La lettre juridique n°647 du 17 mars 2016 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Acte anormal de gestion et renoncement à la perception de redevances par une société mère

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 10 février 2016, n° 371258, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7061PKQ)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Directeur du Master 2 Fiscalité européenne et internationale à la Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité)

le 17 Mars 2016

Eu égard aux risques que fait peser sur la liberté de gestion des entreprises la notion prétorienne d'acte anormal de gestion, il est des décisions qu'il convient de saluer. Tel est le cas de celle du Conseil d'Etat, en date du 10 février 2016 : ne relève pas de l'acte anormal de gestion le renoncement, par une société mère, à percevoir des redevances correspondant à l'utilisation d'une marque (CE 9° et 10° s-s-r., 10 février 2016, n° 371258, mentionné aux tables du recueil Lebon). Après avoir rappelé que la valorisation potentielle d'actifs ne constitue pas, en principe, un mode de rémunération normal d'une concession de licence de marque, le juge de l'impôt fait montre de pragmatisme. Il n'y a point d'anormalité fiscalement condamnable si l'avantage a été consenti en vue "de la préservation de l'existence même d'actifs dont dépend la pérennité" de la propre activité économique de l'entreprise ou "de la prévention d'une dévalorisation certaine dans des conditions compromettant durablement leur usage comme source de revenus". Dans la présente affaire, la société requérante est mère d'un groupe fiscal au sens des articles 223 A (N° Lexbase : L1889KG3) et suivants du CGI, groupe dont sont membres la société d'exploitation d'une marque et la société d'exploitation du restaurant dont est issu la marque. La société d'exploitation de la marque en question a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos en 2000, 2001, 2002 ; elle n'a pas facturé à la société d'exploitation du restaurant les redevances correspondants à l'utilisation de la marque pour les exercices en cause.

L'administration procède alors à la réintégration, dans les résultats de la société d'exploitation de la marque, du montant des redevances non perçues. Des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et des contributions additionnelles à cet impôt sont ensuite logiquement (si l'on adopte le point de vue de l'administration) mises à la charge de la société mère. Cette dernière demande au juge administratif de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt et des contributions additionnelles, ainsi que des pénalités correspondantes. Le tribunal administratif de Cergy-Pontoise rejette sa demande (TA Cergy-Pontoise, 26 mai 2011, n° 0708716), tout comme la cour administrative d'appel de Versailles (CAA Versailles, 21 mai 2013, n° 11VE02628 N° Lexbase : A0911MR8). Le Conseil d'Etat annule l'arrêt de la cour en tant qu'il porte sur les redressements notifiés au titre des redevances d'utilisation de la marque.

  • Acte anormal de gestion et renoncement à un profit

Un acte de gestion peut être qualifié d'anormal lorsqu'une entreprise accepte une charge étrangère à son intérêt ou renonce à un profit. Dès 1983, le Conseil d'Etat avait posé une philosophie fiscale digne de feu le bon père de famille : une décision de gestion ne doit pas "excéder manifestement les risques qu'un chef d'entreprise peut prendre pour améliorer les résultats de son exploitation" (CE 8° et 9° s-s-r., 28 septembre 1983, n° 34626, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1280AMD). Puis la notion d'anormalité, appliquée à l'acte de gestion, avait fait son apparition dans l'arrêt "Loiseau" (CE 7° et 8° s-s-r., 17 octobre 1990, n° 83310, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4669AQY), arrêt qui n'était alors, selon l'analyse d'Olivier Fouquet, qu'une décision d'espèce au destin rétrospectivement glorieux. En 2016, le Conseil d'Etat fait montre, de prime abord, d'un pédagogique classicisme jurisprudentiel : "le fait de renoncer à obtenir une contrepartie financière à une concession de licence de marque ne relève pas en règle générale d'une gestion commerciale normale". La société d'exploitation de la marque n'a pas facturé à la société d'exploitation du restaurant les redevances correspondantes à l'utilisation de la marque. Or, la valorisation potentielle d'actifs ne constitue pas (en règle générale) un mode de rémunération normale d'une concession de licence de marque. De cette anormalité présumée, le juge tire la conclusion qu'il revient à la requérante de supporter la charge probatoire et de justifier le renoncement à la contrepartie financière évoquée.

