La lettre juridique n°822 du 30 avril 2020 : Responsabilité

[Jurisprudence] De l’esprit à l’application de la loi « Badinter »

Réf. : Cass. civ. 2, 5 mars 2020, n° 19-11.411, F-P+B+I (N° Lexbase : A04293HD)

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par Henri Conte, enseignant-chercheur qualifié aux fonctions de maître de conférences

le 29 Avril 2020

La loi « Badinter » du 5 juillet 1985 (N° Lexbase : L7887AG9) ne cesse de poser des difficultés dans son application pratique. Alors que cette loi excluait de son domaine les trains et les tramways, la réorganisation récente de l’espace urbain a conduit les juges à l’appliquer à ces derniers sous certaines conditions.

 

« Un immense gaspillage d’intelligence et de temps, c’est peut-être le bilan que l’on dressera un jour de notre célèbre jurisprudence. Une bonne loi sur les accidents d’automobiles […] aurait sans doute permis de faire l’économie d’une construction aussi ambitieuse » [1]. La citation est célèbre, elle n’en témoigne pas moins des attentes de l’époque sur la question de l’indemnisation des victimes des accidents de la route. Trente-cinq ans après sa promulgation, cette loi suscite, toutefois, toujours des controverses dans son application. Elle poursuit un double objectif difficilement conciliable entre les intérêts des victimes et ceux des assureurs qui fera dire à son rapporteur : « De façon schématique, il ne faut plus dire ‘’je suis assuré parce que je peux être responsable d'un dommage’’ mais ‘’je suis responsable parce que je suis assuré’’ » [2].

Dans l’arrêt du 5 mars 2020 rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, les faits sont les suivants : un piéton traverse une avenue dont la voie est partagée par celle d’un tramway. Lors de cette traversée, la personne est percutée et blessée par le véhicule circulant sur sa voie.

Elle se tourne vers le tribunal de grande instance de Bordeaux [3] et demande l’application de la loi de 1985 [4] sur les accidents de la circulation qui est particulièrement favorable aux victimes. Ce dernier la lui refuse. Les premiers juges font alors application de la responsabilité du fait des choses et retiennent la faute de la victime justifiant une exonération du gardien à hauteur de 75 %. La victime interjette appel mais le jugement est confirmé, en toutes ses dispositions, par la cour d’appel de Bordeaux. Elle forme, alors, un pourvoi devant la Cour de cassation composé de deux moyens. Dans le premier, elle reproche aux juges du fond d’avoir confirmé le jugement qui n’avait pas retenu l’application de la loi « Badinter ». Seule la première branche de ce moyen retiendra l’attention des juges du droit.

Dans le second moyen, la victime se concentre sur la faute qui lui est reprochée et qui aurait contribué à la réalisation de son dommage. La deuxième chambre civile n’en fera, cependant, pas mention.

La Cour de cassation répond, donc, seulement à la question de savoir si la loi sur les accidents de la circulation était susceptible de s’appliquer ou non.

A cette question, elle répond négativement en rejetant le pourvoi formé par la victime. Dans un attendu liminaire, elle rappelle l’article 1er de la loi de 1985 qui précise que : « Les dispositions du présent chapitre s'appliquent […] aux victimes d'un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule terrestre à moteur ainsi que ses remorques ou semi-remorques, à l'exception des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres ». Au regard de cet article qui exclut l’application de la loi aux tramways circulant sur des voies qui leur sont propres, la deuxième chambre civile juge que la cour d'appel a justement relevé, qu’en l’espèce, le lieu de l’accident n’était pas ouvert à la circulation et que les voies du tramway étaient rendues distinctes des voies de circulation des véhicules.

Il existe, dans cet arrêt, un enjeu important quant à l’application de la loi « Badinter » (I) qui conduit à mener une réflexion sur son esprit (II) mais la Cour de cassation refuse de changer sa jurisprudence alors qu’elle pourrait y être, un jour, forcée (III).

