AVIS DE M. BURGAUD AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 335 du 20 juin 2024 (B) –
Troisième chambre civile Pourvoi n° 23-10.571⚖️ Décision attaquée : 20 octobre 2022 de la cour d'appel de Versailles la société Ecurie Smart C/ M. [K] [S] _________________
I. Faits et procédure Pour un exposé exhaustif des faits et de la procédure, il convient de se référer aux écritures des parties. Nous ne rappellerons ici que les points essentiels à la compréhension de l'avis. L'association Société d'encouragement à l'élevage du cheval français a pour objet social l'organisation de courses de trot et la prise de paris équestres. La société Ecurie smart est adhérente de cette association régie par les dispositions de la loi du 1er juillet 1901. Par acte du 9 novembre 2020, la société Ecurie smart a fait assigner l'association Société d'encouragement à l'élevage du cheval français et son président devant le tribunal judiciaire de Nanterre en indemnisation du préjudice subi par l'association en raison de fautes de gestion.
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Par ordonnance du 7 octobre 2021, le juge de la mise en état a notamment déclaré l'action introduite par la société Écurie smart irrecevable pour défaut d'intérêt et de qualité à agir. Par arrêt du 20 octobre 2022, la cour d'appel de Versailles a confirmé la décision de première instance. C'est l'arrêt attaqué par le pourvoi formé par la société Ecurie smart le 13 janvier 2023.
II. Identification des questions juridiques Le pourvoi propose un moyen unique de cassation comprenant trois branches. Il critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré son action irrecevable pour défaut d'intérêt et de qualité à agir. La première branche reproche à la cour d'appel d'avoir violé par fausse application l'
article 31 du code de procédure civile🏛. La demanderesse au pourvoi fait valoir qu'aucune disposition législative ne prohibe l'exercice de l'action ut singuli par un membre d'association, et que pourtant, la cour d'appel a jugé irrecevable son action au motif que «ni les articles de doctrine, ni l'œuvre prétorienne de création de l'action ut singuli pour les sociétés commerciales ne peuvent fonder une interprétation contra legem de l'article 31 du code de procédure civile par une extension du champ d'application de dispositions spéciales propres au droit des sociétés ». La deuxième branche fait grief à la cour d'appel d'avoir violé, par fausse application, les
articles 31 et 32 du code de procédure civile🏛. La société demanderesse soutient que, s'agissant des associations, les dispositions légales qui régissent les sociétés, présentent « une vocation subsidiaire d'application » et qu'en jugeant irrecevable son action au motif que l'action ut singuli « ne peut, en l'absence de texte, bénéficier aux membres d'une association par l'effet d'une interprétation extensive ou analogique », la cour d'appel a violé les articles susmentionnés. Quant à la troisième et dernière branche, la société Ecurie smart assure que la cour d'appel a violé l'
article 455 du code de procédure civile🏛 en ne répondant pas à ses conclusions qui faisaient valoir que les membres de l'association n'avaient pas le pouvoir de demander la révocation des dirigeants de l'association, contrairement au comité composé de 52 membres parmi lesquels 16 étaient cooptés dans des conditions opaques. S'agissant de cette branche, la conseillère en charge du rapport du pourvoi propose un rejet non spécialement motivé au motif que le premier juge, dont les motifs ont été expressément adoptés, a répondu aux conclusions prétendument omises « en jugeant, d'une part, que l'argument tenant à l'impossibilité des membres de participer au fonctionnement de l'association ne fondait pas une interprétation contra legem de l'article 31 du code de procédure civile par une extension du champ d'application de l'action sociale ut singuli, et d'autre part, que l'élargissement sollicité relève du pouvoir législatif et non judiciaire ». Nous n'avons pas d'objection à cette proposition de rejet pris sur le fondement des dispositions de l'
article 1014 du code de procédure civile🏛. Reste alors à examiner les deux premières branches du pourvoi. C'est ce que nous nous proposons de faire dans la partie réservée à la discussion.