  • Acte de gestion et justification du renoncement à un profit présumé anormal

De la contrepartie en terre fiscale ; tel pourrait être l'intitulé d'un article consacré à l'acte anormal de gestion. Une entreprise peut renoncer à un profit ; encore faut-il qu'existe une notable contrepartie à ce renoncement financier, une contrepartie à ce point substantielle qu'elle justifie la stratégie retenue. Un acte frappé de suspicion est normalisé s'il est manifeste que l'entreprise a agi, en consentant un tel avantage, dans son propre intérêt. On voit à quel point la notion d'acte anormal de gestion s'inspire originellement du droit commercial et de la notion d'acte non conforme à l'intérêt social (1). Une société enferrée dans les rets de l'anormalité gestionnaire doit démontrer l'existence d'une contrepartie "tant dans son principe que dans son montant", nous dit le Conseil d'Etat (décision commentée).

Il revient au contribuable de prouver que l'avantage consenti était impératif au regard de son intérêt propre : soit cet avantage a permis de préserver l'existence même d'actifs dont dépendait la pérennité de sa propre activité économique... Soit cet avantage a permis la prévention d'une dévalorisation certaine dans des conditions compromettant durablement leur usage comme source de revenus. On notera l'exigence sémantique et conceptuelle du juge qui encadre (trop ?!) les choix stratégiques des entreprises qui, par essence, prennent des risques (on reviendra sur cette notion). Quid de la stratégie financière et argumentative de la société requérante ? En renonçant à percevoir les redevances correspondant à l'utilisation de la marque par la société d'exploitation du restaurant, la société d'exploitation de la marque a contribué à "préserver la marque et son renom" ; une telle stratégie s'imposait, tant l'activité économique de la société d'exploitation de la marque repose sur ladite marque.

  • Acte anormal de gestion et préservation du renom. De la subjectivité immatérielle

Renom : sans doute sommes nous en présence de la notion centrale dans cette affaire. Car la seule matière comptable, en ses formules positives et négatives, ne permet pas de trancher le noeud gordien. Il ne s'agit pas seulement d'une banale équation financière dans laquelle le juge opère, en son classique balancing test, un bilan coût/avantage pour savoir si l'entreprise a fauté ou non. Est en jeu ici le renom, élément qui renvoie à une subjectivité immatérielle fort délicate à évaluer. Si le Conseil d'Etat, fidèle à son modus operandi juridictionnel, est économe en son argumentation, nul doute qu'il a été sensible à la réputation, au prestige de la marque, si essentiels pour son développement, voire sa survie. La notion d'image, juridiquement délicate à cerner, vient embrasser l'acte anormal de gestion en sa complexité. A cet instant, il est loisible de relier les notions de renom et prévention évoquées toutes deux par le Conseil d'Etat : en agissant de manière préventive (en s'activant pour éviter la prévention d'une dévalorisation certaine d'actifs dans des conditions compromettant durablement leur usage comme source de revenus), une entreprise agit pour préserver son renom, clé de voûte de sa stratégie. La normalité d'un acte de gestion doit aussi et ainsi pouvoir se mesurer à l'aune d'une logique anticipatrice seule à même de préserver sur le moyen/long terme les intérêts supérieurs de l'entreprise concernée, au regard de son renom. Un mauvais coucheur épris d'égalité formelle sera tenté de souligner qu'on ne prête encore qu'aux riches, le juge de l'impôt s'écartant de la pure logique comptable pour s'appesantir sur les notions de reconnaissance, d'image, de prestige, de renom. Inconnus vous êtes, et rattrapés vous serez plus aisément par l'acte anormal de gestion puisque vous ne pourrez invoquer l'indispensable protection de vos nom et renom ; reconnus vous serez, et plus aisément vous écarterez le grief d'anormalité en invoquant la préservation de votre réputation.

  • Acte anormal de gestion et charge de la preuve. Du basculement et du fardeau probatoires

Tout commence par une présomption : pour le juge, la valorisation potentielle d'actifs ne constitue pas, en principe, un mode de rémunération normal d'une concession de licence de marque. Cette présomption devient postulat dangereux lorsqu'elle génère la conséquence suivante : la charge de la preuve échoit à l'entreprise qui doit justifier ses choix stratégiques. Certains voient, dans cette politique jurisprudentielle, "une dérive du juge vers une appréciation subjective de l'objet de la preuve" (2). Une logique de présomption de régularité ne devrait-elle s'imposer, conduisant à ce que la dévolution de la charge de la preuve soit entre les mains de l'administration ? Commande un tel raisonnement les principes de liberté de gestion des entreprises et de non-immixtion de l'administration dans la gestion des entreprises ; sans même évoquer l'inégalité des armes entre l'Etat et le contribuable... Comment ne pas trouver tarabiscotées certaines formulations émanant du juge de l'impôt, à l'instar de celle emblématique lue dans une décision de 2003 ? Pour le Conseil d'Etat, "s'il appartient à l'administration d'apporter la preuve des faits sur lesquels elle se fonde pour estimer qu'un abandon de créances [...] constitue un acte anormal de gestion, elle est réputée apporter cette preuve dès lors que cette entreprise n'est pas en mesure de justifier qu'elle a bénéficié en retour de contreparties" (3). Etrange mécanisme intellectuel : la charge de la preuve appartient à l'administration... Mais son inaction probatoire lui permet d'imposer ses vues si l'entreprise ne justifie pas ses actes de gestion. Bref, est posé un principe de présomption d'anormalité qui conduit à ce que le fardeau probatoire revienne au contribuable. Christophe de la Mardière résume, en une salutaire formule, la chose : la charge de la preuve revient à l'administration mais est "apportée pour l'essentiel par le contribuable" (4). Si l'entreprise a correctement justifié sa stratégie, il appartient à l'administration fiscale de prouver que les contreparties accordées par l'entreprise sont "inexistantes, dépourvues d'intérêt [...] ou insuffisantes" (CE, décision commentée).

