La lettre juridique n°610 du 23 avril 2015 : Discrimination et harcèlement

[Jurisprudence] Neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses : la qualification d'"exigence professionnelle essentielle et déterminante" en débat

Réf. : Cass. soc., 9 avril 2015, n° 13-19.855 (N° Lexbase : A3737NGI)

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N7102BUL

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par Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit de la protection sociale"

le 25 Avril 2015

La question religieuse dans les rapports de travail met les juridictions sous pression, aussi bien nationales qu'européennes. On se souvient, ainsi, que la Cour européenne des droits de l'Homme, par quatre arrêts rendus en 2013, s'était prononcée sur les manifestations de la liberté religieuse sur le lieu de travail (CEDH, 15 janvier 2013, req. n° 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10) (1). Au plan national, le débat sur le droit à la liberté de conscience en entreprise, le droit d'exprimer ses convictions religieuses et le régime juridique des différentes réponses apportées par les employeurs, a été particulièrement vif. En 2014, la Cour de cassation avait résolu un certain nombre de difficultés dans l'affaire "Baby-Loup" (Ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369 P+B+R+I N° Lexbase : A7715MR8) (2), liées à la qualification d'entreprise de conviction (écartée) et au principe de laïcité, non applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5857KA8, solution confirmée). Cette décision n'a, pourtant, pas découragé les plaignants, ne renonçant pas aux difficultés et subtilités de ces débats, et invoquant devant les juridictions, différentes requêtes liées à la religion en entreprise. La question posée à la Cour de cassation dans l'arrêt du 9 avril 2015 (3) est inédite, puisque l'employeur n'a pas invoqué un règlement intérieur, une charte de laïcité ou toute autre référence pour justifier une mesure prise à l'encontre d'un salarié pour cause d'expression de ses convictions religieuses, ...mais la décision de son client de ne pas travailler avec du personnel religieusement connoté ("pas de voile la prochaine fois"). Tout aussi inédite est la réponse de la Cour de cassation, pour laquelle l'enjeu est celui de l'appréciation de l'article 4 § 1 de la Directive 2000/78 (N° Lexbase : L3822AU4), portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (4). Cet article 4 § 1 de la Directive 2000/78 permet d'écarter la qualification de 'discrimination' (prohibée) au profit de celle de 'différence de traitement' (autorisée) lorsque, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée.
Résumé

Ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée.

La Cour de justice de l'Union européenne n'a pas été, jusqu'ici, amenée à préciser si les dispositions de l'article 4 § 1 de la Directive 2000/78 doivent être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d'un client d'une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d'études, portant un foulard islamique.

Il y a lieu, dès lors, de renvoyer cette question à titre préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne.

La Cour de cassation analyse la décision de l'employeur de licencier la salariée pour cause de port d'un foulard islamique non pas dans l'enceinte de l'entreprise, mais en "rendez-vous client", non pas en termes de "discrimination", mais de "différence de traitement" : mais la Cour de cassation refuse de procéder elle-même à cette analyse, et confie à la CJUE le soin de le faire (renvoi de cette question à titre préjudiciel à la CJUE).

Le débat est en réalité double : d'une part, la question est celle de son cadre juridique (la qualification de discrimination est-elle pertinente ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une atteinte à une liberté individuelle ?) ; et, ensuite, celle de son traitement et de son analyse (qualification de discrimination ou, alternativement, celle de différence de traitement justifiée par une exigence professionnelle).

I - Le cadre juridique de la neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses

La neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses, ici envisagée, est celle qui prévaut en entreprise, et non celle dans un espace public (loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 N° Lexbase : L1365INU ; CEDH, 1er juillet 2014, req. n° 43835/11 N° Lexbase : A2696MSN) (5).

