dondero.

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Collectivités territoriales

[Textes] Le "rapport Balladur" pour la réforme des collectivités locales : vers une rationalisation des institutions locales

Réf. : Rapport du Comité pour la réforme des collectivités locales au Président de la République

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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

Le 07 Octobre 2010

Le rapport du Comité pour la réforme des collectivités locales au Président de la République, en date du 5 mars 2009, a été publié au Journal officiel du 6 mars 2009. Ce Comité, créé par le décret n° 2008-1078 du 22 octobre 2008 (N° Lexbase : L6891IBT), et présidé par M. Edouard Balladur, ancien Premier ministre et ancien député, était chargé d'étudier les mesures propres à simplifier les structures des collectivités locales, à clarifier la répartition de leurs compétences et à permettre une meilleure allocation de leurs moyens financiers. Parmi les différentes pistes étudiées, le rapport propose de favoriser les regroupements volontaires de régions et la modification de leurs limites territoriales, pour en réduire le nombre à une quinzaine. Le Comité propose, également, de favoriser les regroupements volontaires de départements par des dispositions législatives de même nature que pour les régions. Il évoque, en outre, la clarification de la répartition des compétences entre les collectivités locales et entre celles-ci et l'Etat, qui relève de textes multiples et épars. Le Comité a remis, le 5 mars, ses 20 propositions au chef de l'Etat, lequel souhaite que la plupart des mesures soient reprises dans un projet de loi présenté avant l'été. Sont, également, prévues, l'instauration d'un débat annuel au Parlement sur l'évolution de la dépense publique locale, la révision des valeurs locatives foncières, et la spécialisation des impôts locaux.

En effet, malgré la réforme menée depuis les grandes lois de décentralisation de 1983 (loi n° 83-8 du 7 janvier 1983, relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l'Etat N° Lexbase : L4726AQ4, et loi n° 83-663 du 22 juillet 1983, complétant la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983, relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l'Etat N° Lexbase : L5399HUI), l'on ne peut que constater le manque de clarté de la répartition des rôles entre services territoriaux de l'Etat et administrations décentralisées, lesquelles sont investies de compétences toujours plus nombreuses et sur lesquelles l'Etat tend à accentuer ses contrôles. En outre, depuis 1950, le nombre de communes françaises a diminué de seulement 5 %. Il en résulte un empilement des structures, de nombreuses fois dénoncé sous le nom de "mille-feuille institutionnel", peu lisible pour le citoyen et coûteux dans son fonctionnement (1). La France, avec 36 783 communes compte, ainsi, 40 % du nombre total de communes de l'ensemble des pays de l'Union européenne. L'Allemagne, en second rang, en compte près de trois fois moins (environ 12 300), l'Espagne et l'Italie environ 8 100.

La simplification des structures de l'administration territoriale apparaît donc comme une nécessité en termes de démocratie locale et d'efficacité de l'action publique (I). En outre, la concurrence des actions menées par les collectivités territoriales et l'Etat, et l'exigence d'efficacité de l'action publique appelle une clarification des compétences entre ces deux entités (II).

I - La simplification des structures de l'administration territoriale française

A - La problématique de la réduction du nombre des départements et des régions

Les régions françaises sont souvent critiquées du fait de leur taille -elles seraient trop petites par rapport aux grandes régions européennes- et de leur illisibilité -le périmètre de certaines d'entre elles ne correspondrait ni à un bassin économique, ni à un territoire d'attachement identitaire pour les habitants. Il apparaît donc nécessaire de mener l'adaptation de l'échelon régional aux conditions nouvelles de la compétitivité économique européenne. Le Code général des collectivités territoriales comporte déjà des procédures permettant de faire évoluer la carte des régions : selon son article L. 4122-1 (N° Lexbase : L8229AAZ), la modification des limites territoriales des régions est prononcée par la loi, après consultation des conseils régionaux et des conseils généraux intéressés qui peuvent également en faire la demande. En application de son article L. 4122-3 (N° Lexbase : L8230AA3), la fusion de deux ou plusieurs régions a lieu par un décret en Conseil d'Etat, à la demande des conseils régionaux concernés. Le Comité propose donc de favoriser les regroupements volontaires de régions et la modification de leurs limites territoriales pour en réduire le nombre à une quinzaine, l'objectif étant de les doter d'une population moyenne de l'ordre de 3 à 4 millions d'habitants (2).

L'article L. 3112-1 du même code prévoit (N° Lexbase : L9291AAD), quant à lui, que "les limites territoriales des départements sont modifiées par la loi après consultation des conseils généraux intéressés, le Conseil d'Etat entendu. Toutefois, lorsque les conseils généraux sont d'accord sur les modifications envisagées, celles-ci sont décidées par décret en Conseil d'Etat". En revanche, nulle disposition n'autorise la fusion de départements. Le Comité propose, de fait, de favoriser les regroupements volontaires de départements par des dispositions législatives de même nature que pour les régions. Dans le but de renforcer le rôle de la région dans le paysage administratif français, tout en la rapprochant du département, afin que l'exercice de leurs compétences respectives soit le plus efficace possible, le Comité propose même que les conseillers régionaux et généraux soient désignés en même temps et selon le même mode de scrutin. Le risque de "cantonalisation" des régions serait écarté par la suppression des cantons et le choix d'une circonscription plus vaste, au sein de laquelle le scrutin de liste aurait l'avantage d'étendre le champ de parité (3).

B - Les communes et leurs groupements

La dernière tentative de réduction du nombre des communes remonte à la loi "Marcellin" du 16 juillet 1971 (loi n° 71-588 du 16 juillet 1971, sur les fusions et regroupements de communes), qui a instauré les procédures de fusion simple et de fusion-association, associées à des incitations financières limitées dans le temps. Ces dispositions n'ont eu qu'un succès limité, la persistance d'un tissu de communes très fin s'expliquant par la proximité de ce niveau, incarnée par le maire à l'écoute des préoccupations quotidiennes, ainsi que par un attachement identitaire fort à un niveau inscrit dans les histoires locales.

Le Comité estime que le premier préalable à satisfaire pour engager une modernisation de l'administration communale est l'achèvement de la carte de l'intercommunalité avant 2014, via la poursuite du processus de regroupement des communes au sein d'établissement public de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre. Le Code général des collectivités territoriales prévoit actuellement plusieurs procédures permettant d'étendre ou de fusionner des EPCI : procédure de fusion d'EPCI, dont un au moins est à fiscalité propre (CGCT, art. L. 5211-41-3 N° Lexbase : L6600HWD), et procédure d'extension du périmètre d'un EPCI (CGCT, art. L. 5211-18 N° Lexbase : L1929GUY, qui prévoit l'accord des communes nouvelles).

