Jurisprudence : Cass. crim., Conclusions, 15-02-2022, n° 21-80.670

Cass. crim., Conclusions, 15-02-2022, n° 21-80.670

A85482RZ

Référence

Cass. crim., Conclusions, 15-02-2022, n° 21-80.670. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409121-cass-crim-conclusions-15022022-n-2180670
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AVIS DE M. DESPORTES, PREMIER AVOCAT GÉNÉRAL

Arrêt n° 31 du 15 février 2022 – Chambre criminelle Pourvoi n° 21-80.670 Décision attaquée : Arrêt du 16 décembre 2020 de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris Mme [H] [K] [C], partie civile C/ _________________

1.1.- Le 1er octobre 2017, à Marseille, sur le parvis de la gare Saint-Charles, au cri d'Allah akbar, un homme, identifié par la suite comme étant [X] [M], a porté plusieurs coups de couteau mortels à deux jeunes femmes, [P] [J] et [P] [V] . Il s'est ensuite attaqué aux militaires d'une patrouille de l'opération sentinelle dont l'un des membres l'a neutralisé. A la suite de ces attaques, revendiquées par l'organisation Etat islamique, une information a été ouverte des chefs d'assassinats en relation avec une entreprise terroriste, de tentatives d'assassinats sur personnes dépositaires de l'autorité publique en relation avec une telle entreprise et d'association de malfaiteurs terroriste criminelle. M. [I] [M], frère de l'agresseur, a été mis en examen de ce dernier chef. Au cours de l'information, Mme [K] [C], qui était intervenue pour frapper l'agresseur avec un bâton constituant la hampe d'un drapeau alors qu'il portait des coups de couteau à [P] [V] , s'est constituée partie civile du chef de tentative d'assassinat.

Par ordonnance du 10 juillet 2020, le juge d'instruction a déclaré sa constitution irrecevable. Sur l'appel de Mme [K] [C], la chambre de l'instruction de Paris, par arrêt du 13 janvier 2021, a confirmé cette ordonnance. 1.2.- Devant la chambre de l'instruction, Mme [K] [C] a fait valoir en substance qu'une tentative d'assassinat était caractérisée à son encontre dès lors qu'elle s'était trouvée directement et immédiatement exposée à l'agresseur qui lui avait fait face armé d'un couteau et n'avait détourné son attention qu'en raison de l'arrivée des forces de l'ordre. Elle a par ailleurs exposé qu'elle avait reçu une indemnisation du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) et qu'il résultait de l'expertise médicale diligentée à la demande de celui-ci, qu'elle subissait “un état de stress post-traumatique s'extériorisant par des phénomènes de répétition traumatique, des cauchemars et une tendance au repli et à l'évitement” ainsi que par une difficulté à se concentrer, en lien avec les faits. La chambre de l'instruction a admis la réalité du préjudice invoqué par l'intéressée de même que son lien avec l'action criminelle. Elle a néanmoins déclaré sa constitution de partie civile irrecevable pour deux motifs. En premier lieu, analysant les images de vidéo-surveillance, la chambre de l'instruction a retenu que, malgré les coups portés par Mme [K] [C] à l'agresseur, celui-ci n'avait “pas esquissé le moindre mouvement à son encontre (...) semblant ne pas lui prêter attention avant de se diriger vers [les] militaires pour tenter de poursuivre son action meurtrière à leur égard”. Elle en a déduit que, “témoin courageux” des faits, elle “ne s'était pas trouvée directement et immédiatement exposée au risque de mort ou de blessure recherché par le terroriste qui [avait] ciblé ses victimes”. En second lieu, la chambre de l'instruction a relevé que le juge d'instruction n'était pas saisi de faits de tentative d'assassinat contre Mme [K] [C], seuls étant compris dans sa saisine les assassinats des deux jeunes femmes et les tentatives d'assassinats des militaires, et que l'information ne pouvait être étendue à des faits distincts en l'absence de réquisitions supplétives du ministère public. 1.3.- Dans son moyen unique de cassation en quatre branches, tiré de la violation des articles 2, 3, 85, 87, 591 et 593 du code de procédure pénale, Mme [K] [C] fait valoir, en premier lieu, que, contrairement à ce qu'énonce la chambre de l'instruction, elle a été exposée de manière directe et immédiate à un risque de mort, s'étant trouvée face à l'agresseur armé d'un couteau. En deuxième lieu, elle soutient qu'en tout état de cause, même en l'absence d'un tel risque, la seule circonstance qu'elle ait subi un préjudice découlant des faits suffisait à justifier la recevabilité de sa constitution. En troisième lieu, elle fait observer qu'au cours de l'instruction, il suffit que le préjudice et son lien avec l'infraction apparaissent comme possibles. Enfin, selon la demanderesse, la circonstance que le juge d'instruction n'ait pas été saisi de faits de tentative d'assassinat à son encontre est indifférente dès lors que ces faits sont indivisibles de ceux dont il était saisi par le ministère public. Le débat ouvert par le moyen porte donc sur la détermination des personnes pouvant se voir reconnaître la qualité de victimes d'un attentat terroriste, recevables, comme telles, à se constituer partie civiles. 1.4.- Précisons d'emblée qu'en l'espèce, les faits présentant un caractère terroriste, seul est en jeu le droit, pour la demanderesse, d'intervenir dans la procédure pénale pour corroborer l'action publique. En effet, dans les procédures suivies pour des actes de terrorisme, le juge