I - De l’enjeu de l’application de la loi « Badinter »

1. L’avantage du régime spécial.  Dans cette espèce, la victime demande le bénéfice de la loi spéciale sur les accidents de la circulation. Dans ce régime, les victimes piétonnes qui ont subi des dommages corporels ne peuvent se voir opposer leur propre faute à l’exclusion d’une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident. Cela résulte de l’article 3 de la loi : « Les victimes, hormis les conducteurs de véhicules terrestres à moteur, sont indemnisées des dommages résultant des atteintes à leur personne qu'elles ont subis, sans que puisse leur être opposée leur propre faute à l'exception de leur faute inexcusable si elle a été la cause exclusive de l'accident ». L’enjeu lié à l’application du régime spécial est, donc, très important puisque la victime est ici un piéton qui a subi des dommages corporels. En effet, cette dernière a été traînée sur un mètre par l’engin et a subi de nombreux préjudices. Ici, la faute de la victime n’était ni intentionnelle ni inexcusable. En effet, la faute intentionnelle peut se définir comme « la recherche des conséquences impliquant, le cas échéant, l’acceptation des suites inéluctables d’un acte voulu » [5], or ici, il est évident que la victime n’a pas recherché les conséquences de son acte. Il s’agit bien d’un accident [6] et un accident est toujours involontaire. Ce dernier peut être défini comme un « fait soudain, fortuit, imprévu et indépendant de la volonté de l’assuré » [7]. Il ne s’agissait pas non plus d’une faute inexcusable qui est définie par la Cour de cassation comme « la faute volontaire d'une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience » [8] et sur laquelle celle-ci opère un contrôle normatif pour violation de la loi [9].

Il s’agissait ici, plus simplement, d’une faute d’imprudence. La victime a traversé la voie sans regarder. Bien qu’une expertise médicale indiquait une prise de stupéfiants, les juges n’ont pas caractérisé le lien de causalité entre celle-ci et la faute commise.

2. L’exonération partielle. La victime demandait, donc, l’application du régime spécial pour ne pas se voir opposer sa faute d’imprudence. Sans le bénéfice de la loi, la responsabilité générale du fait des choses trouvait à s’appliquer. Or, dans ce régime, le gardien responsable du fait d’une chose peut invoquer la faute de la victime pour s’exonérer. Si cette dernière présente les caractères de la force majeure, elle sera une cause d’exonération totale. En revanche, si la faute de la victime ne présente pas les caractères de la force majeure, elle n’exonère que partiellement le gardien. Ici, pour les différentes juridictions qui ont eu à statuer, la faute d’imprudence de la victime ne présentait pas les caractères de la force majeure ce qui explique que le gardien ait été jugé responsable à hauteur de 25 %.

II - De l’esprit de la loi « Badinter »

3. Les trains et tramways en site propre. D’après l’article 1 de la loi du 30 juillet 1985 : « Les dispositions du présent chapitre s'appliquent […] aux victimes d'un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule terrestre à moteur […] à l'exception des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres ».

Le texte contient sa propre limite. La loi s’applique : « à l'exception des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres ». S’il est vrai que « la raison de cette exclusion n’est pas précisée par le législateur » [10], on retrouve, tout de même, dans le Journal officiel du 11 avril 1985 transcrivant les débats parlementaires, une explication de l’auteur de la loi lui-même : « En revanche sont exclus les chemins de fer et les tramways circulant  ‘’en site propre’’  », selon le texte de l'Assemblée nationale. Sur ce point, il nous semble, en effet, préférable d'utiliser l'expression « sur des voies qui leur sont propres », qui est plus compréhensible pour le public. Pourquoi cette exclusion ? Parce que la circulation de ces véhicules n'obéit pas, dans les cas retenus aux principes de base de ce projet de loi tels que la circulation en un même lieu d'engins dangereux et de piétons et de cyclistes […]. « A notre sens, l'exclusion ne vaudra que lorsque ces véhicules circulent sur une voie que n'emprunte normalement aucun autre usager. Il s'ensuit que la loi devrait s'appliquer si un accident survient alors, par exemple, que les rails ne sont pas isolés de la chaussée où circulent les voitures ou bien si le véhicule qui roule sur une voie isolée croise une autre voie, -c'est le cas du passage à niveau  » [11].