Ceci implique que toutes les communes soient obligées de faire partie, en fonction de la population qu'elles comptent, de la structure intercommunale correspondante : communauté urbaine, communauté d'agglomération ou communauté de communes. Il s'agit, notamment, de s'opposer à des cas où une commune isolée refuse de partager le produit d'une ressource située sur son territoire. A cette fin, le Comité recommande que la loi prévoie que les communes rejoignent obligatoirement une intercommunalité avant le 31 décembre 2013, et que, passé ce délai, il appartienne au préfet d'y pourvoir. L'on peut, également, imaginer une incitation financière se traduisant par des pénalités pour les communes qui ne seraient pas comprises dans un périmètre intercommunal après la date butoir, par exemple une diminution progressive du montant de leur dotation globale de fonctionnement.

Enfin, pour donner une impulsion nouvelle aux intercommunalités les plus peuplées et les plus importantes de notre pays, le Comité recommande que soit créée une catégorie de collectivités locales à statut particulier au sens de l'article 72 de la Constitution (N° Lexbase : L1342A9L), les "métropoles", qui seraient des collectivités locales à statut particulier. La création de ces métropoles, correspondant aux agglomérations françaises les plus importantes, celle de Paris mise à part (Lyon, Lille, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Nice, Strasbourg, Rouen, Toulon et Rennes), pourrait constituer une forme d'avant-garde à destination des autres structures intercommunales. Le Comité souhaite que les métropoles ainsi créées exercent, par attribution de la loi qui les aura instituées, la totalité des compétences départementales (action sociale et médico-sociale, collèges, environnement).

Le fait que les compétences des collectivités locales, qu'il s'agisse d'assurer le fonctionnement d'un service public, d'attribuer des concours financiers aux entreprises ou aux particuliers, ou encore de réaliser des investissements, soient toutes partagées entre elles, illustre la nécessité d'une remise en ordre de l'administration locale française.

II - La clarification des compétences des collectivités territoriales

A - La suppression de la clause générale de compétence pour les départements et les régions

La remise en cause de la clause générale de compétence, par sa suppression ou, pour le moins, une limitation de son champ d'application, est souvent mise en avant comme un moyen de remédier à l'enchevêtrement des compétences. En précisant que "les communes, les départements et les régions règlent par leurs délibérations les affaires de leur compétence" (CGCT, art. L. 1111-2 N° Lexbase : L5372H9T), le législateur a reconnu à chacun de ces niveaux de collectivités une marge d'intervention large sur les sujets d'intérêt local. Pour autant, cette clause générale semble n'avoir que peu d'impact lorsqu'on constate l'imbrication des interventions et des financements dans certains domaines.

C'est pourquoi le Comité a estimé que ses propositions de réforme des structures de l'administration territoriale prendraient leur plein effet si la clause générale de compétence était retirée à la région et au département, mais conservée à l'échelon communal. Dans ce cas, chaque fois que des communes décideront de fusionner dans le cadre de leur groupement, c'est cette nouvelle collectivité locale, dénommée "commune nouvelle", qui recevra la compétence générale. Un tel schéma garantirait, à la fois la capacité pour les élus les plus proches des populations et de leurs besoins de conserver une capacité d'initiative dans des cas non prévus par les textes, et l'exercice, par la région et le département, de leurs compétences respectives dans des conditions plus claires.

Alors qu'une partie de la doctrine émet l'hypothèse que la clause générale de compétence est l'une des composantes du principe de libre administration garanti par les articles 34 (N° Lexbase : L1294A9S) et 72 de la Constitution, le Comité estime qu'il n'y aurait pas d'obstacle constitutionnel à retirer la clause de compétence générale à telle ou telle catégorie de collectivités locales. En effet, tant que l'une de ces collectivités conserve un ensemble de compétences suffisamment important et diversifié pour être assimilé à un établissement public, ainsi que des ressources propres suffisantes, il est possible que cette clause ne lui soit plus dévolue sans que, pour autant, elle cesse d'être une collectivité locale.

B - Des compétences propres pour les collectivités territoriales

Un des moyens d'obtenir la clarification recherchée serait donc de confier aux départements et aux régions des compétences spéciales à la place de la clause générale de compétence : les départements et les régions interviendraient donc sur un domaine limitatif de compétences, que celles-ci soient exclusives ou, par exception, clairement partagées avec une seule autre personne publique, et enfin qu'elles soient prescriptives, et donc opposables aux autres niveaux d'administration, y compris l'Etat. Le secteur communal doit, ainsi, aux yeux du Comité, voir sa compétence propre confortée en matière de logement, de zones d'activité, d'urbanisme, d'infrastructures et de réseaux.

Toutefois, afin de permettre aux communes et à leurs groupements de mener à bien les projets d'équipement qu'elles souhaitent entreprendre, il convient que le département conserve, en dépit de la suppression de sa clause de compétence générale, la possibilité de les y aider que lui donnent expressément les articles L. 3232-1 (N° Lexbase : L8211AAD) et L. 3233-1 (N° Lexbase : L8213AAG) du Code général des collectivités territoriales. Sans doute aurait-on pu estimer qu'il y avait quelque logique à ce que la région, compétente en matière de transports ferroviaires, assure également la gestion des routes. Mais il n'a pas semblé au Comité, compte tenu des transferts récemment opérés par la loi n° 2004-809 du 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales (N° Lexbase : L0835GT4), en faveur des départements, qu'il y aurait avantage à revenir sur cette attribution de compétence.

Cependant, une segmentation trop rigide des compétences ne semble pas une voie réaliste et adaptée aux spécificités et aux exigences de l'action locale. Il convient, en effet, de veiller à ne pas aboutir à des effets indésirables de nature à tarir l'initiative locale, au détriment de l'intérêt public général. L'on peut, ainsi, souhaiter que, dans l'hypothèse où le bénéfice de la clause générale de compétence ne s'appliquerait plus aux départements et aux régions, leurs compétences spéciales devraient être définies de façon assez large, voire complétées par des compétences facultatives, sur le modèle de la solution retenue pour les EPCI. Une telle orientation permettrait, ainsi, d'affirmer les spécificités de chacun de ces deux niveaux de collectivités : le département dans son rôle de garant des solidarités sociales et territoriales, et la région dans ses missions stratégiques et liées à la préparation de l'avenir.

