AVIS DE Mme WURTZ, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 810 du 4 septembre 2024 (B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 22-20.917⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel d'Aix-en-Provence du 01 juillet 2022 M. [B] [F] C/ La société Enedis _________________
Cet avis est commun aux dossiers T 22-20.919 , U 22-20.920 et V 22-20.921 en raison de leur connexité.
I. FAITS ET PROCEDURE Il est renvoyé aux mémoires des parties et au rapport pour le détail des faits et de la procédure.
2. DISCUSSION Les présents pourvois fondés sur trois moyens de cassation tendent à : - remettre en question le degré d'exigence probatoire à l'égard des salariés qui invoquent un préjudice d'anxiété lié à leur exposition à l'amiante et aux produits cancérogènes CMR (premier moyen)
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- admettre le principe d'un préjudice d'anxiété consécutif à la non remise aux salariés par l'employeur des fiches et attestations d'exposition à l'amiante et aux produits cancérogènes (deuxième et troisième moyens) 2-1 Sur le premier moyen : Je ne reviendrai pas en détails sur la notion de préjudice d'anxiété dont le principe a été admis par la chambre sociale dans un arrêt publié de 20101. Le régime juridique de ce préjudice, de nature totalement prétorienne et dérogatoire aux principes de responsabilité civile, a suivi une évolution remarquable au fil des arrêts de la chambre, pour arriver à un point d'orgue avec l'arrêt du 5 avril 2019 de l'Assemblée plénière de la Cour2. Cet arrêt de la formation la plus solennelle de la Cour de cassation a pris position sur la différence de régime qui était en cours entre les travailleurs exposés à l'amiante et relevant d'établissements mentionnés à l'
article 41 de la loi du 23 décembre 1998🏛 et ceux ne remplissant pas les critères et conditions de cet article. Jusqu'à cet arrêt, seuls les travailleurs exposés à l'amiante et relevant d'établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 pouvaient revendiquer un préjudice d'anxiété lié à la crainte de développer une maladie professionnelle. Ils bénéficiaient au surplus d'un régime probatoire spécifique, fondé sur une triple présomption d'exposition significative à l'amiante, de manquement de l'employeur à son obligation de sécurité et de préjudice psychologique. Les autres salariés, bien qu'exposés à l'amiante, étaient en application de la jurisprudence de la chambre, exclus du bénéfice d'un tel préjudice, y compris sur le fondement du régime de droit commun de l'obligation de sécurité de l'employeur. L'Assemblée plénière a mis fin à cette exclusion en retenant : « Qu'il apparaît toutefois, à travers le développement de ce contentieux, que de nombreux salariés, qui ne remplissent pas les conditions prévues par l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée ou dont l'employeur n'est pas inscrit sur la liste fixée par arrêté ministériel, ont pu être exposés à l'inhalation de poussières d'amiante dans des conditions de nature à compromettre gravement leur santé ; Que dans ces circonstances, il y a lieu d'admettre, en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, que le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée ; » Le régime probatoire fixé est donc très clair : au salarié la charge de justifier tant de son exposition à l'amiante que du risque élevé de développer une pathologie grave en lien avec cette exposition. 1
Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241⚖️2
AP, 5 avril 2019, n° 18-17.442
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La chambre sociale a, depuis, confirmé à plusieurs reprises cette solution. Elle l'a également élargie à d'autres substances nocives 3, en précisant en outre que le salarié devait démontrer une exposition personnelle et justifier concrètement de son préjudice psychologique. Sur ce dernier point, le Conseil d'Etat est plus nuancé puisqu'il considère que la seule conscience du risque élevé de développer une pathologie grave suffit à justifier l'existence d'un préjudice indemnisable, sans avoir à produire d'autres preuves de manifestations pathologiques de l'anxiété 4. En revanche, s'agissant de la charge de la preuve de l'élément objectif et matériel qui est l'exposition au risque de nature à générer une pathologie grave, les juges du Palais royal adoptent pleinement la même solution que vous. Ils rappellent en effet que : « La personne qui recherche la responsabilité d'une personne publique en sa qualité d'employeur et qui fait état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective aux poussières d'amiante susceptible de l'exposer à un risque élevé de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée, peut obtenir réparation du préjudice moral tenant à l'anxiété de voir ce risque se réaliser. ». Aucune de ces décisions, qu'elles soient judiciaires ou administratives, ne précisent en quoi consiste « un risque élevé de développer une pathologie grave », quel est le niveau requis d'intensité ou de fréquence d'exposition aux produits dangereux en cause. En effet, chaque