A - Qualification de discrimination

1 - Une qualification de discrimination invoquée devant les juges

Il faut relever, en premier lieu, que la salariée s'est bien située sur ce terrain de la discrimination. A l'appui de son pourvoi en cassation, la salariée a fait grief à l'arrêt rendu par la cour d'appel, de rejeter ses demandes au titre d'un licenciement nul en raison de la discrimination (CA Paris, Pôle 6, 11ème ch., 18 avril 2013, n° 11/05892 N° Lexbase : A2134KCZ).

Par l'arrêt rapporté, la Cour de cassation vise deux séries de dispositions, tirées du droit européen et du droit interne :

- la Directive 2000/78 (art. 4 § 1). L'article 4 (relatif aux exigences professionnelles) prévoit qu'une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l'un des motifs (tenant à la religion ou les convictions, l'handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle) ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée ;

- les articles L. 1132-1 (discrimination) (N° Lexbase : L5203IZQ) et L. 1133-1 (différences de traitement autorisées) (N° Lexbase : L0682H97) du Code du travail tels qu'issus de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 (N° Lexbase : L8986H39). La constatation d'une discrimination (C. trav., art. L. 1132-1) est sanctionnée par la nullité (C. trav., art. L. 1132-4 N° Lexbase : L0680H93) (6).

2 - Une qualification qui prête à discussion

Dans l'affaire "Baby Loup", le procureur général (7) avait déjà critiqué la Chambre sociale de la Cour de cassation, qui aurait confondu atteinte aux libertés individuelles et discrimination fondée sur un motif prohibé. En l'espèce (affaire "Baby Loup"), Mme F. a été licenciée parce qu'elle a manifesté sa religion dans l'entreprise en violation des consignes de l'employeur (atteinte aux libertés individuelles), mais pas en raison même de sa confession musulmane (discrimination). Le procureur général avait relevé, avec justesse, qu'"[...] il n'est pas soutenu ou prouvé, que d'autres salariés de confession musulmane ont été sanctionnés du fait de leur appartenance à cette religion, ni que l'interdiction de manifester sa religion ne visait, en réalité, que les salariés de cette confession, ni enfin que ces mêmes salariés auraient été traités différemment des autres dans leur emploi ou leur travail à capacité professionnelle égale du fait de leur confession".

Ces observations peuvent tout à fait être transposées dans l'affaire donnant lieu à l'arrêt rapporté.

B - Exclusion des autres qualifications

Par l'arrêt rapporté, la Cour de cassation vise les articles L. 1132-1 (discrimination), L. 1133-1 (différences de traitement autorisées) du Code du travail, enfin, la Directive 2000/78 ; mais la Cour ne vise ni l'article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4799AQS), ni l'article L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P) ni, enfin, l'article L. 1321-3 du Code du travail (N° Lexbase : L8833ITC).

1 - Atteinte à une liberté individuelle

La Cour de cassation, dans sa décision 9 avril 2015 (arrêt rapporté), ne vise pas l'article L. 1121-1 (droits des personnes et libertés individuelles) ou l'article 9 de la CESDH. L'atteinte aux libertés individuelles (C. trav., art. L. 1121-1 : "Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché") se résout en dommages et intérêts, mais n'est pas un cas de nullité. L'analyse a été menée, en ce sens, par le procureur général (voir son Avis), dans l'affaire "Baby Loup" (Ass. Plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369, préc.).

2 - Violation du règlement intérieur

La Cour de cassation ne vise pas l'article L. 1321-3 du Code du travail (régime du règlement intérieur). L'enjeu n'est absolument pas la nature des clauses contenues dans le règlement intérieur, donc le caractère trop général et imprécis, tel qu'il a pu susciter débats et controverses (affaire "Baby Loup", réf. préc.) (8).

II - La neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses peut-elle être qualifiée d'exigence professionnelle essentielle et déterminante ?

L'argument de l'employeur, prononçant le licenciement d'une salariée, était fondé sur le non-respect de laïcité (expression entendue en son sens large, et non juridique ; par défaut et par simplicité, la formule "neutralité" convient mieux) dans ses relations avec ses clients (sur leur demande). Cet argument revient, de fait, à celui d'une "nécessité commerciale" (sic) qui s'impose aux salariés d'une entreprise de renoncer à la liberté d'exprimer ses convictions religieuses, "nécessité commerciale" dictée (imposée) par une entreprise cliente (en l'espèce, la société G.).