Une articulation entre compétences générales et spécifiques n'en reste pas moins à définir, afin d'affirmer les vocations propres au département et à la région, de renforcer la lisibilité de leurs interventions et de valoriser les complémentarités entre les collectivités. Un exemple caricatural est celui des réseaux de communication électronique et audiovisuelle. Le Comité a relevé que cette compétence, fondée sur les dispositions de l'article L. 1425-1 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L4239GT8), est exercée par tous les niveaux de collectivités locales, pour la création et la gestion des infrastructures et pour la distribution de services de communication en cas de carence de l'initiative privée. Une piste proposée par le Comité est celle de la délégation de compétences, processus qui existe depuis la grande réforme de la décentralisation lancée au début des années 80 et la loi du 13 août 2004, précitée. Le Comité propose que la loi prévoit l'obligation, pour une collectivité attributaire d'une compétence donnée, d'organiser, dans un délai déterminé, un appel à la délégation de compétences, la décision de déléguer restant de son ressort, mais tout refus de délégation devant être motivé.

Si les besoins de coordination entre les collectivités locales sont particulièrement criants en Ile-de-France, le statut de communauté urbaine qui a été conçu pour les grandes métropoles régionales ne semble pas adapté pour la capitale. En effet, la loi n° 99-586 du 12 juillet 1999, relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale (N° Lexbase : L1827ASH), n'a pas été faite pour l'Ile-de-France, ce qui explique, par exemple, qu'il n'ait pas été créé de communauté urbaine autour de Paris. Le statu quo se révélant, néanmoins, impossible, le Comité propose de créer, en 2014, une collectivité locale à statut particulier, dénommée "Grand Paris" sur le territoire de Paris et des départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Les compétences exercées par les trois départements supprimés seraient attribuées, en bloc, à la collectivité nouvelle. Le transfert des compétences exercées par la ville de Paris en tant que département obéirait aux mêmes règles. Toutefois, le conseil d'administration de l'Association des maires d'Ile-de-France (Amif) a rejeté, le 16 mars 2009, cette proposition jugée "trop brutale".

M. Edouard Balladur a rappelé que, dans son esprit, le projet de loi, qui devrait résulter des travaux du Comité pour la réforme des collectivités locales, devrait être discuté à l'automne 2009 et adopté en février 2010. Il a déclaré qu'il reviendra au Sénat, première assemblée qui sera saisie du projet de loi sur les collectivités de droit commun (hors Grand Paris), de préciser plusieurs aspects essentiels de la réforme concernant en particulier le statut des métropoles, la nécessité de clarifier les compétences de chaque niveau de collectivité territoriale, et les services qui pourraient être transférés de l'Etat aux collectivités territoriales.


(1) Rapport d'étape sur la réorganisation territoriale de M. Yves Krattinger et Mme Jacqueline Gourault, fait au nom de la mission Collectivités territoriales du Sénat, en date du 5 mars 2009.
(2) Rapport du Comité pour la réforme des collectivités locales au Président de la République, en date du 11 mars 2009.
(3) Un paysage institutionnel profondément renouvelé, à la mesure des enjeux de l'avenir et des besoins de la population, entretien avec Hugues Hourdin et Michel Verpeaux, JCP, éd. A, n° 11-12, 9 mars 2009.

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Rel. collectives de travail

[Evénement] Représentativité syndicale ... petit rappel pratique des nouvelles règles du jeu

Lecture: 9 min

N8915BIZ

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par Fany Lalanne - Rédactrice en chef Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010

La faible légitimité des représentants des salariés est, souvent, citée comme l'une des causes de la fragilité du dialogue social. Attribuée à la faiblesse du taux de syndicalisation, ainsi qu'à des critères légaux de représentativité largement obsolètes (1), la loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L7392IAZ) (2), refonde en profondeur, dans cette optique, les bases du système des relations sociales dans les entreprises, afin de conférer davantage de légitimité aux acteurs sociaux et à leurs accords, aux différents niveaux interprofessionnel, de branche et d'entreprise (3). Ces dispositions entreront/sont entrées en vigueur lors des premières élections professionnelles organisées à la suite de la publication de la loi dans les entreprises pour lesquelles la première réunion de la négociation du protocole d'accord préélectoral (PAP) est postérieure à la publication de la loi. Par ailleurs, l'année 2009 marque le début de l'entrée en vigueur des règles de validité des accords dans l'ensemble des entreprises, même si les nouvelles règles de représentativité n'ont pu trouver encore à s'appliquer, en l'absence de renouvellement des institutions représentatives du personnel et la présomption de représentativité des cinq centrales (CGT ; CFDT ; FO ; CFTC et CFE/CGC) est maintenue jusqu'en 2013 au niveau national (4). C'est dans ce contexte que le cabinet Eversheds organisait, le 12 mars dernier, une matinée-débat autour de "La représentativité syndicale : une révolution en marche". L'occasion, pour les intervenants, Thierry Heurteaux, directeur associé, Pactes Conseil, Maître Stéphanie Stein, Avocate associée, Eversheds LLP et Jean-Marie Toulisse, président du groupe CFDT au Conseil économique et sociale et ancien secrétaire national CFDT, de revenir, d'un point de vue purement pragmatique, sur les nouveaux aspects de la représentativité syndicale et leur implication pour les entreprises.

I - La représentativité (5)

  • Appréciation de la représentativité

Le nouveau texte emporte disparition, faut-il encore le rappeler, de la présomption irréfragable... avec une période transitoire de 5 ans et présomption de représentativité au niveau de l'entreprise pour les organisations syndicales affiliées, sauf pour la désignation des délégués syndicaux. L'appréciation de la représentativité est périodique : au niveau de l'entreprise, elle se fait à chaque nouvelle élection ; au niveau de la branche et au niveau interprofessionnel, tous les 4 ans à compter de la première prise en compte de l'audience. Désormais, donc, sont représentatives les organisations syndicales qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections des titulaires du comité d'entreprise (CE), de la délégation unique du personnel (DUP) ou, à défaut, des délégués du personnel (DP), et ce, quel que soit le nombre des votants (C. trav., art. L. 2122-1 N° Lexbase : L3823IB9).

  • Critères de la représentativité

Conformément à l'article L. 2121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L3727IBN), la représentativité des organisations syndicales est déterminée d'après 7 critères cumulatifs, qui sont, respectivement : le respect des valeurs républicaines ; l'indépendance ; la transparence financière ; une ancienneté minimale de deux ans dans le champ professionnel et géographique couvrant le niveau de négociation ; l'audience ; l'influence, prioritairement caractérisée par l'activité et l'expérience ; et les effectifs d'adhérents et les cotisations.

