Cass. crim., Conclusions, 05-10-2022, n° 21-82.339
A85632RL
Référence
AVIS DE M. SALOMON , AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 1046 du 5 octobre 2022 – Chambre criminelle Pourvoi n° 21-82.428 Décision attaquée: Chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai du 31 mars 2021 Association [2] C/ M. [B] [K] _________________
- Sur le pourvoi, formé par M. [B] [K], contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai (n° 491), en date du 31 mars 2021, qui, dans l'information suivie contre lui du chef de prise illégale d'intérêts, a rejeté sa requête aux fins de nullité d'un acte de procédure; - Sur le pourvoi, formé par l'association [2], partie civile, contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai (n° 492), en date du 31 mars 2021, qui, dans l'information suivie sur sa plainte contre personne non dénommée des chefs de prise illégale d'intérêts, recel, complicité de prise illégale d'intérêts et d'obstacle aux fonctions de contrôle et de vérification du commissaire aux comptes, a constaté que les faits qualifiés de prise illégale d'intérêts étaient prescrits;
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RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE ET ANALYSE SUCCINCTE DES MOYENS 1.- Faits et procédure. Le 26 mai 2017, l'association [2] a déposé plainte contre personne non dénommée, notamment du chef abus de confiance, à la suite de la parution, le 24 mai 2017, d'un article de presse mettant en cause M. [B] [K] ainsi que des membres du conseil d'administration des [4]. Selon cet article M. [K], qui a été directeur général de cette structure, aurait signé, un contrat de bail commercial, d'une durée de neuf ans portant sur un immeuble sis à [Localité 1] , et conclu entre cet organisme et la société [2] dont la sociétaire et gérante, Mme [N] [O], est sa compagne et détient 99% des parts de la société. Selon les investigations, cette opération a été autorisée, le 25 janvier 2011, par le conseil d'administration des [4] qui a examiné trois offres. A cette date seul un compromis de vente des locaux avait été signé par M. [K], en qualité de “représentant de fait” de Mme [O] qui est l'acquéreur de l'immeuble; ce compromis comprenait une clause de substitution au profit d'une société que Mme [O] allait créer. La société [2], constituée le 24 février 2011, a signé l'acte notarié d'achat des locaux le 1er juillet 2011 et, le même jour, Mme [O] a signé le contrat de bail entre sa société et les [4] en présence de M. [J], président de cet organisme, et de M. [K]. Après classement sans suite de la procédure, le 16 octobre 2017, par le procureur de la République de Brest, Le 8 novembre 2017, l'association [2] a déposé plainte avec constitution de partie civile contre personne non-dénommée, auprès du doyen des juges d'instruction du pôle financier de Paris, pour des faits de prise illégale d'intérêts, recel et complicité de prise illégale d'intérêts, d'obstacle aux fonctions de contrôle et de vérification du commissaire aux comptes. Le 2 janvier 2018, sur réquisitoire introductif du procureur de la République du parquet national financier, pris au visa de l'article 705 du code de procédure pénale, une information judiciaire a été ouverte du chef de prise illégale d'intérêts contre M. [B] [K] pour des faits commis à compter du 1er décembre 2010 et jusqu'au 18 juin 2012 ainsi que de complicité et de recel du délit de prise illégale d'intérêts contre Mme [O] et tous autres pour des faits commis à compter du 1er décembre 2010. A la suite d'une demande de dépaysement de Mme le procureur de général près la cour d'appel de Paris, le tribunal de grande instance de Paris a été dessaisi au profit de celui de Lille par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 25 juillet 20181. M. [K] a été mis en examen, le 11 septembre 2019, du chef de prise illégale d'intérêts, à [Localité 1] et dans le Finistère, à compter du 1er décembre 2010 et jusqu'au 18 juin 2012. Le 3 mars 2020, les conseils de M. [K] ont déposé une requête sur le fondement de l'article 82-3 du code de procédure pénale pour que soit constatée l'acquisition de la prescription de l'action publique. Le juge d'instruction a rejeté cette demande en raison de la nécessité de réaliser d'autres actes, afin de restituer aux faits leur véritable chronologie et de permettre aux juges du fond d'apprécier, notamment, leur éventuelle dissimulation..
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Crim., 25 juill. 2018, n° 18-83.034.
Les conseils de M. [K] ont interjeté appel de cette ordonnance, qui a été infirmée par un arrêt (n° 492), rendu par la chambre de l'instruction de Douai, le 31 mars 2021, jugeant que la prescription triennale, applicable en l'espèce, était acquise et qu'aucun acte de dissimulation retardant le point de départ de ce délai n'a pu être retenu. Par lettre recommandée avec accusé de réception du 4 mars 2020, les conseils de M. [K] ont présenté une requête aux fins de nullité, d'une part, de la plainte avec constitution de partie civile déposée par l'association [2] qui n'aurait pu valablement déclencher l'action publique, d'autre part, du récépissé de cette plainte délivré par le juge d'instruction ainsi, enfin, que de l'ordonnance constatant la recevabilité de cette plainte. Selon cette requête l'article 52 du code de procédure pénale aurait été méconnu au motif que seul le tribunal de grande instance de Brest était compétent et que seul le ministère public avait la compétence pour saisir une juridiction spécialisée. Par un arrêt (n° 491) du 31 mars 2021, la chambre de l'instruction de Douai a rejeté la requête. Les pourvois, respectivement formés par l'association [2] (n° G21-82.339) et par M. [K] (n° E2182 [4]28) contre les arrêts n° 492 et n° 491 de la cour d'appel de Douai en date du 31 mars 2021, ont donné lieu, en raison de leur connexité, à une ordonnance de jonction, rendue, le 21 juin 2021, par le président de la chambre criminelle sous le premier de ces numéros.
2.- Analyse succincte des moyens 2.-1. Dans son pourvoi, formé contre l'arrêt n° 491 de la cour d'appel de Douai, Monsieur [K] présente un moyen unique. Il fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir écarté l'exception de nullité qu'il a soulevé, alors que la saisine de la juridiction financière est réservée au ministère public. L'association [2] a déposé une plainte avec constitution de partie civile directement auprès de juge d'instruction du pôle financier de Paris. En estimant cependant la plainte recevable, la chambre de l'instruction aurait méconnu les articles 52, 85, 591, 593, 704 et 705 du code de procédure pénale. 2.-2. Dans son pourvoi, formé contre l'arrêt n° 492 de la cour d'appel de Douai, l'association [2] présente trois moyens. - Le premier moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a constaté que les faits qualifiés de prise illégale d'intérêts commis à [Localité 1] à compter du 1er décembre 2010 jusqu'au 18 juin 2012 sont prescrits, alors que: 1° la conservation par l'auteur d'un délit de prise illégale d'intérêts, d'un intérêt dans l'opération dont il avait la charge d'assurer la surveillance ou l'administration, confère à l'infraction un caractère continu, le point de départ de la prescription étant alors retardé au jour de la cessation de cet intérêt. Or le bail signé par M. [K], entre la mutuelle, dont il était directeur général, et la société, dont sa compagne détenait 99% des parts et était la gérante, était toujours en cours lorsqu'il a quitté ses fonctions le 18 juin 2012; 2° le point de départ de la prescription du délit de prise illégale d'intérêts est retardé, en cas de dissimulation des faits, au jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement de l'action publique, cette dissimulation
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devant être recherchée quant à l'ensemble des faits poursuivis. Or les juges n'ont pas recherché si l'ensemble des éléments caractérisant l'opération immobilière bénéficiant à Mme [O] avait été révélé aux [4]. - Le deuxième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a constaté que les faits qualifiés de prise illégale d'intérêts commis à [Localité 1] à compter du 1er décembre 2010 jusqu'au 18 juin 2012 étaient prescrits, alors que la chambre de l'instruction devait rechercher le moment où l'action publique aurait pu être mise en mouvement par le parquet dès lors que si l'intérêt public n'est pas lésé par l'opération illégale, l'organe qui en la charge ne peut ni le dénoncer ni se constituer partie civile, faute d'intérêt. - Le troisième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a constaté que les faits qualifiés de prise illégale d'intérêts commis à [Localité 1] à compter du 1er décembre 2010 jusqu'au 18 juin 2012 étaient prescrits, alors que l'arrêt affirme par un motif hypothétique et/ou procédant par voie de pure affirmation que “les deux auditions de Me [X] et M. [Z] auxquelles la chambre de l'instruction a fait droit par arrêt du 18 mars 2020 [ne sont] pas de nature à apporter de nouveaux éléments sur la question de la prescription”. Par ordonnance du 21 juin 2021 (n° 21-82339), le président de la chambre criminelle, sur la requête présentée par M. [K] en vue de faire déclarer son pourvoi immédiatement recevable, a ordonné la jonction des pourvois E 21-82. [4]28 et G 21-82.339, sous le premier de ces numéros.