Il apparaît donc bien que le législateur envisageait l’application de la loi dans le cas des tramways et des chemins de fer dans certains cas. Pour les tramways tout d’abord, toutes les fois où les rails ne sont pas isolés de la chaussée, ils pourraient se voir opposer la loi spéciale. C’est bien le sens du critère qui est mis en avant dans la phrase et qui est en lien avec cette affaire [12]. Pour les trains ensuite, puisque le cas du passage à niveau avait été spécifiquement envisagé par l’auteur de la loi qui souhaitait que cette dernière puisse s’appliquer. Malgré cela, dans un arrêt du 19 mars 1997 [13], les juges interpréteront la loi dans le sens contraire de celui voulu par le législateur en décidant que : « La loi du 5 juillet 1985 n'est pas applicable à un accident survenu entre un train et une automobile à un passage à niveau dès lors que le train circulait sur une voie propre » [14] et cela donnera lieu à une jurisprudence constante [15]. Les juges considèrent que la spécificité du passage à niveau ne lui fait pas perdre son caractère propre. Pourtant, dès lors que d’autres véhicules peuvent circuler sur cette voie, c’est qu’elle est partagée -pour une partie d'elle en tout cas-. Il eut sans doute été plus logique d’appliquer la loi lorsque la barrière du passage à niveau est ouverte (la voie n’est plus propre) et de ne pas l’appliquer dans le cas contraire (la voie est restée propre) [16]. Dans le cas d’une voiture qui viendrait foncer sur la barrière, la loi ne pourrait s’appliquer car la destruction de la barrière ne serait pas de nature à ôter le caractère propre de la voie.

4. La difficulté de la voie « empruntée ». Le mot « emprunter » pose problème : « A notre sens, [disait l’auteur de la loi] l'exclusion ne vaudra que lorsque ces véhicules circulent sur une voie que n'emprunte normalement aucun autre usager ». Il est difficile de savoir si la Cour de cassation, pour interpréter la loi, s’est déjà référée aux travaux parlementaires pour rendre ses décisions. Si tel est le cas, elle a interprété le mot d’une telle façon que, pour elle, une voie n’était empruntable que lorsque l’on allait dans son sens. Ainsi, on n’emprunterait pas une voie en la traversant. C’est l’idée qui ressort de la décision rendue le 17 novembre 2016 : « […] une voie ferrée n'est pas une voie commune aux chemins de fer et aux usagers de la route, ces derniers pouvant seulement la traverser à hauteur d'un passage à niveau, sans pouvoir l'emprunter ». Cependant, à la lecture des débats parlementaires il est possible de donner une tout autre interprétation. Lorsqu’il est dit que l’exclusion ne vaut pas lorsque des véhicules circulent sur une voie que n'emprunte normalement aucun autre usager, il est possible de penser que le terme « emprunter » fait plus simplement référence à l’action d’utiliser sans forcément que son utilisateur suive le sens de la voie. Cela est conforme à la définition du mot [17] et cette interprétation semble renforcée par la suite de la phrase tirée des débats parlementaires : « Il s'ensuit que la loi devrait s'appliquer si un accident survient alors, par exemple, que les rails ne sont pas isolés de la chaussée où circulent les voitures ou bien si le véhicule qui roule sur une voie isolée croise une autre voie -c'est le cas du passage à niveau- ».

Une telle analyse littérale suffirait s’il était facile d’évincer tous les enjeux en terme d’assurances qui se greffent, indubitablement, à cette loi. On sait que le législateur se préoccupait des conséquences inflationnistes sur les primes d’assurance [18] mais ce dernier était encore plus préoccupé par son efficacité [19]. Or, son efficience en sortirait grandie si la loi pouvait s’appliquer pour tous les tramways dont les voies ne sont pas isolées de la chaussée, éventualité presque inexistante à l’époque [20].