Ces critères sont définis dans la Position commune du 9 avril 2008. L'activité doit, ainsi, s'apprécier au regard de la réalité des actions menées par le syndicat et témoigner de l'effectivité de la présence syndicale. L'audience s'évalue, quant à elle, à partir du résultat des élections au comité d'entreprise, de la délégation unique du personnel ou, à défaut, des délégués du personnel. La transparence financière est assurée par des comptes certifiés annuels. Et le respect des valeurs républicaines implique le respect de la liberté politique, philosophique ou religieuse, ainsi que le refus de toute discrimination, de tout intégrisme et de toute intolérance.

La représentativité en questions...

1° En attendant l'entrée en vigueur des dispositions issues de la loi du 10 août 2008, qui est représentatif dans l'entreprise ?

- Sont représentatifs les syndicats affiliés à une organisation représentative au niveau national et interprofessionnel ; les syndicats qui sont représentatifs dans l'entreprise à la date de publication de la loi ; et tout syndicat constitué à partir du regroupement de deux syndicats dont un est affilié à un syndicat représentatif aux niveaux national et interprofessionnel.

2° Qui détermine les syndicats représentatifs ?

- Le syndicat doit satisfaire aux sept nouveaux critères de représentativité définis par l'article L. 2121-1 du Code du travail.

II - Les élections professionnelles (6)

  • Ce qui ne change pas

Les élections restent organisées sur deux tours ; le premier tour est réservé aux organisations syndicales ; et la négociation du protocole électoral se fait avec les organisations syndicales.

  • Les enjeux

L'accès aux "nouveaux syndicats" est facilité ; 10 % des "suffrages valablement exprimés" doivent être atteints pour pouvoir désigner un délégué syndical (lui-même candidat) ; une perte de mandat pour les délégués syndicaux non représentatifs et une perte de mandat pour les représentants des sections syndicales. Pour Thierry Heurteaux, directeur associé de Pactes Conseil, il est essentiel, pour les entreprises, de bien appréhender cette nouvelle mécanique électorale.

  • Le protocole d'accord préélectoral (PAP)

Maître Stéphanie Stein rappelle que différentes étapes doivent être respectées. Tout d'abord, celle de la convocation, par voie d'affichage, des organisations syndicales remplissant les trois critères de respect des valeurs républicaines, de l'indépendance et de l'ancienneté et, par courrier, des organisations syndicales représentatives. Ensuite, viennent les étapes de la négociation et de la signature avec la majorité des organisations syndicales ou l'arbitrage de l'administration du travail.


Les élections professionnelles en questions...

1° Trois syndicats représentatifs ont négocié le PAP, un seulement l'a signé, le PAP est-il valable ?

- Non, le PAP n'est pas valable. La validité du protocole d'accord préélectoral est subordonnée à la signature de la majorité des organisations syndicales ayant participé à sa négociation et, parmi elles, il doit y avoir les organisations syndicales représentatives ayant recueilli la majorité des suffrages exprimés lors des dernières élections ou, lorsque les résultats ne sont pas disponibles, la majorité des organisations syndicales représentatives dans l'entreprise (C. trav., art. L. 2314-3-1 N° Lexbase : L3783IBQ).

2° Seules la CGT et la CFDT sont présents dans l'entreprise. A qui adresser l'invitation à négocier le PAP ?

- Aux organisations syndicales, par voie d'affichage.

3° Quatre syndicats ont négocié le PAP, deux le signent, mais ils n'ont obtenu que 40 % des suffrages exprimés lors des dernières élections, le PAP est-il valable ?

- Non.

4° Le PAP modifie le nombre et la composition des collèges électoraux, un syndicat refuse de la signer, le PAP est-il valable ?

- Non, il faut l'unanimité.

  • L'audience

Au niveau de l'entreprise, l'audience se mesure sur la base des résultats obtenus au premier tour des élections des membres titulaires du CE ou des DP en cas de carence de candidatures ou de suppression du CE. A noter qu'il n'y a pas de quorum pour le dépouillement. Les votes blancs et nuls ne comptent pas. En cas de listes communes, la répartition des suffrages valablement exprimés se fait selon les indications des syndicats concernés lors du dépôt de la liste et au prorata. A défaut, elle se fait à part égale entre les organisations concernées.

Il y a trois possibilités pour décompter, le problème étant, comme le souligne Maître Stein, qu'on raisonne en scrutin de listes, sachant que les deux paramètres à prendre en compte sont les ratures et les listes incomplètes : soit on fait le total des suffrages par liste, auquel cas on ne tient compte ni des listes incomplètes, ni des listes raturées ; soit on prend en compte les ratures, mais non les listes incomplètes et on fait la moyenne des suffrages de chaque liste ; soit, enfin, on prend en compte les listes incomplètes et les ratures et on additionne par liste les voix de chaque candidat, le problème étant que, selon la méthode, on n'obtient pas les mêmes résultats. Rappelons que la mention du décompte doit être faite dans le protocole préélectoral.


Les critères de la représentativité... en questions

1° Au premier tour des élections, 25 salariés sur 200 ont valablement voté. La CGT a recueilli 5 voix. Peut-elle désigner un délégué syndical ?

- Il ne faut pas tenir compte des 25 salariés sur 200 car il n'y a pas de quorum au premier tour des élections. La CGT peut donc, dans ce cas, désigner un délégué syndical, si elle est représentative, car elle a obtenu 5 voix sur les 25, donc plus de 10 %.

2° La liste commune FO-CFTC-CGC a recueilli 25 % des voix au premier tour. Lequel de ces syndicats peut être représentatif ?

- Tout dépend de l'accord passé au départ sur la répartition des voix.

3° Au niveau du groupe, la CFDT a obtenu 100 voix sur 1 000 (10 dans l'établissement A, 10 dans l'établissement B, 80 dans l'entreprise C (au siège), et 0 dans les entreprises D, E, F, G, H, I et J. Peut-elle désigner un DS groupe ?

- Oui.

Et un DS dans l'entreprise F ?

- Non.

Et si elle n'avait obtenu au total que 99 voix sur 1 000 ?

- Non.