DISCUSSION PLAN
I.- SUR LE MOYEN PRESENTE POUR M. [K] 1.- Sur la recevabilité de la plainte avec constitution de partie civile, déposée directement auprès du juge d'instruction du pôle financier de Paris 1.-1. La compétence concurrente du procureur de la République financier, du juge d'instruction et du tribunal correctionnel de Paris 1.-2. Les règles de régulation de la compétence concurrente, énoncée à l'article 405, 1°, du code de procédure pénale 1.-2.-1. Une procédure souple et pragmatique de dessaisissement en vue d'éviter la survenance de conflits positifs de compétence 1.-2.-2. La question de la possible saisine immédiate par la partie civile de la juridiction spécialisée n'a pas été envisagée par le législateur 1.-3. La question de l'application de ces principes généraux par l'arrêt attaqué 2.- L'incidence de l'irrecevabilité de la plainte avec constitution de partie civile, déposée directement auprès du juge d'instruction du pôle financier de Paris, sur la mise en oeuvre de l'action publique 2.-1. L'irrecevabilité de la plainte, compensée par le réquisitoire définitif 2.-2. L'application de ce principe par l'arrêt attaqué
II.- SUR LES MOYENS, PRESENTES POUR L'ASSOCIATION [2] 1.- Sur le premier moyen, pris en sa première branche 2.- Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche 2.-1. La règle de report du point de départ de l'action publique en cas d'infraction dissimulée 2.-1.-1. Une création prétorienne applicable au cas présent 2.-1.-2. L'appréciation par le juge du report du point de départ de la prescription de l'infraction au jour où sa dissimulation prend fin 2.-2. L'application au délit de prise illégale d'intérêt de la règle du report du point de départ de l'action publique en cas d'infraction dissimulée 2.-2.-1. Un élément matériel extensif du délit de prise illégale d'intérêts 2.-2.-2. La réponse au grief 3.- Sur le deuxième moyen 4.- Sur le troisième moyen
I.- SUR LE MOYEN PRESENTE POUR M. [K] Comme le souligne Monsieur le Conseiller rapporteur, la chambre criminelle est ici conduite à s'interroger sur la recevabilité d'une plainte avec constitution de partie civile, déposée directement auprès du juge d'instruction spécialisé en matière économique et financière (1), ce qui, le cas échéant, pourrait amener à se demander quelle est l'incidence d'une telle irrecevabilité sur la mise en oeuvre de l'action publique (2). 1.- Sur la recevabilité de la plainte avec constitution de partie civile, déposée directement auprès du juge d'instruction du pôle financier de Paris La compétence nationale concurrente, dont disposent le procureur de la République financier, le juge d'instruction et le tribunal correctionnel de Paris (1.-1), commande des règles de régulation de cette compétence (1.-2), dont il conviendra d'examiner si elles ont été correctement appliquées par l'arrêt attaqué (1.-3). 1.-1. La compétence concurrente du procureur de la République financier, du juge d'instruction et du tribunal correctionnel de Paris. En écho à une retentissante affaire de fraude fiscale, la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 a renforcé considérablement la lutte contre ce type de fraude et la grande délinquance économique et financière en instaurant un procureur économique et financier – ou procureur
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national financier – exerçant une compétence d'attribution 2 sur toute l'étendue du territoire national 3. Ce nouveau procureur, présenté par la garde des Sceaux comme “la clé de voûte même de l'amélioration de la lutte contre la corruption et la délinquance économique et financière”, est muni de moyens permettant un traitement efficace des infractions relevant de ses compétences. Lui sont associés, dans l'exercice de cette compétence nationale d'attribution, des juges d'instruction spécialisés dans ce contentieux ainsi qu'une chambre correctionnelle spécialisée (la 32ème chambre correctionnelle) du tribunal judiciaire de Paris [4]. Cette magistrature hautement spécialisée dans le contentieux pénal économique et financier, est munie de moyens permettant un traitement efficace des infractions relevant de ses compétences. Elle est devenue au fur des années l'interlocutrice privilégiée des services nationaux d'enquête, tels que, au sein de la Direction centrale de la police judiciaire, l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et plus particulièrement l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). Cette magistrature dispose d'une double compétence nationale d'attribution: outre une compétence exclusive concernant les délits boursiers 5, elle exerce une compétence concurrente en matière économique et financière dans des affaires “d'une grande complexité”, couvrant les situations dans lesquelles la fraude résulte d'un grand nombre d'auteurs, de complices ou de victimes, ou du ressort géographique sur lequel les infractions s'étendent. En particulier, aux termes de l'article 705, 1° du code de procédure pénale, classé dans un chapitre traitant des compétences particulières du tribunal judiciaire de Paris et du procureur de la République financier, énonce: “le procureur de la République financier, le juge d'instruction et le tribunal correctionnel de Paris exercent une compétence concurrente à celle qui résulte de l'application des articles [4]3,52,70 4 et706- 42 pour la poursuite, l'instruction et le jugement des infractions suivantes: 1° Délits prévus aux articles [432-10 à [432-15, [433-1 et [433-2, [43 [4-9, [4]3 [4-9-1, 4 45-1 à 4 4]5-2-1 du code pénal, dans les affaires qui sont ou apparaîtraient d'une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d'auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s'étendent ; (...)”. Le délit de prise illégale d'intérêts, incriminé à l'article 432-12 du code pénal, et du chef duquel est mis en examen M. [K], relève donc du champ de cette disposition, dès lors que de tels faits s'avèrent d'une grande complexité. En ce qui concerne le critère de compétence lié à la grande complexité de l'affaire, il peut être qualifié de standard juridique, lequel peut se définir comme une technique de formulation de la règle de droit qui a pour effet une certaine indétermination de celle-ci 6. La difficulté de ce critère de compétence tient à son caractère flou. Il fait craindre une saisine des juridictions spécialisées, tout à la fois incohérente et aléatoire 7. Néanmoins, les griefs d'inconstitutionnalité à l'encontre de cette compétence partagée ont été rejetés par le Conseil constitutionnel au motif que la circonstance que des faits identiques
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COJ, art. L. 217-3.
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Loi n° 2013-1116, 6 déc. 2013, art. 65 et 69.
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CPP, art. 705-1.
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A. Gallois, La traitement procédural des affaires pénales de grande complexité, Réflexions sur la qualité de la justice pénale, Thèse Paris I, mai 2008, n° 111. 7
E. Joly-Sibuet, Lamy Droit pénal des affaires, éd. 2022, n° 6318.
puissent donner lieu à plusieurs enquêtes, placées sous la direction de différents procureurs de la République, ne méconnaissait pas, en elle-même, le principe d'égalité devant la justice8. 1.-2. Les règles de régulation de la compétence concurrente énoncée à l'article [4]05, 1°, du code de procédure pénale. Si, s'agissant de l'action publique, a été mise en place par la loi une procédure souple et pragmatique de résolution de conflits positifs de compétence (1.-2.-1.), le législateur est en revanche demeuré muet sur la question de la saisine immédiate par la partie civile de la juridiction spécialisée à compétence d'attribution, définie à l'article 705, 1° du code de procédure pénale (1.-2.-2.). 1.-2.-1. Une procédure souple et pragmatique de dessaisissement en vue d'éviter la survenance de conflits positifs de compétence. Afin de prévenir tout conflit de compétence matérielle entre ces divers titulaires de l'action publique, a été prévue par la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 une procédure de dessaisissement 9. Dans le cas d'une enquête de flagrance ou d'enquête préliminaire, avant toute action publique, il appartient au procureur général de Paris de prévenir, voire de résoudre, en concertation avec les autres procureurs généraux, les conflits de compétence potentiels entre le procureur national financier, le procureur de la République de Paris et les procureurs de la République des autres ressorts. Il est guidé dans cette mission par une circulaire du Garde des Sceaux édictant des critères précis de répartition des compétences, déterminés par l'intérêt général 10. Dans le cas d'une information judiciaire ouverte dans un tribunal judiciaire territorialement compétent, le procureur de la République du tribunal concerné peut requérir du juge d'instruction initialement saisi qu'il se dessaisisse au profit du procureur de la République financier. En cas de refus du juge d'instruction, il est donné aux parquets concernés la possibilité d'un recours contre l'ordonnance de refus du juge d'instruction qui sera alors laissée à l'appréciation de la chambre criminelle de la Cour de cassation. La répartition des compétences entre les divers parquets nécessite des arbitrages consensuels. C'est dans cette optique que la circulaire précitée du 31 janvier 2014précise que la loi “laisse aux juridictions une grande souplesse”, attribuant au procureur national financier les affaires comportant notamment des montages financiers, un enchevêtrement de sociétés et/ou ayant un retentissement national 11. En cas de conflit, il revient au procureur général de Paris de trancher.
