La lettre juridique n°844 du 19 novembre 2020 : Procédure pénale

[Focus] Huit ans de bataille pour la dignité des personnes détenues, de la CEDH au Conseil constitutionnel

Réf. : Cons. const., décision n° 2020-858/859 QPC, du 2 octobre 2020, M. Geoffrey F. et autre (N° Lexbase : A49423WX)

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[Focus] Huit ans de bataille pour la dignité des personnes détenues, de la CEDH au Conseil constitutionnel. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/61440984-focus-huit-ans-de-bataille-pour-la-dignite-des-personnes-detenues-de-la-cedh-au-conseil-constitution
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par Amélie Morineau, Avocate au barreau de Paris, Présidente de l’Association des Avocats pour la Défense des Droits des Détenus (A3D), membre de l’Observatoire International des Prisons (OIP)

le 19 Novembre 2020


Mots-clés : dignité des personnes détenues • conditions de détention • traitements inhumains et dégradants • référé liberté • référé mesures-utiles • Contrôleur général des lieux de privation de liberté • Observatoire international des prisons

La lutte pour le respect de la dignité des personnes incarcérées est une longue histoire qui connait plus de défaites que de victoires. Pourtant, ce 2 octobre 2020, le Conseil constitutionnel est venu clore un chapitre essentiel : celui du droit à un recours effectif pour les personnes victimes de traitements inhumains et dégradants du seul fait de leur placement en détention provisoire dans tel ou tel établissement pénitentiaire vétuste, dans telle ou telle cellule insalubre.

Il aura donc fallu huit ans.

À lire également : M. Giacopelli, Le raz de marée du principe de dignité, Lexbase Pénal, novembre 2020 (N° Lexbase : N5183BYM)


I. L’affaire des Baumettes, le constat de l’impuissance nationale

En octobre 2012, vingt-deux contrôleurs du Contrôle général des lieux de privation de liberté pénétraient au centre pénitentiaire des Baumettes pour rester onze jours sur les lieux. Ils visitaient chaque bâtiment, de jour comme de nuit, et rencontraient l’ensemble des personnels (agents de l’administration pénitentiaire, personnels de soin, enseignants de l’éducation nationale, représentants des cultes…) et des personnes détenues qui souhaitaient s’entretenir avec eux.

Ce qu’ils y découvrir ne laissait aucune place au doute, ni à l’hésitation : une odeur pestilentielle d’urine et d’ordures, des rats, des moucherons, des scorpions aussi, des araignées, des cloportes et d’autres nuisibles qui proliféraient dans les coursives, les cellules, les frigos. Les fils électriques dénudés, les interphones cassés, l’absence de fenêtre, d’eau chaude, d’eau courante parfois. Les sanitaires hors d’usage, les chasses d’eau défectueuses, les fuites dans les cellules ou les couloirs. Les inondations récurrentes de certaines parties des bâtiments et des cours de promenade. L’absence de rangement, de table, de chaise ou de lampe dans les cellules. Le traitement défectueux des déchets, des cantines et des repas. La pénurie d’activités, rémunérées, sportives ou culturelles. La surpopulation et le manque de personnels. Les budgets diminués de 25 à parfois 50 %. Les violences physiques et psychologiques, entre détenus et contre les surveillants. Les trafics, les rackets, les pressions permanentes. La corruption. Et enfin le silence et l’omerta au sein de la détention.

En quittant les lieux, et sans tergiverser, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) qualifiait les conditions de détention de « sans doute inhumaines, surement dégradantes » [1] tant pour les personnes détenues que pour les personnels.

Le constat était sans appel et justifiait l’usage de l’exceptionnelle procédure d’urgence dont il disposait pour révéler l’ampleur de la situation. L’institution demeurait néanmoins dépourvue de moyens de contrainte à l’égard de l’administration.

Il s’agissait d’une occasion inespérée pour l’Observatoire international des prisons (OIP) de saisir le juge en s’appuyant, pour la première fois, sur un état des lieux irréprochable.