Le Conseil d'Etat conserve la logique probatoire initialement retenue mais a le mérite de morigéner la cour administrative d'appel de Versailles : erreur de droit il y a car la cour n'a pas recherché si la renonciation à la perception des redevances litigieuses était justifiée "par la préservation de l'existence même d'actifs dont dépend l'activité économique de l'entreprise ou par la prévention d'une dévalorisation certaine dans des conditions compromettant durablement leur usage comme source de revenus". La cour administrative d'appel ne pouvait se contenter, pour rejeter la demande de la requérante, de constater qu'aucune clause ne déterminait les modalités, la durée et le montant de l'avantage consenti ; tout comme la cour administrative d'appel ne pouvait se contenter de relever que la société d'exploitation de la marque était elle-même déficitaire et qu'elle ne pouvait se fonder sur l'intérêt commercial du groupe pour justifier l'aide apportée à sa société soeur.

  • Acte anormal de gestion et théorie du risque manifestement excessif

De la théorie de l'acte anormal de gestion à la théorie du risque manifestement excessif, il n'y a qu'un pas qu'il est assez aisé de franchir. Lorsque la société requérante décide de renoncer à percevoir des redevances correspondant à l'utilisation d'une marque, elle adopte un acte de gestion, et opte, sur le fondement du principe de liberté de gestion, pour une certaine stratégie financière. L'acte, qui n'est que la manifestation juridique du risque entrepris, peut être (re)qualifié d'anormal par l'administration fiscale puis le juge ; le contrôle de ces derniers porte alors sur le risque adopté. Ce faisant, sont jaugées les décisions de l'entreprise en ce qu'elles ne sont pas manifestement exagérées, en ce qu'elles sont cohérentes au regard de l'espoir de contreparties suffisantes. L'"immixtion rampante" (5) dans la gestion de l'entreprise n'est pas seulement évidente ; elle est contestable en ce qu'elle est synonyme de contrôle d'opportunité éminemment contraire aux principes juridiques élémentaires censés gouverner les relations contribuable/administration /juge. Certaines rassurantes formules du juge, "sous réserve de circonstances exceptionnelles, une opération accomplie conformément à l'objet social de l'entreprise et dont le dénouement se traduirait par des pertes importantes, ne saurait, par elle-même, caractériser un acte anormal de gestion" (6), ne convainquent pas entièrement. Porter son regard sur la normalité ou l'anormalité d'un acte de gestion signifie analyse subjective tant il est parfois ardu d'apprécier la valeur de la contrepartie permettant de qualifier l'acte de normal, ou plutôt de non anormal. L'acte anormal de gestion n'est pas seulement "le premier risque fiscal pour l'entreprise" (7) ; peut-être est-il aussi "la bonne à tout faire" (8).


(1) Voir les conclusions Racine in CE Contentieux, 27 juillet 1984, n° 34580 (N° Lexbase : A2906AL9).
(2) O. Debat, Droit fiscal des affaires, Montchrestien, 2013, p. 130.
(3) CE 9° et 10° s-s-r., 26 février 2003, n° 223092, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3402A77).
(4) C. de la Mardière, La preuve en droit fiscal, Litec, 2009, p. 146.
(5) Y. Rutschmann et J. Gayral, Le risque manifestement excessif : immixtion rampante dans la gestion de l'entreprise ou simple garde-fou ?, Droit fiscal, 2012, n° 45, p. 500.
(6) CE, 24 mai 2011, avis n° 385088.
(7) C. Bur, L'acte anormal de gestion ou le premier risque fiscal pour l'entreprise, EFE, 1999.
(8) Nos obs., L'acte anormal de gestion. La bonne à tout faire ?, Revue européenne et internationale de droit fiscal, 2iSF, Institut international des sciences fiscales.

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