1.-2.-2. La question de la possible saisine immédiate par la partie civile de la juridiction spécialisée n'a pas été envisagée par le législateur 12. 8
Cons. const., 4 déc. 2013, n° 2013-679 DC : JO 7 déc. 2013, [consid. 65].
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CPP, art. 705-2, 705-3 et 705-4.
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Circulaire min. Just, 31 janv. 2014 de politique pénale relative au procureur de la République financier, NOR: JUS D1402887C. 11
Pour une application, Crim., 8 oct. 2014, n° 14-86.646, P+B+I.
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E. Bonis-Garçon, JCl. Pénal des affaires, fasc 10: infractions en matière économiques et financières - procédure, n° 85.
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Dans un tel contexte, le critère aussi flou de répartition de compétences concurrentes ratione materiae, visé à l'article 705, 1°, du code de procédure pénale (“affaire de délit [de trafic d'influence] d'une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d'auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elle s'étend”), pouvait faire craindre une contestation récurrente de la part des avocats, et de manière subséquente, faire naître une insécurité juridique sur les procédures attribuées aux juridictions spécialisées. La Cour de cassation est venue conjurer ce risque en faisant de la saisine des juridictions spécialisées une tâche réservée aux parquets. Elle a considéré que “les parties n'étaient pas admises à contester la mise en œuvre, au regard de la complexité apparente de l'affaire, des règles de compétence des juridictions spécialisées en matière économique et financière prévues par l'article 704 du code de procédure pénale” 13. Puis elle a exclu toute idée de constitution de partie civile devant ces juridictions en considérant que c'était à tort qu'une chambre de l'instruction avait estimé qu'une partie était autorisée à se constituer directement devant une juridiction spécialisée en invoquant la complexité de l'affaire, alors que la mise en œuvre des règles d'attribution prévues par les dispositions susvisées relève de la seule autorité judiciaire 1 [4]. Cette interdiction faite aux parties de se constituer partie civile par voie d'action devant un juge d'instruction spécialisé a perdu pour partie de son intérêt avec la loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale. En effet, la recevabilité de la constitution de partie civile a été subordonnée à une plainte préalable devant le parquet ou un service de police judiciaire 15. Ce faisant, le parquet peut orienter à sa guise une affaire vers la voie procédurale qu'il juge la plus appropriée, notamment vers les juridictions spécialisées. La Cour de cassation a pu également refuser aux juridictions d'instruction la possibilité d'apprécier la grande complexité de l'affaire dans le cadre d'une procédure de dessaisissement. Ce refus a été opposé aux juridictions d'instruction du second degré en matière de criminalité organisée. Ainsi, la chambre criminelle a considéré que le code de procédure pénale réservait au seul ministère public l'initiative de la mise en œuvre de la procédure de dessaisissement de la juridiction d'instruction de droit commun au profit de la juridiction d'instruction spécialisée 16. La solution a été ensuite appliquée au juge d'instruction, au visa de l'article 705-1 du code de procédure pénale, en matière économique et financière17 et applicable dans la présente affaire soumise à la chambre. En définitive, comme le signale très justement un auteur, “la chambre criminelle de la Cour de cassation a donné au parquet l'entière maîtrise de l'attribution des affaires de grande complexité aux juridictions spécialisées, en forçant quelque peu les textes et en adoptant une lecture évolutive du code de procédure pénale” 18. En effet, dans un premier temps, la Cour de cassation a indiqué que la mise en œuvre des règles d'attribution, visées par les articles 704 et 705 du code de procédure pénale, relevait “de la seule autorité judiciaire” 19. Or le juge constitutionnel a précisé que l'autorité judiciaire comprenait “à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet” 20. Dans une affaire où la nullité du réquisitoire introductif pris par le procureur 13
Crim., 26 juin 2001, n° 00-86.526: Bull. crim., n° 159 .- Crim., 25 janv. 2006, n° 05-83.559 .- Crim., 7 mars 2017, n° 1381.300 et n° 16-86.867. 15
C. pr. pén., art. 85.
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Crim., 11 mai 2006, n° 06-81.699: Bull. crim., n° 127 .- Crim., 11 mai 2006, n° 06-81.700 et n° 06-81.703 .- Crim., 5 sept. 2007, n° 07-80.454. 17
Crim., 28 mars 2007, n° 07-82.215: Bull. crim., n° 96.
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E. Joly-Sibuet, Lamy Droit pénal des affaires, préc., n° 6318.
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Crim., 12 janv. 2005, n° 04-81.139: Bull. crim., n° 15: Procédures 2005, comm. 109, obs. J. Buisson .- Crim., 12 janv. 2005, n° 04-81.144. 20
v. notamment Cons. const., 22 avr. 1997, n° 97-389 DC ; Cons. const., 29 août 2002, n° 2002-461 DC, [consid. 74].
de la République financier était soulevée, la chambre de l'instruction avait rejeté cette demande. La Cour de cassation a validé cette décision, rappelant que la complexité de l'affaire, concernant des infractions entrant dans le champ de la compétence matérielle du procureur financier, est laissée à l'appréciation des juges du fond 21. Dans le même sens, la circulaire relative aux dispositions économiques et financières de la loi n° 2004-20 [4] du 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (CRIM 2004-11 G3/02-09-2004) traitant des juridictions inter-régionales spécialisées (point 1.2.1), expose des règles d'application pouvant éclairer la mise en oeuvre de l'article 705 du code de procédure pénale: “La création des juridictions inter-régionales spécialisées répondant au souci de centralisation au profit de juridictions très spécialisées des affaires les plus importantes, il va de soi que ne peut relever de ces juridictions qu'un nombre limité d'affaires strictement sélectionnées, afin de ne pas les voir saisies de procédures pouvant être traitées à un autre des niveaux également compétents. [...] De la même manière, les plaintes avec constitution de partie civile qui seraient portées directement devant les juridictions inter-régionales spécialisées devront faire l'objet de réquisition d'irrecevabilité. Il doit en effet être considéré que le recours au mécanisme de délocalisation d'une affaire au profit de la juridiction inter-régionale spécialisée n'est offert qu'au ministère public. Il ressort de ce texte que le législateur n'a pas entendu conférer aux parties privées la possibilité de choisir leur juge, le mécanisme mis en oeuvre, dérogatoire au regard des règles de droit commun, étant confié aux seuls magistrats avec des garanties de procédure organisées par la loi. [...] Il appartiendra donc au ministère public, lorsque de telles plaintes avec constitution de partie civile lui seront communiquées en vertu de l'article 86 du code de procédure pénale, de prendre de manière systématique des réquisitions d'irrecevabilité, afin d'éviter que l'efficacité des juridictions inter-régionales spécialisées ne soit compromise par une utilisation juridiquement contestable des mécanismes de compétence concurrente instaurée par l'article 704 du CPP”.
1.-3. La question de l'application des principes généraux au cas présent. La chambre de l'instruction a constaté que “l'association [2] a déposé le 8 novembre 2017 une plainte avec constitution de partie civile contre X… auprès du doyen des juges d'instruction du pôle financier de Paris” 22. Elle a énoncé que l'article 705 du code de procédure pénale prévoit une compétence concurrente à celle qui résulte de l'application de l'article pour le délit de prise illégale d'intérêts23. Au regard des observations précédentes, c'est donc à tord que la chambre de l'instruction a jugé que “la plainte avec constitution de partie civile de l'association [2] ne méconnaît aucune des formalités substantielles prévues par le code de procédure pénale et a été déposée auprès du doyen des juges d'instruction d'une juridiction spécialisée, dont l'article prévoit la compétence concurrente de celle résultant de l'article 52 du code de procédure pénale” 2 [4].