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III. Discussion Dans son mémoire ampliatif, la demanderesse au pourvoi présente un moyen de cassation qui invite la Cour de cassation à revenir sur sa jurisprudence qui ne permet pas à un membre d'une association d'exercer l'action ut singuli. Pour ce faire, elle fait valoir que la cour d'appel a violé les articles 31 et 32 du code de procédure civile. Ces deux textes, qui se complètent, permettent à un justiciable d'agir en justice dès lors qu'il est titulaire, sauf exception fixée par la loi, d'un intérêt légitime. Dans le cas contraire, son action doit être jugée irrecevable. Appréhendée comme une exception à ces dispositions légales, l'action ut singuli1 peut se définir comme la possibilité offerte à un membre d'un groupement, agissant individuellement, d'être titulaire des droits appartenant à ce groupement. Elle se distingue de l'action ut universi2 qui permet aux dirigeants du groupement d'engager eux-mêmes une action judiciaire au nom du groupement car ils sont habilités à le représenter. D'éminents juristes3 voient dans les
articles 31 et 32 du code civil🏛🏛 une transposition de l'adage selon lequel nul ne plaide par procureur mais cette affirmation est nuancée, voire contestée, par une partie de la doctrine4. Pour notre part, il nous semble qu'il faut voir dans cette maxime l'impossibilité, sauf exception prévue par la loi, pour quelqu'un d'agir en justice en lieu et place d'une autre personne ou entité. Le sens de l'adage « nul en France ne plaide par procureur hormis le roi » a en effet évolué au cours du temps. A l'origine, elle signifiait que personne, sauf le roi, ne pouvait se faire représenter en justice.5 Aujourd'hui, elle signifie que l'identité d'un demandeur doit être connue nonobstant la possibilité d'être représenté en justice. Cette identité ne doit pas être cachée et le nom du requérant se doit d'apparaître dans les actes réalisés par son mandataire. En ce sens, elle se rattache à l'exercice de l'action judiciaire et aux articles 31 et 32 du code de procédure civile. Quoiqu'il en soit, la règle fixée par les articles du code de procédure civile veut, comme l'écrit fort justement le juriste Akram Le Mejri, que « tout sujet de droit étant le gardien de ses propres intérêts, ce [ne peut être] que par exception que la loi admet qu'une personne puisse intenter une action en justice dans l'intérêt d'autrui ».6 1
Cette expression latine signifie littéralement « en tant que chacun en particulier ».
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Formule latine signifiant littéralement « en tant que tous ensemble », c'est à dire considéré comme un tout. Elle correspond à la façon d'envisager les éléments d'un ensemble en tant qu'universalité. 3
Voir la décision de la 3e chambre civile de la Cour sur une question prioritaire de constitutionnalité : 3
Civ., 7 juillet 2022, pourvoi n° 22-10.447⚖️. e
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Voir notamment les articles de Jean-Baptiste Barbiéri, «Plaider par double procureur ? La société de gestion et l'action ut singuli», Recueil Dalloz, 2023, p. 2114, de Stéphanie Grayot-Dirx, « Refus de renvoi d'une QPC portant sur l'absence d'action ut singuli au bénéfice des membres d'une association », JCP G, n° 35, 5 septembre 2022, act. 957 et de Jean-François Hamelin, « Point d'action sociale ut singuli possible contre les dirigeants d'association », Recueil Dalloz, 2022, p. 1886. 5
Henri Roland et Laurent Boyer, « Adages du droit français » Litec, 3e édition, 1992, n° 278.
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Akram Le Mejri, « Irrecevabilité de l'action sociale ut singuli à l'encontre du liquidateur : la Cour de cassation persiste et signe », Revue des sociétés, 2018, p. 719.
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Dans cette optique, le législateur a prévu une exception à la règle pour les associés d'une société. Ainsi, il a introduit l'action ut singuli avec la loi du 24 juillet 19667 pour les sociétés anonymes et les sociétés à responsabilité limitée. Cette action est désormais prévue à l'
article 1843-5 du code civil🏛 qui dispose que « l'action sociale en responsabilité contre les gérants» peut être exercée par un ou plusieurs associés, ledit article étant lui-même issu de la loi du 5 janvier 19888. L'action ut singuli correspond à un dispositif légal dérogatoire permettant aux associés d'engager la responsabilité des dirigeants sociaux lorsqu'ils commettent des fautes dans leur gestion causant un dommage à la société. Elle permet de demander réparation du préjudice subi par cette société, précision faite que les sommes allouées viennent abonder le patrimoine social de la société et non celui de l'associé qui a engagé l'action, et ce alors que c'est ce dernier qui prend en charge le coût financier de son action. Des auteurs, parmi lesquels les professeurs Pagnucco9 et Hiez10, font remonter l'origine prétorienne de l'action ut singuli aux années 1870 tandis que d'autres juristes y voient l'émanation d'un mécanisme introduit par la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés commerciales.11 En ce qui concerne les associations soumises à la loi du 1er juillet 1901, le législateur n'a pas à ce jour prévu cette faculté au profit de ses membres. De son côté, la jurisprudence a toujours refusé d'étendre l'action sociale ut singuli en l'absence de disposition législative. Ainsi, dans un arrêt du 13 février 197912, la première chambre civile de la Cour a jugé que, sauf exception législative, seules les personnes habilitées par la loi peuvent intenter une action en justice au nom de celle-ci, ce qui n'est pas le cas d'un membre d'une fédération départementale de chasseurs ayant introduit une action en dommages et intérêts au nom de l'association contre le président de cette fédération.
