Cass. soc., Conclusions, 25-10-2023, n° 21-24.161
A86142RH
Référence
AVIS DE Mme MOLINA, AVOCATE GÉNÉRALE RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 1094 du 2023 (B) – Chambre sociale Pourvoi ° 21-24.161 Décision attaquée : Conseil de prud'hommes de Paris du 13 octobre 2021
le syndicat CFTC Interim C/ la société FED finance _________________
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Audience FS 4 du 27 septembre 2023 Mme [T][U] a effectué une mission de travail temporaire au sein de la société Allianz Vie pour le compte de la société Fed Finance au cours des années 2018 et 2019. Par décision unilatérale de l'employeur du 23 janvier 2019, l'entreprise utilisatrice a mis en place, au profit de ses salariés, la prime défiscalisée prévue par la loi n° 2018-1213 du 24 décembre 2018. Dans un “paragraphe 1, Salariés éligibles”, il était précisé “Les collaborateurs en contrat d'intérim au 31 décembre 2018 ne sont pas concernés par cette mesure.” Considérant qu'elle aurait dû bénéficier du versement de cette prime, la salariée, par l'intermédiaire du syndicat CFTC Intérim, a saisi le conseil de prud'hommes de Paris à cette fin. Par jugement prononcé le 13 octobre 2021, le conseil de prud'hommes a notamment débouté le syndicat agissant en faveur de la salariée de l'ensemble de ses demandes. Le syndicat, agissant en faveur de la salariée, s'est pourvu en cassation. Le pourvoi reproche à la cour d'appel d'avoir débouté le syndicat de sa demande de versement à la salariée intérimaire par l'entreprise de travail temporaire de la prime défiscalisée versée par l'entreprise utilisatrice à ses salariés ainsi que de ses demandes de dommages et intérêts pour paiement tardif, pour exécution déloyale du contrat de travail et pour discrimination. Il soutient que la prime de pouvoir d'achat instituée pour l'année 2019 par la loi du 24 décembre 2018 constitue un élément de rémunération relevant du principe d'égalité de traitement ; qu'il s'ensuit que les salariés intérimaires bénéficient de la prime exceptionnelle versée par l'entreprise utilisatrice dans les mêmes conditions que les salariés permanents de l'entreprise utilisatrice. Il argue également que l'entreprise utilisatrice ne peut pas exclure du bénéfice de la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat les salariés intérimaires si elle a gratifié ses propres salariés ; qu'une telle décision, discriminatoire, est inopposable aux salariés de l'entreprise de travail temporaire. Introduite par la loi n° 2018-1213 du 24 décembre 2018 portant mesures d'urgence économiques et sociales, la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat s'est appliquée chaque année jusqu'en 2021. Pouvant être versée par tout employeur qui le souhaitait, cette prime était exonérée d'impôt sur le revenu et de toute cotisation sociale ou contributions, sous certaines conditions. Destinée à augmenter le pouvoir d'achat des salariés, cette prime venait s'ajouter à leur rémunération habituelle et ne pouvait donc pas se substituer à celle-ci ou à une autre prime qui serait due aux salariés de l'entreprise.