III - Le DS, la section syndicale et le RSS (7)

  • Les délégués syndicaux

Tout syndicat représentatif dans l'entreprise ou l'établissement, qui constitue une section syndicale, peut désigner un délégué syndical. Il est, ici, important de souligner, avec Maître Stein, que l'organisation syndicale doit être représentative dans l'entreprise sur la base des sept critères cumulatifs posés par la loi. Le délégué syndical est désigné parmi les candidats aux élections qui ont recueilli plus de 10 % des voix au premier tour. Les conditions d'âge (18 ans) et d'ancienneté (un an au moins dans l'entreprise) restent inchangées (C. trav., art. L. 2143-3 N° Lexbase : L3719IBD).

  • La section syndicale

Tous les intervenants s'accordent à reconnaître, avec Maître Stein, que la section syndicale a pour vocation de faciliter l'implantation syndicale dans l'entreprise. Rappelons, simplement que, quatre critères permettent, aujourd'hui, à une organisation syndicale de constituer une section syndicale (C. trav., art. L. 2142-1 N° Lexbase : L3761IBW) : elle doit être constituée depuis deux ans, au moins, dans le champ professionnel et géographique qui couvre l'entreprise ; elle doit respecter les valeurs républicaines; elle doit être indépendante ; elle doit, également, avoir "plusieurs adhérents", la question étant de savoir combien, la réponse n'étant précisée ni dans la loi, ni dans la Position commune.

  • Le représentant de la section syndicale

Chaque syndicat qui constitue une section syndicale au sein de l'entreprise ou de l'établissement de 50 salariés ou plus, peut, s'il n'est pas représentatif dans l'entreprise ou l'établissement, désigner un représentant de la section pour le représenter. Le représentant de la section syndicale a les mêmes prérogatives que le DS, mais il ne peut pas négocier (sauf dérogation) (C. trav., art. L. 2142-1-1 N° Lexbase : L3765IB3).

Pour tout syndicat non encore représentatif et qui a constitué une section syndicale dans une entreprise de plus de 50 salariés, il est donc possible de désigner un RSS ; dans une entreprise de moins de 50 salariés, il est possible de désigner un délégué du personnel comme représentant de la section syndicale (C. trav., art. L. 2142-1-4 N° Lexbase : L3806IBL).


Section syndicale et RSS en questions...

1° La CFDT a désigné un DS en 1997. Au 1er tour des élections en 2009, il obtient 9,88 % des suffrages. Que devient le mandat du DS ?

- Il disparaît, il n'y a pas de formalisme de prévu.

2° Un RSS est désigné alors qu'aucune section syndicale n'a été constituée. La désignation peut-elle être contestée ?

- Le RSS est là pour implanter le syndicat. Donc, oui, la désignation syndicale peut être contestée.

3° Le RSS a obtenu 15 % des voix lors des élections du CE. Peut-il être reconduit dans son mandat de RSS ?

- Dans la mesure où il a obtenu 15 % des voix, il peut être DS, mais ce n'est pas obligatoire. En revanche, il ne peut être reconduit dans son mandat.

4° La CFDT est majoritaire au 1er tour des élections en 2009. Elle désigne un DS. Quelle est la durée de son mandat ?

- Entre deux et quatre ans, le temps du mandat électoral, jusqu'aux prochaines élections.

5° Dans l'un des établissements de l'entreprise, SUD a obtenu 5 % des suffrages aux dernières élections. Peut-il constituer une section syndicale ? Et si SUD avait obtenu 20 % ?

- Oui, on peut toujours, en réalité, créer une section syndicale, peu importe le nombre de suffrages obtenus, il suffit de répondre aux quatre critères posés par la loi.

6° Dans l'une des entreprises du groupe, laquelle compte 45 salariés, FO peut-il désigner un RSS ? A-t-il droit à des heures de délégation ?

- Oui, FO peut désigner un RSS, à la seule condition qu'il ait été DS. En revanche, il n'aura pas droit à des heures de délégation.

7° FO désigne un DS après avoir obtenu 18 % des voix aux élections de janvier 2009. Puis-je lui demander de me fournir ses comptes annuels ?

- Non, très clairement.

Pour conclure, nous nous trouvons donc, comme le souligne Jean-Marie Toulisse, président du groupe CFDT au Conseil économique et social et ancien secrétaire nationale CFDT, "au début d'une histoire" qui constitue vraisemblablement une phase transitoire. Il est donc difficile, d'ores et déjà, de tirer des conclusions, d'autant que, selon le même intervenant, la jurisprudence va nécessairement intervenir pour clarifier des points dont les contours n'ont pas été nettement définis par la nouvelle loi. Sans oublier le contexte économique, qui change nécessairement la donne, dans la mesure où la question de la représentativité dans les entreprises s'en trouve logiquement relativisée. Dès lors, des changements de comportements vont nécessairement s'imposer : si, avant le texte d'août 2008, les syndicats avaient le même poids, aujourd'hui, la règle est différente et un rapport de force a été instauré. D'autant plus que le syndicalisme va être amené à être plus participatif, et si le "syndicalisme de chambre", pour reprendre les termes de Jean-Marie Toulisse, est terminé, l'apprentissage risque d'être long et difficile. L'interrogation essentielle est, cependant, autre. Elle reste, en effet, inhérente à l'autorité syndicale même, à savoir si l'entreprise va accepter le renforcement de cette nouvelle autorité syndicale, fondement même de sa légitimité.


(1) A la suite du rapport Hadas-Lebel (mai 2006), le Conseil économique et social, dans un rapport suivi d'un avis adopté le 29 novembre 2006, affirme que, pour consolider le dialogue social, il est nécessaire que les acteurs de la négociation sociale ne puissent voir leur représentativité contestée par ceux au nom desquels ils négocient.
(2) Lire nos obs., Démocratie sociale et temps de travail : une nouvelle dynamique qui risque de s'avérer complexe à mettre en oeuvre dans les entreprises, Lexbase Hebdo n° 325 du 5 novembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N6852BHA) et Représentativité syndicale : une réforme inéluctable, Lexbase Hebdo n° 317 du 10 septembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N9835BGD).
(3) La Position commune du 9 avril 2008 sur la représentativité, le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme avait clairement posé la donne, puisqu'elle commençait en ces termes : "pour tenir compte des évolutions intervenues depuis leur institution par la loi du 11 février 1950, d'une part, et pour renforcer la légitimité des accords signés par les organisations syndicales de salariés dans le cadre de l'élargissement du rôle attribué à la négociation collective, d'autre part, les parties signataires de la présente position commune considèrent qu'il est nécessaire d'actualiser les critères de représentativité des organisations syndicales". Voir, également, en ce sens, circ. DGT n° 2008/20 du 13 novembre 2008, relative à la loi du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L8532IBM).
(4) Pour un calendrier de l'entrée en vigueur des dispositions de la loi du 20 août 2008, voir circ. DGT n° 2008/20 du 13 novembre 2008, préc.. collectifs avec le renforcement du principe majoritaire. Le ministère du Travail a, par ailleurs, mis en ligne, le 9 janvier 2009, une brochure, qui a pour objectif d'informer les partenaires sociaux, les entreprises et les salariés sur les modalités et le calendrier d'application de ces nouvelles dispositions.
(5) Voir les obs. de G. Auzero, Articles 1 et 2 de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail : la représentativité syndicale, Lexbase Hebdo n° 317 du 10 septembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N9816BGN).
(6) Voir les obs. de S. Martin-Cuenot, Articles 3 et 4 de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail : élections professionnelles, Lexbase Hebdo n° 317 du 10 septembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N9823BGW).
(7) Lire les obs. de S. Tournaux, Articles 5, 6 et 7 de la loi du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail : démocratisation de la désignation du DS, RSS et renforcement du statut protecteur des salariés titulaires d'un mandat syndical, Lexbase Hebdo n° 317 du 10 septembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N9810BGG).