5. Les voies isolées. Il s’agissait précisément des faits de l’espèce. Concernant les piétons, les juges considèrent que la loi ne peut s’appliquer que lorsque l’accident a eu lieu sur un passage piéton et donc sur une voie partagée avec le tramway. C’est pour cette raison que le demandeur s’est efforcé de démontrer que l’accident avait bien eu lieu à une intersection. La victime se serait trouvée entre les potelets matérialisant l’intersection, elle aurait été intégralement indemnisée. L’application de la loi s’est jouée à un potelet ce qui peut être juridiquement regrettable. L’enjeu réside aussi dans le degré d’isolation des voies du tramway. Il faut reconnaître que la cour d’appel a fait un effort particulièrement important pour démontrer que la victime ne se trouvait pas là où elle le devait.  Elle fait, notamment, état de la présence de barrières installées de part et d'autre du passage piéton afin d'interdire le passage de ces derniers sur la voie réservée aux véhicules et de l’existence d'un terre-plein central implanté entre les deux voies de tramway visant à interdire tout franchissement [21]. Si de tels éléments paraissent, de prime abord, convaincants, la connaissance de l’implantation des tramways dans les centres-villes nous conduit à douter de ce caractère infranchissable [22]. La présence de terre-pleins, rarement plus haut d’une dizaine de centimètres suffit, sans doute, à indiquer aux piétons l’existence d’une délimitation des voies mais ne les rends pas infranchissables et ne mentionnent même pas l’interdiction de franchissement. Quant aux barrières, leur présence se limitant aux passages piétons, elles témoignent de leur inefficacité. C’est même l’aveu qu’elles étaient absentes de l’endroit où se trouvait la victime. C’est pourtant là aussi qu’il faut isoler les voies du reste de la chaussée. La cour d’appel prend ainsi le soin de montrer que la victime ne se trouvait pas sur le passage piéton pour lui opposer l’existence d’une délimitation dont elle ne pouvait bénéficier. 

6. Le refus catégorique. Il faut noter une évolution de la jurisprudence dans l’application de la loi « Badinter ». Cette dernière a, tout d’abord, fermement considéré qu’il était impossible d’appliquer la loi lorsqu’un tramway était impliqué. Les juges considéraient que, les tramways circulant sur des rails et donc des voies propres, la loi était, dès lors, inapplicable. Ils annulaient, ainsi, les arrêts qui faisaient application de la loi en se contentant de la viser dans l’incipit de leur arrêt [23]. Ce n’est que plus tard que la jurisprudence de la Haute juridiction s’est, ensuite, infléchie [24]. Concernant les chemins de fer, cette dernière est restée inflexible et aucune distinction n’est faite quant aux éventualités de voies partagées.

