La lettre juridique n°500 du 4 octobre 2012 : Environnement

[Questions à...] Procès de l'"Erika" : la Cour de cassation consacre une victoire totale du droit de l'environnement - Questions à Maître Alexandre Moustardier, Avocat, Associé-gérant, Huglo Lepage & Associés Conseil

Réf. : Cass. crim., 25 septembre 2012, n° 10-82.938, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A3030ITE)

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N3687BTQ

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[Questions à...] Procès de l'"Erika" : la Cour de cassation consacre une victoire totale du droit de l'environnement - Questions à Maître Alexandre Moustardier, Avocat, Associé-gérant, Huglo Lepage & Associés Conseil. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/6868306-questions-a-proces-de-lerika-la-cour-de-cassation-consacre-une-victoire-totale-du-droit-de-lenvironn
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires

le 04 Octobre 2012

Après avoir déversé sur 400 kilomètres de côtes le pétrole qu'il transportait, c'est de l'encre que fait aujourd'hui couler l'Erika, celle de la presse généraliste, mais aussi -et surtout- celle des juristes, tant les réactions sont nombreuses face au procès éponyme. Rappelons rapidement que l'Erika, un pétrolier battant pavillon maltais (pavillon de complaisance) construit en 1975 et affrété par la société Total-Fina-Elf, a fait naufrage le 12 décembre 1999 se brisant en deux au large du Golfe de Gascogne au sud de la pointe de Penmarch (Bretagne), à environ 30 milles des côtes françaises, lors d'un transport de 37 000 tonnes de fuel lourd en provenance de Dunkerque et à destination de Messine (Sicile). Les conséquences sont sans précédent sur les côtes françaises : la marée noire, et le désastre écologique qui en résulte, émeuvent l'opinion et jettent le discrédit sur les pavillons de complaisance et les sociétés pétrolières qui font appel à leurs services. Par ordonnance du juge d'instruction du 2 février 2006, de nombreux protagonistes (la société de classification italienne, les propriétaires du navire et l'affréteur principalement) sont renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris du chef de pollution tel que défini par l'article 8 de la loi n° 83-583 du 5 juillet 1983 (aujourd'hui C. envir., art. L. 218-22 N° Lexbase : L2133IBM). Face à eux, de nombreuses parties civiles, départements, communes et associations de défense de l'environnement, réclament l'indemnisation de leurs préjudices. Le 16 janvier 2008, le tribunal correctionnel de Paris rend son jugement et déclare l'affréteur, la compagnie pétrolière Total, la société de classification, l'armateur du navire et son gestionnaire coupables du délit de pollution. En appel (1), les condamnations sont confirmées et les dommages et intérêts alloués, notamment au titre du préjudice écologique pur, dont elle consacre pour la première fois, après le tribunal correctionnel, la reconnaissance judiciaire, sont même sensiblement revus à la hausse. Néanmoins, prévenus et parties civiles ne sont pas pleinement satisfaits par la lecture juridique qui est faite par la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 30 mars 2010, les premiers reprochant essentiellement à la décision d'avoir absout la société Total de toute responsabilité civile. C'est donc un arrêt très attendu, et pas seulement par la communauté des juristes, qu'a rendu, le 25 septembre 2012, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans sa formation plénière. L'issue était d'autant plus incertaine que l'Avocat général préconisait une cassation de l'arrêt pour incompétence des juridictions françaises. Finalement, la position de la Cour régulatrice fut tout autre. En effet, après avoir approuvé la cour d'appel de Paris d'avoir retenu sa compétence pour statuer tant sur l'action publique que sur l'action civile, elle confirme les condamnations pénales et se prononce en faveur de la responsabilité de la société Total la condamnant à réparer les conséquences du dommage solidairement avec ses co-prévenus d'ores et déjà condamnés par la cour d'appel.

Afin de décrypter cette décision, ses fondements et ses implications, Lexbase Hebdo - édition affaires a rencontré l'un des représentants de certaines communes, parties civiles, dans ce procès, Maître Alexandre Moustardier, Avocat, Associé-gérant, Huglo Lepage & Associés Conseil, qui a accepté de répondre à nos questions.