3 pénal n'est plus compétent pour statuer sur les intérêts civils depuis l'entrée en vigueur de l'article L. 217-6 du code de l'organisation judiciaire, issu de la loi de programmation pour la justice du 23 mars 20191, qui donne compétence exclusive au juge civil du tribunal de Paris - le JIVAT2 - pour traiter du contentieux de l'indemnisation. L'objectif poursuivi est d'éviter que la dimension indemnitaire de l'action civile ne retarde le déroulement de l'information judiciaire et la tenue du procès pénal. L'article 706-16-1 du code de procédure pénale en tire les conséquences en énonçant que l'action civile exercée devant les juridictions pénales ne peut tendre à la réparation du dommage causé par un acte de terrorisme 3. Les préjudices subis par les victimes de tels actes sont indemnisés, sous le contrôle du JIVAT, par le FGTI en application des articles L. 126-1 et L. 422-1 à L. 422-3 du code des assurances. En l'espèce, une telle indemnisation a été accordée à Mme [K] [C]. Comme l'a rappelé la chambre de l'instruction, l'appréciation portée par le FGTI ne s'impose pas au juge pénal. Il n'en est pas moins souhaitable de rechercher la convergence des solutions. 2.- La doctrine s'accorde pour considérer que la question de la causalité est l'une des plus redoutables du droit de la responsabilité, pénale comme civile. Les tentatives de systématisation, à travers, notamment, la théorie de la causalité adéquate ou de l'équivalence des conditions, apportent de précieux guides à la réflexion. Mais elles trouvent rapidement leurs limites, se heurtant à l'infinie diversité des situations concrètes, dont elles peuvent difficilement rendre compte. Le sujet se présente sous un jour particulier lorsque, comme en l'espèce, l'auteur d'assassinats ou de tentatives d'assassinats ayant un caractère terroriste, n'avait pas désigné ses victimes à l'avance, de sorte que toute personne croisant sa route était susceptible d'être agressée par lui. 2.1.- Aux termes de l'article 2 du code de procédure pénale seules peuvent être considérées comme victimes - et donc recevables à se constituer partie civile - les personnes “qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction”.

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Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice

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Juge pour l'indemnisation des victimes d'actes de terrorisme

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Ces dispositions sont entrées en vigueur le 3 juin 2019 en même temps que le décret d'application n° 2019- 547 du 31 mai 2019.