L’OIP, joint déjà à l’époque par le Syndicat des avocats de France, le Conseil national des barreaux, le Syndicat de la magistrature et le barreau de Marseille, avait ainsi saisi le juge administratif pour que cessent, sur le champ, les conditions indignes de détention de centaines de personnes détenues aux Baumettes.

D’abord, le référé-liberté. L’OIP avait saisi le juge administratif sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT), procédure qui doit permettre au requérant d’obtenir du juge des référés « toutes mesures nécessaires » à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle l’administration aurait porté atteinte de manière grave et manifestement illégale.

Statuant en premier ressort, le tribunal administratif de Marseille avait reconnu, en se fondant exclusivement sur les éléments rapportés par le CGLPL, que « les conditions d’hygiène régnant au sein du centre pénitentiaire des Baumettes […] portent une atteinte grave au droit des personnes détenues à ne pas être victimes de traitements inhumains et dégradants » [2].

Quant à l’urgence c’est la « persistance des dysfonctionnements » qui permettait de la justifier.

Pour la première fois, l’OIP obtient que le juge ordonne à l’administration de veiller à ce que chaque cellule dispose d’un éclairage artificiel et d’une fenêtre en état de fonctionnement, qu’elle procède à l’enlèvement des détritus tant des parties communes que des cellules et qu’elle modifie sans délai les méthodes de distribution des repas.

La victoire n’était pas satisfaisante pour autant. L’OIP sollicitait le retrait de tout objet dangereux des cellules, l’éradication ou au moins l’enrayement du développement des insectes et autres nuisibles, la garantie de l’accès à l’eau potable pour tous les détenus de l’établissement et un éclairage satisfaisant des parties communes. L’association interjetait appel devant le Conseil d’État.

Certaines demandes étaient devenues sans objet à la suite de l’intervention, tardive mais réelle, de la direction de l’établissement. C’est sur l’éradication des nuisibles que la victoire en appel fut plus grande que devant la juridiction phocéenne. « Il résulte de l’instruction et des observations du représentant à l’audience du CGLPL que les rats prolifèrent et circulent dans l’établissement, que de nombreux insectes, tels cafards, cloportes ou moucherons colonisent les espaces communs et certaines cellules, y compris les réfrigérateurs, que des cadavres de rats peuvent rester plusieurs jours sur place avant d’être retirés » [3]. En conséquence, le Conseil d’État ordonnait la dératisation de l’établissement.

Si les effets de ces décisions successives furent bien réels, ils se limitèrent néanmoins aux difficultés matérielles de l’établissement, parce que le juge ne pouvait être que celui de l’évidence, de l’urgence et du court terme.

Changement de stratégie : place au référé dit mesures-utiles. Face à la gravité du constat et au caractère extrêmement limité des avancées obtenues en référé liberté, l’OIP saisissait le tribunal administratif de Marseille sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, selon la procédure dite du référé mesures-utiles. L’association sollicitait la fermeture des trois bâtiments de la maison d’arrêt des hommes et la réaffectation de ses occupants au nom du respect de la dignité humaine et du maintien des liens familiaux des personnes détenues.

Sans surprise, le tribunal administratif de Marseille refusait de prononcer davantage que ce « qu’exige le rétablissement à court terme de la salubrité, de la dignité et de sécurité dans les conditions de détention des personnes » [4] et ordonnait qu’il soit procédé sous trois mois aux travaux « indispensables » d’étanchéité du bâtiment D, d’installation de cloisons d’intimité dans 161 cellules, de mise en conformité électrique, et de remise en état des monte-charges pour compléter les mesures prescrites par le Conseil d’État moins d’un mois plus tôt.

Naissance d’une stratégie contentieuse. Les Baumettes représentaient ainsi la première étape de ce qui deviendrait une très longue campagne contentieuse pour la défense du droit de chaque personne détenue au respect de sa dignité. Pour la première fois une association obtenait des juges administratifs qu’ils forcent l’administration pénitentiaire à engager en urgence de lourds travaux dans l’un de ses établissements.