7. Le refus conditionné. Le 16 juin 2011 [25], la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence en affirmant : « qu'un tramway qui traverse un carrefour ouvert aux autres usagers de la route ne circule pas sur une voie qui lui est propre ». Cette décision qui ne concerne que les tramways qui traversent des carrefours ouverts aux autres usagers de la route porte atteinte à la cohérence de la jurisprudence de la Cour de cassation une fois mise en lien avec celle sur les chemins de fer [26]. Comme cela a été observé [27], la Cour de cassation a conservé sa position concernant les trains et les passages à niveau. Pour un auteur, cette décision se justifie car « le passage à niveau est aménagé pour permettre aux usagers de la route de traverser une ligne de chemin de fer » [28] alors que « le carrefour urbain ou le passage piéton où se croisent les tramways et les usagers de la route est bien davantage conçu, en sens inverse, pour permettre à un engin ferroviaire de traverser une voie de circulation destinée aux usagers de la route » [29]. Ce serait donc parce que la voie sur laquelle les tramways circulent est accessoire à celle qu’empruntent les piétons ou les voitures que ces derniers pourraient bénéficier de la loi. Pourtant la loi ne fait pas de distinction entre les voies principales et les voies accessoires. Il est aussi possible de penser que la voie perd son caractère propre dès lors qu’elle est partagée, peu importe que celui qui la partage ne va pas dans le même sens. Le demandeur indique, d’ailleurs, dans son pourvoi : « la cour d'appel a ajouté à la loi une condition qu'elle ne comporte pas relative à la nécessité que la voie de circulation du tramway soit propre au lieu de l'accident, en violation de l'article 1 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 ». La loi « Badinter » n’est pas une loi de priorités qui fait dépendre son application du caractère principal ou accessoire des voies que traversent les véhicules. Il s’agit surtout d’une loi d’indemnisation qui a pour ambition de s’appliquer dans le plus de cas possible pour faciliter la réparation des préjudices. L’exclusion visée dans l’article 1er se justifie par l’incapacité, bien compréhensible, du législateur de l’époque d’envisager des cas dans lesquels des piétons ou des voitures se retrouvent sur une même voie. Il y avait sans doute l’idée, derrière cela, de refuser l’application de la loi aux situations, forcément ubuesques, dans lesquelles cela se produirait. Par exemple, une voiture qui déciderait de rouler sur les rails d’un train et qui en percuterait un.

C’est donc bien l’environnement urbain d’aujourd’hui qui devrait nous conduire à appliquer la loi dans le sens que souhaitait son fondateur.

8. Les conséquences du refus. La victime est déboutée en première et deuxième instance. Son pourvoi est rejeté et les conséquences sont importantes puisque son droit à indemnisation est réduit de trois quarts. La partie de l’argumentation consistant à démontrer que l’accident avait bien eu lieu dans une zone réservée aux piétons n’avait aucune chance d’aboutir en l’état actuel de la jurisprudence. Cela revient à apprécier l’application de la loi en fonction de considérations inopportunes comme le placement géographique d’un potelet ou la localisation précise de la victime au moment de l’impact. Les parties n’ont pas eu l’indécence de faire valoir que la victime, ayant été traînée par l’engin jusqu’au passage réservé aux piétons, pouvait bénéficier de la loi. L’application d’une loi ne devrait sans doute pas se jouer à un potelet ou, dans d’autres occurrences, à la qualité d’un marchepied. On se rappelle, à ce propos, que les juges ont longtemps tergiversé pour savoir quelle responsabilité il fallait appliquer aux passagers d’un train qui subissaient un dommage. Aujourd’hui, si la victime se trouve dans le moyen de transport, elle bénéficie d’une obligation de sécurité de résultat, tandis que lorsqu’elle se trouve sur les quais ou dans l’enceinte gérée par la SNCF, la responsabilité est de nature extracontractuelle [30]. Cela signifie encore que la nature de la responsabilité dépend du lieu où l’on se trouve et qu’il suffit d’un bond pour bénéficier d’un régime différent.

Ce n’est pas, de plus, faire une appréciation téléologique de la loi que de militer pour son application en l’espèce mais au contraire se conformer à son esprit. Le législateur considérait, en effet, que lorsque les voies n’étaient pas isolées de la chaussée où circulent les voitures, la loi devait s’appliquer. Le critère d’application de la loi n’est pas géographique. Il a trait à la qualité des voies sur lesquelles circulent les VTM. Il est difficile d’expliquer pourquoi un piéton qui se fait écraser sur une voie rapide peut bénéficier de la loi « Badinter » alors que celui qui se fait écraser par un tramway circulant en centre-ville ne le peut pas. Les voies rapides sont propres aux voitures après tout et elles sont beaucoup moins accessibles que les voies qu’empruntent les tramways. Non seulement elles se trouvent loin des villes mais elles sont rendues difficilement accessibles par la présence de barrières de sécurité. Les voies des tramways d’aujourd’hui ne sont parfois mêmes plus délimitées comme en témoignent ces photos :

https://actu.fr/nouvelle-aquitaine/bordeaux_33063/bordeaux-reseau-tramway-fortement-impacte-par-travaux-cet-ete_17506186.html.

https://www.batiactu.com/edito/tramway-bordeaux-se-dotera-rames-supplementaires-53738.php.