Les conditions exigées par ces dispositions doivent être appliquées avec rigueur comme le prévoit votre chambre en posant en principe que “l'exercice de l'action civile devant les juridictions pénales est un droit exceptionnel qui, en raison de sa nature, doit être strictement renfermé dans les limites fixées par le code de procédure pénale”4. Cette rigueur doit toutefois être tempérée pour l'application des dispositions de l'article 87 du même code qui autorise la constitution de partie civile “à tout moment au cours de l'instruction”. Selon votre jurisprudence constante, à ce stade, pour qu'une constitution de partie civile soit recevable, “il suffit que les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possible l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale"5. Bien entendu, le principe n'exclut pas que la juridiction d'instruction puisse déclarer une partie civile irrecevable s'il est établi que le préjudice subi par l'intéressé n'est pas en relation directe avec l'infraction. Mais, dès lors qu'une telle relation ne peut d'emblée être exclue, la constitution doit être accueillie. C'est après avoir rappelé cet ensemble de règles que, pour les motifs que nous avons évoqués, la chambre de l'instruction a estimé que les circonstances ne permettaient pas d'admettre comme possible un lien de causalité direct entre le préjudice invoqué par Mme [K] [C] et les assassinats et tentatives d'assassinats, objet de la poursuite. On observera que l'exigence d'un lien direct entre l'infraction et le dommage, prévue à l'article 2 du code de procédure pénale, ne se retrouve pas à l'article 3 du même code qui dispose que l'action civile peut être exercée des “chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objet de la poursuite”. Pour autant, il n'y a pas de discordance entre les deux textes qui n'ont pas le même champ. L'article 2 désigne les personnes pouvant se voir reconnaître la qualité de victimes d'une infraction et donc être admises à se constituer parties civiles tandis que l'article 3 fixe l'étendue du droit à réparation des personnes dont la constitution de partie civile a été jugée recevable 6. Au cas présent, seul l'article 2 est appelé à recevoir application, avec la souplesse ménagée par votre chambre au cours de l'instruction. 2.2.- L'exigence qui y est énoncée emporte deux conséquences. D'abord, il en résulte qu'il ne suffit pas que le préjudice soit la conséquence de tout ou partie des actes matériels qui 4

v. not. Crim., 7 sept. 2021, n° 19-87.031, P. ; Crim., 21 avr. 2020, n° 18-86.652 ; Crim. 25 sept. 2007, n° 05-88.324, B. n° 220 5

v. entre beaucoup d'autres, Crim. 13 avr. 1967, n° 66-91.626, B. n° 66 ; Crim. 5 mars 1990, B. n° 103 ; Crim. 19 févr. 2002, n° 00-86.244, B. n° 31 ; Crim. 11 déc. 2002, n° 01-85.176, B. n° 224 ; Crim. 2 avr. 2003, n° 02-82.674, B. n° 83 ; Crim. 2 mai 2007, n° 06-84.130, B. n° 111 ; Crim., 21 juin 2011, n° 10-85.043 ; Crim. 3 mars 2015, n° 13-88.514, B. n° 38 ; Crim. 29 nov. 2016, n° 15-86.409, B. n° 309 ; Crim., 12 mars 2019, n° 18-80.911, B. n° 53 ; Crim., 25 juin 2019, n° 1884.653, B. n° 129 ; Crim., 8 janv. 2020, n° 19-82.385 6

Seule la personne ayant subi une atteinte à son intégrité physique et psychique en lien avec l'infraction est recevable à se constituer partie civile du chef de violences mais la personne recevable à se constituer pourra demander réparation non seulement du préjudice résultant des soins imposés par une telle atteinte mais également de l'ensemble des préjudices découlant de celle-ci, au nombre desquels, notamment, le préjudice professionnel. De même, si l'atteinte à la réputation ne peut en principe justifier à elle seule une constitution de partie civile du chef d'abus de confiance, la personne dont la confiance a été abusée, recevable comme telle à se constituer, pourra, le cas échéant, demander réparation du préjudice causé par cette atteinte (Crim. 19 mai 2004, n° 03-83.953, B. n° 126).