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L'article 1er de la loi précitée dispose “I. - Bénéficie de l'exonération prévue au IV la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat respectant les conditions prévues aux II et III qui est attribuée à leurs salariés par les employeurs soumis à l'obligation prévue à l'article L. 5422-13 du code du travail ou relevant des 3° à 6° de l'article L. 5424-1 du même code. Cette prime peut être attribuée par l'employeur à l'ensemble des salariés ou à ceux dont la rémunération est inférieure à un plafond. II. - Pour les salariés ayant perçu en 2018 une rémunération inférieure à trois fois la valeur annuelle du salaire minimum de croissance calculée pour un an sur la base de la durée légale du travail, la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat bénéficie de l'exonération prévue au IV, dans la limite de 1 000 € par bénéficiaire, lorsqu'elle satisfait les conditions suivantes : 1° Elle bénéficie aux salariés liés par un contrat de travail au 31 décembre 2018 ou à la date de versement, si celle-ci est antérieure ; 2° Son montant peut être modulé selon les bénéficiaires en fonction de critères tels que la rémunération, le niveau de classifications ou la durée de présence effective pendant l'année 2018 ou la durée de travail prévue au contrat de travail mentionnées à la dernière phrase du deuxième alinéa du III de l'article L. 241-13 du code de la sécurité sociale. Les congés prévus au chapitre V du titre II du livre II de la première partie du code du travail sont assimilés à des périodes de présence effective ; 3° Son versement est réalisé entre le 11 décembre 2018 et le 31 mars 2019 ; 4° Elle ne peut se substituer à des augmentations de rémunération ni à des primes prévues par un accord salarial, le contrat de travail ou les usages en vigueur dans l'entreprise. Elle ne peut non plus se substituer à aucun des éléments de rémunération, au sens de l'article L. 242-1 du code de la sécurité sociale, versés par l'employeur ou qui deviennent obligatoires en vertu de règles légales, contractuelles ou d'usage. III. - Le montant de la prime ainsi que, le cas échéant, le plafond mentionné au second alinéa du I et la modulation de son niveau entre les bénéficiaires dans les conditions prévues au 2° du II font l'objet d'un accord d'entreprise ou de groupe conclu selon les modalités énumérées à l'article L. 3312-5 du code du travail. Toutefois, ces modalités peuvent être arrêtées au plus tard le 31 janvier 2019 par décision unilatérale du chef d'entreprise. En cas de décision unilatérale, l'employeur en informe, au plus tard le 31 mars 2019, le comité social et économique, le comité d'entreprise, les délégués du personnel ou la délégation unique du personnel, s'ils existent. IV. - La prime attribuée dans les conditions prévues aux I à III est exonérée d'impôt sur le revenu, de toutes les cotisations et contributions sociales d'origine légale ou conventionnelle ainsi que des participations, taxes et contributions prévues aux articles 235 bis, 1599 ter A et 1609 quinvicies du code général des impôts ainsi qu'aux articles L. 6131-1, L. 6331-2, L. 6331-9 et L. 6322-37 du code du travail dans leur rédaction en vigueur à la date de son versement. Elle est exclue des ressources prises en compte pour le calcul de la prime d'activité mentionnée à l'article L. 841-1 du code de la sécurité sociale. V. - Pour l'application du présent article à Mayotte et à Saint-Pierre-et-Miquelon, les références au code de la sécurité sociale sont remplacées par les références aux dispositions applicables localement ayant le même objet.” 3
Le pourvoi interroge la Cour sur l'éventuel droit à la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat des salariés intérimaires de l'entreprise utilisatrice. Aux termes des articles L. 1251-18 et L. 1251-43 du code du travail, la rémunération du travailleur temporaire, avec ses différentes composantes, y compris, s'il en existe, les primes et accessoires de salaire, ne peut être inférieure à celle que percevrait dans l'entreprise utilisatrice, après période d'essai, un salarié de même qualification occupant le même poste de travail. Ces dispositions participent ainsi à l'application du principe “à travail égal, salaire égal” selon lequel l'employeur est tenu d'assurer, pour un même travail ou un travail de valeur égale, l'égalité de rémunération entre tous les salariés, pour autant que ceux-ci soient placés dans une situation identique ou comparable au regard de l'avantage en cause, sauf à ce que des raisons objectives et pertinentes justifient une différence de traitement. L'égalité de rémunération, qui s'inscrit dans celle