produit relève d'un régime spécifique avec ses caractéristiques propres et dont les risques induits pour la santé s'apprécient selon sa nature, le degré et la durée d'exposition du salarié, ce au regard pour certains des valeurs limites d'exposition professionnelle fixées par décret, ainsi que des conditions dans lesquelles se déroulent les activités en cause et les actions de prévention et moyens de protection éventuellement mis en place par l'employeur 5. Toutefois, il ya lieu d'observer qu'au sein des agents chimiques dangereux, les agents CMR et l'amiante particulièrement et intrinsèquement dangereux, font l'objet de dispositions spécifiques emportant des obligations renforcées pour l'employeur en termes d'évaluation, de mesures et moyens de prévention, de contrôle d'exposition, d'information et de formation des travailleurs 6. Or, le respect de l'obligation de sécurité de l'employeur doit être évidemment appréciée à l'aune de ces dispositions spécifiques et exigeantes. Pour autant, la jurisprudence précitée conditionne la réparation du préjudice d'anxiété à l'existence d'un « risque élevé de pathologie grave », ce préjudice est donc nécessairement réservé, en miroir ou par analogie avec le régime des travailleurs de
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Soc.11 septembre 2019, n° 17-26.879⚖️ à 17-26.885
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CE, 28 mars 2022, n°453378⚖️, publié au recueil Lebon
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Article R.4412-6 du code du travail🏛6
Sections 2, 3 et 4 insérées au chapitre II sur les mesures de prévention des risques chimiques, articles R 4412-59 à R4412-152
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l'amiante des établissements inscrits, aux seules expositions susceptibles de générer, un jour, une maladie grave éventuellement qualifiée de maladie professionnelle. Ainsi, non seulement l'exposition personnelle du salarié doit être avérée, mais les conditions dans lesquelles elle est intervenue doivent à tout le moins faire présumer l'existence d'un risque élevé de développer une pathologie grave, seul à même d'ouvrir droit à réparation. En effet, le préjudice d'anxiété a une nature particulière, ce n'est pas un préjudice moral « commun » car il est caractérisé par l'angoisse de développer, un jour, une maladie professionnelle grave, voire létale. Votre jurisprudence a d'ailleurs précisé sur ce point que la seule remise d'une attestation d'exposition à la substance nocive était insuffisante pour caractériser un préjudice d'anxiété, en précisant que « Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave par les salariés. » 7 La thèse du présent pourvoi est de considérer que les règles précitées font peser une preuve « impossible » voire « inéquitable » et « diabolique » sur les salariés. Il vous est donc demandé d'alléger cette preuve, en la limitant à la seule démonstration d'une exposition à l'amiante ou toute autre substance nocive pendant l'activité professionnelle, à charge pour l'employeur de prouver que cette exposition n'a pas été significative et suffisante pour générer un risque élevé pour la santé du salarié. En première lecture, l'argumentation apparaît cohérente avec la règle selon laquelle c'est l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité en application de l'
article L. 4121-1 du code du travail🏛, de démontrer qu'il l'a respectée en tous points. Mais il appartient au salarié, en droit commun de l'obligation de sécurité, d'apporter préalablement des éléments de nature à établir qu'il a été exposé à un risque professionnel, à charge ensuite pour l'employeur de démontrer que tous les moyens de prévention et de protection ont été déployés. Et, compte tenu de la spécificité et des caractéristiques du préjudice d'anxiété, cette preuve à la charge du salarié est en quelque sorte « aggravée » par le critère de « risque élevé de pathologie grave », élément matériel préalable au succès de l'action contre l'employeur pour obtenir réparation d'un tel préjudice. Or, contrairement à ce que prétend le pourvoi, la preuve de l'exposition professionnelle de nature à engendrer une pathologie grave n'est pas impossible. En pratique, elle est plus ou moins aisée en fonction de la dangerosité intrinsèque des produits en cause, la nature des activités personnellement exercées par le salarié et les conditions de sa réalisation. Elle peut néanmoins être établie par le document unique d'évaluation des risques professionnels, par les fiches de poste, par le dossier médical en santé au travail du salarié, si celui-ci accepte d'en révéler les éléments ou encore par l'intermédiaire du médecin du travail et du comité social et économique qui sont destinataires des résultats des mesures et des rapports de contrôles techniques effectués par un organisme accrédité, enfin par des attestations d'autres travailleurs exposés. Une certaine casuistique va donc prédominer les contentieux.
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Soc. 13 octobre 2021, n°20-16.598 ; Soc.28 septembre 2022, n° 20-21.174 et a.