5 auraient été commis par la personne poursuivie : il doit résulter de l'infraction et donc être en lien avec la qualification donnée à ces actes. La nécessité d'établir le lien avec une infraction déterminée se retrouve d'ailleurs dans le contentieux des refus d'indemnisation opposés par le FGTI dont connaît la deuxième chambre civile7. Ensuite, la seule circonstance que le préjudice soit en lien avec l'infraction ne suffit pas à conférer la qualité de victime à celui qui l'a subi : il faut encore qu'il en soit la conséquence directe. En réalité, ces deux aspects se confondent largement. Le préjudice qui n'est pas la conséquence de l'infraction mais seulement de certains des actes matériels qui la constituent, est, de ce fait, souvent qualifié d'indirect par votre chambre. Néanmoins, la distinction est intellectuellement utile. Elle met en évidence que le lien de causalité et son caractère direct s'apprécient de manière à la fois juridique et matérielle. Dans ces deux aspects cette appréciation appelle quelques précisions, étant rappelé que le caractère direct du lien de causalité est une question de qualification soumise à votre contrôle8. 2.2.1.- D'abord, vous jugez que seul est de nature à permettre une constitution de partie civile un préjudice résultant des faits tels qu'ils ont été qualifiés dans la poursuite, à l'exclusion de celui résultant d'une partie de ces faits, des circonstances ayant entouré leur commission ou de la situation qu'ils ont créée9. Votre jurisprudence est constante même si, dans cette matière foisonnante, certains arrêts semblent s'écarter de cette solution10. Depuis un arrêt du 21 novembre 201811, l'exigence d'un lien de causalité entre le préjudice et l'infraction est exprimée en ces termes par votre chambre: “les droits de la partie civile ne peuvent être exercés que par les personnes justifiant d'un préjudice résultant de l'ensemble des éléments constitutifs de l'infraction visée à la poursuite”. Dans l'affaire ayant donné lieu 7

Dans un contentieux né de l'attentat commis le 9 janvier 2015, dans un magasin Hyper Cacher, à Paris, la deuxième chambre civile a jugé qu'une cour d'appel ne pouvait, pour condamner le FGTI à payer une provision, se borner à relever que la requérante avait été à l'évidence victime de l'attentat, sans davantage préciser la nature et les éléments matériels de l'infraction retenue comme ayant été commise à son préjudice. La deuxième chambre a rappelé qu'il appartenait aux juges du fond de caractériser une infraction constitutive d'un acte de terrorisme prévue par l'article 421-1 du code pénal, ouvrant droit de manière non sérieusement contestable, au sens de l'article 809, alinéa 2, devenu 835, alinéa 2, du code de procédure civile, à l'indemnisation sollicitée du FGTI (2ème civ. 20 mai 2020, n° 19-12.780, P.) 8

par ex. : Crim. 3 mars 2015, n° 13-88.154 ; Crim. 24 nov. 2015, n° 14-86.302

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v. entre beaucoup d'autres, pour quelques illustrations : Crim. 16 mars 1964, n° 63-93.012, B. n° 94 ; Crim. 18 août 1987, n° 87-83.084 ; Crim. 8 mars 1995, n° 94-85.339 ; Crim. 18 oct. 1995, n° 94-83.119, B. n° 312 ; Crim. 23 avr. 2003, n° 0284.375, P. ; Crim. 24 nov. 2004, n° 04-81.169 ; Crim. 22 mai 2012, n° 11-85.507 ; Crim. 17 mars 2015, n° 13-83.191, B. n° 107 ; Crim. 25 oct. 2005, n° 04-85.280 ; Crim. 30 janv. 2007, n° 06-82.819 ; Crim. 12 déc. 2017, n° 07-80.886, P. ; Crim. 12 déc. 2007, n° 07-80.886, P. ; Crim. 25 janv. 2012, n° 11-81.080 ; Crim. 20 mai 2014, n° 13-82.689 ; Crim. 24 nov. 2015, n° 14-86.302, B. n° 266 ; Crim. 9 déc. 2015, n° 14-87.835. 10