À l’époque, Patrice Spinosi, avocat de l’OIP, indiquait avec une certaine lucidité que « la procédure [était] hardie. C’est une démarche totalement inédite. Mais que peut-on faire lorsqu’on constate un traitement inhumain et dégradant ? Quel est le mécanisme dans un État de droit ? Si le juge ne nous donne pas raison, on aura fait la démonstration de la faillite du système français. Le droit avance à coups de contentieux » [5].

L’OIP avait en effet fait la démonstration des limites des recours à la disposition des acteurs du contrôle extérieur, comme des personnes détenues.

II. Face à l’absence de recours effectif, une solution européenne

À partir de 2014, une stratégie contentieuse fondée sur des recours individuels portés devant la Cour européenne des droits de l’Homme, coordonnée par l’OIP, se mit progressivement en place pour faire face à l’indignité des conditions de détention mais aussi et surtout à l’ineffectivité des voies de recours internes.

Les premières requêtes ont été déposées par les personnes incarcérées au centre pénitentiaire de Ducos, en Martinique, puis à Nîmes, Faa’a Nuutania (Polynésie), Nice, Baie-Mahault (Guadeloupe), et Fresnes. L’OIP a ainsi accompagné les plaintes d’une quarantaine de personnes détenues.

Sans épuiser aucune voie de recours interne, les requérants ont directement saisi la Cour, les uns après les autres, démontrant qu’aucun recours effectif n’existait et s’appuyant sur les constats, souvent accablants, des nombreuses institutions qui se sont associées à la plupart des requêtes déposées devant la Cour : Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Défenseur des droits, Commission nationale consultative des droits de l’Homme, Conseil national des barreaux, ordres et organisations d’avocats.

Le 30 janvier 2020, par une décision historique [6], se prononçant sur trente-deux de ces affaires, la Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu que les requérants avaient été victimes de traitements inhumains et dégradants (violation de l’article 3 de la CESDH N° Lexbase : L4764AQI) en raison des conditions de détention qui leur étaient imposées.

Au-delà des six établissements concernés, la Cour a condamné le caractère structurel des mauvaises conditions de détention en France et exigé du Gouvernement français qu’il adopte des mesures permettant « la résorption définitive de la surpopulation carcérale », recommandant « l’adoption de mesures générales visant à supprimer le surpeuplement et à améliorer les conditions matérielles de détention ».

Pour la première fois, là encore, la France recevait une condamnation solennelle sous la forme d’un arrêt quasi-pilote dont la portée excède amplement les cas individuels qui lui étaient présentés.

La condamnation ainsi prononcée sur le fondement d’une violation de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme s’accompagnait d’une autre : le constat de l’absence de recours effectif qui non seulement permettait aux requérants de saisir la Cour sans respecter la condition préalable d’épuisement des voies de recours internes mais constituait surtout une violation de l’article 13 de la Convention (N° Lexbase : L4746AQT).

La Cour constate ainsi dans son arrêt l’inefficacité et l’ineffectivité des recours existants, référés liberté comme référé mesures-utiles devant le juge administratif, et l’absence de recours devant le juge judiciaire pour permettre à une personne détenue de faire cesser, sans délai, l’atteinte qu’elle subirait du fait de ses conditions de détention.

Le Gouvernement français se trouvait enjoint de mettre en place un recours préventif permettant de remédier à des conditions de détention contraires à la dignité humaine, l’indemnisation a posteriori du préjudice subi ne pouvant évidemment être considéré comme une réponse appropriée.

III. Un État condamné, mais résolument immobile

Le 30 janvier 2020, la France était ainsi condamnée pour avoir soumis les personnes placées sous sa garde dans des conditions qualifiées de traitement inhumain et dégradant, portant résolument atteinte à la dignité humaine des personnes incarcérées, et pour avoir privé ces dernières de tout recours propre à faire cesser ces atteintes intolérables.

Pourtant, loin d’en tirer les conséquences, et alors que la situation dénoncée reste aujourd’hui encore d’actualité dans nombre des établissements visés par la décision mais aussi dans de nombreux autres, le Gouvernement français préféra faire mine d’ignorer la condamnation prononcée et de minimiser la gravité de la situation.