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Articles 52 et 245 de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966🏛🏛 sur les sociétés commerciales.
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Loi n° 88-15 du 5 janvier 1988 qui a créé l'article 1843-5 du code civil en son article 1er.
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Jean-Christophe Pagnucco, « L'action sociale ut singuli et ut universi en droit des groupements », LGDJ, Fondation Varenne, 2006, n° 5 et suivants. L'auteur y voit son utilisation pour la première fois par la cour d'appel de Paris dans un arrêt rendu le 16 avril 1870 avant de noter une consécration de l'action dans un arrêt rendu par la chambre des requêtes le 9 juin 1874. 10
David Hiez, « L'action ut singuli en droit des associations », RTD Com., 2023, p. 175.
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Voir la chronique de Bruno Dondero, « Société et association, deux groupements si différents ? », RJDA, janvier 2023, n° 1, p. 7. L'auteur voit, dans le mandat confié au commissaire chargé du contrôle des comptes prévu dans la loi du 24 juillet 1867, l'ancêtre de l'action ut singuli. 12
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Civ., 13 février 1979, pourvoi n° 77-15.851⚖️, Bulletin des arrêts Cour de Cassation Chambre civile 1 n° 57 p. 47. Voir également le commentaire de François Alaphilippe, Recueil Dalloz Sirey, 1981, Jurisprudence, p. 205.
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Encore récemment, dans une décision du 7 juillet 202213, la troisième chambre civile de la Cour a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel aux motifs que l'article 1843-5 du code civil ne porte pas atteinte au principe d'égalité dès lors que les sociétés et les associations sont dans des situations très différentes et que les sociétaires bénéficient de différentes possibilités d'action en justice de sorte que l'absence d'action sociale ut singuli ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif des membres d'associations régies par la loi du 1er juillet 1901. La Cour est confortée dans cette analyse par le fait que, lorsque le législateur le souhaite, il est en mesure de prévoir une disposition législative qui permet d'étendre ce mécanisme à d'autres situations. Ainsi, en matière de copropriété, le législateur a ouvert récemment au président du conseil syndical une forme d'action ut singuli contre le syndic en réparation du préjudice du syndicat.14 ________ A ce stade de la réflexion, nous pouvons nous interroger sur le point de savoir si une extension de l'action sociale ut singuli par la jurisprudence constituerait une décision contra legem. Il nous semble que pour être contra legem, une solution doit retenir une position opposée à celle retenue par la loi. Dans le silence de la loi, la solution, qui peut être qualifiée de supplétive, n'apparaît pas contraire à la loi. C'est la raison pour laquelle cette qualification retenue dans l'ordonnance de mise en état rendue le 7 octobre 2021 est contestée dans le mémoire ampliatif. La demanderesse au pourvoi considère en effet qu'en l'absence de disposition législative prohibant expressément l'exercice de l'action ut singuli par un membre d'association, l'acceptation par la Cour de cassation de cette action ne serait pas contraire à la loi. Il est vrai qu'aucune disposition législative n'interdit directement l'action sociale ut singuli aux membres d'associations. Toutefois, l'article 31 du code de procédure civile restreint l'action, entendue par ce même code comme le droit pour l'auteur d'une prétention d'être entendu sur le fond de celle-ci par un juge, à ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet de leur requête. A la lumière de l'article 32 du code de procédure civile, qui dispose qu'est irrecevable toute prétention présentée par une personne dépourvue du droit d'agir, il nous semble que nous pouvons raisonnablement considérer que l'acceptation de l'action sociale ut singuli par la jurisprudence pourrait apparaître comme contra legem.
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3e Civ., 7 juillet 2022, pourvoi n° 22-10.447.
