La lettre juridique n°161 du 31 mars 2005 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] L'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination syndicale se prescrit par trente ans

Réf. : Cass. soc., 15 mars 2005, n° 02-43.560, M. Patrick Monange, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A2741DHY)

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[Jurisprudence] L'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination syndicale se prescrit par trente ans. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3207263-cite-dans-la-rubrique-b-rel-individuelles-de-travail-b-titre-nbsp-i-laction-en-reparation-du-prejudi
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010


Le Code du travail s'est contenté de reprendre à son compte la règle de la prescription quinquennale des salaires de l'article 2277 du Code civil (N° Lexbase : L5385G7L). Dès lors, il appartient au juge de déterminer le champ d'application de cette courte prescription et d'appliquer, dans les autres hypothèses, la prescription adéquate. Dans cet arrêt en date du 15 mars 2005 et promis à la plus large publicité, la Chambre sociale de la Cour de cassation décide de faire application de la prescription trentenaire à l'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination syndicale. Si la mise à l'écart, dans cette affaire, de la prescription quinquennale ne prête guère à discussion (1), l'application de la prescription trentenaire est plus que discutable (2).
Décision

Cass. soc., 15 mars 2005, n° 02-43.560, M. Patrick Monange, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A2741DHY)

Rejet (cour d'appel de Versailles, 11e Chambre sociale, 3 avril 2002)

Textes concernés : article L. 412-2 du Code du travail (N° Lexbase : L6327ACC) ; article 2262 du Code civil (N° Lexbase : L2548ABY)

Mots-clefs : discrimination syndicale ; action en réparation ; prescription.

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Faits

1. M. Monange a été embauché cadre position 1, en 1974, par la société Renault ; il est passé position II en 1976 puis, de janvier 1984 jusqu'en 1991, a été placé coefficient 565 ; depuis 1978, il est titulaire de divers mandats de représentation et exerce à plein temps les fonctions attachées à ses mandats.

2. Le salarié a saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes en paiement d'heures supplémentaires et de dommages-intérêts pour non-respect d'un accord du 12 juillet 1984 et pour discrimination syndicale.

Par un premier arrêt mixte du 20 décembre 2000, la cour d'appel de Versailles a débouté le salarié de sa demande en paiement d'heures supplémentaires et congés payés y afférents et a sursis à statuer sur les autres demandes en ordonnant une enquête.

Par arrêt du 3 avril 2002, la cour d'appel a ordonné le repositionnement du salarié au niveau III B au 31 décembre 2000 et condamné la société Renault à lui verser des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi sur le fondement de l'article L. 412-2 du Code du travail (N° Lexbase : L6327ACC).

Problème juridique

Quel est le délai de prescription applicable à l'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination syndicale ?

Solution

1. "Malgré une référence surabondante à un précédent arrêt ordonnant une mesure d'instruction, la cour d'appel, qui a constaté que le salarié n'avait reçu aucune convocation de 1984 à 1997 à un entretien de gestion de l'évolution de sa carrière, a exactement énoncé que l'employeur avait l'obligation de prendre l'initiative d'appliquer l'accord du 12 juillet 1984, ce qu'il n'avait pas fait ; [...] répondant aux conclusions en les écartant et se livrant aux recherches prétendument omises, elle a pu décider que l'intéressé avait fait l'objet d'une discrimination prohibée par l'article L. 412-2 du Code du travail".

2. "L'action en réparation du préjudice résultant d'une telle discrimination, se prescrit par trente ans".

3. Rejet

Commentaire

1. Le rejet logique de la prescription quinquennale

  • Le champ d'application de la prescription quinquennale

L'article L. 143-14 du Code du travail (N° Lexbase : L5268AC4) dispose que "l'action en paiement du salaire se prescrit par cinq ans conformément à l'article 2277 du Code civil". Ce renvoi permet d'englober dans la prescription quinquennale non seulement l'action en paiement du salaire proprement dit, mais également "tout ce qui est payable par année ou à des termes périodiques plus courts".