III - De l’avenir de la loi « Badinter »

9. Un arrêt à contretemps. Le législateur de 1985 n’avait, pas anticipé la transformation urbaine qui allait s’opérer à la fin des années 2000 [31]. Les tramways qui sont conçus depuis cette période ont vocation à s’intégrer au mieux dans les centres-villes. Les rails sur lesquels ils se meuvent sont bien différents des anciens systèmes de voies ferrées grâce à la technologie, aujourd’hui performante [32], de l’alimentation électrique par le sol (technologie AES). Dans la plupart des villes, les rails ne sont pas isolés de la chaussée sur laquelle peuvent circuler les voitures ou les piétons. Il faut aussi souligner que ces nouveaux tramways sont particulièrement silencieux ce qui aggrave leur dangerosité [33]. Il paraît, donc, nécessaire de permettre l’application de la loi pour tous les tramways circulant dans les centres-villes et dont l’accès aux voies n’est pas rendu impossible ou extrêmement compliqué. 

Cet arrêt est d’autant plus étonnant qu’un rapport de la Cour de cassation, datant de 2005, préconisait l’application de la loi spéciale dans les cas de cette espèce [34]. Il faut aussi noter que le projet de réforme de la responsabilité milite en ce sens [35]. La loi spéciale serait tout entière intégrée dans le Code civil et l’article 1285 du projet de réforme disposerait, alors, plus généralement que : « Le conducteur ou le gardien d’un véhicule terrestre à moteur répond de plein droit du dommage causé par un accident de la circulation dans lequel son véhicule, ou une remorque ou semi-remorque, est impliqué » [36]. Des auteurs mettent toutefois en garde sur la compatibilité de cette disposition avec l’article 11 du Règlement (CE) n° 1371/2007 du 23 octobre 2007 sur les droits et obligations des voyageurs ferroviaires (N° Lexbase : L4837H3K) qui est en vigueur depuis le 3 décembre 2009 [37].

10. Un revirement attendu. L’application de la loi « Badinter » aux tramways en toute circonstance et aux chemins de fer sur les passages à niveau n’est pas un vœu pieux, ce n’est pas une proposition de lege ferenda mais serait la stricte application de la loi telle qu’elle a été pensée par l’auteur de la loi qui lui a donné son nom. À cet égard et sous toutes les réserves mentionnées, il n’est pas impossible que la Cour de cassation change, un jour, sa jurisprudence.

 

[1] J. Carbonnier, Droit civil, t. IV, 1984-1985.

[2] F. Collet, Rapport fait au nom de la Commission des Lois constitutionnelles, de Législation du Suffrage universel, du Règlement et d'Administration générale, sur le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l’accélération des procédures, n° 225, 1984-1985, p. 13.

[3] Aujourd’hui, le tribunal judiciaire.

[4] Loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation (N° Lexbase : L7887AG9).

[5] A. Vignon-Barrault, Intention et responsabilité civile, (préf. D. Mazeaud), thèse, PUAM, 2004, t-I, p. 220.

[6] Pour qu’il y ait un accident de la circulation, il faut qu’il y ait en plus un fait de circulation. Celui-ci est apprécié très largement : Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Régimes d’indemnisation, 11ème éd., « Dalloz action », 2017, Vis Un accident de la circulation, n° 6211.21 et s. ; V aussi : P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 5ème éd.,  LexisNexis, 2018, p. 486, n° 702.

