La lettre juridique n°442 du 2 juin 2011 : Éditorial

Socrate, Manet et l'ingénieur automobile : trois suicides, trois dénonciations, un même responsable...

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Aujourd'hui, je me suis imposé une triste mission. J'ai pensé que j'avais charge de parler ici d'un peintre qui s'est fait sauter la cervelle, il y a quelques jours, et dont aucun de mes confrères ne s'occupera sans doute. Le bruit courait qu'un artiste venait de se tuer, à la suite du refus de ses toiles par le jury. J'ai voulu voir l'atelier où le malheureux s'était suicidé ; je suis parvenu à connaître la rue et le numéro, et je sors à peine de la pièce sinistre dont le parquet a encore de larges taches rougeâtres. Ne pensez-vous pas qu'il est bon de faire pénétrer le public dans cette pièce ? J'ai comme un plaisir amer à me dire que, dès le début de ma besogne, je me heurte contre une tombe"...

C'est par ces quelques mots empruntés à Emile Zola, dans Un suicide in L'Evénement, écrits le 19 avril 1866, que nous voulions introduire cet arrêt rendu par la cour d'appel de Versailles, le 19 mai 2011, retenant la faute inexcusable d'un constructeur automobile après le suicide d'un des salariés sur son lieu de travail. Car, quelle que soit l'époque, les ressorts du suicide, qu'ils touchent à l'honneur ou au désespoir, sont constants ; et, il y a comme une violation de l'intimité des suicidés à en discourir. Mais, dans le cas de cet artiste sacrifié sur l'autel de la critique de son temps, comme dans celui de cet ingénieur automobile sacrifié sur celui de la productivité, un devoir de dénonciation supplante nécessairement celui de la réserve et du respect de la mort privée, afin que la société prenne garde à secourir ceux qui ne voient, comme seule liberté restante, que celle de sauter de vie à trépas.

Enfin ! Qu'il y a t'il de commun entre Socrate et sa ciguë, le suicidé esthétisé de Manet et cet ingénieur de la vallée de Chevreuse ? L'idéation suicidaire : l'idée que se sont faite ces trois hommes selon laquelle le suicide pouvait constituer une solution à la situation dans laquelle ils se trouvaient et qu'ils jugeaient insupportable ou bien à la douleur morale et à la détresse qu'ils éprouvaient. Socrate préféra le suicide à l'altération et l'ostracisme, le suicidé de Manet n'est autre que l'artiste peintre de Zola, échappant au désespoir du mépris de ses pairs, et l'ingénieur automobile n'avait trouvé, comme solution face au stress généré par les objectifs de production et de productivité imposés, que d'enjamber la passerelle située au troisième étage du bâtiment principal de "La Ruche", chutant plus de dix mètres en dessous, chute ayant entraîné sa mort immédiate.

Pour faire écho aux thèses d'Emile Durkheim, longtemps, nos sociétés ont accepté le "suicide altruiste" de nos soldats pour sauver nos valeurs et/ou leur honneur. Et, déjà des voix se lèvent devant le sacrifice des armées en campagne dans les contrées orientales et moyen-orientales, s'interrogeant non tant sur "l'utilité" de ces sacrifices que sur les valeurs sensées être défendues... Ces mêmes sociétés acceptent, toutefois, moins le "suicide égoïste" des adolescents solitaires et des vieillards désocialisés, reconnaissant, depuis quelques années, maintenant, le caractère pathologique de leurs idéations suicidaires et décrétant quelque plan de lutte contre la solitude et le mal-être, de plus en plus symptomatiques de nos sociétés désagrégées et individualistes. Quant au "suicide fataliste", celui des kamikazes et autres satis indiens, le choc culturel est tel, entre sociétés atomisées et sociétés collectives, que nous ne saurions véritablement l'appréhender. Reste le "suicide anomique", résultat d'une inadaptation aux changements sociaux trop rapides et aux nouveaux repères moraux, dont nous avons encore du mal à reconnaître la pathologie. Mais, prenons garde : à travers le suicide de cet ingénieur accompli, père de famille, pathologie de la société, il y a assurément.

