La lettre juridique n°828 du 18 juin 2020 : Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] Décision du Conseil constitutionnel du 20 mai 2020 : censure juridique sans incidence pratique pour la HADOPI

Réf. : Cons. const., décision n° 2020-841 QPC, du 20 mai 2020 (N° Lexbase : A83343LA)

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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la cour, Nataf Fajgenbaum & Associés

le 17 Juin 2020

La décision rendue le 20 mai 2020 par le Conseil constitutionnel présente la particularité de ne satisfaire personne ou tout le monde selon que, d'un naturel optimiste ou non, l'on aime à considérer le verre à moitié vide ou à moitié plein. Dans le cadre de la conciliation de l'objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la propriété intellectuelle, d'une part, et du droit au respect de la vie privée (DDHC, art. 2 N° Lexbase : L1366A9H et 4 N° Lexbase : L1368A9K), d'autre part, le juge constitutionnel a en effet partiellement censuré certaines des prérogatives d'investigation reconnues par l'article L. 331-21 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3539IES) aux agents de la HADOPI.

Pour autant, la mise en œuvre de la « réponse graduée » promue par l'autorité publique indépendante ne s'en trouve pas véritablement entravée, dès lors que la Commission de protection des droits conserve la possibilité de recueillir l'identité et les coordonnées des auteurs de manquements à l'obligation de sécurisation des accès internet prévue à l'article L. 336-3 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L8870IEA). D'ailleurs, non sans une certaine malice, le communiqué diffusé le 25 mai 2020 par la HADOPI ne manque pas de souligner qu'elle n'a jamais pris la peine d'appliquer les dispositions censurées et enfonce le clou en se félicitant de voir son action ainsi « confortée » par la décision du Conseil constitutionnel…

 

Le 13 février 2020 [1], le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par La Quadrature du Net, French data Network, Franciliens.net et la Fédération des fournisseurs d'accès à internet associatifs. Les associations requérantes ont en commun de promouvoir un accès à internet qu'elles voudraient neutre, libre et éthique et d'être globalement réfractaires au droit d'auteur ; dire qu'elles ne sont pas favorables à la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (plus connue sous le nom de la HADOPI) relève ainsi de l'euphémisme. Le Conseil était donc interrogé sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 du Code de la propriété intellectuelle [2], dans sa rédaction résultant de la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009, favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet (N° Lexbase : L3432IET).

I. La mission de sauvegarde de la propriété intellectuelle confiée à la HADOPI

Pour rappel, la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 a créé une autorité publique indépendante, la HADOPI, lui conférant des prérogatives élargies dans le cadre de la lutte contre les pratiques de contrefaçon sur internet, afin de répondre à l'objectif constitutionnel de sauvegarde de la propriété intellectuelle. L'une des trois missions qui lui ont été confiées par le législateur consiste ainsi à protéger les œuvres et objets auxquels est attaché un droit d'auteur ou un droit voisin contre les atteintes commises sur les réseaux de communications électroniques, autrement dit sur internet.

La Commission de protection des droits de la HADOPI est en charge d'intervenir et de prendre les mesures nécessaires en cas de manquement constaté à l'obligation pour tout titulaire d'un accès à des services de communication au public en ligne de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l'objet d'une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d'œuvres ou d'objets protégés par un droit d'auteur ou par un droit voisin sans l'autorisation des titulaires desdits droits (CPI, art. L. 336-3) ; pour le dire plus simplement, il lui appartient donc d'empêcher, par une négligence caractérisée, que son abonnement internet ne soit exploité par des tiers pour commettre des actes de contrefaçon, notamment par la pratique du peer to peer. La mise en place d'un logiciel de sécurisation est dès lors préconisée.