Par exemple votre chambre a admis la constitution de partie civile d'une compagnie aérienne en raison de l'atteinte portée à son image par des faits de harcèlement moral commis par l'un de ses employés bien que, selon la définition légale du délit, la victime du harcèlement soit la personne qui en a fait l'objet (Crim. 14 nov. 2017, n° 16-85.161, B. n° 252). Certains cas limites peuvent par ailleurs prêter à discussion : en cas de vol à main armé dans une agence postale, le préposé présent sur les lieux peut être admis à se constituer partie civile en raison du traumatisme qu'il a subi. Ce traumatisme n'est pas en relation avec le délit vol - qui est une atteinte à la propriété - mais il l'est avec le port d'arme qui ne saurait être occulté pas plus que n'aurait pu l'être la circonstance aggravante de violences (Crim. 7 avr. 1993, n° 92-83.858, B. n° 150). 11

Crim., 21 nov. 2018, n° 17-81.096, B., n° 193

à cet arrêt, vous avez jugé que le préjudice résultant, pour une association sportive, du retentissement médiatique suscité par la participation de certains de ses membres à des matchs truqués ne pouvait être regardé comme découlant du délit d'escroquerie, objet de la poursuite. Le préjudice invoqué était certes, matériellement, en relation avec une partie des agissements reprochés mais il ne l'était pas, juridiquement, avec la qualification appliquée à ces agissements dès lors qu'en incriminant l'escroquerie, le législateur a entendu sanctionner, non une atteinte à la réputation résultant des manoeuvres frauduleuses qui n'en sont qu'un des éléments constitutifs, mais l'atteinte à la propriété d'autrui qui est le résultat du délit consommé dans tous ses éléments. La solution revient à exiger que le préjudice soit de ceux que, selon sa définition légale, l'infraction est susceptible de produire. Pour reprendre les mots de Coralie Ambroise-Castérot, il s'agit d'affirmer que, pour fonder une constitution de partie civile devant le juge pénal, le préjudice doit "correspondre adéquatement à l'incrimination dont le ministère public poursuit l'application"12 ce que l'on peut encore traduire en retenant que le dommage doit affecter “l'intérêt légitime protégé par l'infraction”13. Depuis cet arrêt, vous avez rappelé la solution à plusieurs reprises dans la même formulation14. En particulier, à la suite de l'attentat de Nice, par un arrêt du 12 mars 201915, vous avez approuvé la chambre de l'instruction d'avoir déclaré irrecevable la constitution de la commune qui se prévalait d'un préjudice matériel - dommage causé au mobilier urbain et remboursement des frais engagés pour ses agents - et d'un préjudice de réputation après avoir relevé que ces préjudices ne découlaient pas de l'ensemble des éléments constitutifs des infractions à la législation sur les armes ainsi que des atteintes à l'intégrité ou à la vie de la personne en relation avec une entreprise terroriste, objet de l'information. 2.2.2.- Par ailleurs, pour fonder une constitution de partie civile, le préjudice doit être, matériellement, la conséquence directe de l'infraction. Il est assez fréquent qu'un crime ou un délit produise un “effet domino”, le préjudice qui en résulte ayant des répercussions sur la situation d'autres personnes. Ainsi, les conséquences du préjudice économique subi par la victime d'une escroquerie peuvent s'étendre à ses sous-traitants ou salariés. Pour autant, ces derniers, qui ne sont pas les victimes directes du délit ne seront pas recevables à se constituer parties civiles16. La solution se prête bien entendu à une application nuancée. Elle peut être écartée lorsque le dommage collatéral découle de manière immédiate et nécessaire, du dommage initial de sorte qu'il apparaît comme le produit d'une réaction en

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Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Action civile – Conditions de recevabilité de l'action civile, Dalloz, n° 145. Mme Coralie Ambrose-Castérot rattache ce point à l'exigence du caractère personnel du préjudice. 13

v. S. Guinchard et J. Buisson, Procédure pénale, 13ème éd., n° 1220

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Crim. 12 mars 2019, n° 18-80.911, B. n° 53 ; Crim. 20 mars 2019, n° 17-85.246, B., n° 56 ; Crim. 28 mai 2019, n° 1881.367 ; Crim. 18 mars 2020, n° 19-83.358 ; Crim. 8 sept. 2020, n° 19-83.991 15 16

Préc.