plus large de l'égalité de traitement, doit être assurée pour chacun des éléments de la rémunération (Soc., 28 novembre 2018, pourvoi n° 17-20.007, 17-20.008) qui s'attachent au poste de travail. Elle s'applique tant quand la différence de traitement est issue d'une décision unilatérale de l'employeur que lorsqu'elle trouve sa source dans un accord collectif, seule la question de la preuve divergeant puisque dans le second cas, issue de négociations, elle est présumée justifiée. Selon l'article L. 3221-3 du code du travail, “Constitue une rémunération au sens du présent chapitre, le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum et tous les autres avantages et accessoires payés, directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l'employeur au salarié en raison de l'emploi de ce dernier.” Cette définition comprend donc le salaire de base ainsi que les majorations, primes et indemnités de toute nature dues aux salariés permanents, au titre de la convention collective ou des usages en vigueur dans l'entreprise. La prime exceptionnelle de pouvoir d'achat est ainsi un élément de la rémunération. En considération de ces éléments, l'entreprise utilisatrice pouvait-elle valablement exclure les salariées intérimaires du bénéfice de la prime, ainsi que l'a considéré le conseil de prud'hommes ? Les conditions d'attribution de la prime pouvant être édictées par un accord ou une déclaration unilatérale de l'employeur doivent respecter celles de la loi. Certaines des modalités d'attribution de la prime sont laissées à la discrétion des entreprises par la loi. A la lecture de l'article 1er rappelé ci-avant, celles-ci sont : le montant de la prime ; l'exclusion, éventuellement, des salariés dont la rémunération est supérieure à un certain plafond et le niveau de celui-ci ; les modalités de la modulation de la prime entre les bénéficiaires dans le respect des conditions prévues par la loi. 4
En revanche, deux conditions ne sont pas discrétionnaires : celle qui exige que le salarié soit lié par un contrat de travail au 31 décembre 2018 ou à la date de versement si celle-ci est antérieure et celle du montant de la rémunération du salarié. Dès lors, le texte de loi n'exclut en rien les salariés intérimaires de la perception de la prime. En outre, il ne précise pas que les “salariés liés par un contrat de travail” doivent l'être directement avec l'entreprise utilisatrice, or, les salariés intérimaires sont bien liés par un contrat de travail. Ils le sont à l'entreprise de travail temporaire qui les met ensuite à la disposition de l'entreprise utilisatrice. Je considère que cette analyse de la mention “salariés liés par un contrat de travail” est confortée par la lecture des travaux parlementaires. Ainsi, dans le rapport au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi n° 2018-1213 du 24 décembre 20181 figurent les précisions suivantes : - “Il reviendra à chaque entreprise optant pour sa mise en œuvre de fixer son montant et de définir le champ des bénéficiaires, le versement pouvant être : – généralisé à l'ensemble des salariés ; – limité à certains salariés, le seul critère pouvant justifier cette distinction étant celui de la rémunération.” (page 10) ; - “Pour en bénéficier, le versement de la prime devra respecter quatre conditions cumulatives inscrites au niveau légal (II) : – le salarié devra avoir été présent dans l'entreprise au 31 décembre 2018 (1°) ; [...]” (page 11) ; - “Les autres conditions et paramètres de la prime de pouvoir d'achat sont renvoyés à la négociation collective d'entreprise (III). Un accord d'entreprise précisera ainsi : – le montant de la prime ; – le champ de la prime. Elle pourra être attribuée à l'ensemble des salariés, ou aux seuls salariés dont la rémunération est inférieure à un plafond défini par l'accord ; – les critères de modulation. Cette dernière permettra d'adapter le niveau de la prime à la rémunération et de prendre en compte le cas des salariés embauchés en cours d'année 2018 ou n'effectuant pas un temps plein ;” (pages 12 et 13). Il ressort de ces éléments que la mention “salariés liés par un contrat de travail” ne renvoie pas à une notion restreinte de salariés liés par un contrat de travail à l'entreprise utilisatrice mais bien à la notion plus large de salariés présents dans l'entreprise. En outre, si l'employeur peut verser la prime à une partie de son personnel seulement, par exclusion d'une partie des salariés dont la rémunération est supérieure à un plafond déterminé par l'accord ou la décision unilatérale instituant la prime, il n'est en revanche pas prévu que la qualité du salarié puisse être prise en considération pour son attribution.