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Disposition introduite par l'
article 12 de l'ordonnance n° 2019-1101 du 30 octobre 2019🏛. Article 15 alinéa 3 de l'article 65 modifié de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis: «En cas de carence ou d'inaction du syndic, le président du conseil syndical peut également, sur délégation expresse de l'assemblée générale, exercer une action contre le syndic, en réparation du préjudice subi par le syndicat des copropriétaires. Lorsque la copropriété n'a pas de conseil syndical, cette action peut être exercée par un ou plusieurs copropriétaires représentant au moins un quart des voix de tous les copropriétaires».
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C'est d'ailleurs la raison qui a fait que le législateur a prévu explicitement cette action pour les sociétés. C'est également le sens de l'attendu de principe de la décision du 13 février 1979, à savoir que « sauf exception prévue par la loi, seules les personnes habilitées à représenter une personne morale peuvent intenter une action au nom de celle-ci ». Ceci étant dit, la Cour ne peut se contenter d'être la bouche de loi. Si elle ne doit pas se substituer au législateur sous peine de porter atteinte à la séparation des pouvoirs et alimenter ainsi l'accusation récurrente de gouvernement des juges, elle peut, dans le cadre de son office, en particulier son rôle normatif d'interprétation des lois, bénéficier d'une large possibilité d'interprétation des normes. D'ailleurs, et vous le savez bien, la Cour ne s'en prive pas. Ainsi, encore dernièrement, dans un arrêt du 11 janvier 202415, la troisième chambre civile a rendu un arrêt privilégiant, à tout le moins, l'esprit de la loi plutôt que la lettre du texte législatif. ________ Dans une autre approche, nous pouvons nous interroger sur le caractère supplétif de dispositions applicables aux sociétés. Dans cette perspective, pourriez-vous considérer qu'en l'absence de texte autorisant un membre d'association à intenter une action sociale ut singuli, l'article 1843-5 du code civil16 aurait vocation à être étendu aux associations relevant des dispositions de la loi du 1er juillet 1901 ? Cette possibilité a été maintes fois retenue par notre Cour. Elle a déjà en effet transposé des règles prévues pour les sociétés commerciales aux associations à plusieurs reprises. Ainsi, la première chambre civile a rejeté, dans une décision de 2006, un pourvoi formé contre l'arrêt d'appel qui avait fait application à une association du premier alinéa de l'
article L. 225-56 du code de commerce🏛.17 Dans cet arrêt, la Cour a jugé que « les dispositions du code civil, et à défaut du code de commerce, régissant les sociétés présentent une vocation subsidiaire d'application », ce qui doit permettre, « dans le silence des textes et des statuts relatifs au fonctionnement d'une association » nous dit la Cour, de dégager des solutions juridiques. Une autre illustration de ce transfert est fournie par un arrêt plus ancien de la première chambre civile, un arrêt du 29 novembre 1994.18 Dans cette décision, la Cour a considéré que l'arrêt attaqué était légalement justifié, « y compris par la référence à la loi sur les sociétés [du 24 juillet 1966], en l'absence de dispositions statutaires sur la question litigieuse », en ce que les juges du fond avait fait application de la théorie des incidents de séance à l'assemblée d'une association. 15
3e Civ., 11 janvier 2024, pourvoi n° 22-19.891⚖️.
16 La question se pose également pour les
articles L. 223-22 et L.225-252 du code de commerce🏛🏛.
17 1re
Civ., 3 mai 2006, pourvoi n° 03-18.229⚖️, Bul
l. 2006, I, n° 206. (Sommaire : « Les dispositions du code civil🏛, et à défaut du code de commerce, régissant les sociétés, présentent une vocation subsidiaire d'application aux associations ») 18
1re
Civ., 29 novembre 1994, pourvoi n° 92-18.018⚖️, Bulletin 1994 I n° 344.