Crim. 8 janv. 2014, n° 13-80.156 ; Crim. 23 mars 2016, n° 15-81.448, B. n° 101 et pour d'autres exemples de préjudice indirect : Crim. 27 juin 1995, n° 94-84.648 ; Crim. 22 mai 2012, n° 11-85.507, B. n° 128 ; Crim. 29 juin 2016, n° 1682.082, B. n° 246.

7 chaîne trouvant sa source dans ce dommage17. Il reste que l'irrecevabilité de principe de la constitution de partie civile des victimes collatérales constitue le second aspect, essentiel, de l'exigence posée à l'article 2 du code de procédure pénale. Vous avez eu à le rappeler, par un arrêt du 11 avril 2018, relatif à une constitution de partie civile dans l'information ouverte pour, notamment, assassinats et tentatives d'assassinat en lien avec une entreprise terroriste, à la suite des attentats de Paris du 13 novembre 201518. Dans l'affaire considérée, la personne qui s'était constituée partie civile avait exposé qu'elle avait vu un homme de dos, qui tirait sur les clients en terrasse de la brasserie [...] près de Charonne, et qu'ayant compris qu'il s'agissait d'un attentat terroriste, elle s'était enfuie avec la peur que le terroriste ne se retourne et tire dans sa direction. Pour déclarer la constitution de partie civile irrecevable, la chambre de l'instruction avait retenu que l'intéressé ne s'était “pas trouvé dans la trajectoire des tirs terroristes visant la brasserie“ mais qu'il avait été “le témoin malheureux de ces faits, comme d'autres personnes passant sur les voies publiques près des différents bars ou restaurants parisiens dont les clients ont été la cible des attaques perpétrées ce soir là par les occupants du véhicule”. Vous avez approuvé cette appréciation, jugeant que la chambre de l'instruction avait “constaté que les circonstances sur lesquelles la constitution de partie civile s'appuyait ne permettaient pas d'admettre comme possible la relation directe du préjudice allégué avec les infractions commises”. Le traumatisme subi par l'intéressé était bien la conséquence des assassinats et tentatives d'assassinat en train de se commettre. En outre, par sa nature, il était bien un préjudice qu'une tentative d'assassinat est susceptible de causer. Mais il n'était pas la conséquence directe d'une telle tentative dès lors que l'intéressé n'avait pas luimême été l'objet de celle-ci. C'est le spectacle, d'une extrême violence, des assassinats en train de se commettre qui était à l'origine de son traumatisme. 2.2.3.- L'exigence d'un lien de causalité direct entre le préjudice invoqué et l'infraction connaît cependant deux tempéraments d'inégale importance. D'abord, vous admettez que les proches de la victime puissent se constituer parties civiles du chef du dommage “par ricochet” résultant pour eux des atteintes subies par celle-ci en conséquence de l'infraction19. Vous avez ainsi posé en principe que “les proches de la victime d'une infraction sont recevables à rapporter la preuve d'un dommage dont ils ont personnellement souffert et qui découle des faits objet de la poursuite”. Vous avez fait, 17

Ainsi, l' emprunteur d'un objet volé a également été considéré comme victime, le délit l'ayant privé de la possibilité de restituer le bien emprunté (Crim. 5 mars 1990, n° 89-80.536 , B. n°103). De même, vous avez jugé que 'hôtelier pouvait se constituer partie civile du chef du vol dont a été victime l'un de ses clients dès lors qu'il est tenu d'indemniser celui-ci (Crim. 25 juin 2019, n° 18-84.653, B. n° 129). 18 19