Lexbase : L'Avocat général Didier Boccon-Gibod, dans son avis, préconisait la cassation sans renvoi de l'arrêt d'appel pour incompétence des juridictions françaises dans cette affaire. Quels étaient ses arguments et pourquoi la Cour de cassation a-t-elle jugé différemment ? Cette solution est-elle, selon vous, totalement justifiée ?

Alexandre Moustardier : L'Avocat général soutenait en effet que la juridiction française n'était pas compétente car, disait-il, la tradition du droit international de la mer est privilégiée sur le critère de la compétence territoriale, la loi dite du pavillon, étant entendu que le navire battait pavillon maltais. Il soutenait ainsi, compte tenu du fait que l'accident était survenu au-delà des eaux territoriales, certes dans les eaux économiques, mais au-delà de la mer territoriale, que les tribunaux de Malte étaient compétents, et indirectement que ceux de France étaient incompétents.
Je me permettrais de relever au passage que l'idée même d'un tel procès devant les tribunaux de Malte prêtait à sourire puisque la juridiction, c'est le moins qu'on puisse dire, n'est pas très organisée dans cet Etat minuscule, mais l'argument avait pour portée d'obtenir la cassation sans renvoi de l'arrêt de la cour d'appel de Paris.

Je réponds à votre deuxième question, il est évident qu'une telle perspective aurait consisté pour la Cour de cassation en quelque sorte à nier sa propre existence en tant que juridiction suprême, ce qui est en définitive un suicide judiciaire bien organisé et qui était proposé. Reconnaître l'incompétence ab initio du tribunal correctionnel de Paris revenait pour la Cour de cassation, elle-même juridiction française, à se déclarer tout autant incompétente. Sur le plan de l'administration de la justice, cette idée apparaissait incongrue et si la Cour de cassation en a jugé différemment, c'est tout simplement que la position de l'Avocat général méconnaissait la tradition judiciaire dans l'hypothèse où l'acte initial de pollution vient d'un fait commis à l'étranger. Pourquoi traiter différemment la situation d'une pollution en mer à la situation d'une pollution dont l'origine se trouve sur le territoire d'un Etat étranger, dès lors qu'il est facile de comprendre que l'élément constitutif du délit, en l'espèce des dommages, est commis en France ? Les arrêts de la Cour de cassation, et en particulier de la Chambre criminelle sur ce point, sont trop abondants pour être cités. Il y a aussi un précédent, l'arrêt qu'avait obtenu mon associé Christian Huglo dans une longue affaire qui était l'affaire dite "des boues rouges de la Montedison". Dans une décision du 2 avril 1978, la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait ainsi jugé, s'agissant d'une pollution survenue en haute mer, que les tribunaux français dans le ressort duquel s'étaient manifestés les effets de la pollution restaient compétents pour les juger.

Il est évident, et je réponds à votre troisième question, que la solution de la Cour de cassation est totalement justifiée, non pas par référence à la tradition, mais tout simplement parce que la juridiction elle-même et son existence sont absolument indispensables pour régler des questions aussi graves que celles de l'espèce. Avez-vous songé un instant aux conséquences psychologiques d'une déclaration d'incompétence et au fait que cette situation aurait abouti à un véritable suicide juridictionnel ?

Lexbase : Sur le plan pénal justement, l'arrêt de la Cour de cassation, qui a confirmé l'arrêt d'appel en retenant la responsabilité du pollueur, est une victoire pour vous. Pouvez-vous nous expliquer le fondement de cette décision ?

Alexandre Moustardier : Sur le plan pénal, il est vrai que l'arrêt de la Cour de cassation qui a confirmé la cour d'appel en retenant la responsabilité du pollueur ne fait aucun doute des fautes successives relevées par l'arrêt de la cour d'appel.
L'initiative même du transport de déchets sous couvert des qualifications en fuel lourd n° 2 impliquait les risques considérables car des produits de ce genre ne peuvent pas être transportés s'ils ne sont pas chauffés à 60 ou 70° C, il faut des navires très résistants et de bonne qualité. En choisissant un navire dont les contrôles avaient été insuffisants et en négligeant les conséquences des premières constatations que ses agents avaient faites sur la qualité du bateau et en ordonnant effectivement le transport, Total et ses filiales ont manifestement commis une faute. La question n'est pas difficile à trancher dès lors que pratiquement tous les délits d'environnement ne sont pas simplement des délits susceptibles d'être reprochés à des personnes physiques ou à des dirigeants, mais également à la personne morale.