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Pourtant en ce qui concerne le pourvoi pour lequel nous sommes saisis, il convient de garder à l'esprit que l'autorisation donnée à un associé d'exercer l'action sociale ut singuli déroge de manière très exceptionnelle aux règles de fonctionnement de la société. Il peut alors paraître difficile de l'étendre aux associations, ce qui fait dire au professeur Viandier, qui plaide pour une intervention du législateur, que « l'action ut singuli ne saurait faire partie des dispositions susceptibles d'être transposées dans le droit des associations au nom de la subsidiarité ».19 Au regard du caractère exceptionnel de la dérogation, il est loin d'être évident que l'action sociale ut singuli puisse être transposable aux associations en l'absence de texte législatif. _______ Pour autant la situation actuelle telle qu'elle a été figée par la décision de refus de transmission de la question préjudicielle en juillet 2022 est-elle satisfaisante ? Il faut être bien conscient que les associations régies par la loi du 1er juillet 1901 recouvrent des réalités très différentes. Quels points communs en effet entre une petite association locale, de parents d'élèves, de sport amateur ou d'échecs qui ne vivent que des cotisations de ses adhérents, et l'association qui nous occupe ? Il y en a a priori peu, si ce n'est qu'elles ont toutes été crées sous la forme juridique d'une association autorisée par la loi de 1901. Nous ne devons pas perdre de vue qu'il y avait en France, en 2018, plus de 1,3 million d'associations employant 2,2 millions de salariés. Avec un poids économique estimé à plus de 110 milliards d'euros, elles employaient près d'un salarié sur dix du secteur privé, mais, dans le même temps, neuf associations sur dix fonctionnaient sans salarié.20 L'Institut national de la statistique et des études économiques relève également que les ressources étaient très concentrées sur quelques centaines de grosses structures fonctionnant dans les domaines sociaux, médicaux et de l'enseignement. À côté de ces imposants groupements, les associations sportives, représentant un quart de l'ensemble des associations en France, fonctionnaient avec des budgets modestes sur la base essentiellement du bénévolat.21 Il convient aussi de mentionner que les dons des particuliers et des entreprises au titre du mécénat sont particulièrement importants. Ainsi, pour 2017, les foyers fiscaux ont déclaré 2,5 milliards d'euros de dons tandis que les entreprises 1,7 milliard d'euros.22 19
Alain Viandier, « Le membre d'une association bénéficie-t'il de l'action ut singuli ? », Revue des sociétés, 2022, p.611. Voir également l'intervention du professeur Yves Guyon au 92e Congrès des notaires de France consacré aux associations au cours de laquelle ce dernier indiquait qu' « il n'[était] sans doute pas opportun de traiter la responsabilité des dirigeants d'association par référence à celle des dirigeants de société ». 20
Voir la rubrique consacrée aux associations du site de l'Institut national de la statistique et des études économiques. 21
Sur la diversité des associations, voir l'article de Yves Guyon, « Le monde associatif - Rapport de synthèse », Les Petites affiches, n° 71, 12 juin 1996, p. 12. 22
Voir les chiffres clés de la vie associative 2019, Injep, Ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse, juillet 2019. Les données sont fournies par l'Observatoire de la jeunesse, du sport, de la vie
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De fait, certaines associations manipulent des fonds très importants. Exerçant dans le domaine économique, quelques-unes d'entre elles font même figure de quasimultinationales. Les associations et sociétés sont pour certaines d'entre elles très proches quant à leur fonctionnement, de sorte que plusieurs observateurs considèrent, dans ce contexte, qu'il n'est pas admissible qu'un dirigeant d'association gravement fautif puisse bénéficier d'une « irresponsabilité de fait », en l'absence de possibilité offerte à un sociétaire d'exercer l'action sociale ut singuli.23 Le professeur Pagnucco, soutenant à la lecture de la décision de refus de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité que la position actuelle de la Cour devient « de moins en moins tolérable », y voit même un « véritable vecteur d'impunité pour les dirigeants de structures associatives à forts enjeux sociaux et économiques ».24 Ce constat est sans doute à nuancer quand on sait qu'une association est tenue de désigner un commissaire aux comptes si elle reçoit au moins 153 000 euros de subventions publiques ou de dons du public ouvrant droit à un avantage fiscal, si ses ressources financières dépassent 200 000 euros et qu'elle rémunère de 1 à 3 dirigeants ou encore si elle a une activité économique qui répond à deux des trois critères suivants : au moins 50 salariés, au moins 3 100 000 euros hors taxe de chiffre d'affaires ou de ressources et au moins 1 550 000 euros de bilan. De même, au titre des contrôles externes, les associations bénéficiant d'aides des collectivités territoriales sont tenus de rendre compte de l'emploi des fonds reçus conformément aux dispositions de l'
article R. 113-3 du code du sport🏛 et, toujours dans un souci de transparence et de lutte contre l'impunité des dirigeants, peuvent faire l'objet d'un contrôle de l'utilisation des sommes reçues par les chambres régionales des comptes. S'agissant plus spécifiquement des associations chargées des activités hippiques en France, la Cour des comptes a exprimé sa préoccupation quant à l'absence de contrôle de l'activité de comptes courants détenus par des professionnels de la filière équestre et correspondant, s'agissant de la Société d'encouragement à l'élevage du cheval français, un solde cumulé d'environ 66 millions d'euros.25 Cette Haute juridiction financière considère que, compte tenu de la nature et de l'ampleur des flux financiers en cause, les pratiques des sociétés mères gagneraient à être mieux encadrées. Elle préconise de limiter dans le temps la durée du mandat des membres cooptés du comité ainsi que l'ouverture du conseil d'administration à des personnalités qualifiées indépendantes.