Le champ d'application de cette courte prescription dépend donc directement de la qualification de la créance du salarié. Sont logiquement exclus de cette qualification les remboursements de frais qui viennent compenser une perte, et non un manque à gagner, comme des indemnités kilométriques (Cass. soc., 29 mai 1991, n° 88-42.736, M. Boissière c/ M. Lemaire, publié N° Lexbase : A4454ABL).

Mais, on peut s'interroger sur l'application de cette prescription s'agissant des créances de responsabilité du salarié contre son employeur.

  • L'application en l'espèce

Dans cette affaire, le litige portait sur une discrimination dont un représentant du personnel estimait avoir été victime dans le déroulement de sa carrière. L'entreprise, en l'occurrence Renault, prétendait que "lorsque la demande de dommages et intérêts fondée sur l'article L. 412-2, alinéa 4, du Code du travail répare pour partie la perte de salaires résultant de la discrimination, elle est soumise de ce chef à la prescription quinquennale de l'article L. 143-14 du même Code".

La Cour de cassation avait déjà eu l'occasion de répondre à cette question, mais jamais dans un arrêt publié. Dans des décisions plus anciennes, la Haute juridiction avait, en effet, affirmé que la prescription quinquennale de l'article L. 143-14 du Code du travail ne pouvait s'appliquer dans la mesure où "la demande de dommages-intérêts fondée sur l'article L. 412-2, alinéa 4 du Code du travail n'a pas pour seul objet de réparer la perte de salaire résultant de la discrimination mais d'indemniser l'ensemble du préjudice subi par le salarié du fait de cette discrimination" (Cass. soc., 11 octobre 2000, n° 98-43.472, Société Renault véhicules industriels c/ Mme Micheline Bujard, inédit N° Lexbase : A9860ATD ; dans le même sens, Cass. soc., 30 janvier 2002, n° 00-45.266, Société Peugeot Citroën automobiles (PCA) c/ M. Jean-Claude Travel, F-D N° Lexbase : A8781AXI).

C'est donc cette solution qui se trouve ici confirmée, dans une décision promise à la plus large des publicités (P+B+R+I).

  • Un rejet justifié

A s'en tenir à une lecture stricte de l'article L. 143-14 du Code du travail (N° Lexbase : L5268AC4), cette analyse ne peut que se justifier. La prescription quinquennale ne concerne, en effet, que l'action ayant pour objet le paiement du salaire. Or, l'action du salarié visait ici non pas à obtenir le paiement forcé de cette obligation de faire, mais la réparation du préjudice consécutif à une discrimination, préjudice dont le montant sera certes calculé par référence aux salaires perdus au fil des années, mais également en tenant compte du préjudice moral subi par le salarié.

C'est d'ailleurs parce que l'objet de l'action vise à obtenir la réparation d'un préjudice subi et non une somme due en exécution du contrat de travail que la jurisprudence refuse de faire application de la prescription quinquennale à l'action tendant au paiement de l'indemnité de licenciement qui compense le préjudice causé par la perte de l'emploi, ou d'une allocation de fin de carrière qui a la même nature indemnitaire (Cass. soc., 4 mars 1992, n° 88-45.753, Société Sergent Guy c/ M. Boulay, publié N° Lexbase : A9363AAZ).

  • Un rejet paradoxal

Nous ne trouverions rien à redire à cette analyse, si la Cour de cassation elle-même s'en tenait à une application stricte de cette courte prescription. Or, on constate, depuis quelques années déjà, une très nette propension à en faire une application extensive.

Ainsi, la prescription quinquennale s'applique également à l'action tendant à la restitution de salaires indûment versés, ce qui est, comme nous avions eu l'occasion de le souligner, proprement aberrant compte tenu de la différence d'objet de la demande et de la contrariété ainsi introduite avec la jurisprudence des autres chambres de la Cour de cassation (Cass. soc., 23 juin 2004, n° 02-41.877, Caisse de mutualité sociale agricole (CMSA) du Tarn et Garonne, F-P+B N° Lexbase : A8072DCX).

Mais, il faut dire que dans la précédente affaire, l'application de la prescription protège le salarié contre l'action en répétition engagée par l'employeur, alors que dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt commenté, l'application de cette même prescription aurait fait les affaires de l'employeur alors qu'il s'agissait précisément de le sanctionner en raison de son comportement discriminatoire. De tels arguments de politique juridique peuvent donc expliquer que des libertés soient prises avec le texte, même si nous persistons à penser que ces contradictions devraient cesser.