La décision du nouveau Code pénal de 1994 d'étendre la responsabilité de la personne morale est la résultante directe du procès de Chicago qui avait vu affirmer la responsabilité désormais des maisons mères pour les filiales dans la célèbre affaire de l'Amoco Cadiz. Elle était conduite pour les collectivités publiques et privées de la Bretagne par mes associés Corinne Lepage et Christian Huglo.

Lexbase : L'un des apports essentiel de cet arrêt, et qui marque également une victoire pour les parties civiles que vous représentiez, est la cassation de l'arrêt d'appel concernant la responsabilité civile de Total. En effet, la Cour régulatrice a, au contraire, estimé que Total, comme les autres prévenus, devait réparer les conséquences du dommage. Pouvait-il en être autrement ?

Alexandre Moustardier : Il est logique que la Cour de cassation retienne la responsabilité civile de la société Total. D'abord, je relèverais que le hiatus existant entre coupable mais non responsable pose des problèmes non seulement juridiques, mais d'ordre moral ou d'ordre éthique. A quoi sert le droit pénal dans ces conditions ? Un confrère pénaliste m'a dit avant le délibéré que le droit pénal n'était pas au service des victimes... et après le délibéré qu'il ne méritait plus le nom de droit... Au contraire, ici, la juridiction pénale française s'est réaffirmée en confirmant qu'elle était compétente et en rendant la décision forte que l'on connaît.

Il fallait aller jusqu'au bout du processus et Christian Huglo le relevait dans sa première interview à Lexbase en 2010 : l'arrêt était lapidaire sur les fautes volontaires, ou ce que l'on appelle la témérité, et l'appréciation de la cour d'appel avait été vraiment péremptoire ; on reprochait à l'arrêt un défaut de motivation. La Cour de cassation, parfaitement consciente des critères posés par la Convention de Bruxelles de 1969 sur ce qu'on appelle la "témérité", qui exonère en quelque sorte de l'exonération de responsabilité, s'est engouffrée dans ce passage et il faut saluer l'effort fait par la Cour de cassation de ressaisir complètement les faits et d'entrer en voie de condamnation.

J'avoue que pour moi, cette avancée a été une véritable et divine surprise.

Lexbase : Véritable avancée, l'obligation pour le pollueur d'assurer la réparation du dommage écologique est consacrée par la Cour de cassation. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce point ?

Alexandre Moustardier : S'agissant du dommage écologique, la Cour de cassation le consacre, mais les tribunaux l'avaient jugé dans l'affaire de la Montedison déjà citée. La grande avancée résulte de l'arrêt de la cour d'appel de Paris, car l'arrêt de la Cour de cassation ne fait que simplement confirmer sa position : en une phrase, page 255 de l'arrêt, il est dit que la cour d'appel avait eu raison d'accorder la réparation, je n'en dis pas plus. Il faut donc se reporter à l'arrêt de la cour d'appel sur ce point qui consacre le double aspect du dommage écologique, d'une part, l'atteinte à l'image de marque des collectivités publiques ou privées et, d'autre part, la réparation liée à la remise en état de l'estran.