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Crim., 22 mars 2016, n° 15-83.206: Bull. crim., n° 88 .- Crim., 22 mars 2016, n° 15-83.207: Bull. crim., n° 92.
22
Arrêt attaqué, p. 18, §3.
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Arrêt attaqué, p. 18, §10.
9
2.- L'incidence de l'irrecevabilité de la plainte avec constitution de partie civile, déposée directement auprès du juge d'instruction du pôle financier de Paris, sur la mise en oeuvre de l'action publique 2.-1. “L'irrecevabilité de la plainte, compensée par le réquisitoire définitif” 25. De longue date, la chambre criminelle considère que la méconnaissance des dispositions régissant la recevabilité de la constitution de partie civile ne saurait, à raison de l'existence d'un réquisitoire valablement pris pour la dénonciation de l'infraction, avoir d'autre effet que d'entraîner l'irrecevabilité de ladite constitution et nullement son annulation étendue à toute la procédure. Dans un tel schéma procédural, le réquisitoire introductif permet une saisine régulière d'un juge d'instruction, quelle que soit la recevabilité de la constitution de partie civile. Cette position ne peut être contestée puisqu'une constitution de partie civile irrecevable s'analyse, sous l'angle de l'exercice de l'action publique, en une dénonciation susceptible de permettre une poursuite 26. Il n'en irait autrement que si la plainte de la victime était nécessaire pour mettre l'action publique en mouvement, comme cela est le cas dans les délits dits “privés”, comme par exemple ceux de diffamation ou de chasse sur le terrain d'autrui. Dans le même sens, des auteurs font observer que “si l'irrecevabilité est constatée après la délivrance d'un réquisitoire aux fins d'informer, ce dernier suffit à mettre l'action publique en mouvement et à saisir le juge d'instruction” 27 C'est ainsi que la chambre criminelle a tout récemment rappelé, dans une affaire de financement de terrorisme, que “l'irrecevabilité de l'action civile portée devant le juge d'instruction conformément aux dispositions de l'article 85 du code de procédure pénale ne saurait atteindre l'action publique, laquelle subsiste toute entière et prend sa source exclusivement dans les réquisitions du ministère public tendant après la communication prescrite par l'article 86 du même code à ce qu'il soit informé par le juge d'instruction. Il n'en irait autrement que si la plainte de la victime était nécessaire pour mettre l'action publique en mouvement” 28. Beaucoup plus proche encore de notre espèce, statuant dans une affaire pénale économique et financière relevant également de l'article 705 du code de procédure pénale, la chambre criminelle a jugé: “Attendu qu'en prononçant par les motifs reproduits au moyen pour écarter le grief de nullité du réquisitoire introductif, en raison de l'irrégularité alléguée de la saisine du procureur financier, la chambre de l'instruction a justifié sa décision ; Que, d'une part, le procureur de la République financier tient de l'article [4]0 du code de procédure pénale le droit de requérir l'ouverture d'une information, au vu de tout renseignement dont il est destinataire, concernant des infractions entrant dans le champ de sa compétence matérielle, définie à l'article 705 du même code, serait-elle, comme en l'espèce, concurrente de celle du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, pour les affaires présentant une grande complexité, laquelle est laissée à l'appréciation des juges du fond; Que, d'autre part, un réquisitoire introductif ne pouvant être annulé que s'il ne satisfait pas en la forme aux conditions essentielles de son existence légale, les énonciations de l'arrêt attaqué ainsi que les pièces de la procédure établissent qu'il a été délivré par un magistrat compétent, 25
L'expression est tirée de l'ouvrage de S. Guinchard et J. Buisson, Procédure pénale, LexisNexis, 14 ème éd., 2021, n° 1787.
26
S. Guinchard et J. Buisson, préc., n° 1787.
27
JCl. procédure pénale, par J. Dumont et D. Guérin, art 85 à 91-1, fasc 20, Constitution de partie civile, n° 97 et n° 106.
28
Crim., 7 sept. 2021, n° 19-87.036 .- Déjà: Crim, 8 nov. 1983, n° 83-92.677: Bull. crim., n° 290 .- Crim., 22 janv. 1991, n° 90-82.824 .- Crim., 19 janv. 1993, n° 92-80.556: Bull. crim., n° 23.
au terme de l'analyse à laquelle il a procédé des pièces transmises par le juge d'instruction portant sur des faits dont celui-ci n'était pas saisi, la forme adoptée pour cette communication n'étant pas susceptible d'affecter la régularité dudit réquisitoire” 29. En définitive, lorsque le réquisitoire introductif vise une plainte avec constitution de partie civile irrecevable, ce document, valant plainte simple, suffit à fonder ce réquisitoire 30. 2.-2. La question de l'application de ces principes généraux par l'arrêt attaqué. L'association [2] a adressé une plainte avec constitution de partie civile en date du 7 novembre 2017 au doyen des juges d'instruction du pôle financier du tribunal de Paris. Le 30 novembre 2017, après avoir constaté le paiement de la consignation dans le délai imparti, ce dernier a transmis, par ordonnance de soit-communiqué, cette plainte avec constitution de partie civile au parquet national financier 31. Le 2 janvier 2018, le parquet national financier a pris, au visa de l'article 705 du code de procédure pénale, un réquisitoire introductif du chef de prise illégale d'intérêts 32. Dans ces conditions, l'arrêt n'encourt pas la censure au regard des principes ci-dessus développés. En définitive, si c'est à tord que la cour d'appel a énoncé que “la plainte avec constitution de partie civile de l'association [2] ne méconnaît aucune des formalités substantielles prévues par le code de procédure pénale et a été déposée auprès du doyen des juges d'instruction d'une juridiction spécialisée, dont l'article prévoit la compétence concurrente de celle résultant de l'article 52 du code de procédure pénale” , l'arrêt n'encourt pas pour autant la censure, dans la mesure où lorsque - comme c'est le cas en l'espèce - le réquisitoire introductif du parquet national financier a visé une plainte avec constitution de partie civile irrecevable, ce document valant plainte simple suffit à fonder ce réquisitoire. Le moyen, présenté par M. [K], sera donc rejeté.
II.- SUR LES MOYENS, PRESENTES POUR L'ASSOCIATION [2] 1.- Sur le premier moyen, pris en sa première branche L'association [2] soutient que la conservation par l'auteur d'un délit de prise illégale d'intérêts, d'un intérêt dans l'opération dont il avait la charge d'assurer la surveillance ou l'administration, confère à l'infraction un caractère continu, le point de départ de la prescription étant alors retardé au jour de la cessation de cet intérêt. Or, dans la mesure où le bail signé par M. [K], entre la mutuelle dont il était directeur général et la société dont sa compagne détenait 99% 29
Crim., 22 mars 2016, n° 15-83.207: Bull. crim., n° 92.
30
Crim., 11 avr. 2002, n° 02-80.778: Bull. crim., n° 87 .- Crim., 21 mars 1991, n° 90-81.515.
31
Arrêt attaqué, p. 18, §4.
32
Arrêt attaqué, p. 18, §5.
