La lettre juridique n°374 du 3 décembre 2009 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Les méthodes de gestion d'un supérieur hiérarchique peuvent caractériser un harcèlement moral ! La Cour de cassation à l'aune du harcèlement "managérial"...

Réf. : Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 07-45.321, Association Salon Vacances Loisirs, FS-P+B (N° Lexbase : A1629ENN)

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[Jurisprudence] Les méthodes de gestion d'un supérieur hiérarchique peuvent caractériser un harcèlement moral ! La Cour de cassation à l'aune du harcèlement "managérial".... Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3212204-jurisprudence-les-methodes-de-gestion-dun-superieur-hierarchique-peuvent-caracteriser-un-harcelement
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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

La Cour de cassation peut être surprenante ! Pourtant, en matière de harcèlement moral, beaucoup semble avoir été dit. Depuis sa consécration législative en 2002 (1), les juges n'ont de cesse de délimiter les contours sibyllins d'une notion à la définition tout aussi délicate. En à peine plus d'un an, contre toute attente, plus d'une centaine d'arrêts ont encore été rendus. Le paradoxe est sans doute là, tout a été dit mais tout semble pourtant encore à construire. L'on en tiendra pour responsable la jeunesse du dispositif. Point de revirement jurisprudentiel spectaculaire et "médiatico-socio-politique" ici, mais plutôt une sorte de mode d'emploi précisé à vocation des juges du fond. L'on se souviendra, ainsi, des six arrêts du 24 septembre 2008, par lesquels la Cour de cassation reprenait avec force le contrôle de l'identification du harcèlement (2). Plus récemment, la Cour régulatrice retenait qu'il n'entre pas dans les pouvoirs du juge d'ordonner la modification ou la rupture du contrat de travail du salarié auquel sont imputés des agissements de harcèlement moral à la demande d'autres salariés, tiers à ce contrat (3). Et, alors que le droit relatif au harcèlement moral semble en pleine expansion, tout du moins en pleine construction, voilà que les juges du fond pointent du doigt une nouvelle forme de harcèlement qui, si elle n'est pas étrangère au harcèlement moral, doit cependant s'en distinguer... le harcèlement professionnel, stratégique ou encore "managérial", nous ne discuterons pas de la terminologie dans ces colonnes -temps de crise oblige-. Un arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 novembre dernier est, à cet égard, des plus éloquents et apporte une première pierre, semble-t-il, à un édifice dont les fondations sont à peine posées, véritable colosse aux pieds d'argile...

Elle juge ainsi, par cet arrêt, que caractérisent un harcèlement moral les méthodes de gestion consistant, pour un supérieur hiérarchique, à soumettre ses subordonnés à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre ordres dans l'intention de diviser l'équipe, se traduisant pour le salarié par sa mise à l'écart, un mépris affiché à son égard, une absence de dialogue caractérisée par une communication par l'intermédiaire d'un tableau, ayant entraîné un état dépressif, quand bien même l'employeur aurait pu prendre des dispositions en vue de le faire cesser. En d'autres termes, elle reconnaît explicitement, pour la première fois à notre connaissance, qu'un mode de management s'appliquant à l'ensemble des salariés ou une partie d'entre eux, peut-être constitutif de harcèlement et, à ce titre, engager la responsabilité de l'employeur, avec, d'ores et déjà, une difficulté naissante à laquelle la Cour de cassation risque de se trouver fréquemment confrontée, celui de la distinction entre harcèlement et dérive "managériale".


Résumé

Peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

  • La notion de harcèlement "managérial"

Si le harcèlement moral est défini à l'article L. 1152-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0724H9P), qui ne souffre d'aucune équivocité lorsqu'il retient qu'aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral, qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, il doit cependant être distingué du harcèlement "managérial", qui découlerait de la mise en place d'une politique de gestion intentionnelle touchant l'ensemble des salariés, ou un groupe de salariés, et non seulement l'un d'entre eux. Deux éléments caractériseraient ainsi cette "nouvelle" forme de harcèlement : son caractère "managérial" et hiérarchique, puisque découlant d'une méthode de gestion particulière des salariés, et son caractère collectif, s'affranchissant en cela d'un harcèlement moral et individuel (4).

Précisons, ici, que la notion de harcèlement ne suppose pas de condition d'intentionnalité. Il suffit que les agissements incriminés aient pour effet une détérioration des conditions de travail. C'est ce qu'affirme la Cour de cassation dans un arrêt du 10 novembre 2009, en reconnaissant que "le harcèlement moral est constitué, indépendamment de l'intention de son auteur, dès lors que sont caractérisés des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d'altérer sa santé ou de compromettre son avenir professionnel" (5), consacrant ainsi la solution retenue auparavant par plusieurs arrêts inédits rendus tout au long de cette année (6).