L'abonné aux services internet auteur du manquement se voit adresser par la HADOPI une « recommandation lui rappelant les dispositions de l'article L. 336-3, lui enjoignant de respecter l'obligation qu'elles définissent et l'avertissant des sanctions encourues » [3]. Il s'agit de la première étape du dispositif à vocation pédagogique et dissuasive de la « réponse graduée » voulue par le législateur, laquelle a été mise en œuvre à 619 687 reprises pendant l'année civile 2019 [4].

Toute la difficulté pour les membres de la Commission de protection des droits et les agents de la HADOPI consiste à identifier les abonnés défaillants et à recueillir les données y afférentes, pour prise de contact. Tel est précisément l'objet des dispositions de l'article L. 331-21 en cause, leur conférant le droit d'obtenir ces informations auprès des opérateurs de communication électroniques. Il convient de préciser que ces agents doivent avoir été dûment habilités et assermentés à cet effet et que l'utilisation des données ainsi recueillies est soumise au secret professionnel.

En pratique, les sociétés de défense des ayants droit de droit d'auteur (SACEM, SCPP, SDRM, ALPA etc.) mandatent un prestataire privé avec pour mission de détecter l'adresse IP des contrevenants. Les procès-verbaux ainsi dressés sont alors communiqués à la HADOPI ; celle-ci se rapproche ensuite des fournisseurs d'accès à internet afin d'obtenir, au visa de l'article L. 331-21 du Code de la propriété intellectuelle, la communication des données des titulaires des abonnements à internet qui ont été identifiés lorsque l'infraction aux droits d'auteur a été constatée.

Les associations requérantes reprochaient à ces dispositions de permettre à la HADOPI de se passer de l'intervention d'un juge pour lever l'anonymat des internautes, à partir de leur adresse IP, en recueillant les données de connexion y associées. Elles y décelaient une violation du droit au respect de la vie privée, de la protection des données à caractère personnel et du secret des correspondances, reprochant aux trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 de ne pas limiter le champ des documents auxquels ont accès les agents de la HADOPI et de ne pas prévoir suffisamment de garanties.

II. La constitutionnalité de l'article L. 331-21 du Code de la propriété intellectuelle en question

À ce stade, il n'est pas inutile de rappeler que, dans le cadre du processus législatif ayant abouti à l'adoption de la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009, le texte adopté par le Sénat le 13 mai 2009 avait été déféré au Conseil constitutionnel à l'initiative de 184 députés. Certaines dispositions [5] avaient alors été jugées contraires à la Constitution [6] et retirées du projet de loi : la possibilité pour l'autorité administrative de sanctionner le titulaire de l'abonnement à internet par la suspension de son accès à internet, d'une part, et la mise en place d'une présomption de responsabilité à l'encontre du titulaire de l'abonnement internet, d'autre part.

En revanche, les trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 du Code de la propriété intellectuelle, n'ayant suscité aucun commentaire du Conseil constitutionnel, avaient été déclarés conformes à la Constitution. La décision rendue une décennie plus tard par le juge de la constitutionnalité opère donc un revirement radical, lequel a été rendu possible par une autre décision intervenue entretemps et ayant jugé contraire au droit au respect de la vie privée des dispositions (C. com., art. L. 450-3 N° Lexbase : L0353LTA) instaurant un droit de communication des données de connexion au profit des agents de l'Autorité de la concurrence [7]. Ce changement de circonstances justifiait dès lors le réexamen des dispositions contestées, la question posée étant jugée sérieuse [8].

Dans sa décision du 20 mai 2020, le Conseil constitutionnel procède à une analyse différenciée des dispositions en cause.

S'agissant du dernier alinéa de l'article L. 331-21 conférant aux agents de la HADOPI le droit d'obtenir communication de l'identité et des coordonnées électroniques, téléphoniques et postales de l'auteur du manquement, le Conseil relève que les données ainsi recueillies sont nécessaires à la mise en œuvre des dispositions de l'article L. 336-3 précité et que le droit de communication contesté a été assorti par le législateur français de « garanties propres à assurer, entre le respect de la vie privée et l'objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle, une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée ». Le secret des correspondances n'est pas davantage méconnu.