« Le droit avance à coups de contentieux » disait Patrice Spinosi en 2012 ; en 2020 rien n’a changé.

Huit ans plus tard, toute honte bue, le Gouvernement français, refusant d’adopter un mécanisme propre à faire cesser les traitements inhumains et dégradant que l’État impose aux personnes placées sous sa main, préféra encore laisser aux personnes incarcérées, aux avocats et à l’OIP le soin de l’y contraindre.

Depuis huit ans, tous les acteurs judiciaires, pénitentiaires, administratifs ou du contrôle extérieur le savaient et le disaient : les conditions de détention dans certains établissements sont indignes, indignes de l’espèce humaine à laquelle appartiennent ceux qui sont prisonniers comme ceux qui les jugent, ceux qui les gardent et ceux qui les défendent.

Tout le monde savait, et tout le monde s’en accommodait jusqu’à présent : le juge administratif pouvait enjoindre à l’administration de menus travaux d’amélioration, le juge judiciaire pouvait indemniser a posteriori et les juges européens pouvaient bien condamner.

Depuis huit ans, pourtant, personne n’était dupe. L’État était parfaitement conscient de l’inconventionnalité et de l’inconstitutionnalité de sa législation. Les motifs de la censure qui finirait inévitablement par advenir étaient prévisibles. Plus grave encore, l’État était parfaitement conscient de l’inhumanité de certains établissements pénitentiaires, et au lieu d’y chercher une solution, au lieu de tout mettre en œuvre pour y remédier, a – comme d’habitude – préféré attendre d’être définitivement obligé.

Force est de constater que la responsabilité et le courage du Gouvernement dans cette affaire n’ont eu d’égal que l’état déplorable des établissements concernés.

La Chambre criminelle, au secours du législateur. Cinq mois après, sans la moindre réaction du Gouvernement, deux personnes incarcérées ont saisi la Cour de cassation par l’intermédiaire de leurs conseils pour l’inviter à tirer toutes les conséquences de la condamnation européenne.

Ce fut chose faite par deux arrêts rendus le 8 juillet 2020 [7] : la plus Haute juridiction estime que le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle, doit, « sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires […] veiller à ce que la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans des conditions respectant la dignité humaine » et « s’assurer que cette privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant ».

L’article préliminaire du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3311LTS) qui prévoit qu’aucune mesure de contrainte ne peut porter atteinte à la dignité humaine, qui était hier insusceptible de justifier une remise en liberté, devient soudain un fondement satisfaisant.

Il appartient donc au juge judiciaire de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif selon les modalités suivantes : lorsqu’une personne fournit une description de ses conditions de détention « suffisamment crédible, précise et actuelle pour constituer un commencement de preuve de leur caractère indigne », la chambre de l’instruction doit, « dans le cas où le ministère public n’aurait pas préalablement fait vérifier ces allégations, […] faire procéder à des vérifications complémentaires afin d’en apprécier la réalité » et dans l’hypothèse où ces vérifications auraient permis de constater « une atteinte au principe de dignité à laquelle il n’a pas entre-temps été remédié » elle « doit ordonner la mise en liberté de la personne, en l’astreignant, le cas échéant, à une assignation à résidence avec surveillance électronique ou à un contrôle judiciaire ».

Quatre mois plus tard, il apparait que de rares juges des libertés et de la détention, saisis par des personnes détenues ou des avocats rapportant des éléments suffisants de preuve des conditions matérielles de leur incarcération, ont ordonné la remise en liberté ou refusé la prolongation de la détention provisoire de personnes détenues au visa des arrêts rendus le 8 juillet par la Chambre criminelle.

L’enjeux est immense pour les personnes détenues à titre provisoire en particulier dans des maisons d’arrêt qui se trouvent, de notoriété publique, dans un état de vétusté et d’insalubrité tel qu’il constitue presque à lui seul, la promiscuité aidant, un traitement inhumain et dégradant.