A - "Nécessité commerciale", imposée par un client et existence d'une discrimination

La Cour de cassation (arrêt rapporté) mentionne une affaire de déclaration formée par un employeur (belge), invoquant expressément une "nécessité commerciale" de répondre à la demande de ses clients, à l'image de l'employeur français, invoquant pareillement une "nécessité commerciale" de répondre à une demande formulée par une entreprise cliente. Cette référence faite par la Cour de cassation (arrêt rapporté) à la décision rendue par la CJCE (CJCE, 10 juillet 2008, aff. C-54/07 N° Lexbase : A5470D9H) (9), n'emporte pas vraiment la conviction.

1 - Volonté du client, une justification invoquée en droit européen

La question de la discrimination (en l'espèce, fondée sur l'appartenance à une ethnie), comme "nécessité commerciale", a été évoquée dans l'arrêt de la CJCE du 10 juillet 2008. L'organisme belge désigné afin de promouvoir l'égalité de traitement, a demandé aux juridictions du travail belges de constater que l'employeur, appliquait une politique discriminatoire à l'embauche. L'employeur avait fait une déclaration publique ouvertement raciste, en se justifiant par le fait qu'il répondait à une demande de ses clients (10).

La CJCE n'a pas analysé le contenu du discours (raciste) de l'employeur, ni apprécié la valeur des arguments avancés par l'employeur (la nécessité, appréhendée en termes commerciaux, pour un employeur, de n'avoir, parmi son personnel, que des représentants d'une certaine ethnie, à l'exclusion d'autres), mais la CJCE s'est seulement posée la question de savoir si un discours tenu par un employeur constitue un acte suffisant pour caractériser une discrimination directe, sachant que la discrimination ne repose sur aucun élément matériel (il s'agit d'une discrimination à l'embauche, la question a donc une portée probatoire). Répondant précisément à ce point, la CJCE a estimé que l'absence de plaignant identifiable permet de conclure à l'absence de toute discrimination directe au sens de la Directive 2000/43 (cons. 23) (N° Lexbase : L8030AUX) ; la déclaration de l'employeur suffit à caractériser la discrimination (cons. 25, "le fait pour un employeur de déclarer publiquement qu'il ne recrutera pas de salariés ayant une certaine origine ethnique ou raciale, ce qui est évidemment de nature à dissuader sérieusement certains candidats de déposer leur candidature et, partant, à faire obstacle à leur accès au marché du travail, constitue une discrimination directe à l'embauche").

2 - Volonté du client, une justification invoquée en droit interne

La question de la nécessité de prendre en compte la volonté du client (en l'espèce, la société G.) est mentionnée par la Cour de cassation (arrêt rapporté).

La Cour de cassation relève que la CJCE (CJCE, 10 juillet 2008, aff. C-54/07, préc.) a jugé que, le fait, pour un employeur, de déclarer publiquement qu'il ne recrutera pas de salariés ayant une certaine origine ethnique ou raciale, ce qui est de nature à dissuader sérieusement certains candidats de déposer leur candidature et à faire obstacle à leur accès au marché du travail, constitue une discrimination directe à l'embauche au sens de la Directive 2000/43.

Dans le corps même de sa décision (arrêt rapporté), la Cour précise que l'avocat général de la Cour de justice avait indiqué que "l'affirmation de M. A. selon laquelle les clients ne seraient pas favorablement disposés à l'égard d'employés d'une origine ethnique déterminée est totalement dénuée de pertinence pour la question de l'application de la Directive 2000/43. Même si cette affirmation était correcte, elle ne ferait qu'illustrer que "les marchés ne remédieront pas à la discrimination" et qu'une intervention réglementaire est essentielle. En outre, l'adoption de mesures réglementaires au niveau communautaire aide à résoudre un problème d'action collective pour les employeurs en empêchant toute distorsion de concurrence qui, précisément à cause de ce manquement du marché, pourrait se manifester au cas où différents niveaux de protection contre la discrimination existeraient au niveau national" (point 18 des conclusions).