[7] Cass. civ. 1, 17 mai 1961 ; Cass. civ. 3, 15 mars 1977, n° 75-14.758 (N° Lexbase : A5365CH8). V. aussi, pour la reprise de cette définition dans les moyens : Cass. civ. 3, 17 juillet 1974, n° 73-12.601 (N° Lexbase : A8867CHU) ; Cass. civ. 1, 1er décembre 1976, n° 75-11.934 (N° Lexbase : A6922CE4). V. aussi sur la notion d’accident : M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. Responsabilité civile et quasi-contrats, t. 2, 4ème éd., 2019, PUF, Thémis, Droit, p. 330, n° 288 ; B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, Droit des assurances, 3ème éd., 2018, « Précis Domat, Privé », LGDJ, p. 370, n° 378.

[8] Cass. civ. 2, 30 juin 2005, n° 04-10.996, FS-P+B (N° Lexbase : A8579DIL), JCP 2006. I. 111, n° 12, obs. Stoffel-Munck, RGDA, 2005. 931, note J. Landel; RCA, 2005, n° 287.

[9] Dans l’arrêt précité, les juges de droit ont cassé sur ce point l’arrêt d’appel qui avait retenu la faute d’imprudence d’un piéton « heurté de plein fouet par une voiture, alors qu'il se trouvait au milieu de la voie de gauche sur une route départementale, hors agglomération, à 4 heures 20 du matin par temps de pluie, en un lieu dépourvu d'éclairage public, et qu'il était en état d'ivresse ».

[10] Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Régimes d’indemnisation, 11ème éd., « Dalloz action », 2017, op. cit., n° 6211.91.

[11] Journal officiel, Débats parlementaires Sénat, 11 avril 1985, p. 192 et s..

[12] L’article premier de la loi « Badinter » exclurait donc les trains et les tramways toutes les fois que les voies sur lesquelles ils se déploient sont isolées des autres voies de la circulation.

[13] Cass. civ. 2, 19 mars 1997, n° 95-19.314 (N° Lexbase : A0695ACQ), Bull. civ. II, n° 78 ; D., 1997. 100 ; RGDA, 1997. 766, note J. Lande, citée in Dalloz Action, op. cit, n° 6211.91 ; V. aussi, Cass. civ. 2, 27 mars 2014, n° 13-13.790 (N° Lexbase : A2377MIU), NP, RCA, 2014, comm. 183, obs. H. Groutel ; Cass. civ. 2, 17 mars 1986, n° 84-16.011(N° Lexbase : A3173AAR) ; Cass. civ. 2, 16 janvier 1991, n° 89-18.983 (N° Lexbase : A9603CTT).

[14] Ibid..

[15] V. par exemple : Cass. civ. 2, 8 décembre 2016, n° 15-26.265 (N° Lexbase : A3727SPQ) ; Cass. civ. 2, 17 novembre 2016, n° 15-27.832, F-P+B (N° Lexbase : A2450SIL).

[16] Et pour le seul tronçon concerné évidemment.

[17] Le mot est défini dans le dictionnaire de l’Académie française ainsi : « Dans le style administratif. Complété par un nom de voie de communication ou de moyen de transport, prendre, suivre ou utiliser. Le conducteur d’un véhicule doit emprunter la moitié droite de la chaussée. Les voyageurs sont invités à emprunter les voitures de queue. Empruntez le passage souterrain. Dans le langage courant. Pour aller plus vite, nous emprunterons l’autoroute, nous prendrons l’autoroute »

[18] F. Collet, Rapport fait au nom de la Commission des Lois constitutionnelles, de Législation du Suffrage universel, du Règlement et d'Administration générale, sur le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l’accélération des procédures, n° 225, 1984-1985, p. 13.

[19] Ibid, p. 5-6. Le rapporteur rappelle que « les accidents de la circulation constituent incontestablement un fléau social et économique de première importance […] ; on citera brièvement les chiffres de l'année 1983 : 1 946 tués, 301 434 blessés ».

[20] Infra n° 9.