associative et de l'éducation populaire. Elles sont accessibles sur le site de l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire. 23
Voir les articles de Gérard Chabot, « Réflexions sur la responsabilité civile de l'association et de ses dirigeants », Defrénois, n° 13-14, 15 juillet 1999, p. 769 et Gérard Sousi, commentaire de la décision du tribunal de grande instance du 4 décembre 1985, Association sportive automobile c. Michaux, JCP G, n°6, 4 février 1987, II, 20725. 24
Jean-Christophe Pagnucco, « Refus de transmission d'une QPC sur l'irrecevabilité de l'action ut singuli dans le cadre associatif », Bulletin Joly Sociétés, novembre 2022, p. 24. 25
Rapport public thématique de 2018 de la Cour des comptes sur « L'institution des courses: une organisation à réformer, une activité à réguler ».
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Les magistrats financiers recommandent également un plus grand contrôle des fonds gérés par les deux associations26 et la mise en place d'une réglementation visant à prévenir des conflits d'intérêts des dirigeants. Ceci est d'autant plus important que la liberté statutaire peut se retourner contre les sociétaires en ce qu'elle peut être utilisée pour établir des restrictions à la possibilité de remplacement des dirigeants de l'association. Or, la révocation de dirigeants fautifs est une condition impérative à l'engagement d'une action ut universi. Ainsi, pour le professeur Hiez, cette absence d'action ut singuli place le sociétaire «dans une situation inextricable »27 car les statuts des associations peuvent être rédigés de telle façon que les dirigeants s'avèrent de fait inamovibles.28 De ce constat, il apparaît bien qu'il est aujourd'hui opportun de se pencher sur l'élargissement de l'action ut singuli aux associations. D'ailleurs, l'ensemble de la doctrine s'accorde sur l'opportunité, voire pour certains auteurs la nécessité, d'élargir cette possibilité d'action en responsabilité au profit des sociétaires. Néanmoins, alors que certains juristes considèrent que c'est à la jurisprudence d'accepter l'extension de cette action, d'autres font valoir que c'est au législateur de prévoir de nouvelles exceptions. ________ Comme le mentionne la professeure Jullian, il apparaît aujourd'hui intéressant de réfléchir à une modification des textes autorisant cette action afin d'envisager un élargissement de son périmètre.29 A cette occasion, pourrait aussi être examinée par les parlementaires la question de l'irrecevabilité de l'action sociale ut singuli à l'encontre du liquidateur.30 Pourtant, au regard de la réponse ministérielle du 16 février 2023, l'Exécutif ne laisse que peu d'espoir. Il ne semble pas enclin à proposer au Parlement un texte permettant de débattre du périmètre de l'action ut singuli. La question de la sénatrice Catherine Dumas était pourtant très claire : elle invitait les services du garde des Sceaux à s'interroger, selon le libellé même de la question, sur l'« action ut singuli pour protéger les adhérents d'une association des agissements fautifs de ses dirigeants ».31 26
L'association qui s'occupe du galop et celle qui gère le trot.
27
Voir sur ce point David Hiez, « L'action ut singuli en droit des associations », RTD Com., 2023, p.175. 28
Voir également l'
article du professeur Jean-François Hamelin, « Point d'action sociale ut singuli possible contre les dirigeants d'association », Recueil Dalloz, 2022, p. 1886. 29
Nadège Jullian, « Réflexion sur la pertinence d'un élargissement de l'action ut singuli », Droit des sociétés, n° 11, novembre 2022, repère 10. 30
Voir Com., 6 décembre 2017, pourvoi n° 16-21.005⚖️.
31
Réponse du garde des Sceaux du 16 février 2023 à la question n° 01231 posée par la sénatrice Catherine Dumas.