Mais la discrimination, envisagée comme une "nécessité commerciale" (sic), est appréhendée en des termes spécifiques à l'affaire C-54/07, non transposables à l'arrêt rapporté :

- le discours à tonalité "raciste", tenu par l'employeur belge, n'est pas analysé en tant que tel par la CJCE, mais il est utilisé par la CJCE pour caractériser l'existence d'une discrimination (directe à l'embauche). Dans l'arrêt rapporté, le discours à tonalité "laïque" (refus qu'une salariée exprime ses convictions religieuses, en l'espèce musulmanes, à partir d'arguments commerciaux, sur le fondement d'une demande formulée par un client) n'a pas cette dimension, puisque ce discours de l'employeur n'a pas vocation à être appréhendé pour caractériser l'existence d'une discrimination, mais pour justifier de l'inexistence d'une discrimination, car la qualification exacte serait la différence de traitement, au sens de l'article 4 § 1 de la Directive 2000/78 (notion d'exigence professionnelle) (infra) ;

- l'enjeu, pour la CJCE, était de savoir si la discrimination existe du seul fait du discours de l'employeur. La question se posait du fait de l'impossibilité d'identifier un plaignant soutenant qu'il aurait été victime d'une telle discrimination. Dans l'arrêt rapporté, cette question ne se pose pas car la situation est totalement différente, puisqu'il existe bien une victime se plaignant du comportement discriminatoire de l'employeur.

Au final, le discours utilitariste invoqué par l'employeur belge (aff. C-54/07) n'est pas transposable ni exploitable. L'argument tiré d'une demande formulée par le client n'a pas été examiné, en tant que tel, par la CJCE (aff. C-54/07) ; la CJCE s'est simplement souciée de caractériser la discrimination, alors qu'il est demandé à la Cour de cassation (arrêt rapporté) de qualifier une différence de traitement, au sens de l'article 4 § 1 de la Directive 2000/78, qualification opérée sur la seule base et le seul fondement d'une demande d'un client.

B - "Nécessité commerciale" de neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses et différence de traitement autorisée

A titre liminaire, il faut relever que :

- la Directive 2000/78 ne propose pas de définition de l'"exigence professionnelle" (art. 4 § 1). La différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à la religion (ou les convictions, le handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle) ne constitue pas une discrimination en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, dans la mesure où la caractéristique en cause (la religion ou les convictions, le handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle) constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence soit proportionnée ;

- la Directive 2000/78 admet également la justification de différences de traitement qui seraient fondées sur l'âge (art. 6, "Justification des différences de traitement fondées sur l'âge") (11).

Trois éléments sont donc mis en avant : une exigence professionnelle essentielle et déterminante, un objectif légitime, et, enfin, une exigence proportionnée. Ces trois éléments conditionnent la qualification de "différence de traitement", au sens de la Directive 2000/78.

1 - Une exigence professionnelle

La jurisprudence de la CJCE/CJUE est plutôt rare, et permet assez difficilement de mieux saisir ce qui rentre dans la catégorie des exigences professionnelles essentielles et déterminantes, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice.

- Age et condition physique : Dans l'affaire "Wolf" (CJUE, 12 janvier 2010, aff. C-229/08 N° Lexbase : A2385EQE), la question portait sur l'accès au métier de pompier. La candidature de M. W. a été refusée en raison du fait qu'il dépassait la limite d'âge de 30 ans. La CJUE a admis que le litige mettait en avant une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour l'activité de pompier ou pour son exercice. En effet, les activités du service technique intermédiaire des pompiers sont caractérisées par leur caractère physique. Le fait de disposer de capacités physiques particulièrement importantes peut être considéré comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante, au sens de l'art. 4 § 1 de la Directive 2000/78, pour l'exercice de la profession de pompier du service technique intermédiaire (cons. 40). L'avocat général avait conclu dans le même sens (12).