11
des parts et était la gérante, était toujours en cours lorsqu'il a quitté ses fonctions le 18 juin 2012, c'est à tort que la cour d'appel aurait jugé que les faits qui lui sont reprochés étaient prescrits. 1.-1. Le délit de prise illégale d'intérêts: entre infraction instantanée et infraction continue. En application de l'article 8 du code pénal, le délit de prise illégale d'intérêts se prescrit par six années révolues à compter du jour où l'infraction a été commise, c'est-à-dire le jour où la personne exerçant la fonction visée à l'article [4]32-12 du code pénal a reçu ou pris un intérêt dans l'affaire dont elle avait la surveillance ou l'administration 33. Par conséquent, selon une première approche, il s'agit d'une infraction instantanée. Ainsi, le délit de prise illégale d'intérêts se prescrit à compter du dernier acte administratif accompli par l'agent public par lequel il prend ou reçoit directement ou indirectement un intérêt dans une opération dont il a l'administration ou la surveillance 3 [4]. Si la prise illégale d'intérêts est une infraction instantanée lorsqu'il s'agit de prise ou de réception d'intérêts, elle devient en revanche un délit continu lorsqu'elle consiste en la conservation d'un intérêt 35. Dans cette hypothèse, elle se prescrit à compter de la cessation de la situation illicite créée par le prévenu. Ainsi, la Cour de cassation a reconnu à cette infraction ce caractère continu, dès lors que le juge pénal a constaté la concomitance entre cette exécution et le contrôle exercé par le maire et qu'elle s'est fondée sur la conservation par ce dernier d'un intérêt dans l'entreprise dont il avait la charge d'assurer la surveillance 36. 1.-2. L'application de ces principes par l'arrêt attaqué. Il ressort des constatations de l'arrêt attaqué que les juges d'appel ont envisagé la prescription de l'action publique en considérant que le délit de prise illégale d'intérêts a une nature instantanée; le point de départ de ce délai est alors fixé au jour de la signature du bail qui réaliserait la prise d'intérêts, c'est-à-dire, le 1er juillet 2011. La prescription de l'action publique serait alors acquise le 2 juillet 201 [4]. Les juges d'appel ont également envisagé que l'on puisse considérer le délit comme une infraction continue, c'est-à-dire comme le fait pour M. [K] de conserver un intérêt découlant de la signature du bail. Le point du départ du délai de prescription est alors fixé au jour où il a quitté ses fonctions de directeur général des [4], c'est-à -dire le jour où il n'exerce plus la fonction dont il aurait fait un usage abusif pour faire naître un intérêt qu'il aurait conservé. M. [K] ayant quitté lesdites fonctions le 12 juin 2012, la prescription de l'action publique serait ainsi acquise le 19 juin 2015. Le premier acte interruptif de prescription datant du 1er juin 2017, lors de la saisine par le procureur de la République de Brest de la direction inter-régionale de la police judiciaire de Rennes aux fins d'enquête, les faits sont, par conséquent, prescrits quelle que soit la nature instantanée ou continue - que l'on confère au délit de prise illégale d'intérêts. Le premier moyen, pris en sa première branche, qui manque donc en fait, sera écarté et pourra donner lieu à un avis de non-admission. 2.- Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche 33
Crim., 15 avr. 1848: Bull. crim., n° 120; S. 1848, 1, p. 670 .- Crim., 16 déc. 1975, n° 75-91.045: Bull. crim., n° 279; Rev. sociétés 1976, p. 353, note M. Guilberteau; RSC 1976, p. 713, obs. A. Vitu.- Crim., 7 oct. 1976, n° 75-92.246: Bull. crim., n° 285 .- Crim., 10 avr. 2002, n° 01-84.286: Bull. crim., n° 84 .- Crim., 18 juill. 2017, n° 16-86.866. 35
On retrouve cette nature juridique bicéphale dans bon nombre d'infractions du droit pénal des affaires. Tel est le cas en particulier du délit d'acceptation, d'exercice ou de conservation des fonctions de commissaire aux comptes malgré incompatibilités (C. com., art. L. 820-6). L'acceptation et l'exercice de ces fonctions s'analysent en une infraction instantanée, tandis que la conservation de ces mêmes fonctions est une infraction continue. 36
Crim., 29 avr. 2014, n° 14-80.060: Dr. pén. 2014, comm. 105, obs. M. Carius .- Crim., 5 avr. 2018, n° 17-84.236.
L'association [2] se fonde ensuite sur le principe selon lequel le point de départ de la prescription du délit de prise illégale d'intérêts est retardé, en cas de dissimulation des faits, au jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement de l'action publique, cette dissimulation devant, selon elle être recherchée quant à l'ensemble des faits poursuivis. Au cas présent, elle fait grief aux juges d'appel d'avoir omis de rechercher si l'ensemble des éléments caractérisant l'opération immobilière bénéficiant à Mme [O] avait été révélé aux [4]. La réponse à ce grief suppose que soit successivement examinées la règle de report du point de départ de l'action publique en cas d'infraction dissimulée (2.-1) puis son application particulière au délit de prise illégale d'intérêt, du chef duquel est mis en examen le demandeur au pourvoi (2.-2.). 2.-1. La règle de report du point de départ de l'action publique en cas d'infraction dissimulée. 2.-1.-1. Une création prétorienne applicable au cas présent. De longue date, la chambre criminelle a initié une jurisprudence relative aux infractions qu'elle qualifiait de clandestines par nature (les infractions occultes) ou de clandestines par manoeuvres de leur auteur (les infractions dissimulées), pour lesquelles elle considère que le point de départ de la prescription de l'action publique se situe au jour où de leur découverte par la partie poursuivante, qui, jusqu'à cet instant, se trouvait dans l'incapacité d'envisager une poursuite. Il s'agit en quelque sorte de la transposition à la matière pénale du principe civiliste, énoncé à l'article 223 [4] du code civil 37. À l'appui d'une telle sévérité de la jurisprudence de la chambre criminelle en matière de fixation du point de départ de la prescription, plusieurs justifications ont pu être avancées. Tout d'abord, le délinquant - notamment d'affaire - a toute latitude pour masquer ses agissements, le temps suffisant pour bénéficier de la prescription de l'action publique. Or, la maxime contra non valentem agere, non currit praescriptio (la prescription ne court pas contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir) exclut que l'on puisse opposer l'oubli à celui qui, pour une raison ou une autre, est empêché d'agir 38. Par ailleurs, cette originalité jurisprudentielle se justifie par le fait que la prescription a débuté au jour de l'acte abusif, mais qu'elle a été suspendue tant que cet acte n'a pas été révélé 39. C'est en matière d'abus de confiance que la jurisprudence a très tôt énoncé la règle selon laquelle le point de départ du délai de prescription de l'action publique devait être fixé au jour où le délit est apparu et avait pu être constaté dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique [4]0.
37
Aux termes de ce texte, “la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure”. 38
P. Conte et W. Jeandidier, Droit pénal des sociétés commerciales, Litec, coll. Affaires finances , 2004, n° 20 .- A. Lepage, P. Maistre du Chambon et R. Salomon, Droit pénal des affaires, LexisNexis, 6ème éd., 2020, n° 755. 39
J. Larguier, Le point de départ du délai de prescription en matière d'abus de biens sociaux : Mélanges Secrétan, 1964, p. 159 et s. 40
L'arrêt de principe remonte à 1935: Crim., 4 mars 1935: Gaz. Pal. 1935, I, 353 .- Pour des applications plus récentes: Crim., 29 oct. 1984 : Bull. crim., n° 323. –. – Crim., 7 mai 2002 : Bull. crim. 2002, n° 107. – Crim., 8 févr. 2006 : Bull. crim., n° 34 ; D. 2006, p. 2297, note Saenko ; AJP 2006, p. 214, obs. C. Saas. – Crim., 8 janv. 2008 : Dr. pén. 2008, comm. 53, obs. J.-H. Robert ; Dr. sociétés 2008, comm. 85 .– Crim., 26 janv. 2011, n° 10-83.280 . – Crim., 21 sept. 2011, n° 10-87.031: abus de confiance au préjudice de la Société d'entraide des membres de la Légion d'honneur. – Crim., 25 oct. 2011, n° 11-80.069: s'agissant d'un abus de confiance au préjudice d'une commune, le point de départ de la prescription est fixé à compter de l'enquête diligentée par l'inspection générale de la ville concernée, date à laquelle les détournements sont apparus et ont été constatés.