Déjà Paul Valéry, dans Tel quel, parlait de cette souffrance à laquelle on ne peut mettre fin qu'avec sa propre vie ; souffrances qui ont crû, encore, ces dernières années, avec la crise économique et financière conjoncturelle, sur fond de crise sociale et culturelle structurelle. Dernier opus en date : le 26 avril 2011 au matin, un salarié d'un opérateur téléphonique, âgé de 57 ans, s'est suicidé, en s'immolant par le feu sur le parking d'un des sites de l'entreprise. Ironie du sort, l'homme en cause était représentant du personnel et préventeur, c'est-à-dire chargé des conditions de travail, de l'hygiène et de la sécurité, depuis plusieurs années... Mais, la modernisation à marche forcée de l'entreprise, désormais privée, et la suppression de seize mille postes entre 2006 et 2008, accompagnée de mobilités contraintes, auront, semble-t-il, eu raison de l'état psychique de cet employé, pourtant dit "protégé". 13 salariés en 2008, 19 en 2009, auront dénoncé une importante crise sociale au sein de l'entreprise, un système de management controversé, au point que le PDG, "passé de mode", dû se retirer. En 2008, le taux de suicide était de 16,2 pour 100 000 habitants... les cyniques diront que l'entreprise de téléphonie comptait 100 000 salariés, faites le ratio... Pour autant, les suicidés peuvent-ils être de même sexe, de même âge, de même classe sociale... de la même entreprise, sans s'interroger véritablement sur les raisons du malaise et les solutions qu'il convient d'apporter ?

Ce n'est plus un simple plan de prévention contre le stress au travail, issu d'un énième rapport parlementaire, dont le dernier en date, le rapport "Lefrand", est déjà décrié pour son absence de mesures concrètes et coercitives, qui est désormais requis. Les juges ordonnent l'obligation de sécurité de résultat en la matière, comme lorsqu'il s'agissait de prémunir les salariés contre le tabagisme passif et le harcèlement. Il reste aux entreprises d'assurer le bien être psychologique de leurs salariés, du moins à faire en sorte que la sphère professionnelle ne conditionne pas une crise suicidaire.

Est-ce, pour autant, un voeu pieux ? Cette jurisprudence ne vise-t-elle, empreinte de pragmatisme, qu'à une meilleure indemnisation des familles des victimes, via une qualification du suicide en accident du travail ? Imagine-t-on une société s'assurer que ses salariés repartent, effectivement, avec le sourire à la nuit tombante, après une journée de travail éthiquement orchestrée ? Certes, la responsabilité sociale des entreprises progresse, mais pour 10 % au plus du tissu salarial : les grandes entreprises. On envisage mal des PME, dont les patrons sont, eux-mêmes, sujets au stress et devant faire face pour eux, comme pour leurs entreprises, à des changements radicaux d'organisation, de technologies et de règles juridiques, avoir le temps et les moyens de se consacrer, outre mesure, à l'état hypothétiquement suicidaire de leurs salariés.

Alors, outre les initiatives bienvenues, comme cet "appel des 44" réunissant médecins du travail, psychiatres, psychologues et sociologues, et demandant la création d'un observatoire des suicides et des conduites suicidaires en France, demeure l'attention de chacun pour son voisin de bureau, qu'il soit un homme, de 39-50 ans, en rupture sociale et familiale, ou non...

Quant aux entreprises, elles pourront toujours tenter d'insérer, dans les contrats de travail de leurs salariés, une clause de "non-suicide", comme cette société basée en Chine et chargée de fabriquer des smartphones pour une société américaine en plein essor commercial. Connaissant une "vague de suicides", les dirigeants de cette entreprise chinoise, imposant à leurs salariés 12 heures de travail quotidien, debout et dans le silence, n'avaient rien trouvé de mieux que d'imposer, en outre, une telle clause aux fins d'exclure leur responsabilité sociale et financière... Bien entendu, une telle clause contractuelle, limitant ou excluant la responsabilité de l'entreprise, dans le cadre d'un préjudice délictuel n'est pas valable... Mais jusqu'où le déni social peut-il obstruer la nécessité de reconnaître que les changements socio-professionnels, rapides et importants, que connaissent nos sociétés occidentales nécessitent un accompagnement plus marqué à l'adresse de toutes les générations ?

Au premier Concile de Braga qui, en 561, déclarait le suicide criminel dans la chrétienté, sauf chez les "fous", nous répondrons que c'est la société toute entière qui passerait pour folle, si elle ne prenait pas au sérieux ces 130 000 tentatives et plus de 11 000 suicidés par an (rien qu'en France), pour prendre, enfin, les mesures effectives et efficaces qui s'imposent... comme elle annonce vouloir le faire dans la cadre de la sécurité routière, endeuillie par 3 500 morts annuelles.

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