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De même, la preuve du préjudice psychologique subi personnellement est parfaitement admise lorsque les salariés versent des « attestations établies par des proches ou par leur médecin traitant faisant état d'inquiétude, d'état anxio-dépressif, de crainte de pathologie pulmonaire, de la peur de déclarer un cancer lié à l'amjante, du stress de se savoir en sursis » 8. Or, en l'espèce, la cour d'appel, appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui étaient versés, a relevé une carence probatoire sur l'élément objectif, à savoir l'existence même et la matérialité d'une exposition personnelle au risque ou, quand elle était établie, une insuffisance de preuve sur les conditions de cette exposition propres à générer une pathologie grave. En effet, pour rejeter la demande des salariés, la cour d'appel a examiné l'ensemble des pièces produites par les intéressés, poste par poste occupé, puis appréciant souverainement leur portée, a considéré soit que la preuve de l'exposition était trop générale et impersonnelle, soit qu'elle était insuffisante. Elle en a déduit que : « le salarié, n'établissant pas pour l'ensemble des postes qu'il a occupés pendant la durée de son activité professionnelle, par des éléments personnels et circonstanciés, soit une exposition aux substances, soit une exposition dans des conditions suffisamment significatives dans leur durée et leur intensité pour entraîner un risque de maladie grave, ne justifie pas d'une exposition générant un risque élevé de développer une pathologie grave. Elle a donc, par ces seuls motifs conformes à la jurisprudence issue de l'Assemblée plénière, sans avoir à entrer dans le détail de l'argumentation des parties, légalement justifié sa décision.
AVIS DE REJET Sur les deuxième et troisième moyens : Ces moyens font grief aux arrêts attaqués d'avoir débouté les salariés de leur demande de dommages et intérêts pour non-remise, par la société, des fiches d'exposition aux agents CMR et à l'amiante, conformément à son obligation conventionnelle d'une part et d‘autre part, pour non-délivrance des attestations d'exposition aux produits CMR et délivrance tardive des attestations d'exposition à l'amiante. Le mémoire ampliatif renvoie à ce titre à des arrêts des chambres civiles et criminelle de la Cour qui retiennent un préjudice s'inférant nécessairement de manquements ou actes déloyaux 9. Il rappelle en outre les termes de l'arrêt du
Conseil d'Etat en date du 28 mars 2022 10.
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Soc.29 mars 2023, n°21-14.824⚖️9
Mémoire ampliatif pages 28 et 29
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CE, 28 mars 2022, n° 453378
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Il vous est donc demandé en l'espèce de considérer que le manquement de l'employeur à son obligation de délivrer les documents en cause est générateur, à lui seul, d'un préjudice que le juge ne peut laisser sans réparation. Il s'agit en conséquence de vous faire admettre l'existence d'un nouveau cas de « préjudice nécessaire ». Votre arrêt du 13 avril 2016 11 a cependant consacré l'abandon du régime du « préjudice nécessaire » qui s'appliquait antérieurement pour un grand nombre de manquements de l'employeur à ses obligations légales jugées essentielles. Désormais, vous limitez un tel « préjudice nécessaire » à des cas précis où la loi ou des normes internationales d'application directe en droit interne exigent, sans marge d'appréciation pour les Etats ni pour le juge, le principe d'une sanction en cas d'atteinte au droit et quel que soit le préjudice subi. En l'espèce, la fiche d'exposition alors en vigueur et l'attestation d'exposition en cause, sont des éléments utiles et importants pour tracer dans le temps l'exposition du salarié à des produits nocifs et lui permettre, le cas échéant, un suivi post professionnel. Pour autant, leur non-délivrance ne me paraît pas devoir dispenser l'intéressé de justifier d'un préjudice subi en lien avec le manquement reproché. Au surplus, ces fiches et attestations qui apportent des éléments d'information sur le niveau d'exposition du salarié et sa durée, ne font pas nécessairement ressortir un manquement de l'employeur lié à des dépassements de seuils ou autres carences dans les mesures de prévention et moyens de protection qui seraient de nature à générer une pathologie grave pour la santé, seule à même de provoquer le préjudice d'anxiété revendiqué. Un préjudice distinct dûment démontré pourrait cependant être sollicité, le cas échéant. En l'espèce, pour débouter les salariés de leur demande, la cour d'appel a retenu que : S'agissant des fiches d'exposition : « L'avenant du 7 juin 2002 à l'accord du 15 juillet 1998 énonce expressément que les fiches d'exposition pour tout agent qui effectue des activités susceptibles de l'exposer à l'amiante, sont remises à l'agent. Toutefois l'indemnisation du manquement invoqué nécessite que soit rapportée la charge de la preuve d'un préjudice distinct du préjudice subi du risque élevé de développer une pathologie grave, en considération de l'objectif de surveillance médicale poursuivi par l'établissement et la délivrance de la fiche d'exposition, que l'appelant ne rapporte pas en l'espèce, ne produit aucun élément à cette fin, en sorte que le jugement est confirmé en ce qu'il a débouté l'appelant de sa demande indemnitaire pour le manquement invoqué ». S'agissant des attestations d'exposition, elle retient que l'appelant alléguant une seule majoration de l'anxiété liée à son exposition, ne rapporte pas la preuve, notamment par une prise en charge médicale, d'élément utile pour justifier sa demande, étant observé que les attestations ont été finalement délivrées en cours d'instance.
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Soc.13 avril 2016, n°14-28.293⚖️6
Ce faisant, exerçant son pouvoir souverain d'appréciation des éléments qui lui étaient produits, elle n'encourt pas les griefs des moyens.
AVIS DE REJET
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