13
Mais c'est le délit d'abus de biens sociaux qui a donné lieu aux applications les plus nombreuses de ce report du point de départ de la prescription en cas de dissimulation de l'infraction. Si en principe le point de départ de la prescription de ce délit instantané court à la date de présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses ont été mises à la charge de la société [4]1, la possibilité de retarder le point de départ de la prescription est maintenue si les faits ont été dissimulés [4]2. Tel sera notamment le cas de l'absence de report des opérations litigieuses dans la comptabilité officielle (paiement en liquide, tenue d'une comptabilité parallèle), d'opérations de maquillage de la comptabilité [4]3, de versements de salaires fictifs à un salarié, dans la mesure où les comptes englobaient, sans aucune distinction nominative, les salaires et les charges de l'ensemble du personnel, rendant ainsi difficile la détection de l'anomalie par les actionnaires et le commissaire aux comptes [4] [4]. Dans le même sens, lorsque les termes d'un protocole d'accord signé à la suite de la révocation d'un cogérant n'ont pas été autorisés par l'assemblée générale, les faits constitutifs d'abus de biens sociaux n'ont été connus, dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique, qu'après le déclenchement des vérifications fiscales et sociales les ayant mis en exergue [4]5. De même, les faits constitutifs du délit ne peuvent apparaître que lors de leur révélation à l'autorité judiciaire, qu'il s'agisse du le magistrat instructeur [4]6 ou du parquet [4]7. De la même manière, le point de départ de la prescription d'abus de biens sociaux doit être retardé au jour du rapprochement, par voie d'expertise, entre les paiements effectués par la société et les conventions en vertu desquelles ils étaient censés avoir été effectués [4]8 ou encore à celui du recueil de témoignages ou d'indices au cours d'une information judiciaire [4]9. Pour autant, il convient que le concept de dissimulation ne soit pas étiré à l'extrême 50. C'est pourquoi, la chambre criminelle a refusé de reporter le point de départ du délai de prescription au jour de l'enquête ordonnée par le parquet, alors que les salaires litigieux étaient mentionnés dans les bilans des exercices concernés 51 ou encore, parce qu'un cautionnement, constitutif d'un abus de biens, avait fait l'objet d'une mesure de publication, plus de trois ans avant la constitution de partie civile 52. Au demeurant, pour fixer le point de départ de la prescription de l'abus de biens sociaux, le juge doit rechercher la date à laquelle sont présentés aux associés les comptes annuels de l'exercice, au titre duquel les dépenses litigieuses ont été mises indûment à la charge de la société. En application du droit commun de la preuve, c'est à celui 41
Cass. crim., 5 mai 1997 : Bull. crim. 1997, n° 159 ; Rev. sociétés 1998, p. 127, note B. Bouloc ; Bull. Joly Sociétés 1997, p. 953, note J.-F. Barbièri .- Cass. crim., 30 janv. 2013, n° 12-80.107 : Dr. sociétés 2013, comm. 91, obs. R. Salomon. 42
Crim., 16 déc. 2015, n° 13-84.592 : Dr. sociétés 2016, comm. 48 . – Crim., 4 mai 2016, n° 14-88.237 . – Crim., 6 nov. 2019, n° 17-87.150. 43
Crim., 4 nov. 2004 : JCP G 2004, II, 10051, note J.-H. Robert ; Dr. pén. 2006, comm. 42, obs. J.-H. Robert ; Dr. sociétés 2005, comm. 57; Rev. sociétés 2005, p. 602, note B. Bouloc: à propos du déguisement d'une charge illicite sous couvert d'une opération licite et de passation d'écritures destinées à dissimuler la véritable destination des fonds. 45
Crim., 25 oct. 2006 : Dr. pén. 2006, comm. 161, obs. J.-H. Robert ; Dr. sociétés 2007, comm. 36; Rev. sociétés 2007, p. 365, note B. Bouloc. 46
Crim., 25 févr. 2009 : Dr. sociétés 2009, comm. 126.
47
Ass. plén., 4 juin 2021, n° 21-81.656: Bull. Joly Bourse oct. 2021, p. 22, note R. Salomon: il importe peu que certaines autorités publiques, telles que la Cour des comptes, aient pu avoir connaissance de faits susceptibles de constituer un abus de biens sociaux, dès lors que ces informations n'ont pas été portées à la connaissance du ministère public, seul habilité à exercer l'action publique. 48
Crim., 3 oct. 2007 : Dr. sociétés 2008, comm. 39.
49
Crim., 14 nov. 2007: Rev. sociétés 2008, p. 159, note B. Bouloc ; Dr. sociétés 2007, comm. 82.
50
P. Conte et W. Jeandidier, Droit pénal des sociétés commerciales, Litec, coll. « Affaires finances », 2004, n° 20.
51
Crim., 13 oct. 1999, préc.
52
Crim., 28 févr. 2007: Dr. sociétés 2007, comm. 121.
qui invoque un report du point de départ de la prescription de l'abus de biens, qu'incombe la preuve d'une telle présentation 53. Dans un domaine plus proche de l'affaire dont est saisie au cas présent la chambre criminelle, le droit pénal de la probité publique n'échappe pas à la règle du report du point de départ de l'infraction dissimulée. A propos des délits d'atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats dans les marchés publics 5 [4] et de favoritisme 55, le point de départ de la prescription est retardé “lorsque les actes irréguliers ont été dissimulés ou accomplis de manière occulte, à partir du jour où ils sont apparus et ont pu être constatés dans des conditions permettant l'exercice des poursuites”. Dans le même ordre d'idées, si le délit de prise illégale d'intérêts - du chef duquel M. [K] a été notamment mis en examen - se prescrit à compter du jour où la participation a pris fin, le point de départ de la prescription de l'action publique ne commence à courir, en cas de dissimulation destinée à empêcher la connaissance de l'infraction, qu'à partir du jour où celle-ci est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique 56. On notera que ce vaste mouvement prétorien, retardant le point de départ de la prescription au jour où la dissimulation de l'infraction a pris fin, a été avalisé par la loi n° 2017-2 [4]2 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale, qui a généralisé cette solution à tous les délits occultes 57 ou dissimulés 58. Cette loi, postérieure aux faits pour lesquels le demandeur au pourvoi a été mis en examen, n'a toutefois pas vocation à s'appliquer en l'espèce. 2.-1.-2. L'appréciation par le juge du report du point de départ de la prescription de l'infraction au jour où sa dissimulation prend fin. Le législateur de 2017 a renoncé à définir plus précisément qu'il ne l'a fait à l'article 9-1, alinéa 5, du code de procédure pénale, la notion d'infraction dissimulée, renvoyant à cet égard à l'appréciation souple et pragmatique qu'en a fait jusqu'ici la jurisprudence précitée 59. C'est donc à la doctrine qu'est revenu le soin de préciser la notion de dissimulation. Selon l'excellente formule du Professeur Pradel, celle-ci “est le fait de cacher la réalité des faits par des artifices pour empêcher le parquet et les victimes de les connaître et donc d'agir” 60. De son côté, et dans le même sens, le dictionnaire du vocabulaire juridique 2021 indique qu'“est dissimulée l'infraction dont l'auteur accomplit délibérément toute manoeuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte” 61.
53
Crim., 28 juin 2006: Dr. sociétés 2006, comm. 170.
55
Crim., 20 févr. 1986: Bull. crim., n° 70.
56
Crim., 12 juill. 2016, n° 15-84.664. – Crim., 2 févr. 2016, n° 15-84.355 .- Crim., 16 déc. 2014, n° 14-82.939: Bull. crim., n° 272. 57
CPP, art. 9-1, al. 4: “est occulte l'infraction qui, en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime, ni de l'autorité judiciaire”. 58
CPP, art. 9-1, al. 5: “est dissimulée l'infraction dont l'auteur accomplit délibérément toute manoeuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte”. 59
Les travaux parlementaires ne sont pas davantage précis, dont il résulte que ces manœuvres peuvent consister en des actions ou omissions "traduisant sans ambiguïté la volonté de l'auteur de cacher les faits délictueux".
60
J. Pradel, Procédure pénale, Cujas, coll. Référence, 20ème éd., 2020, n° 263.
61
Dictionnaire du vocabulaire juridique 2021, LexisNexis, 12ème éd., sous la direction de R. Cabrillac.
15
La dissimulation résultant des circonstances de réalisation des faits, la diversité de ceux-ci donne par conséquent lieu à une appréciation in concreto poussée du juge répressif. C'est donc tout naturellement que “la chambre criminelle contrôle de manière minimale la motivation des juges du fond relative à la notion de dissimulation (Pour des applications: Crim., 28 juin 2006, n° 05-82.63 [4] .- Crim., 2 avr. 201 [4], n° 13-80.010 : Dr. sociétés 201 [4], comm. 109, obs. R. Salomon ; AJP 2015, p. [4]19, note J. Gallois). Leur appréciation est souveraine dès lors que les motifs qui la justifient ne contiennent ni illégalité ni contradiction (Crim., 20 juill. 1977, n° 76-92.671 : Bull. crim., n° 267” 62. 2.-2. L'application au délit de prise illégale d'intérêt de la règle du report du point de départ de l'action publique en cas d'infraction dissimulée Le grief, formulé par l'association [2], conduit à s'interroger sur l'objet de la dissimulation. Au regard de la définition donnée de celle-ci par la doctrine précitée 63, la dissimulation ayant pour effet de retarder le point de départ du délai de prescription est uniquement celle portant sur les éléments constitutifs de l'infraction, et non sur les circonstances les entourant, ni sur la motivation de son auteur ou sur ses effets.