- Convictions religieuses : La Directive 2000/78 a fixé un cadre spécifique pour les organismes religieux (art. 4 § 2 et non art. 4 § 1). La proposition initiale concernait les "organisations publiques ou privées fondées sur la religion ou les convictions". Mais les Quinze ont finalement retenu une notion élargie, visant les organismes dont "l'éthique" est fondée sur la religion ou les convictions. Ce cadre spécifique s'adresse aux Etats (essentiellement, l'Allemagne et l'Irlande) dans lesquels existe une législation ou une pratique nationale établissant, pour les activités professionnelles qui ont directement et essentiellement trait à la religion ou aux convictions, la possibilité de différences de traitement fondées sur cette religion ou ces convictions.

L'article 4 § 2 de la Directive 2000/78 prévoit un mécanisme désigné sous l'appellation d'entreprise de conviction en droit interne : dans le cas des activités professionnelles d'églises et d'autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d'une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l'éthique de l'organisation. Cette différence de traitement doit s'exercer dans le respect des dispositions et principes constitutionnels des Etats membres, ainsi que des principes généraux du droit communautaire, et ne saurait justifier une discrimination fondée sur un autre motif.

A travers ces deux exemples (la capacité physique, pour le pompier, ou la foi, pour les salariés d'une entreprise de conviction), se dessine un profil relativement précis (mais insuffisamment) (13) de l'exigence professionnelle. Dans certaines situations, les convictions religieuses, le handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle peuvent être contractualisés dans le contrat de travail, et être intégrés dans le profil de poste, en tant qu'exigence professionnelle. En l'espèce, admettre la neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses au rang des exigences professionnelles pose difficulté. Une telle neutralité, analysée comme une exigence professionnelle, rappelle le débat porté devant la Cour de cassation dans l'affaire "Baby Loup". Cet argument, avancé par l'employeur sous un aspect proche, celui d'entreprise de conviction, n'avait pas prospéré. La Cour avait relevé que l'association "Baby Loup" avait pour objet, non de promouvoir et de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques, mais, aux termes de ses statuts, de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d'oeuvrer pour l'insertion sociale et professionnelle des femmes, sans distinction d'opinion politique et confessionnelle.

2 - Un objectif légitime

Dans l'affaire "Wolf" (supra), la CJCE a relevé que la condition physique répond bien à une exigence professionnelle et repose sur un objectif légitime. Le dix-huitième considérant de la Directive 2000/78 précise que celle-ci "ne saurait avoir pour effet d'astreindre les forces armées ainsi que les services de police, pénitentiaires ou de secours à embaucher ou à maintenir dans leur emploi des personnes ne possédant pas les capacités requises pour remplir l'ensemble des fonctions qu'elles peuvent être appelées à exercer au regard de l'objectif légitime de maintenir le caractère opérationnel de ces services". A ce titre, l'objectif est réputé légitime.

En l'espèce, la question de l'objectif légitime poursuivi par un employeur, au titre d'une neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses, appréhendée en tant qu'exigence professionnelle, pose difficulté. La Directive 2000/78 ne donne aucune indication sur ce que recouvre le terme "objectif légitime" ; les propositions avancées par la Directive 2000/78 portent sur "objectifs légitimes de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle", au titre des différences de traitement fondées sur l'âge (art. 6), thème distinct de la différence fondée sur l'appartenance religieuse (au sens de l'art. 4 § 1).

L'objectif légitime dont l'employeur pourrait se prévaloir ne se rattache pas à une catégorie juridique connue et identifiable :

- la référence à la neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses ne peut être avancée, faute d'être érigée au rang de "principe" ;

- pas plus, par transposition, les objectifs légitimes de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle (Directive 2000/78, art. 6, a priori non applicable ici). On voit mal en quoi la neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses pourrait se rattacher à un objectif légitime de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle.