La question du harcèlement "managérial" n'est pas, en elle-même, inédite. Les juges du fond y ont déjà apporté certains éclaircissements. Ainsi, dans un arrêt du 4 juin dernier (7), ils rappelaient que le harcèlement ne doit pas être confondu avec le pouvoir de direction de l'employeur. Arguant, des articles L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) et L. 1154-1 (N° Lexbase : L0747H9K) du Code du travail, ils précisaient ainsi que le harcèlement ne saurait se confondre ni avec les critiques justifiées induites par le comportement professionnel du salarié, ni avec les contraintes imposées par les impératifs de gestion qu'il est susceptible de mal ressentir, ni, encore, avec des difficultés relationnelles avec des collègues de travail ou sa hiérarchie. Et de poursuivre qu'il nécessite, en outre, pour être constitué, la démonstration de faits objectifs. Il convient donc, pour les juges du fond, d'examiner les différentes manifestations des comportements dénoncés par la salariée, constitutifs d'un harcèlement (8). Ainsi, selon les juges, le fait qu'il ait été demandé à l'appelante d'accomplir des tâches ponctuelles et urgentes pendant 48 heures sur les dossiers de sa binôme partie en vacances ne participe pas à des manoeuvres de harcèlement, le pouvoir de direction de l'employeur l'autorisant à déterminer le travail prioritaire à accomplir par ses salariés sans avoir à respecter le délai de prévenance qu'elle évoque.

C'est précisément là que risque de se trouver l'écueil du harcèlement "managérial" : le pouvoir de direction de l'employeur et la distinction entre harcèlement et dérive "managériale". D'ailleurs, ce n'est pas la première fois que les juges avaient à connaître de ce genre de difficultés. Dans un arrêt du 10 janvier 2008 (9), ils relevaient déjà que la mise en place de plannings établis par la responsable du magasin, la modification des heures de pause déjeuner, la suppression des pauses café dans le magasin en dehors des pauses déjeuner, l'interdiction de s'asseoir pendant une conversation téléphonique devant la clientèle, le fait de déballer des colis en réserve, l'obligation de travailler la porte ouverte ou la fixation d'objectifs plus élevés, sont autant de décisions qui relèvent du pouvoir de direction et de gestion de l'employeur, qui pouvaient avoir pour objectif légitime d'améliorer le rendement et la qualité du service dans ce magasin. A contrario, les propos et actions du salarié dans la gestion de son équipe dépassant les limites de ceux usuellement utilisés et admis dans le cadre de la motivation des commerciaux peuvent justifier son licenciement (10). On le voit bien ici, la difficulté, pour les juges, va être de mettre en balance les méthodes de gestion utilisées et contestées et le pouvoir de direction de l'employeur. D'ailleurs, c'est précisément à la suite des divergences des décisions de cour d'appel sur le harcèlement "managérial" que la Cour de cassation s'est appropriée le contrôle de l'identification du harcèlement. En effet, si des méthodes de gestion "coercitives" peuvent parfois caractériser un harcèlement, la Cour régulatrice entend bien les contrôler afin que toutes les situations de management n'emportent pas cette qualification (11). La difficulté étant, il faut le souligner, que ce type de harcèlement va résulter le plus souvent d'un faisceau de causes pouvant être tant professionnelles que personnelles, faisant appel au ressenti de chacun, d'où l'importance d'un contrôle de la qualification par la Haute juridiction dans un souci d'uniformisation.

  • En l'espèce

Dans cette affaire, à la suite de deux arrêts de travail consécutifs à l'arrivée d'un nouveau directeur dans son établissement, un salarié avait été déclaré "inapte médicalement et définitivement à tous postes", le médecin du travail ayant ajouté sans ironie aucune qu'il "serait apte à un poste sans contact avec son directeur actuel". Contestant le prononcé de la nullité du licenciement et sa condamnation au paiement de dommages-intérêts par un arrêt de la cour d'appel de Grenoble du 8 octobre 2007, l'employeur affirmait qu'une méthode de gestion du personnel conduisant à donner des directives à un subordonné par l'intermédiaire de tableaux ou à communiquer des ordres directement à un exécutant ne caractérisait pas un harcèlement moral, et qu'ayant pris des dispositions en vue de prévenir les actes de harcèlement dénoncés, il ne pouvait se voir imputer les conséquences du licenciement.