Dès lors, à l'exception de l'adverbe « notamment » qui ouvre de manière illimitée et donc excessive la liste des documents auxquels les agents de la HADOPI pourraient avoir accès, ce texte a été jugé conforme à la Constitution.

Les 3ème et 4ème alinéas de l'article L. 331-21, qui confèrent aux agents de la HADOPI le droit d'obtenir communication et copie de tous documents, quel qu'en soit le support, y compris les données de connexion détenues par les opérateurs de communication électronique, n'ont pas connu le même sort. S'il n'est pas contesté que l'exercice de ce droit répond aux nécessités de la mise en œuvre de l'article L. 336-3 précité, le Conseil constitutionnel relève, en revanche, qu'il n'a pas été assorti des limites et garanties requises. En effet, en faisant porter le droit de communication sur « tous documents, quel qu'en soit le support » et en ne précisant pas les personnes auprès desquelles il est susceptible de s'exercer, le législateur n'a ni limité le champ d'exercice de ce droit de communication, ni garanti que les documents en faisant l'objet présentent un lien direct avec le manquement à l'obligation énoncée à l'article L. 336-3.

Par ailleurs, ce droit de communication vise indifféremment l'ensemble des données de connexion détenue par les opérateurs, permettant donc aux agents d'avoir accès à des informations nombreuses et précises sur les personnes en cause, particulièrement attentatoires à leur vie privée et pas nécessairement en lien direct avec le manquement poursuivi. Ces dispositions encourent donc la censure comme étant contraires à la Constitution.

III. Un coup d'épée dans l'eau ?

Que retenir de cette décision du 20 mai 2020 ? Les associations requérantes en faveur d'un internet « libre » sont-elles les grandes gagnantes, ainsi qu'elles l'ont tout d'abord proclamé ? Au contraire, la HADOPI se voit-elle confortée dans ses missions et son action ? Comme souvent, il convient d'être nuancé. D'abord particulièrement enthousiaste, La quadrature du Net s'est montrée finalement plus réservée [9], reconnaissant que sa victoire — car il y a indiscutablement victoire — n'était pas aussi « retentissante » [10] qu'espéré. De son côté, la HADOPI a diffusé le 25 mai 2020 un communiqué de presse [11] à l'occasion duquel elle n'a pas manqué de souligner que les dispositions censurées n'avaient jamais été utilisées par la Commission de protection des droits pour assurer la mise en œuvre de la réponse graduée. La HADOPI préfère donc retenir de la décision du Conseil constitutionnel une « déclaration de conformité » à la Constitution des autres dispositions de l'article L. 331-21 du Code de la propriété intellectuelle, qui « valide ainsi le fonctionnement actuel de la procédure de réponse graduée ». Il est vrai que, contrairement à ce qu'ont d'abord cru les associations requérantes, le juge de la constitutionnalité n'a pas contesté dans leur principe les pouvoirs de la HADOPI, dont la mission n'est donc pas fondamentalement remise en cause.

À noter que, l'abrogation immédiate des dispositions déclarées contraires à la Constitution, qui est en principe la règle conformément à l'article 62 de la Constitution, a été écartée par le Conseil compte tenu des conséquences manifestement excessives qu'elle emporterait. La date d'abrogation a donc été reportée au 31 décembre 2020, laissant ainsi au législateur français le temps d'y remédier en adaptant les dispositions du Code de la propriété intellectuelle.

Or, précisément, est actuellement discuté devant le Parlement un projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique, prévoyant notamment de fusionner la HADOPI et le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) au sein d'une entité nouvellement créée, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ou ARCOM), qui se verrait alors confier leurs missions respectives.   