- ou enfin, un objectif légitime de protection de la santé et de la sécurité en milieu hospitalier (CEDH, 15 janvier 2013, req. n° 59842/10 N° Lexbase : A9855NG4).

3 - Une exigence proportionnée

Le contrôle de proportionnalité renvoie à la question de savoir si la mesure est nécessaire pour atteindre l'objectif légitime.

La CJCE (affaire "Wolf") a admis que la condition physique est bien une exigence professionnelle présentant un caractère proportionné, car elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour que les pompiers du service technique intermédiaire puissent remplir correctement les missions qui sont les plus exigeantes physiquement pendant une durée suffisamment longue (14).

La CJCE (CJUE, 13 septembre 2011, aff. C-447/09 N° Lexbase : A7249HXR) (15) a estimé que le fait de posséder des capacités physiques particulières peut être considéré comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" (au sens de l'article 4 § 1 de la Directive 2000/78) pour l'exercice de cette profession, et la possession de telles capacités est liée à l'âge. Mais, en fixant la limite à 60 ans, l'accord collectif impose une exigence disproportionnée, au sens de l'article 4 § 1 de la Directive 2000/78.

La neutralité dans l'expression de ses convictions religieuses ne passe pas le test du contrôle de proportionnalité, puisqu'en amont, l'objectif légitime n'a pas pu être identifié.

*

* *

L'arrêt rapporté appelle plusieurs observations conclusives :

- l'argument de l'employeur, fondé sur l'exigence d'une neutralité dans l'expression des convictions religieuses imposée par une entreprise cliente, n'est pas très convaincant, en ce sens qu'il est réversible. Comment un employeur doit réagir, si, dans un contexte d'exportation, il est amené à vendre des produits ou services auprès de clients dont la culture est fortement influencée par son environnement religieux (religion musulmane, pour des clients du Moyen-Orient ; religion juive, pour des clients localisés en Israël ; religion bouddhiste, pour des clients localisés au Japon, en Asie,...) ? On voit bien la limite au raisonnement avancé par l'employeur, puisque dans certaines hypothèses, la situation inversée pourrait se rencontrer (intérêt que le/la salarié/e exprime ses convictions religieuses, notamment sur un plan vestimentaire, en raison de l'appartenance supposée du client à cette religion) ;

- la neutralité dans l'expression des convictions religieuses résiste mal à l'analyse de l'exigence professionnelle, sauf à considérer qu'une entreprise puisse se prévaloir du statut d'entreprise de conviction (par exemple, un organe de presse, un syndicat, un parti politique, une association), prônant explicitement la laïcité. En l'espèce, le label "entreprise de conviction" peut difficilement être attribué à l'entreprise en question (la société M., société de conseil, d'ingénierie et de formation spécialisée dans le développement et l'intégration de solutions décisionnelles) ;

- l'exigence professionnelle pertinente, en l'espèce, n'a pas trait aux tenues vestimentaires de la salariée, mais à sa compétence technique, en sa qualité d'ingénieur d'études. Or, il apparaît que l'employeur était tout à fait satisfait des prestations de l'intéressée ("nous regrettons cette situation dans la mesure où vos compétences professionnelles et votre potentiel nous laissaient espérer une collaboration durable").