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Contrat de travail

[Jurisprudence] De l'indemnisation due au salarié protégé en raison de la résiliation judiciaire de son contrat de travail

Réf. : Cass. soc., 4 mars 2009, n° 07-45.344, Société Tecnor Sofac c/ M. Jacques Pichon, FS-P+B (N° Lexbase : A6350EDK)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010


Si une telle voie est désormais fermée à l'employeur, le salarié, même s'il bénéficiait du statut protecteur légal contre le licenciement, peut toujours demander au juge de prononcer la résiliation de son contrat de travail en raison des manquements de l'employeur à ses obligations. L'arrêt rendu le 4 mars 2009 par la Cour de cassation, outre qu'il offre une singulière illustration des manquements dont l'employeur peut se rendre coupable, conduit surtout la Chambre sociale à prendre position sur les suites indemnitaires de la résiliation prononcée par le juge. Selon elle, le salarié protégé dont la demande de résiliation judiciaire est accueillie, n'a droit, au titre de la violation de son statut protecteur, qu'au paiement d'une indemnité égale à la rémunération qu'il aurait dû percevoir jusqu'à l'expiration de la période de protection en cours au jour de la demande. Cette solution, qui peut prêter le flanc à la critique, ne permet pas de résoudre toutes les difficultés engendrées par les conséquences indemnitaires de la résiliation judiciaire du contrat de travail du salarié protégé.

Résumé

Mais attendu que la cour d'appel a relevé que la société employeur avait pris la décision de procéder à une application immédiate et exclusive de la Convention collective "cinq branches" aux salariés dont le contrat de travail avait été transféré, caractérisant ainsi une violation, par le nouvel employeur, de ses obligations fixées par l'article L. 2261-14 du Code du travail (N° Lexbase : L2442H9C), dont elle a souverainement apprécié la gravité pour prononcer la résiliation du contrat de travail du salarié.

Le salarié protégé, dont la demande de résiliation judiciaire est accueillie, n'a droit, au titre de la violation de son statut protecteur, qu'au paiement d'une indemnité égale à la rémunération qu'il aurait dû percevoir jusqu'à l'expiration de la période de protection en cours au jour de la demande.

Commentaire

I - La demande en résiliation judiciaire du salarié

  • Les circonstances de l'affaire

Si un employeur ne saurait, en aucune façon, recourir à la résiliation judiciaire pour rompre un contrat à durée indéterminée (Cass. soc., 13 mars 2001, n° 98-46.411, M. Mulin c/ Société MFI Créations N° Lexbase : A0103ATY, Dr. soc., 2001, p. 629, obs. Ch. Radé), il n'en va pas de même pour le salarié qui peut présenter une demande en résiliation au juge alors même qu'il a la qualité de salarié protégé (Cass. soc., 16 mars 2005, n° 03-40.251, Société Carcoop France c/ M. Michel Buisson N° Lexbase : A2739DHW, D., 2005, p. 1613, note J. Mouly). C'est ce qui s'était passé dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt rapporté.

Etait en cause, en l'espèce, un salarié engagé en qualité de chauffeur livreur, le 23 août 1991, par la société Sofac, relevant de la Convention collective de la meunerie. A compter du 1er janvier 2005, la société Sofac a fusionné avec la société Tecnor pour donner naissance à la société Tecnor Sofac relevant de la Convention collective des coopératives agricoles de céréales, de meunerie, d'approvisionnement d'alimentation du bétail et d'oléagineux, dite Convention "cinq branches". La société Tecnor Sofac a décidé de faire application immédiate et exclusive de la Convention "cinq branches" aux salariés issus de la société Sofac dont le contrat de travail avait été transféré au nouvel employeur. Elu délégué du personnel le 28 avril 2005, le salarié a, le 25 mai suivant, formé une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de l'employeur.

La société Tecnor Sofac reprochait à l'arrêt attaqué d'avoir prononcé, avec effet au jour de l'arrêt et aux torts de l'employeur, la résiliation judiciaire du contrat de travail conclu entre elle et le salarié et d'avoir dit que la rupture du contrat de travail concernant un salarié protégé produisait les effets d'un licenciement nul et de l'avoir, en conséquence, condamnée à payer au salarié diverses sommes. A l'appui de son pourvoi, la société employeur arguait, en substance, que l'application immédiate et exclusive de la Convention "cinq branches" n'avait pas entraîné la moindre baisse de la rémunération du salarié.

La Cour de cassation n'aura guère été sensible à semblable argumentation. Rejetant le pourvoi, elle se borne à affirmer que "la cour d'appel a relevé que la société Tecnor Sofac avait pris la décision de procéder à une application immédiate et exclusive de la Convention collective 'cinq branches' aux salariés dont le contrat de travail avait été transféré, caractérisant ainsi une violation par le nouvel employeur de ses obligations fixées par l'article L. 132-8, alinéa 7 (N° Lexbase : L5688ACN), devenu l'article L. 2261-14 du Code du travail, dont elle a souverainement apprécié la gravité pour prononcer la résiliation du contrat de travail de M. P. [le salarié]".

  • La faute de l'employeur

Conformément à l'article 1184 du Code civil (N° Lexbase : L1286ABA) tel qu'interprété par la jurisprudence, le juge doit prononcer la résiliation du contrat à la demande de l'une des parties lorsque son cocontractant a gravement manqué à ses engagements. En d'autres termes, la résiliation judiciaire est subordonnée, d'une part, à l'existence d'une inexécution contractuelle et, d'autre part, au fait que cette inexécution présente une certaine gravité.