J'ai travaillé en détail ce dossier avec Christian Huglo et nos conclusions sont extrêmement explicites sur ce point particulier. Nous avons appliqué, comme l'avait rappelé Christian Huglo dans sa précédente interview dans ces colonnes, la théorie dite de l'unité de biodiversité. Nous avons fait établir des cartes de l'estran, nous avons fait calculer les surfaces touchées. Vous savez que l'estran, c'est la partie découverte et recouverte par la mer sur les plages, donc la partie biologiquement la plus riche ; pour prendre une image, en fin de compte, nous avons appliqué la théorie de l'occupation du milieu, c'est aussi le nombre de personnes installées dans des tentes sur des champs de blé en cours de croissance, on s'est amusé à jeter autour de ces tentes de l'eau polluée avec des produits chimiques, il faudra attendre le recouvrement pour que le champ de blé puisse remplir à nouveau son office. Les différentes juridictions appelées à statuer sur des réparations de ce type considèrent qu'il y a lieu d'indemniser la perte de récolte et le cycle de repeuplement biologique. Comme vous le voyez, c'est extrêmement simple et concret, aucun aspect métaphysique à la question, c'est ce qu'on appelle tout simplement la théorie de la réparation intégrale. Bien entendu, il est clair que le dommage écologique pur causé à la mer n'est pas réparé, mais en l'état du droit, c'est une autre question.

Il faut tout de même relever à l'avantage de Total que celui-ci a pris des dispositions pour pomper le fuel restant dans l'Erika, cela à ses frais.

J'ajouterais que la Cour de cassation confirme ici encore une fois une position sur l'environnement forte. Déjà quand, à l'initiative de mon associée Corinne Lepage, nous avions engagée une action à l'encontre de la société Total sur le fondement, cette fois-ci, de la législation déchets, la Cour de cassation nous avait suivis (2), de même que la Cour de justice des Communautés européennes (3) alors, en reconnaissant une responsabilité à cette société en qualité de détenteur actif du déchet constitué par les hydrocarbures répandus sur le littoral. Une avancée considérable pour l'environnement une fois encore.

Lexbase : Redoutez-vous un recours de Total devant la CEDH ou la CJUE ?

Alexandre Moustardier : Sur votre dernière question et le recours éventuel de Total devant une juridiction européenne, je crois que notre confrère avait parlé de la Cour européenne des droits de l'Homme, ce qui nous avait beaucoup étonné, puisque normalement les personnes morales n'y sont pas admises, sauf semble-t-il lorsque leurs droits de propriété sont en cause. Si Total avait vraiment voulu aller devant la Cour européenne des droits de l'Homme, il aurait fallu qu'il démontre que la pollution commise portait atteinte à son droit de propriété, il aurait fallu affirmer un droit de l'Homme du pollueur, très franchement tout cela n'apparait pas très sérieux, ni surtout convaincant. On peut toujours dire que l'on fait un recours, même irrecevable, mais à ce moment-là, c'est de la communication, ce n'est plus du droit.

Il n'en reste pas moins que je ne vois pas un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne, en général elle n'est pas saisie directement dans des affaires de ce type et encore il faudrait un peu plus d'explications. Traditionnellement, la Cour de justice de l'Union européenne est saisie de questions préjudicielles, la Cour de cassation n'en a pas besoin, elle avait déjà fait sa religion dans l'affaire que j'ai rappelée que nous avions traitée avec Corinne Lepage, c'est-à-dire l'affaire dite "commune de Mesquer contre Total" dans laquelle nous avons fait apprécier par la juridiction de l'Union européenne que Total avait rejeté des déchets et qu'il fallait effectivement que cette société en assure aussi la réparation (4).

Sur ce point, nous avons une longueur d'avance.


(1) CA Paris, Pôle 4, 11ème ch., 30 mars 2010, n° 08/02778 (N° Lexbase : A6306EU4) ; cf. Procès de l'Erika : la reconnaissance judiciaire du préjudice écologique - Questions à Maître Christian Huglo, Avocat à la Cour, Huglo Lepage & Associés Conseil, Docteur en droit, Spécialiste en droit de l'environnement et en droit public, Lexbase Hebdo n° 397 du 3 juin 2012 - édition privée (N° Lexbase : N2199BP7) ; Ch. Huglo, L'Erika : éclairages sur la reconnaissance et la réparation du préjudice écologique, Environnement & Technique, n° 296, mai 2010.
(2) Cass. civ. 3, 17 décembre 2008, n° 04-12.315, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8642EBP).
(3) CJCE, 24 juin 2008, aff. C-188/07 (N° Lexbase : A2899D9A).
(4) Cass. civ. 3, 17 décembre 2008, n° 04-12.315, préc. et CJCE, 24 juin 2008, aff. C-188/07, préc..

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