La lettre juridique n°416 du 11 novembre 2010 : Juristes d'entreprise

[Questions à...] Juriste d'entreprise et legal privilege... - Questions à Isabelle Cretenet, directrice juridique affaires générales du Groupe Areva, et Philippe Rincazaux, avocat associé, Cabinet Orrick Rambaud Martel

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[Questions à...] Juriste d'entreprise et legal privilege... - Questions à Isabelle Cretenet, directrice juridique affaires générales du Groupe Areva, et Philippe Rincazaux, avocat associé, Cabinet Orrick Rambaud Martel. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211295-questions-a-juriste-dentreprise-et-i-legal-privilege-i-questions-a-b-isabelle-cretenet-directrice-ju
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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la rédaction

le 27 Mars 2014

Un échange interne de vues et d'informations entre la direction d'une société et un avocat interne employé par cette dernière relève-t-il du "legal professional privilege" -confidentialité des communications entre avocats et clients- reconnu par le droit de l'Union européenne ? Telle est, en substance, la question posée à la CJUE dans un arrêt du 14 septembre 2010 (CJUE, 14 septembre 2010, aff. C-550/07 P, Akzo Nobel Chemicals Ltd c/ Commission européenne N° Lexbase : A1978E97) (1). Nonobstant la modernisation des règles de procédure en matière d'ententes opérée par le Règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du Traité (N° Lexbase : L9655A84), son importance pratique aux fins de l'application et de la mise en oeuvre du droit européen de la concurrence ne saurait être sous-estimée. En effet, l'étendue des pouvoirs de vérification reconnus à la Commission dans le cadre de procédures en matière d'ententes par l'article 14 du Règlement n° 17/62 (N° Lexbase : L0186AWS) dépend de la solution retenue par la Cour. En l'espèce, la Commission européenne, en tant qu'autorité de concurrence, a ordonné à la société Akzo Nobel Chemicals et à sa filiale Akcros Chemicals de se soumettre à des vérifications visant à rechercher les preuves d'éventuelles pratiques anticoncurrentielles. Durant l'examen des documents saisis, dans les locaux d'Akzo Nobel et d'Akcros au Royaume-Uni, un différend est survenu à propos notamment de deux copies écrites de courriers électroniques, échangées entre les dirigeants et un avocat interne. La Commission a considéré, en effet, que ces échanges n'étaient pas protégés par la confidentialité des communications entre avocats et clients. Par la suite, elle a rejeté la demande faite par les deux entreprises visant à obtenir la protection des documents litigieux au titre du "legal professional privilege". Akzo Nobel et Akcros ont introduit des recours à l'encontre de ces deux décisions devant le Tribunal de première instance, qui ont été rejetés par ce dernier dans son arrêt du 17 septembre 2007 (2). Les entreprises ont alors formé un pourvoi devant la CJUE contre cet arrêt, pourvoi qui a été finalement rejeté. De manière solennelle, la Cour a déclaré que, dans le domaine du droit de la concurrence, les échanges au sein d'une entreprise avec un avocat exerçant au sein de l'entreprise ne bénéficiaient pas de la confidentialité des communications entre clients et avocats. Afin de comprendre cette solution pour le moins restrictive, Lexbase Hebdo - édition professions a rencontré Isabelle Cretenet, directrice juridique affaires générales du Groupe Areva, et responsable au sein de l'AFJE de la Commission Conformité, Compliance, Concurrence, et Philippe Rincazaux, avocat associé, Cabinet Orrick Rambaud Martel.

Lexbase : Quels regards portez-vous sur la décision de la CJUE ?

Isabelle Cretenet : Cet arrêt montre que nous sommes à un tournant pour la profession. Aujourd'hui le juriste en entreprise n'a pas le legal privilege puisque, pour la Cour, l'indépendance du juriste d'entreprise est "détruite" en raison du lien existant avec son employeur. Mais, en même temps, si cette décision est préjudiciable, elle doit être prise comme un formidable moteur de réflexion et de proposition pour les juristes comme pour les avocats. Il existe aujourd'hui une dichotomie entre les pays anglo-saxons où les juristes exerçant en entreprises bénéficient de la confidentialité et ceux qui ne le reconnaissent pas. Or, il faut avoir à l'esprit que l'on parle ici de la "Profession juridique" (avocats et juristes d'entreprises) et que cette profession tend vers le même objectif. Ainsi, de mon point de vue, il n'y a aucune raison que le juriste d'entreprise ne bénéficie pas de cette sécurité.

Philippe Rincazaux : Cet arrêt n'est pas une fin, mais un début. Il y a une donnée de départ à prendre en compte : la profession de juriste d'entreprise est une profession qui doit participer du bon fonctionnement de l'entreprise et du bon fonctionnement de la Société. La même finalité doit être recherchée, que ce juriste soit interne ou externe. Or, la CJUE opère une différence entre le juriste interne et le juriste externe, sans examiner les conditions d'exercice concrètes du juriste interne. Le legal privilege est un élément de sécurité et de bon fonctionnement pour que des juristes indépendants puissent contribuer à la bonne application du droit.

Lexbase : Une première réunion sur cet arrêt a été organisée le 14 octobre 2010 par la Commission Conformité, Compliance et Concurrence de l'AFJE. Quelles sont les premières pistes de réflexion qui en ressortent ?