Le manquement de l'employeur à ses obligations ne faisait, en l'espèce, aucun doute, au moins au plan des principes. En effet, en vertu de l'alinéa 1er de l'article L. 2261-14 du Code du travail, "lorsque l'application d'une convention ou d'un accord est mise en cause dans une entreprise déterminée en raison, notamment, d'une fusion, d'une cession, d'une scission ou d'un changement d'activité, cette convention ou cet accord continue de produire effet jusqu'à l'entrée en vigueur de la convention ou de l'accord qui lui est substitué ou, à défaut, pendant une durée d'un an à compter de l'expiration du délai de préavis prévu à l'article L. 2261-9 (N° Lexbase : L2434H9Z), sauf clause prévoyant une durée supérieure".

Sans doute pourrait-on ergoter sur la nécessité d'assurer la survie de la convention collective mise en cause lorsqu'un texte conventionnel est applicable dans l'entité nouvellement créée. Il n'en demeure pas moins que ce texte d'ordre public doit être appliqué et respecté dans toute sa rigueur.

En l'espèce, était en cause une opération de fusion survenue le 1er janvier 2005 entre les sociétés Sofac et Tecnor, la seconde ayant absorbé la première pour donner naissance à la société Tecnor Sofac. Conformément aux prescriptions de l'article L. 2261-14 du Code du travail, la convention collective applicable dans la société absorbée avait vocation à s'appliquer pendant 15 mois à compter de la date de la fusion, sous réserve de la conclusion d'un accord de substitution. Or, à compter de la fusion et de manière unilatérale, la société Tecnor Sofac a décidé de faire une application immédiate et exclusive de la Convention "cinq branches", applicable à la société absorbante, à tous les salariés transférés (1). Par suite, on ne peut que rejoindre la position de la Cour de cassation lorsqu'elle relève qu'une telle décision caractérise une "violation, par le nouvel employeur, de ses obligations fixées par l'article L. 132-8, alinéa 7, devenu l'article L. 2261-14 du Code du travail".

Si le manquement de l'employeur se trouvait ainsi caractérisé (2), il convenait encore que celui-ci présente une certaine gravité afin que la résiliation judiciaire puisse être prononcée. La Cour de cassation considère de longue date que les juges du fond disposent, en la matière, d'un pouvoir souverain d'appréciation (Cass. civ., 14 avril 1891, DP, 1891, 1, 329, note Planiol et, en matière de contrat de travail, Cass. soc., 15 mars 2005, n° 03-41.555, Société Domenico N° Lexbase : A3103DHE, Bull. civ. V, n° 91). On ne s'étonnera pas, dès lors, que, dans l'arrêt sous examen, la Chambre sociale se borne à affirmer que la cour d'appel a "souverainement apprécié la gravité" du manquement de l'employeur pour prononcer la résiliation du contrat de travail du salarié. Il est vrai que le refus unilatéral de l'employeur de faire application de la convention collective mise en cause, au mépris d'exigences légales parmi les plus classiques, paraît devoir difficilement échapper au constat d'un manquement grave à ses obligations. Mais une telle conclusion peut être discutée concrètement. C'est d'ailleurs à cela que s'employait la société dans son pourvoi, arguant que l'application immédiate et exclusive de la Convention collective "cinq branches" n'avait pas entraîné la moindre baisse de rémunération. En d'autres termes, elle essayait de démontrer que la mise à l'écart de la convention collective mise en cause n'avait pas porté préjudice au salarié demandeur.

La Cour de cassation n'avait pas à répondre à une telle argumentation. Visiblement, d'ailleurs, elle n'avait pas plus prospéré devant les juges du fond. Cela n'est, à dire vrai, guère choquant. Admettre le contraire reviendrait à permettre à l'employeur de déterminer unilatéralement et en amont la convention qui doit être appliquée ; ce qui ne peut, au regard des textes applicables, être toléré.

II - Les conséquences indemnitaires de la résiliation judiciaire

  • La violation du statut protecteur

Lorsque la demande en résiliation judiciaire présentée par le salarié est prononcée par le juge, elle est assimilée à un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse (Cass. soc., 20 janvier 1998, n° 95-43.350, M. Leudière c/ Société Trouillard N° Lexbase : A4150AAX). Les juges du fond doivent alors attribuer au salarié une indemnité au moins égale à la somme de l'indemnité légale ou conventionnelle de licenciement, de l'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse et de l'indemnité de préavis (3).

Les règles qui viennent d'être exposées valent pour le salarié ordinaire qui demande la résiliation judiciaire de son contrat de travail. Pour le salarié protégé, il convient sans doute d'aller plus loin et de considérer que la résiliation du contrat de travail prononcée par le juge aux torts de l'employeur doit produire les effets d'un licenciement nul pour violation du statut protecteur (4). A notre connaissance, la Cour de cassation ne s'est pas encore expressément prononcée en ce sens. On sait toutefois que c'est la solution qu'elle a retenue en matière de prise d'acte de la rupture de son contrat de travail par un salarié protégé (5). On ne voit, dès lors, pas pourquoi elle s'écarterait de cette position relativement à la résiliation judiciaire. Surtout, la décision sous examen tend à démontrer que c'est bien la solution que la Cour de cassation entend retenir.

Pour fixer l'indemnisation due au salarié en raison de la résiliation judiciaire de son contrat de travail devant produire les effets d'un licenciement nul, la cour d'appel avait retenu que le salarié demandeur ayant été réélu délégué du personnel en cours d'instance, il convenait de prendre en compte la durée de la nouvelle période de protection dont il bénéficiait. Si la Cour de cassation vient censurer la décision des juges du fond de ce point de vue, au visa des articles 1184 du Code civil et L. 2421-3 du Code du travail, c'est uniquement quant aux conséquences indemnitaires que la cour d'appel a tiré de la violation du statut protecteur. Partant, la Chambre sociale admet qu'il y a bien eu violation du statut protecteur du représentant du personnel, ce qui ne peut se solder que par le fait que la résiliation produit les effets d'un licenciement nul.

  • L'indemnisation due au salarié

Le salarié protégé dont la demande de résiliation judiciaire est accueillie a droit à une indemnisation conséquente puisque, outre les indemnités dues à raison de la rupture de son contrat de travail (indemnité légale ou conventionnelle de licenciement, indemnité pour licenciement sans cause réelle, indemnité compensatrice de congés payés et indemnité de préavis), il peut prétendre, ainsi que le confirme la Cour de cassation dans l'espèce rapportée, à une indemnité au titre de la violation de son statut protecteur.