(1) Nos obs., Convictions religieuses du salarié vs Pouvoir de direction de l'employeur : un arbitrage de la CEDH nuancé, Lexbase Hebdo n° 515 du 7 février 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5652BTI).
(2) Nos obs., Affaire "Baby-Loup" : entre souplesse et fermeté, Lexbase Hebdo n° 577 du 3 juillet 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N2936BUB) et les réf. citées.
(3) Entretien avec J.-G. Huglo, Conseiller à la Cour de cassation, LSQ, n° 16813 du 13 avril 2015 ; JCP éd. A, n° 16, 16 avril 2015, act. 332 ; JCP éd. S, n° 15, 15 avril 2015, act. 171.
(4) V. not. LSE, n° 19 du 8 novembre 2000.
(5) F. Dieu, Le droit de dévisager et l'obligation d'être dévisageable, pour "vivre ensemble", JCP éd. A, n° 7, 16 février 2015, 2056.
(6) J.-C. Marin, Avis , p. 11.
(7) J.-C. Marin, Avis, préc., p. 13-14.
(8) Spéc., entretien avec J.-G. Huglo, Conseiller à la Cour de cassation (préc.), qui marque bien la différence entre l'arrêt rapporté et l'affaire "Baby Loup".
(9) J. Cavallini, Une déclaration publique d'un employeur peut constituer en elle-même une discrimination fondée sur la race ou l'ethnie, JCP éd. S, 2008, n° 1520, p. 25-26 ; L. Driguez, Lutte contre les discriminations à l'embauche fondées sur la race ou l'origine ethnique, Europe, 2008, octobre 2008, comm. n° 321, p. 27-28 ; H. Tissandier, L'actualité de la jurisprudence communautaire et internationale, RJS, 2008, p. 885-887 ; Nos obs., Une histoire belge, ou comment la CJCE sanctionne un employeur ouvertement raciste, Lexbase Hebdo n° 315 du 31 juillet 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N7122BGU).
(10) "Je dois répondre aux exigences de mes clients. Si vous me dites je veux tel produit ou je veux ceci ou cela', et que je vous dis je ne le fais pas, je fais venir ces gens', vous me répondrez je ne veux pas de votre porte'. J'en viendrais à mettre la clé sous la porte. Nous devons répondre aux exigences des clients. Ce n'est pas mon affaire. Ce n'est pas moi qui ai créé ce problème en Belgique. Je veux faire tourner ma société et qu'à la fin de l'année, le chiffre d'affaires soit atteint et comment j'y parviens... Je dois l'obtenir en me conformant aux désirs du client !".
(11) LSE, n° 19 du 8 novembre 2000. Le contentieux de la discrimination fondé sur l'âge est particulièrement abondant. V. not. nos obs., Comment la CJUE caractérise une discrimination fondée sur l'âge et apprécie la justification d'une différence de traitement, Lexbase Hebdo n° 413 du 21 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N4314BQT) et les réf. citées.
(12) Conclusions de l'avocat général Y. Bot, 3 septembre 2009, point 37 : "la nature de plusieurs des domaines d'activités dans lesquels les pompiers du service technique intermédiaire sont amenés à intervenir ainsi que les conditions d'exercice de leurs missions principales exigent des capacités physiques particulièrement élevées. Dans la mesure où ces capacités physiques sont naturellement amenées à diminuer avec l'âge, celui-ci constitue, à notre avis, une caractéristique qui est consubstantielle au bon exercice des activités de cette profession qui sont les plus exigeantes physiquement. Dès lors, une limite d'âge de 30 ans peut, selon nous, être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante afin de garantir le caractère opérationnel du service technique intermédiaire des pompiers".
(13) Not., S. Hénion, M. Le Barbier-Le Bris et M. Del Sol, Droit social européen et international, PUF, 2ème éd., n° 361, p. 368-369.
(14) Conclusions de l'avocat général Y. Bot, présentées le 3 septembre 2009, Point 38.
(15) LSE, n° 286 du 6 octobre 2011.

Décision

Cass. soc., 9 avril 2015, n° 13-19.855 (N° Lexbase : A3737NGI).

Textes concernés : C. trav., art. L. 1132-1 (N° Lexbase : L5203IZQ) et L. 1133-1 (N° Lexbase : L0682H97) ; Directive 2000/78, art. 4 §1 ; art. 2 § 1 et 2 (N° Lexbase : L3822AU4)

Mots-clés : discrimination ; expression conviction religieuse ; "foulard islamique" ; licenciement ; justification ; employeur ; désir du client ; différence de traitement autorisée ; conditions.

Lien base : (N° Lexbase : E9166ESB)

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