Isabelle Cretenet : Nous avons essayé de poser les premières pierres pour voir comment la profession de juriste d'entreprise peut s'adapter à l'application du secret professionnel en entreprise, secret professionnel qui donnerait la confidentialité des avis émis par les avocats en entreprise (c'est la référence prise par le rapport "Darrois", lorsqu'il envisage la création d'une nouvelle fonction : l'avocat en entreprise). L'idée est de voir quelles sont les adaptations nécessaires pour appliquer le secret professionnel et le préserver au sein de l'entreprise. Et nous allons essayer de fixer un maximum de pistes d'ici 2011 afin de les présenter aux parties prenantes dont font évidemment parties les autorités françaises (en termes de documents couverts, de personnes couvertes, d'organisation et de gouvernance).

Lexbase : Avec le projet de création d'un statut d'avocat en entreprise, le juriste d'entreprise risque, avec cette jurisprudence, de se retrouver pénalisé dans l'exercice de ses fonctions. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Philippe Rincazaux : L'avocat en entreprise serait soumis au secret professionnel, mais ne bénéficierait pas du legal privilege au niveau européen, en l'état actuel des choses. La possibilité pour des avocats exerçant en entreprise dans des conditions garantissant leur indépendance de bénéficier du legal privilege contribuerait à permettre une meilleure application du droit par l'entreprise. Cette évolution serait bénéfique pour toute la profession et ce dans l'intérêt de l'entreprise et aussi de la Société.

Isabelle Cretenet : En tant que juriste d'entreprise, nous nous sentons piqués au vif par cette décision. Mais elle doit nous servir pour mener un nouvel axe de réflexion. Nous sommes en retard par rapport à nos collègues américains qui bénéficient du legal privilege et sont, d'ailleurs, incités à le pratiquer via des guidelines ébauchés par les autorités. En droit anglo-saxon, le but du legal privilege est de protéger les communications entre un conseil juridique et son client. Dans le champ d'application du legal privilege, les conseils juridiques comprennent aussi les juristes d'entreprise. Cette pratique au sein de l'entreprise ne crée donc pas de difficultés dans les pays de common law. De ce point de vue, les juristes d'entreprise anglo-saxons bénéficient d'un avantage considérable par rapport à leurs homologues français puisqu'ils peuvent conseiller leur employeur, et ce par écrit et en toute sérénité, là où les juristes d'entreprise français sont contraints à la prudence et parfois au silence. Au risque, le cas échéant, de se voir reprocher de ne pas avoir alerté leur hiérarchie sur les risques encourus par certaines pratiques.

Et comme l'a exprimé Jean-Charles Savouré, président de l'AFJE, lors de notre réunion, il est important que les juristes d'entreprises s'inscrivent dans la réflexion et contribuent à un meilleur fonctionnement du droit. Le legal privilege doit s'appliquer aux entreprises. Car en effet, la fonction du juriste interne est de conseiller, de manière indépendante et très en amont des décisions stratégiques, les entreprises qui les emploient. Ce rôle de conseiller interne permet à l'entreprise de se conformer à la règle de droit. La reconnaissance du legal privilege ou de tout autre système donnant la confidentialité des avis pour les juristes d'entreprise est un droit de l'entreprise car la règle de droit s'affirme comme une composante de la stratégie des entreprises. Jean-Charles Savouré a aussi mis en exergue le fait que cette réflexion commune sur le secret professionnel et ses éventuelles adaptations au contexte de l'entreprise est un travail novateur car aucune étude concrète d'ensemble ne semble avoir été menée jusqu'à présent.

Lexbase : Cette décision qui pourrait pourtant donner des "points supplémentaires" aux avocats opposés au statut d'avocat en entreprise, semble néanmoins vous rassembler...

Philippe Rincazaux : Nous sommes effectivement très contents d'opérer ce travail en équipe et de contribuer à la construction de ce que le rapport "Darrois" appelait de ses voeux, à savoir la grande profession du droit. Il y aurait beaucoup à gagner à travailler avec des personnes ayant la même formation, les mêmes règles déontologiques et poursuivant les mêmes objectifs.

Isabelle Cretenet : Nous pouvons ainsi nous fixer des axes de travail, travailler en commun, en équipe. Bénéficier du legal privilege impliquerait une façon de travailler différente. Il s'agit d'une nouvelle culture sur laquelle les avocats ont sur les juristes d'entreprise l'avantage de l'expérience pratique puisqu'ils bénéficient de la confidentialité des avis et qu'ils en maîtrisent les limites d'exercice. Et sur ce point le juriste d'entreprise a besoin d'être formé. Nous nous donnons rendez-vous dans trois mois, avec le résultat de cette réflexion commune qui pourrait déboucher sur une proposition à faire aux autorités françaises et pourquoi pas plus largement.


(1) Sur cet arrêt, lire également les observations de Cédric Tahri, La protection de la confidentialité des communications entre un avocat interne et l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 50 du 28 octobre 2010 - édition professions (N° Lexbase : N4382BQD).
(2) TPICE, 17 septembre 2007, aff. T-125/03 (N° Lexbase : A2206DYD).

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