Il est, désormais, de jurisprudence constante que cette indemnité est égale à la rémunération que le salarié protégé aurait dû percevoir entre son éviction et la fin de la période de protection (v., par ex., Cass. soc., 10 mai 2006, n° 04-40.901, M. Benyamina Benaïssa c/ Société CIAM N° Lexbase : A3747DPH). La mise en oeuvre de cette solution en matière de résiliation judiciaire pose au moins deux difficultés, dont l'une est résolue par l'arrêt sous examen. Ainsi que l'affirme, en effet, la Cour de cassation, le salarié n'a droit "qu'au paiement d'une indemnité égale à la rémunération qu'il aurait dû percevoir jusqu'à l'expiration de la période de protection en cours au jour de la demande". Par voie de conséquence, il ne saurait être tenu compte du fait que le salarié a été, en cours d'instance, réélu en qualité de représentant du personnel. Cette solution, qui a pour effet de limiter l'indemnité due au salarié, peut être contestée, ne serait-ce que parce que l'on peine à lui donner un fondement juridique. On ajoutera que, si le salarié ne peut mener à terme son nouveau mandat, c'est par la faute de son employeur. Pourquoi, dès lors, lui interdire de prétendre aux rémunérations qu'il aurait dues percevoir jusqu'au terme de celui-ci ? (6). A rebours, on pourra s'étonner que le salarié qui demande la résiliation judiciaire de son contrat se porte candidat à des élections professionnelles, si ce n'est pour obtenir des dommages-intérêts plus importants (7).

A cela, vient se greffer la seconde difficulté précédemment relevé. En effet, si l'on connaît désormais le terme de la période permettant de calculer l'indemnité due au salarié au titre de son statut protecteur, qu'en est-il de son début ? Ainsi que nous l'avons vu, il s'agit de l'"éviction" du salarié de l'entreprise. En matière de licenciement ou même de prise d'acte, cette éviction n'est pas difficile à situer. Mais il n'en va pas de même en matière de résiliation judiciaire. Il est certes vrai que la Cour de cassation a jugé qu'"en matière de résiliation judiciaire du contrat de travail, sa prise d'effet ne peut être fixée qu'à la date de la décision judiciaire la prononçant, dès lors qu'à cette date le salarié est toujours au service de son employeur" (Cass. soc., 11 janvier 2007, n° 05-40.626, Société centrale pour le financement de l'immobilier (SOFCIM) N° Lexbase : A4828DTY). La rupture du contrat intervenant à la date de la décision judiciaire, le salarié pourrait donc prétendre à une indemnisation correspondant aux salaires qu'il aurait perçus entre le prononcé de la résiliation judiciaire et la fin de la période de protection (8). Le problème réside dans le fait que la décision judiciaire peut intervenir à un moment où le salarié n'est plus titulaire d'un mandat de représentant du personnel, alors que les manquements de l'employeur, voire la demande en justice, sont intervenues alors que le mandat était en cours. Faut-il dans ce cas se résigner à admettre que le salarié peut être privé de toute indemnisation au titre de la violation de son statut protecteur ?

Afin d'éviter cette issue, deux solutions viennent à l'esprit : soit on considère que l'"éviction" du salarié correspond à la date de sa demande en résiliation judiciaire, soit on fait remonter celle-ci à la date à laquelle l'employeur s'est rendu coupable du manquement ayant conduit à la résiliation. La difficulté réside dans le fait que, dans ces deux hypothèses, le salarié a, en principe, continué à travailler et donc à percevoir une rémunération. Or, l'indemnisation au titre de la violation du mandat, qui correspond rappelons-le aux rémunérations que le salarié aurait dû percevoir entre son éviction et la fin de son mandat, entraînerait ici un cumul difficile à justifier, si ce n'est par l'idée de sanction civile. En définitive, on ne peut que constater que la résiliation judiciaire du contrat de travail du salarié protégé laisse encore dans l'ombre un certain nombre de questions délicates que la Cour de cassation sera certainement amenée à trancher dans l'avenir.


(1) Une telle décision a de quoi surprendre compte tenu de la violation manifeste de la loi qu'elle implique.
(2) L'arrêt commenté démontre que la résiliation judiciaire peut être prononcée alors même que le manquement ne consiste pas stricto sensu dans une inexécution contractuelle. Une telle assertion pourrait, cependant, être discutée dès lors que, à notre sens, le respect du contrat de travail exige de l'employeur qu'il applique la convention collective mise en cause.
(3) J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail, Précis Dalloz, 24ème éd., 2008 (avec notre coll.), § 448.
(4) V. en ce sens, J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, ouvrage préc., § 907.
(5) Cass. soc., 21 janvier 2003, n° 00-44.502, Société Sogeposte (N° Lexbase : A7345A4S) et nos obs., "Autolicenciement" d'un salarié protégé : réflexions autour de la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié, Lexbase Hebdo n° 57 du 5 février 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N5763AAP) ; Cass. soc., 5 juillet 2006, n° 04-46.009, M. Jean-Louis Barbot (N° Lexbase : A3701DQ7) et les obs. de Ch. Radé, Prise d'acte de la rupture du contrat de travail par un salarié protégé, Lexbase Hebdo n° 224 du 19 juillet 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N1109ALN).
(6) Il faut également évoquer l'hypothèse dans laquelle le salarié forme sa demande en résiliation après la fin de son mandat mais en invoquant des manquements de l'employeur commis pendant ce dernier.
(7) Argument de fait peu dirimant dès lors que, d'une part, la rupture du contrat n'est jamais acquise et que, d'autre part, la fraude permet de contrecarrer ce type d'attitude.
(8) L'arrêt commenté ne permet pas de se prononcer sur la question. Toutefois, en se référant à la demande en justice, la Cour de cassation n'entend-elle pas fixer à cette date là l'"éviction" du salarié.


Décision

Cass. soc., 4 mars 2009, n° 07-45.344, Société Tecnor Sofac c/ M. Jacques Pichon, FS-P+B (N° Lexbase : A6350EDK)

Cassation partielle de CA Rennes, 5ème ch. prud., 9 octobre 2007

Textes visés : C. civ., art. 1184 (N° Lexbase : L1286ABA) et C. trav., art. L. 2421-3 (N° Lexbase : L0209H9M)

Mots-clefs : salarié protégé ; résiliation judiciaire ; violation du statut protecteur ; indemnisation ; calcul

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