[21] Elle indique, par ailleurs, « que le passage piétons situé à proximité était matérialisé par des bandes blanches sur la chaussée conduisant à un revêtement gris traversant la totalité des voies du tramway et interrompant le tapis herbeux et pourvu entre les deux voies de tramway de poteaux métalliques empêchant les voitures de traverser mais permettant le passage des piétons, et retenu d'autre part que le point de choc ne se situait pas sur le passage piétons mais sur la partie de voie propre du tramway après le passage piétons ». La Cour de cassation a repris les motifs dans son arrêt.

[22] V. les photos, Infra n° 8.

[23] Cass. civ. 2, 6 mai 1987, n° 85-13.912 (N° Lexbase : A7490AAN) ; Cass. civ. 2, 18 octobre 1995, n° 93-19.146 (N° Lexbase : A6113ABZ) ; Cass. civ. 2, 29 mai 1996, n° 94-19.823 (N° Lexbase : A0070ACL).

[24] Voir tout de même, Cass. civ. 2, 6 mai 1987, n° 85-13.912 (N° Lexbase : A7490AAN), Bull. civ. II, n° 92 ; Gaz. Pal., 1987. Somm. 481, note F. Chabas.

[25] Cass. civ. 2, 16 juin 2011, n° 10-19.491, FS-P+B (N° Lexbase : A7415HTS), D., 2011. 1756, obs. I. Gallmeister ; JCP, éd. G, 2011. 1333, n° 7, obs. C. Bloch.

[26] Pour une critique semblable, V. C. Bloch, in Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Régimes d’indemnisation, 11ème éd., « Dalloz action », 2017, op. cit., n° 6211.91.

[27] V. Supra n° 6.  

[28] C. Bloch, chronique de responsabilité civile, JCP, éd. G, n° 10, 6 mars 2017, Vis Accidents de la circulation, doctr., p. 257.

[29] Ibid..

[30] V. par ex : Cass. civ. 1, 6 octobre 1998, n° 96-12.540 (N° Lexbase : A3683CGI) Bull. civ. I, n° 269, RTDCom., 1999 p. 493, note B. Bouloc cité in H. Conte, Volonté et droit de la responsabilité civile, éd. PUAM, 2019, n° 279. V. aussi sur l’évolution de la question : C. Bloch, Ph. Stoffel-Munck ; M. Bacache, Responsabilité civile, chron., JCP, éd. G, n° 16, 20 avril 2020, doctr., p. 503 et plus spécialement Vis Accidents de la circulation, p. 513.

[31] A l’exception du tramway de Nantes qui a été édifié en 1985, la plupart des villes ont fait construire des rames de tramway à la fin des années 2000. V. J. Swanson et J. Smatlak, State-of-the-Art in Light Rail Alternative Power Supplies, Interfleet Technology Inc., novembre 2015.

[32] La technologie existe depuis le XIXème siècle mais n’offrait pas la sécurité attendue : v. https://www.industrie-techno.com/article/le-tramway-a-l-assaut-du-desert.34918. Ce n’est que dans les années 2000 qu’elle est devenue performante et qu’elle s’est imposée un peu partout en France.

[33] On peut lire dans les moyens annexés que la victime ne portait pas écouteurs sur ses oreilles. Cela signifie-t-il que si tel avait été le cas, cela aurait pu lui être reproché ?

[34] C. Bloch, Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Régimes d’indemnisation, 11ème éd., « Dalloz action », 2017, op. cit., n° 6211.93.

[35] V. Article 1285 du projet de réforme de la responsabilité civile du 13 mars 2017 ; V. sur le sujet : S. Hocquet-Berg, « Le fait des véhicules terrestres à moteur », in Avant-projet de loi portant réforme de la responsabilité civile. Observations et propositions de modifications, JCP, 25 juillet 2016, n° spécial, p. 61, cité in C. Bloch, Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Régimes d’indemnisation, 11ème éd., « Dalloz action », 2017, op. cit, n° 6211.93.

[36] Ibid..

[37] J. Knetsch, Réforme de la responsabilité civile : faut-il soumettre les accidents ferroviaires au régime de la loi Badinter ? D., 2019 p.138 ; C. Bloch, Dalloz action, Ibid..

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