Le timing de la question prioritaire de constitutionnalité ne devait donc rien au hasard, ainsi que l'a elle-même souligné La Quadrature du Net aux termes d'un communiqué du 20 mai 2020 : « la stratégie de notre action contentieuse consistait à attendre ce moment pour inciter le Parlement, au moment de supprimer la HADOPI, à ne pas perpétuer des missions dont l'incompatibilité à la Constitution a été aujourd'hui reconnue » [12]. Un coup d'épée dans l'eau, semble-t-il.

 

[1] CE, 10° ch., 12 février 2020, n° 433539, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A35313EI).

[2] Pour mémoire, les dispositions contestées étaient les suivantes :
« [Les membres de la commission de protection des droits et les agents mentionnés au premier alinéa] peuvent, pour les nécessités de la procédure, obtenir tous documents, quel qu'en soit le support, y compris les données conservées et traitées par les opérateurs de communications électroniques en application de l'article L. 34-1 du Code des postes et des communications électroniques (N° Lexbase : L0413IZC) et les prestataires mentionnés aux 1 et 2 du I de l'article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (N° Lexbase : L2600DZC).
Ils peuvent également obtenir copie des documents mentionnés à l'alinéa précédent.
Ils peuvent, notamment, obtenir des opérateurs de communications électroniques l'identité, l'adresse postale, l'adresse électronique et les coordonnées téléphoniques de l'abonné dont l'accès à des services de communication au public en ligne a été utilisé à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d'œuvres ou d'objets protégés sans l'autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II lorsqu'elle est requise
 ».

[3] CPI, art.  L. 331-25 (N° Lexbase : L3510IEQ).

[4] Chiffres HADOPI, Bulletin d'information n° 9, mars 2020 [en ligne] ; pour 208 104 deuxièmes recommandations et 1 748 transmissions au procureur de la République.

[5] Articles 5 et 11.

[6] Conseil constit., décision n° 2009-580 DC, du 10 juin 2009 (N° Lexbase : A0503EIH).

[7] Conseil constit., décision n° 2015-715 DC, du 5 août 2015 (N° Lexbase : A1083NNG) ; cf. également Cons. constit., décision n° 2017-646/647 QPC, du 21 juillet 2017 (N° Lexbase : A3325WNH), visée dans les conclusions de Madame la Rapporteure publique Anne Iljic et par le Conseil d'Etat dans son arrêt de renvoi du 12 février 2020. À noter également une évolution de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 8 avril 2014, aff. jointes C-293/12 et C-594/12 N° Lexbase : A7603MIG, not. point 27).

[8] Cf. conclusions de Madame la Rapporteure publique Anne Iljic, préc., qui souligne toutefois que les données de connexion auxquelles peuvent accéder les agents assermentés de la HADOPI « sont de manière beaucoup plus évidente que pour l'Autorité de la concurrence ou l'AMF au cœur même de la mission de la HADOPI, qui est de faire cesser les atteintes aux titulaires de droits d'auteur sur internet ».

[9] Admettant finalement sur son site internet laquadrature.net d'une « victoire nettement plus modeste » [en ligne].

[10] À titre d'exemple, P. Crochart, Clap de fin pour Hadopi ? Le Conseil constitutionnel déclare ses pouvoirs contraires à la Constitution, Clubic, 20 mai 2020 [en ligne].

[11] HADOPI, communiqué de presse du 25 mai 2020 [en ligne].

[12] Les quatre associations avaient en effet demandé au Premier Ministre d'abroger le décret n° 2010-236 du 5 mars 2010, relatif au traitement automatisé de données à caractère personnel autorisé par l'article L. 331-29 du Code de la propriété intellectuelle dénommé « Système de gestion des mesures pour la protection des œuvres sur internet » (N° Lexbase : L6093IGR) ; dans le silence de ce dernier et la décision implicite de rejet qui en est découlée, elles ont donc saisi le Conseil d'État d'une demande de renvoi au Conseil constitutionnel concernant la constitutionnalité des trois derniers alinéas de l'article L. 331-21 du Code de la propriété intellectuelle.

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