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https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-soc/l15b1547_rapport-fond.pdf
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A mon sens, l'instruction interministérielle n° DSS/5B/2019/29 du 6 février 2019 relative à l'exonération de primes exceptionnelles prévue par la loi n° 20181213 du 24 décembre 2018 portant mesures d'urgence économiques et sociales modifiant l'instruction interministérielle n° DSS/5B/5D/2019/2 du 4 janvier 2019 2 tend également à la prise en compte des salariés intérimaires dans les “salariés liés par un contrat de travail”. Dans une annexe “questions/réponses”, à la question I.11 de savoir si les intérimaires peuvent bénéficier de la prime exceptionnelle, il est répondu “OUI. Les salariés intérimaires bénéficient de la prime exceptionnelle versée par l'entreprise de travail temporaire dans les mêmes conditions que les salariés permanents de l'entreprise de travail temporaire. Dans l'hypothèse où l'entreprise utilisatrice ferait bénéficier les salariés intérimaires d'une prime exceptionnelle, au même titre que ses propres salariés, conformément aux dispositions des articles L. 1251-18 et L.1251-43 alinéa 6 du code du travail, celle-ci devra communiquer à l'entreprise de travail temporaire (ETT) la décision unilatérale ou l'accord ayant donné lieu à l'attribution de la prime pour que l'ETT puisse effectuer le paiement de la prime aux salariés concernés. Cette prime exceptionnelle ouvre alors droit aux mêmes exonérations que celles applicables aux primes versées à l'ensemble des salariés de l'entreprise utilisatrice.” Il est à noter que cette instruction remplace celle du 4 janvier 2019 dans laquelle figurait “L'entreprise utilisatrice peut verser aux salariés intérimaires présents dans l'entreprise une prime exceptionnelle, au même titre que ses propres salariés” et que ne figure plus dans la nouvelle instruction la mention d'une possibilité. En tout état de cause, contrairement au mémoire en défense, je ne considère pas que le versement de la prime aux salariés intérimaires ait été laissé au libre choix des employeurs. Ainsi, dans la première instruction, l'emploi du verbe “pouvoir” ne laissait pas à la discrétion de l'entreprise utilisatrice le fait de faire bénéficier de la prime aux salariés intérimaires puisque figuraient à la suite les termes “au même titre que ses propres salariés”. Ainsi, la première formulation proposée signifiait que seul le choix de verser une prime était discrétionnaire. Si un tel choix était effectué pour les propres salariés de l'entreprise utilisatrice, il devait alors également être appliqué aux salariés intérimaires. La nouvelle formulation contient d'ailleurs la même signification. De plus, la mention expresse des articles L. 1251-18 et L.1251-43 alinéa 6 du code du travail renvoie clairement au principe “à travail égal, salaire égal” qui ne permet pas d'écarter les salariés intérimaires placés dans une situation identique ou comparable au regard de l'avantage en cause. Ainsi, le choix d'exclure une catégorie de salariés du bénéfice de la prime, telle par exemple celle des salariés intérimaires, ne peut entrer dans les conditions 2
https://www.legifrance.gouv.fr/download/file/pdf/cir_44362/CIRC 6
d'attribution de la prime, le législateur n'ayant pas laissé la possibilité d'une telle condition à la discrétion des employeurs, ni de déroger au principe de l'égalité de traitement. Enfin, à compter de la loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale pour 2020, puis dans les lois suivantes qui ont renouvelé le dispositif, la mention des salariés intérimaires a figuré de façon explicite s'agissant de l'attribution à leur profit de la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat. Ainsi, l'article 7 de la loi précitée dispose : “II. - L'exonération prévue au V est applicable à la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat bénéficiant aux personnes mentionnées au A du I lorsque cette prime satisfait aux conditions suivantes : 1° Elle bénéficie aux salariés liés à l'entreprise par un contrat de travail, aux intérimaires mis à disposition de l'entreprise utilisatrice ou aux agents publics relevant de l'établissement public à la date de versement de cette prime ;”. Or, je considère que cette nouvelle formulation conforte l'analyse que je présente. En effet, dans la loi du 24 décembre 2018, l'absence de précision quant à l'entreprise liée par le contrat de travail dans la mention “Elle bénéficie aux salariés liés par un contrat de travail”, indiquait que tous les salariés présents dans l'entreprise utilisatrice, dès lors qu'ils disposaient d'un contrat de travail, peu importe l'entreprise concernée par celui-ci, bénéficiaient de la prime. La loi de 2019, en revanche, précisant désormais “aux salariés liés à l'entreprise par un contrat de travail” il était nécessaire d'ajouter “aux intérimaires mis à disposition de l'entreprise utilisatrice” pour ne pas exclure ces derniers du bénéfice de la prime. ➤ Je conclus à la cassation sur le moyen pris en ses deux branches.
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