Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 22-05-2024, n° 22-17.036

Cass. soc., Conclusions, 22-05-2024, n° 22-17.036

A99166BU

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Cass. soc., Conclusions, 22-05-2024, n° 22-17.036. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/112300776-cass-soc-conclusions-22052024-n-2217036
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AVIS DE Mme WURTZ, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 511 du 22 mai 2024 (B) – Chambre sociale Pourvoi n° 22-17.036⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 23 mars 2022 La société France Air C/ M. [R] [P] _________________

1. FAITS ET PROCÉDURE Monsieur [P] a été engagé par la société France Air en qualité d'attaché technicocommercial. Son contrat de travail comportait une clause de non concurrence. Il a démissionné le 16 mars 2018. Par acte du 23 novembre 2018, la société France Air a saisi la juridiction prud'homale afin de voir constater la violation par le salarié de la clause de non concurrence, obtenir le remboursement de l'indemnité qu'il a perçue et sa condamnation en paiement d'une somme au titre de la clause pénale prévue au contrat, outre des dommages et intérêts. Par jugement du 5 novembre 2019, le conseil de prud'hommes a constaté la violation de la clause litigieuse, a condamné le salarié au remboursement de l'indemnité et au paiement de la clause pénale et a débouté les parties du surplus de leurs demandes. Sur appel interjeté par le salarié, la cour d'appel a, par arrêt du 23 février 2022, infirmé le jugement, sauf en ce qu'il a rejeté la demande de dommages et intérêts pour

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violation de la clause de non concurrence et statuant à nouveau, a déclaré irrecevables les demandes reconventionnelles du salarié et jugé nulle la clause de non concurrence stipulée au contrat. C'est l'arrêt attaqué par le pourvoi formé par la société France-Air, fondé sur un moyen unique qui reproche à la cour d'appel d'avoir prononcé la nullité de la clause de non concurrence. Ce moyen est articulé en trois branches dont les griefs, en substance, sont les suivants : - un manque de base légale au regard des articles L. 1121-1 et L. 1121-2 du code du travail🏛🏛 de l'arrêt qui a limité le contrôle de proportionnalité de la clause à une appréciation in abstracto du seul champ géographique de l'interdiction de concurrence, sans caractériser que le salarié se trouvait concrètement dans l'impossibilité d'exercer une activité conforme à sa formation, à ses connaissances et à son expérience professionnelle ; - une violation des articles 1134 du code civil🏛, ensemble les articles L. 1121-1 et L.1221-1 du code du travail🏛, en jugeant la clause de non-concurrence nulle en raison d'une atteinte excessive à la liberté de travailler de M. [P], du fait d'un champ d'application géographique trop vaste, cependant qu'il résultait de ses propres constatations que l'interdiction de concurrence appliquée à la région parisienne était valable et correspondait à un risque réel de concurrence dans cette zone ; - un manque de base légale au regard des articles L. 1121-1 et L. 1221-1 du code du travail, ensemble l'article 1134 du code civil, en statuant par un motif inopérant à écarter la demande de la société France Air, sans rechercher si le salarié avait respecté son engagement de non-concurrence sur la période litigieuse et s'il n'avait pas au contraire travaillé pour le compte de la société concurrente ; C'est la troisième branche du moyen qui a motivé le renvoi de ce pourvoi devant votre formation de section.

2. DISCUSSION Contrôle de proportionnalité de la clause de non-concurrence et sanction. Incidence, dans les rapports entre employeur et salarié, de la violation d'une clause de non concurrence illicite. 2-1 Office du juge dans le contrôle de proportionnalité de la clause de non concurrence et sanction : révision ou annulation ? (première et deuxième branches) Il est loisible aux parties au contrat de travail de stipuler une clause de nonconcurrence, laquelle limite la liberté de travailler du salarié postérieurement à la rupture du contrat de travail, moyennant une contrepartie financière. La licéité d'une telle clause est néanmoins strictement encadrée par la jurisprudence comme suit :