Par conséquent, la réponse à ce grief (2.-2.-1.) conduit préalablement à cerner de manière précise l'élément matériel du délit de prise illégale d'intérêts (2.-2.-2). 2.-2.-1. Un élément matériel extensif du délit de prise illégale d'intérêts. Constitue matériellement le délit le fait de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou une opération dont l'agent a, au moment de l'acte, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement. En visant expressément au titre de l'élément matériel du délit de prise illégale d'intérêts un “intérêt quelconque”, l'article [4]32-12 du code pénal a souhaité appréhender l'intérêt litigieux de la manière la plus large possible, en prenant en considération un intérêt aussi bien patrimonial qu'extra-patrimonial (ce que faisait déjà l'ancien article 175 du code pénal qui visait “quelque intérêt que ce soit”). On notera qu'à cet égard, la Cour de cassation a considéré que la rédaction de l'article [4]32-12 du code pénal était conforme aux principes de précision et de prévisibilité de la loi pénale dont elle permet de déterminer le champ d'application sans porter atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines 6 [4]. Dans la pratique judiciaire, cette prise d'intérêt peut donc être indifféremment d'ordre matériel ou moral. - Une prise illégale d'intérêt d'ordre matériel. Selon cette acception, le délit de prise illégale d'intérêts va se traduire par l'existence d'un lien pécuniaire entre le patrimoine de la personne exerçant une fonction publique et l'affaire placée sous sa surveillance. Tel est notamment le cas d'un maire qui fait voter, par le conseil municipal, la transformation d'un plan d'occupation des sols (POS) en un plan local d'urbanisme (PLU) rendant constructibles certains terrains et, de ce fait, permettant la délivrance d'une autorisation de lotir sur ces terrains au bénéfice d'une société dont le maire est associé principal 65. L'intérêt matériel pouvant résulter du profit réalisé par l'agent public, le délit est caractérisé à l'encontre d'un conseiller municipal qui, chargé par délibération du conseil de prendre les mesures nécessaires pour l'alimentation d'une ville et d'obtenir du gouvernement une part des blés réquisitionnés pendant le siège de Paris de 1871, a pris livraison de ces blés pour son compte personnel, et a partagé avec des associés les bénéfices résultat de la vente des substances ainsi obtenues par réquisitions ou autres moyens
62
A. Lepage, P. Maistre du Chambon et R. Salomon, Droit pénal des affaires, préc., n° 755.
63
v. supra, notes de bas de page n° 60 et n° 61.
65
Crim., 23 févr. 2011, n° 10-82.880.
subordonnés à son autorité 66. De manière plus classique, prend un intérêt matériel l'architecte, investi d'une mission de maîtrise d'œuvre pour le compte d'une collectivité publique, qui est amené à intervenir sur les offres de soumission des sociétés dont il était administrateur 67. Comme l'illustre cette dernière affaire, l'intérêt matériel résulte bien souvent de la détention de parts sociales par l'agent public 68. En revanche, les juges doivent conclure à l'absence d'un intérêt quelconque dès lors que le prévenu “ne détenait aucune participation dans sa société ni n'avait aucun rôle dans son association” 69. - Une prise illégale d'intérêt d'ordre moral. Mais, plus largement, le délit de prise illégale d'intérêts peut se consommer par le seul abus de fonction, indépendamment de la recherche d'un gain ou d'un avantage personnel70. L'infraction, prévue à l'article [4]32-12 du code pénal, peut alors être caractérisée par la prise en compte d'un simple intérêt moral. L'intérêt personnel de la personne exerçant une fonction publique doit s'entendre “d'un avantage pour elle-même, sa famille, ses proches ou des personnes ou organisations avec lesquelles elle entretient ou a entretenu des relations d'affaires ou professionnelles significatives, ou avec lesquelles elle est directement liée par des participations ou des obligations financières ou civiles” 71. Ainsi, ce délit peut être constitué par la perception “d'avantages matériels quelconques et même un simple avantage affectif ou moral” 72. À titre d'illustration - à l'instar de ce qu'elle a décidé en matière d'abus de biens sociaux 73 - la chambre criminelle a admis que l'intérêt moral pouvait résulter d'un lien familial7 [4], amical ou d'affection 75 et même, d'un lien de nature politique 76. Commet ainsi une prise illégale d'intérêt le maire dont la décision visait à satisfaire la demande d'un élu municipal dont le frère venait d'acquérir un navire ne pouvant accéder au port sans des travaux supplémentaires 77. Plus récemment, la chambre criminelle de la Cour de cassation a affirmé qu'“un lien d'amitié peut être constitutif de l'intérêt quelconque nécessaire à la caractérisation du délit de prise illégale d'intérêts” 78. L'infraction de prise illégale d'intérêt peut même être retenue au cas où il n'en résulterait aucun préjudice pour la collectivité. Ainsi, le délit n'exige pas que l'intérêt pris par un maire soit en 66
Crim., 29 nov. 1873, DP 1894, 1, 327.
67
Crim., 14 juin 2000, n° 99-84.054: Bull. crim., n° 221.
68
Crim., 16 déc. 1975, n° 75-91.045: Bull. crim., n° 279; Gaz. Pal. 1976. 1. 233; RSC 1976, p. 713, obs. Vitu; Rev. sociétés 1976, p. 353, obs. Guilberteau .- Crim., 21 févr. 2001, n° 00-81.167: Bull. crim., n° 46 .- Crim. 27 févr. 2002, n° 01-86.024: Bull. crim., n° 48 .- Crim., 10 avr. 2002, n° 01-84.286: Bull. crim., n° 84; Dr. pén. 2002, comm. 105, note M. Véron; D. 2003, somm. p. 2406, obs. M. Segonds .- Crim., 20 janv. 2021, n° 19-86.702. 69
Crim., 13 mars 2018, n° 17-86.548.
70
M. Segonds, À propos d'une diversion juridique : l'absence d'enrichissement personnel, D. 2003, p. 505.
71
Commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, Pour une nouvelle déontologie, 26 janv. 2011, p. 20. 72
Crim., 11 janv. 1956: Bull. crim, n° 324 .- Crim., 9 févr. 2005, n° 03-85.697: Bull. crim., n° 48.
73
Crim., 7 mars 1968 : Bull. crim. 1968, n° 80. – Crim., 9 mai 1973 : Bull. crim. 1973, n° 216 ; D. 1974, p. 271, note B. Bouloc ; Rev. sociétés 1974, p. 696, note B. Bouloc. – Crim., 19 juin 1978, n° 95-80.395 : Bull. crim. 1978, n° 202. – Crim., 28 mars 1996, n° 95-80.395 : Bull. crim. 1996, n° 142 .- Crim., 17 juin 2015, n° 14-81.914 : Dr. sociétés 2015, comm. 158. 75
Crim., 30 juin 2010, n° 09-84.040 .- Crim., 7 avr. 2004, n° 03-82.062 .- Crim., 21 mars 2012, n° 11-83.813.
76
Crim., 17 avr. 2019, n° 18-83.025: Bull. crim., n° 80; JCP G 2019, act. 510, obs. J.-M. Brigant.
77
Crim., 29 juin 2011, n° 10-87.498: Bull. crim., n° 153.
78
Crim., 5 avr. 2018, n° 17-81.912: Bull. crim., n° 63; JCP G 2018, actu. 570, obs. J.-M. Brigant.