Le risque, lui aussi, est majeur. L’administration pénitentiaire ne dispose pas, en l’état, d’un parc pénitentiaire capable d’assurer l’encellulement individuel des plus de 60 000 personnes détenues. La solution proposée par la Chambre criminelle fait craindre la mise en place d’un jeu de chaises musicales macabre, avec des personnes détenues à même de revendiquer le respect de leurs droits et qui, ayant déposé un recours, se verront affectées à une cellule ou un établissement dont les conditions matérielles et la surpopulation garantissent le respect de leur dignité, et des personnes détenues qui, pour quelque raison que ce soit, par défaut d’accès à un conseil, à la langue, à l’écriture, seraient dans l’impossibilité de revendiquer se trouveraient de facto les principales victimes de traitements inhumains et dégradants.

Faute de volonté politique pour traiter la question de la sur-occupation systémique des établissements pénitentiaires français, et de moyens financiers alloués par l’État pour assurer la rénovation de l’ensemble des établissements vétustes, il ne fait aucun doute que la dignité de l’ensemble des personnes détenues ne saurait être garantie.

La Cour de cassation n’a pas entendu résoudre les enjeux politiques posés par la condamnation de la Cour européenne, mais y apporter une solution pragmatique, temporaire, dans l’attente d’un mécanisme législatif attendu, mais que le Gouvernement n’a pas semblé pressé d’adopter.

Conseil constitutionnel, dernier recours. Contrainte de constater l’absence de recours effectif à même de faire cesser les conditions indignes de détention pour les personnes incarcérées à titre provisoire, la Chambre criminelle transmettait en outre, et à la même date [8], deux questions prioritaires de constitutionnalité [9] portant sur la conformité des dispositions législatives applicables aux demandes de mise en liberté à la Constitution.

Huit ans après les premiers référés devant le juge administratif, six ans après les premières requêtes devant la Cour européenne des droits de l’Homme, les mêmes acteurs se présentaient enfin devant le Conseil constitutionnel : Observatoire international des prisons, Association des avocats pour la défense des droits des détenus (A3D), Conseil national des barreaux, Conférence des bâtonniers, Syndicat des avocats de France et Ligue des droits de l'homme.

Chacun venait dire combien l’indignité des conditions de détention affectait les personnes détenues et leur parcours d’exécution de peine, combien les décisions rendues par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, puis par la Cour de cassation étaient évidemment majeures et combien consacrer juridiquement un recours effectif qui permette de faire cesser les traitements inhumains et dégradants que subissent certaines personnes détenues était désormais un impératif. Et chacun venait surtout demander aux Sages de contraindre l’État par une décision d’inconstitutionnalité.

Dans une décision remarquable par sa clarté, le Conseil constitutionnel a, le 2 octobre 2020 [10], sanctionné définitivement le silence de la loi : « Aucun recours devant le juge judiciaire ne permet [à une personne placée en détention provisoire] d’obtenir qu’il soit mis fin aux atteintes à sa dignité résultant des conditions de sa détention provisoire. »

Alors que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle », le Conseil rappelle le législateur à ses obligations, déclare les dispositions critiquées inconstitutionnelles et exige que soit mis en place un mécanisme propre à « garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir un juge de conditions de détention contraires à la dignité humaine, afin qu’il y soit mis fin ».

L’adresse au législateur est sévère, mais adoucie par un report des effets de sa décision au 1er mars 2021. Le législateur dispose ainsi de cinq mois pour adopter – enfin ! – un recours préventif pour faire cesser l’indignité des conditions de détention des personnes placées en détention provisoire.

C’est une victoire, mais une victoire encore incomplète.

IV. Des perspectives encore incertaines

Plus de huit ans après les premiers recours engagés et malgré une condamnation historique de la France par la Cour européenne, l’histoire de la lutte pour le simple respect du droit à la dignité est encore loin d’être terminée.

L’ensemble des recours internes déposés l’ont été, devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation comme devant le Conseil constitutionnel, pour des personnes placées en détention provisoire, catégorie qui n’est pas la seule à subir l’indignité des conditions de détention.