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« Vu le principe fondamental de libre exercice d'une activité professionnelle et l'article L. 1121-1 du code du travail, une clause de non concurrence n'est licite que si elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise, limitée dans le temps et dans l'espace, qu'elle tient compte de spécificités de l'emploi du salarié et comporte l'obligation pour l'employeur de verser au salarié une contrepartie financière, ces conditions étant cumulatives » 1. Les juges du fond apprécient cette licéité au regard de la durée, de l'étendue territoriale ou professionnelle, du niveau d'atteinte à la liberté de travailler du salarié compte tenu de sa qualification, de sa formation et de son expérience professionnelle. La chambre sociale exerce un contrôle léger sur leurs décisions mais précise néanmoins que la seule extension du champ d'application géographique de la clause à l'ensemble du territoire français ne rend pas, en soi, impossible l'exercice par le salarié d'une activité professionnelle et qu'il appartient donc aux juges de rechercher si l'intéressé se trouve effectivement dans l'impossibilité d'exercer une activité conforme à sa formation, ses connaissances et son expérience professionnelle 2. C'est donc une appréciation in concreto de la situation de concurrence et du niveau d'atteinte à la liberté du travail qui s'effectue par les juges, en fonction des éléments qui leur sont versés aux débats, dont ils vont déduire que la clause avait ou pas pour effet d'empêcher le salarié d'exercer une activité professionnelle 3. Lorsque cette clause ne permet pas à l'intéressé d'exercer une activité conforme à sa formation et à son expérience professionnelle, mais qu'elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise, la chambre reconnaît aux juges du fond le pouvoir de révision de celle-ci, à la demande du salarié. Il s'agit alors de restreindre les effets de la clause dans le temps, dans l'espace ou dans ses modalités, tout en maintenant le droit de l'intéressé à sa contrepartie financière 4. Ce pouvoir de révision n'est qu'une faculté et vous jugez qu'il y a lieu de l'écarter lorsque le salarié a sollicité la seule nullité de la clause 5. Vous avez en effet précisé que « la cour d'appel, qui ne pouvait réduire le champ d'application de la clause de non concurrence dès lors que seule la nullité était invoquée par le salarié a exactement retenu qu'elle était nulle ». Ces termes sont suffisamment larges pour caractériser une règle de principe, y compris en dehors du contexte d'un contrat de travail incompatible avec la convention collective applicable, contrairement à ce que soutient le mémoire ampliatif. En l'espèce, pour annuler la clause litigieuse, la cour d'appel a constaté que cette clause s'étendait à l'ensemble de la France « alors qu'il n'est pas démontré que l'activité commerciale de M. [P] s'exerçait sur la France entière, celui-ci étant au contraire rattaché à la région parisienne. Le caractère concurrentiel et mouvant de 1

Soc. 15 décembre 2021, n°20-18.144⚖️ ; Soc.10 juillet 2002, n°00-45.135⚖️

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Soc. 15 décembre 2009, n° 08-44.847⚖️

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Soc.20 novembre 2013, n° 12-20.074⚖️

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Soc. 18 septembre 2002, n° 00-42.904⚖️

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Soc. 12 octobre 2011, n° 09-43.155⚖️

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l'activité, invoqué par l'employeur, ne justifie pas une telle restriction à la liberté de travail de M. [P]. Cette limitation du droit de travailler est excessive au regard de sa qualification de technico-commerciale et de la zone géographique dans laquelle il travaillait. » Ce faisant, la cour ne s'est pas bornée à une appréciation in abstracto fondée sur le seul champ géographique de la clause, ni n'a méconnu les conséquences légales de ses propres constatations en prononçant la nullité de cette clause, conformément à la demande du salarié. Vous pourrez donc rejeter les deux premières branches du moyen. 2.2 L'incidence, dans les rapports entre employeur et salarié, de la violation d'une clause de non concurrence illicite annulée (troisième branche). La troisième branche du moyen pose la question de l'articulation du régime de la nullité d'une clause de non concurrence avec les droits et obligations réciproques des parties au contrat. Lorsqu'une clause de non concurrence est jugée illicite donc annulée, sa contrepartie financière est anéantie rétroactivement, dès lors qu'un acte nul ne produit pas d'effet juridique. Le régime de la nullité consiste, en effet, à remettre la chose et les parties dans l'état où elles se trouvaient à l'origine, comme si la clause n'avait jamais existé, ni les obligations qu'elle contient. Le salarié qui en a perçu la contrepartie financière doit donc, en principe, procéder à son remboursement. Cependant, aux termes de votre jurisprudence constante, le salarié qui a respecté une clause de non concurrence jusqu'au prononcé de sa nullité, ne peut légitimement être privé d'une indemnisation de son préjudice, né de l'atteinte à sa liberté de travailler : « Le salarié qui respecte une clause de non-concurrence nulle a droit à une indemnisation » 6. Il s'agit non pas de faire revivre les effets de la clause par l'allocation de la contrepartie financière qui y est fixée, la nullité ne le permettant pas, mais d'allouer des dommages et intérêts au salarié, entravé de façon illicite dans l'exercice de son activité professionnelle. Ce principe ouvrant droit à indemnisation est-il applicable lorsque la clause de non concurrence annulée n'a pas été respectée par le salarié ? La question se pose dès lors que vous jugez que la violation d'une clause de non concurrence prive le salarié de son droit de conserver la contrepartie financière perçue 7. En effet, le salarié ne peut plus invoquer une quelconque atteinte ou limitation à sa liberté de travailler dès lors qu'il s'est abstenu de respecter la clause à l'origine de cette atteinte.