  • La solution retenue

Le pourvoi est rejeté par la Haute juridiction. A la question de savoir si des méthodes de gestion du personnel peuvent constituer un harcèlement, la Chambre sociale répond ici par l'affirmative. Ainsi, les méthodes de gestion mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique peuvent caractériser un harcèlement moral dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

On retrouve ici les deux critères caractéristiques -et désormais très classiques- du harcèlement moral : la répétition des agissements incriminés et leur répercussion sur la santé du salarié. Deux constantes donc, qui découlent de la définition même du harcèlement moral telle que proposée par le Code du travail. Point d'ingénierie particulière de la Cour régulatrice ici. En l'espèce, le directeur de l'établissement soumettait les salariés à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre ordres dans l'intention de diviser, ce qui se traduisait par la mise à l'écart du salarié, un mépris affiché à son égard, une absence de dialogue caractérisée par une communication par l'intermédiaire d'un tableau, et l'avait plongé dans un état très dépressif. Ces agissements répétés portaient atteinte aux droits et à la dignité du salarié et altéraient sa santé, ce qui caractérise un harcèlement moral, quand bien même l'employeur aurait pu prendre des dispositions en vue de le faire cesser.

Que faut-il donc retenir de cette décision ? Une chose essentielle, à nos yeux inédite. Les méthodes de gestion de l'employeur en cause étaient ici dénoncées par toute une équipe. Pour autant, la Cour de cassation a retenu que ces méthodes caractérisaient un harcèlement moral, dans la mesure où elles se manifestaient "pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel" (12).

Par cet arrêt, la Cour de cassation semble se diriger donc très nettement vers la reconnaissance d'un harcèlement professionnel (13), c'est-à-dire un harcèlement "managérial et collectif, plutôt que moral et individuel" avec en toile de fond une remise en cause des méthodes de gestion et d'organisation du travail et, plus généralement -notion très à la mode en ces temps de crise- des conditions de travail. Pour autant, elle ne le dénonce pas explicitement et semble même s'évertuer à caractériser une situation de harcèlement moral, au sens de l'article L. 1152-1 du Code du travail, allant jusqu'à reprendre en partie sa définition quasi textuellement. Volonté délibérée ou timidité face à un sujet explosif, gageons que la multiplication des affaires à venir la conduise progressivement à opérer une telle distinction. A l'instar du harcèlement moral, le harcèlement professionnel ou "managérial" risque donc d'avoir de beaux jours devant lui... avec un risque... celui d'avoir ouvert la boîte de Pandore !


(1) Loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale (N° Lexbase : L1304AW9).
(2) Cass. soc., 24 septembre 2008, 6 arrêts, n° 06-46.517 (N° Lexbase : A4541EAG), n° 06-45.747 (N° Lexbase : A4540EAE), n° 06-45.579 (N° Lexbase : A4539EAD), n° 06-43.504 (N° Lexbase : A4538EAC), n° 06-46.179 (N° Lexbase : A4854EAZ) et n° 06-43.529 (N° Lexbase : A4841EAK) et les obs. de Ch. Radé, Principe "à travail égal, salaire égal", égalité de traitement, non-discrimination et harcèlement : la Cour de cassation reprend la main, Lexbase Hebdo n° 321 du 8 octobre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3848BHY).
(3) Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 07-44.482, Mme Marie-Jeanne Tréboscen, FS-P+B+R (N° Lexbase : A5748EIQ) et les obs. de S. Tournaux,, Lexbase Hebdo n° 359 du 15 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N0000BLL).
(4) Lire S. Foulon, Avec la crise, revoilà le harcèlement, LS, novembre 2009, p. 30 sq..
(5) Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 08-41.497, Mme Emilienne Moret, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7558ENA). Christophe Radé commentera cet arrêt dans les colonnes de Lexbase Hebdo - édition sociale n° 375, à venir.
(6) Par exemple, Cass. soc., 5 mai 2009, n° 07-45.397, M. Rémy Frère, F-D (N° Lexbase : A7517EGI).
(7) CA Paris, pôle 6, ch. 11, 4 juin 2009, n° 07/05933, Mme Pascale Vancaneghem c/ Udaf (N° Lexbase : A1317EIM).
(8) En ce sens, notamment, Cass. soc., 23 novembre 2005, n° 04-46.152, Mme Jeanne Foata c/ Société Polyclinique Santa Maria, F-P (N° Lexbase : A7593DLS).
(9) CA Rennes, 8ème ch., 10 janvier 2008, n° 07/01152, SARL Coton c/ Madame Estelle Lefloch e.a. (N° Lexbase : A3779D74).
(10) CA Paris, 21ème ch., sect. C, 14 octobre 2008, n° 06/12401, SA Neubauer (N° Lexbase : A8747EA9).
(11) Cass. soc., 24 novembre 2009, n° 08-42.956, M. Ljupco Kostadinovski, F-D (N° Lexbase : A1678EPT).
(12) Nous soulignons.
(13) Lire S. Foulon, Avec la crise, revoilà le harcèlement, préc., p. 30 sq..


Décision

Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 07-45.321, Association Salon Vacances Loisirs, FS-P+B N° Lexbase : A1629ENN)

CA Grenoble, ch. soc., 8 octobre 2007

Mots-clés : harcèlement ; méthode de gestion ; organisation du travail

Lien base :

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