Si le Gouvernement et le législateur ne profitent pas de l’occasion qui leur est donnée, avant le mois de mars, pour introduire en droit interne un recours effectif pour l’ensemble des personnes détenues, il faudra retourner à nouveau devant les juges, rejouer une bataille dont le résultat est pourtant déjà connu.

S’il est permis d’espérer que le Gouvernement s’épargne une nouvelle humiliation, les dix dernières années imposent au contraire la prudence, si ce n’est l’affliction.

Observées avec du recul, ces huit années de contentieux ont démontré que l’État, conscient des traitements inhumains qu’il imposait à des personnes placées sous sa garde, a systématiquement refusé d’introduire un recours à même de prévenir ces atteintes ou d’y mettre un terme. Au contraire, Gouvernement et législateur ont préféré proposer d’en indemniser les conséquences plutôt que d’en prévenir les causes.

Il n’existe toujours aucun recours légal qui permette de faire cesser les atteintes insupportables, inadmissibles et souvent inimaginables que subissent certaines personnes détenues mais il ne fait aucun doute qu’il existera demain, pour les personnes placées en détention provisoire, comme pour les personnes définitivement condamnées.

Il appartiendra ensuite aux avocats et aux magistrats de s’en saisir en veillant, chaque jour, à ce que les personnes détenues les plus vulnérables, celles dont chacun sait qu’elles n’ont qu’un accès au droit et au juge déjà limité (personnes étrangères ne maitrisant pas la langue, personnes souffrant de troubles psychiques, personnes ne maitrisant pas l’écrit par lequel tout se demande en détention, …) ne soient pas les victimes collatérales d’un progrès attendu.

D’autres craintes peuvent apparaitre face aux solutions envisagées : le mécanisme proposé par la Chambre criminelle de la Cour de cassation pour palier le vide législatif existant présente un inconvénient majeur, celui de permettre à l’administration pénitentiaire de faire cesser l’atteinte portée au requérant par son transfert dans un autre établissement. Il appartiendra, là encore, aux avocats et aux magistrats de veiller à ce que ces transferts, arbitraires, s’ils sont une solution pour garantir le respect de la dignité de la personne détenue, ne portent pas une atteinte disproportionnée à d’autres de ces droits, comme celui de maintenir les liens familiaux avec ses proches, de poursuivre des études seulement disponibles dans son établissement d’affectation…

L’histoire est loin d’être terminée mais les avocats devraient, dés aujourd’hui, en être les acteurs volontaires, attentifs et obstinés.

 

[1] Recommandations du Contrôleur général des lieux de privation de liberté du 12 novembre 2012 prises en application de la procédure d'urgence (article 9 de la loi du 30 octobre 2007) et relatives au centre pénitentiaire des Baumettes, à Marseille, et réponse de la garde des sceaux, ministre de la justice, du 4 décembre 2012 (N° Lexbase : Z29330ZA). 

[2] TA Marseille, 13 décembre 2012, n° 1208103 (N° Lexbase : A1229IZK).

[3] CE, 22 décembre 2012, n° 364584, 364620, 364621, 364647 (N° Lexbase : A6320IZ4).

[4] TA Marseille, 10 janvier 2013, n° 1208146.

[5] S. Slama, Constat d’insalubrité des Baumettes : de la justiciabilité à l’effectivité du contrôle sur les conditions de détention par le juge des référés-liberté, in Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 27 décembre 2012 [en ligne].

[6] CEDH, 30 janvier 2020, Req. 9671/15, J.M.B. et autres c/ France (N° Lexbase : A83763C9.

[7] Cass. crim., 8 juillet 2020, 20-81.739 (N° Lexbase : A71573Q7).

[8] Cass. crim., 8 juillet 2020, n° 20-81.731, FS-D (N° Lexbase : A10363RS) ; Cass. crim., 8 juillet 2020, n° 20-81.739, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A71573Q7).

[9] Cons. const., décision n° 2020-858/859 QPC, du 2 octobre 2020, M. Geoffrey F. et autre (N° Lexbase : A49423WX).

[10] Ibid.

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