17
contradiction avec l'intérêt communal 79. Autre illustration du caractère formel de l'incrimination, il est indifférent que, pour des raisons indépendantes de la volonté de l'agent, l'opération en cause n'ait pu aboutir 80 . Cette jurisprudence qui entend largement la “prise d'intérêts” est totalement conforme à l'esprit du législateur qui, en créant le délit de prise illégale d'intérêts, souhaitait compléter les dispositions du délit de corruption en évitant, spécifiquement, tout référence à l'exigence d'une contrepartie financière ou patrimoniale 81. En définitive, l'intérêt exigé au titre du délit de l'article [4]32-5 du code pénal est entendu largement, dans la mesure où “cette incrimination a, d'abord et avant tout, pour objectif de réprimer l'abus de la fonction” 82. En d'autres termes, comme le relève justement Monsieur le Conseiller rapporteur, “les modalités de l'opération n'entrent pas dans le champ du délit; seule importe l'existence d'une opération dans laquelle l'auteur prend un intérêt, alors qu'au même moment il a la charge d'en assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement” 83. 2.-2.-2. La réponse au grief. Dans la présente affaire soumise à la chambre criminelle, M. [K] a été mis en examen, le 11 septembre 2019, du chef de prise illégale d'intérêts, à [Localité 1] et dans le Finistère, à compter du 1er décembre 2010 et jusqu'au 18 juin 2012. Selon les termes de l'arrêt infirmatif attaqué, “il lui est reproché, en sa qualité de directeur général des [4] qui l'auraient mandaté à cet effet, de leur avoir fait louer, par une décision du conseil d'administration du 25 janvier 2011, des locaux situés [Adresse 1] acquis dans un premier temps par lui-même au terme d'un compromis de vente signé le 23 décembre 2010 puis postérieurement à la décision du conseil d'administration, gérée dans le cadre d'une SCI par sa compagne Madame [O] qui en détenait 99 % des parts, le bail ayant été conclu le 1er juillet 2011
et le loyer versé par les mutuelles finançant l'acquisition par la SCI [6] constituée le 2 [4] février 2011" 8 [4]. Il ressort des termes mêmes de la prévention que le délit de prise illégale d'intérêts, reproché à M. [K], présente une nature double, tant extra-patrimoniale (partie de la prévention soulignée cidessus) que patrimoniale (“le bail ayant été conclu le 1er juillet 2011 et le loyer versé par les mutuelles finançant l'acquisition par la SCI [6] constituée le 2 [4] février 2011"). Au cas présent, l'arrêt infirmatif attaqué: - après avoir énoncé le principe classique selon lequel “dans l'hypothèse d'actes de dissimulation destinés à empêcher la connaissance de l'infraction, le délai de prescription ne commence à courir qu'à compter du jour où les actes irréguliers ont pu être constatés dans des conditions permettant l'exercice de poursuites”; retient: - que la dissimulation, pour être retenue, aurait dû en l'espèce viser à empêcher l'identification de la gérante de la SCI [6], mais aussi à occulter les liens entre la gérante de la SCI et M. [K].
79
Crim., 19 mars 2008: Bull. crim., n° 69 .- Crim., 22 oct. 2008: Bull. crim., n° 212: Dr. pén. 2009, chron. 9, F. Linditch.
80
Crim., 14 juin 2000 : Bull. crim. 2000, n° 221.
81
En ce sens, M. Segonds, À propos d'une diversion juridique : l'absence d'enrichissement personnel, D. 2003, p. 505.
82
A. Lepage et H. Matsopoulou, Droit pénal spécial, PUF, coll. Thémis Droit, 2015, n° 1042.
83
Rapport de Monsieur le Conseiller Bertrand de Lamy, p. 45, avant dernier §.
- qu'à la date du conseil d'administration du 25 janvier 2011, seul, un compromis de vente des locaux de la rue [Adresse 1] avait été signé par M. [K] en tant que "représentant de fait" de Mme [O], acquéreur; - qu'il résulte des auditions des administrateurs présents lors de la réunion du conseil d'administration que trois d'entre eux et Mme [E], directrice générale adjointe, ont indiqué que M. [K] avait informé les membres du conseil d'administration que le contrat de bail serait signé avec une société civile immobilière dont sa compagne serait la gérante ; Qu'un autre administrateur, secrétaire du bureau, a quant à lui indiqué en avoir été informé par M. [K] avant cette réunion à laquelle il n'avait pas participé; - qu'au moment de la soumission au conseil d'administration des [4] du projet de location des locaux de la rue [Adresse 1] à {Localité 1] puis de la signature le 1er juillet 2011 du contrat de bail entre les [4] et la SCI [6], M.[K] et Mme [O] entretenaient une relation depuis onze ans et qu'ils n'ont à aucun moment cherché à dissimuler ces liens, Mme [O] ayant travaillé à compter d'avril 2000 comme juriste des [4], puis nommée au poste de directrice des ressources humaines de 2001 à 2004, avant de signer en janvier 2008 un contrat de prestations d'avocats avec les [4]; - qu'il ne peut être soutenu que les liens unissant Mme [O] au directeur général de l'époque n'étaient pas connus des administrateurs des [4] alors que cette relation était notoire et publique ; - qu'il résulte de ces éléments que M. [K] comme Mme [O] n'ont pas délibérément cherché à dissimuler les conditions dans lesquelles intervenait la signature d'un contrat de bail entre les [4] et la SCI [6] ni la gérance de cette société par Mme [O] et qu'aucun acte de dissimulation n'a empêché la découverte de l'infraction supposée et retardé le point de départ de la prescription; L'arrêt attaqué en conclut qu' “au regard des éléments du dossier, la prescription de l'action publique était acquise au plus tôt le 2 juillet 201 [4], trois ans après la signature du bail, ou le 19 juin 2015, trois ans après la démission de M. [K] de ses fonctions de directeur général, la prescription triennale étant acquise dans les deux hypothèses à la date du premier acte interruptif de prescription du 1er juin 2017 lors de la saisine par le procureur de la République de Brest de la direction interrégionale de la police judiciaire de Rennes aux fins d'enquête”. Au cas présent, la simple passation, par le directeur général des [4], d'un tel contrat au profit de sa compagne, était susceptible - au regard de la jurisprudence précitée - de constituer en soi une prise illégale d'intérêts de nature extra-patrimoniale, à l'évidence connue, de certains membres, pour le moins, du conseil d'administration et de la directrice générale des [4], de sorte qu'elle ne présentait pas de caractère dissimulé. Il n'était donc pas requis des juges d'appel qu'ils recherchent en outre, plus en aval dans le temps, la nature éventuellement patrimoniale de la prise illégale d'intérêts reprochée à M. [K], afin de rechercher si, à cet égard, l'infraction, par le montage financier adopté, avait été occultée à ce titre. Une telle recherche aurait été surabondante, au regard de l'élément matériel extensif du délit de l'article 432-12 du code pénal, susceptible de pouvoir résulter de la seule situation de conflit d'intérêts de son auteur. En l'état de ces constatations souveraines, dépourvues d'insuffisances comme de contradiction, la cour d'appel a légalement justifié sa décision. Le grief, inopérant, sera écarté. 3.- Sur le deuxième moyen Ce moyen fait valoir que si l'intérêt public n'est pas lésé par l'opération incriminée, l'organe ayant la charge de cet intérêt ne peut dénoncer cette opération et n'a pas d'intérêt permettant de se constituer partie civile, ce qui rend plus difficile la connaissance des faits par le parquet. La dissimulation devrait ainsi finalement s'apprécier à l'égard de celui-ci.
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Toutefois, la dissimulation du délit de prise illégale d'intérêt n'ayant pas été retenue, compte tenu du rejet du premier moyen, pris en sa seconde branche, le présent moyen s'avère inopérant, de sorte qu'il pourra faire l'objet d'une non-admission. 4.- Sur le troisième moyen Le moyen fait valoir que l'arrêt attaqué affirme par des motifs hypothétiques ou procédant par pure affirmation, que les auditions de MM. [X] et [Z] ne sont pas de nature à apporter de nouveaux éléments sur la prescription de l'action publique. Mais ce moyen, qui ne fait que remettre en cause le pouvoir souverain des juges du fond 85, pourra faire l'objet également d'une non-admission.
PROPOSITION I.- Sur le pourvoi formé par M. [K] contre l'arrêt n° 491 de la cour d'appel de Douai du 31 mars 2021: Avis de rejet motivé du moyen unique. II.- Sur le pourvoi, formé par l'association [2] contre l'arrêt n° 492 de la cour d'appel de Douai du 31 mars 2021: - Avis de non-admission concernant le premier moyen, pris en sa première branche; - Avis de rejet motivé du premier moyen, pris en sa seconde branche; - Avis de non-admission des second et troisième moyens. Compte tenu notamment du caractère inédit de deux questions juridiques, posées dans les deux pourvois (moyen unique du pourvoi formé par M. [K] et premier moyen, pris en sa seconde branche, du pourvoi de l'association [2]), il est proposé l'orientation de ce dossier en formation de section.
85
Crim., 15 mai 2007, n° 06-83.349 .- Crim., 25 nov. 2003, n° 03-81.236 .- Crim., 25 févr. 2003, n° 02-83.608.