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Aujourd'hui, comme nous l'avons déjà relevé, si de nombreux auteurs appellent de leurs voeux la consécration d'une action ut singuli au profit des membres d'associations, les juristes sont divisés entre ceux qui considèrent que c'est au juge de s'engager dans cette voie alors que d'autres estiment que c'est au législateur de le faire. Déjà dans les années 1970 et 1980, la question s'était posée à propos des sociétés civiles. A l'époque, la cour d'appel de Paris avait étendu aux sociétés civiles le mécanisme de l'action ut singuli avant d'être sanctionné par un arrêt de la Cour de cassation qui considérait déjà qu'une disposition spéciale était nécessaire. Le débat a finalement été tranché par l'intervention du législateur et l'adoption de la loi du 5 janvier 1988🏛 créant l'article 1843-5 du code civil qui a généralisé le mécanisme à l'ensemble des sociétés, civiles et commerciales.32 La possibilité d'extension de ce droit d'action pourrait utilement être évoquée dans les travaux actuellement en cours du groupe de travail sur le droit des associations réuni au sein de l'association Henri Capitant, ces travaux puisant leur origine dans le constat que les règles juridiques des associations sont souvent trop lacunaires et qu'il serait sans doute nécessaire de proposer de les réformer afin qu'elles correspondent davantage aux nécessités actuelles. Les conclusions et propositions de ce groupe de travail réunissant d'éminents juristes devraient être connues dans le courant de l'année 2024.33 Il appartiendra au législateur de se saisir de la question et d'étudier si l'actuelle action sociale ut singuli doit être étendue et, en cas de réponse positive, à l'égard de quelles associations.34 Le législateur pourrait, s'il le souhaite, étudier les différentes extensions possibles de cette action, ce que ne peut bien évidemment pas faire la Cour de cassation qui, comme juridiction supérieure, est tenue de se prononcer sur les pourvois dont elle est saisie. La décision de la Cour, malgré sa portée normative, est nécessairement conditionnée par la question qui vous est soumise par le pourvoi. De son côté, le Parlement pourra également mesurer les enjeux et les risques d'une telle extension. Celle-ci présente en effet quelques dangers, qu'il ne faut pas nier, tenant notamment à un développement incontrôlé et inconsidéré d'actions en justice engagées par les titulaires de l'action ut singuli dont le comportement pourrait s'apparenter, pour certains d'entre eux, à une forme de harcèlement ou de vindicte dirigé contre les responsables d'associations.35 ________ En l'état, et même si certains auteurs voient dans l'intervention de la Cour un retour aux sources puisqu'en reconnaissant l'action sociale ut singuli dans les années 1960, les 32
Ibidem.
33
Voir le groupe de travail présidé par le professeur Jean-François Hamelin sur la réforme du droit des associations sur le site de l'association Henri Capitant. 34
Au regard de leur diversité, toutes les associations pourraient ne pas être concernées par une éventuelle réforme législative, le législateur étant en mesure, contrairement à la Cour, de fixer une règle différenciée en fonction de seuils. 35
Voir sur ce point l'article de Gaël Henaff, « Le dirigeant d'association est-il soumis à un régime spécifique de responsabilité ? », Revue internationale de l'économie sociale, n° 304, mai 2007, p.13.
10
parlementaires n'ont fait, selon eux, que consacrer une innovation jurisprudentielle de la fin du XIXème siècle36, il ne nous semble pas, au regard du caractère dérogatoire de l'action ut singuli, que c'est à la jurisprudence de créer une exception là où la loi ne le prévoit pas. Il nous semble qu'en revanche, vous pourriez envisager de mentionner, dans la partie du rapport annuel consacré aux réformes préconisées par la Cour, la possibilité d'une évolution de la loi dans le sens de l'examen d'un éventuel élargissement de cette action. D'ici là, l'étude attendue de l'association Henri Capitant aura rendu ses conclusions qui pourront servir de base de travail afin de permettre une évolution cohérente de la rédaction de la loi du 1er juillet 1901. En ce sens, nous considérons que vous pourriez rejeter le pourvoi tout en envisageant de faire une mention d'évolution dans la partie réservée aux suggestions de modifications législatives ou réglementaires dans le futur rapport annuel de la Cour.
Avis de rejet
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Voir en ce sens la thèse de Jean-Christophe Pagnucco et l'article de Jean-François Hamelin précités.
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