2. L'application problématique de la prescription trentenaire

  • L'application naturelle de la prescription décennale

Une fois écartée l'application de la prescription quinquennale, restait à déterminer quelle devait être la prescription applicable : prescription trentenaire de droit commun (C. civ., art. 2262 N° Lexbase : L2548ABY) où prescription décennale de la responsabilité civile extracontractuelle (C. civ., art. 2270-1 N° Lexbase : L2557ABC) ?

Dans la mesure où la discrimination syndicale constitue un délit, la prescription décennale semblait a priori applicable. Ce n'est pourtant pas la solution qui résulte de cet arrêt, puisque la Cour de cassation fait ici application de la prescription trentenaire de droit commun et rattache donc la violation du principe de non-discrimination syndicale au domaine de la responsabilité contractuelle.

A en croire la Cour, la discrimination serait donc une modalité fautive d'exécution du contrat de travail.

  • L'application contestable de la prescription trentenaire

Cette conception très extensive du rattachement au contrat de travail est en soi très artificielle car elle équivaut à ramener l'ensemble de la relation individuelle de travail au contrat de travail, alors que l'on sait bien que le contrat de travail constitue à la fois un instrument d'individualisation de la relation salariale et un mode d'accès au statut de salarié.

Or, ce statut est composé de dispositions conventionnelles mais aussi légales, et on ne voit pas pourquoi toutes les règles du statut devraient être qualifiées de contractuelles alors qu'elles n'ont pas grand-chose à voir avec la volonté des parties, d'autant plus lorsque l'on se situe dans le champ de l'ordre public absolu, ce qui est incontestablement le cas des règles protectrices des institutions représentatives du personnel, comme l'a d'ailleurs rappelé la Cour de cassation elle-même en reconnaissant le caractère de nullité absolue à la transaction conclue par un salarié protégé avant la notification de son licenciement (Cass. soc., 16 mars 2005, n° 02-45.293, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2742DHZ, lire Gilles Auzero, Licenciement d'un salarié protégé et conclusion d'une transaction : de l'importance de la chronologie des faits et du respect de la procédure spéciale de licenciement, Lexbase Hebdo n° 160 du 24 mars 2005 - édition sociale N° Lexbase : N2208AIM).

C'est, en réalité, qu'il ne faut pas rechercher dans cette analyse autre chose que la volonté d'utiliser la technique contractuelle pour renforcer les droits des salariés. Cette utilisation téléologique de l'analyse contractuelle, très sensible dans l'évolution de la jurisprudence en matière de modification du contrat de travail, est également patente lorsqu'il s'agit de rattacher à l'exécution du contrat de travail des créances afin de les faire garantir par l'AGS.

Cet arrêt en constitue une nouvelle illustration. L'application de la prescription trentenaire est ici destinée, avant tout, à sanctionner sur une plus longue durée les entreprises qui bloquent volontairement la carrière des représentants du personnel. C'est donc pour renforcer l'efficacité de la sanction de telles discriminations que la Cour de cassation a ici choisi la prescription la plus longue, et non véritablement une analyse rigoureuse de la nature de la responsabilité civile dont il s'agit.

Certes, au regard des impératifs de la lutte contre les discriminations, cette recherche d'une meilleure efficacité est sans doute louable. Mais la fin justifie-t-elle les moyens ? A force de tordre les techniques juridiques, la Cour de cassation ne risque-t-elle pas de voir ces mêmes techniques se retourner un jour contre les salariés, lorsque le vent aura tourné ?

Comment alors reprocher à d'autres les libertés prises aujourd'hui avec l'orthodoxie juridique ? Comme cela a été démontré avec talent par Gérard Couturier (Les techniques civilistes et le droit du travail - Chronique d'humeur à partir de quelques idées reçues, D. 1975, chron. p. 151 s.) et Gérard Lyon-Caen (Le droit du travail, une technique réversible, Dalloz - Connaissance du droit, 1995), les techniques juridiques sont réversibles... attention à l'effet boomerang !

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