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Soc. 17 novembre 2010, n°09-42.389⚖️

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Soc. 25 février 2003, n°00-46.263⚖️

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Toutefois, aux termes de votre arrêt du 17 novembre 2010, vous avez censuré une cour d'appel qui avait condamné le salarié à restituer à l'employeur les sommes versées au titre de la contrepartie financière d'une clause de non concurrence nulle, « alors que l'employeur ne pouvait obtenir la restitution des sommes versées au titre d'une clause nulle et qu'il résultait de ses constatations que le salarié avait respecté la clause pendant plusieurs mois après la rupture du contrat de travail » ; C'est également en ce sens que la chambre s'est prononcée, dans un arrêt publié du 28 octobre 1997 8 , en énonçant, après avoir validé l'annulation par la cour d'appel de la clause de non concurrence, que faute par l'employeur de démontrer que les salariés avaient violé la clause litigieuse, il n'était pas fondé à solliciter la restitution des sommes versées au titre de la contrepartie financière de l'obligation qui avait été respectée. Faut-il en déduire a contrario, comme le soutient le mémoire ampliatif, que dès lors que la clause annulée pour illicéité n'a pas été respectée, elle prive le salarié de sa contrepartie financière ? Dans un récent arrêt, non publié, alors que le salarié faisait valoir qu'il ne pouvait lui être fait grief de ne pas avoir respecté les termes d'une clause de non concurrence entâchée de nullité, vous avez jugé comme suit : « Mais attendu, d'abord, que la cour d'appel, a relevé que le salarié invoquait la nullité de la clause de non-concurrence ; Attendu, ensuite, que l'existence du préjudice et l'évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond ; que la cour d'appel qui a fait ressortir l'absence de préjudice résultant de la nullité de la clause de non-concurrence a décidé de rejeter la demande d'indemnité ; Attendu, enfin, qu'ayant constaté que la clause de non-concurrence n'avait pas été respectée par le salarié, la cour d'appel a, par ce seul motif, légalement justifié sa décision d'ordonner le remboursement de la contrepartie financière indûment versée par l'employeur ; » 9. Cet arrêt semble faire une distinction entre le préjudice résultant de la nullité de la clause ouvrant droit à des dommages et intérêts et la contre partie financière de la clause de non concurrence. S'agissant de la contre partie financière, il est en effet acquis comme précisé ci-dessus qu'en violant la clause qui le lie et en reprenant toute sa liberté de travailler, le salarié anéantit tout préjudice au titre d'une limitation de cette liberté. Il ne peut donc plus prétendre à la contrepartie financière d'une obligation contractuelle qu'il ne respecte pas. Cette contrepartie devient indue et est soumise à répétition. A ce titre, vous venez de juger que la violation, même très temporaire, d'une clause de non-concurrence ne permet plus au salarié de prétendre au bénéfice de sa contrepartie 8

Soc.28 octobre 1997, n° 94-43.792⚖️

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Soc.27 septembre 2017, n° 16-12.852⚖️

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financière 10. Dans cette espèce, la clause était néanmoins licite. S'agissant du préjudice lié au caractère illicite de la clause, votre arrêt de 2017 semble admettre la possibilité d'invoquer un tel préjudice, même en présence d'une violation de l'obligation de non concurrence. Dans cette hypothèse, le préjudice doit nécessairement être distinct de celui généré par l'entrave à la liberté de travailler qui a été anéanti par le non-respect de l'obligation. En effet, la nullité d'une clause de non concurrence illicite est une nullité relative de protection dans le seul intérêt du salarié et pour la sauvegarde de sa liberté fondamentale de travailler. Lui interdire toute indemnisation d'une illicéité imputable à l'employeur priverait totalement d'effet cette nullité de protection et romprait l'équilibre des relations contractuelles. Mais dans le cas de figure du salarié n'ayant pas respecté la clause, la caractérisation d'un préjudice propre à l'illicéité et distincte de l'entrave à la liberté de travailler n'est pour le moins pas aisée. Dans l'espèce qui vous est soumise, l'employeur a invoqué devant les juges du fond la violation par le salarié de la clause et sollicité le remboursement de la contre partie financière perçue à ce titre par l'intéressé au mois de juillet 2018, date à laquelle il a rejoint son nouvel employeur. Le salarié qui a demandé le bénéfice de la nullité de la clause, a contesté avoir violé les obligations qui y sont contenues. Pour débouter l'employeur de sa demande, la cour d'appel s'est bornée à retenir que « compte tenu du caractère disproportionné de l'atteinte portée à la liberté du travail la clause est nulle [et] l'employeur est mal fondé en ses demandes d'indemnisation pour violation de cette clause ». Ce faisant, sans vérifier, comme elle y était invitée, si le salarié avait respecté son engagement de non concurrence, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L.1121-1 et L.1221-1 du code du travail, ensemble l'article 1134 du code civil dans sa rédaction applicable au litige.

AVIS DE CASSATION

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Soc. 24 janvier 2024, n° 22-20.926⚖️

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