Crim.,11 avril 2018, n° 17-82.818

v. pour les proches d'une victime de violences volontaires (Crim. 23 mai 1991, n° 90-83.280 ; Crim. 4 nov. 2003, n° 0381.256) ; de blessures involontaires (Crim. 9 févr. 1989, n° 87-81.359, B. n° 63) ; de non-empêchement de crime ou délit contre les personnes et non-assistance à personne en péril (Crim. 13 mai 2015, n° 13-83.191, B. n° 107) ; de manque de direction compromettant la santé et la sécurité de l'enfant (Crim. 11 juill. 1994, n° 93-81.881, B. n° 269) ; de viol (Crim. 4 févr. 1998, n° 97-80.305 ; Crim. 27 mars 2008, n° 07-85.076 ; Crim. 27 mai 2009, n° 09-80.023, B. n° 107 ; Crim. 4 nov. 2015, n° 14-84.661 et n° 14-86.836) ; d'abus de faiblesse (Crim. 3 nov. 2009, n° 08-88.438, B. n° 182) ; d'infractions contre les biens (Crim. 10 mai 2011, n° 19-82.119 ; Crim. 10 mai 2011, n° 10-80.643).

notamment, application de ce principe au bénéfice des parents d'une jeune femme qui était présente à la brasserie [...] lors des attentats du 13 novembre 201520. A notre sens, le tempérament ainsi apporté à l'exigence d'un lien de causalité direct trouve sa justification dans la proximité des liens entre la victime et ses proches. Etant le prolongement immédiat et nécessaire de celui supporté par elle, le dommage supporté par les proches en est indissociable. Par ailleurs, de manière plus restreinte, vous jugez que la victime d'une infraction est recevable à se constituer partie civile du chef d'une autre qui en est indivisible. De manière emblématique, vous avez retenu cette solution dans l'affaire dite de l'attentat de Karachi, posant en principe que “lorsqu'une information judiciaire a été ouverte à la suite d'une atteinte volontaire à la vie d'une personne, les parties civiles constituées de ce chef sont recevables à mettre en mouvement l'action publique pour l'ensemble des faits dont il est possible d'admettre qu'ils se rattachent à ce crime par un lien d'indivisibilité”. Dans l'affaire considérée, les proches des victimes décédées ont été admis à se constituer du chef d'atteintes aux biens et à l'autorité de l'Etat ayant pu être à l'origine de l'attentat 21. En définitive, comme dans le cas précédent c'est l'indissociabilité qui justifie la solution, non, en ce cas, entre les dommages, mais entre les infractions à l'origine du dommage. La définition de la victime résultant de l'article 2 du code de procédure pénale tel qu'interprété par votre chambre rejoint ainsi largement celle figurant à l'article 2, § 1, a) de la directive du 25 octobre 2012, dite "victimes" à la réserve près que la catégorie des victimes par ricochet est définie dans celui-ci de manière plus étroite22. 3.- La première question que vous aurez à résoudre est celle de savoir si, en subordonnant la recevabilité de la constitution de partie civile de Mme [K] [C] à la nécessité de démontrer, pour caractériser la tentative d'assassinat dont elle aurait été l'objet, qu'elle aurait été exposée directement et immédiatement à un risque de mort, la chambre de l'instruction s'est conformée à l'article 2 du code de procédure pénale. A supposer que vous répondiez par l'affirmative, il vous faudra examiner si ce critère, tiré de l'exposition directe à un risque de mort, a été correctement mis en oeuvre en l'espèce. Si vous considérez que c'est à tort que la chambre de l'instruction a estimé qu'il n'était pas rempli et que, dès lors, Mme [K] [C] pouvait se dire victime d'une tentative d'assassinat, il vous restera à déterminer si celle-ci était néanmoins recevable à se constituer de ce chef en l'absence de réquisitions du procureur de la République aux fins d'informer sur ces faits.

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Crim. 8 janv. 2020, n° 19-82.385

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Crim., 4 avril 2012, n° 11-81.124, B., n° 86

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Aux termes de l'article 2 de la directive, la victime s'entend de “toute personne physique ayant subi un préjudice, y compris une atteinte à son intégrité physique, mentale, ou émotionnelle ou une perte matérielle, qui a été directement causé par une infraction pénale” ainsi que des “membres de la famille d'une personne dont le décès résulte directement d'une infraction pénale et qui ont subi un préjudice du fait du décès de cette personne”. La catégorie des victimes par ricochet est plus largement conçue par votre chambre dès lors qu'elle inclut les proches de la victime, qu'elle soit ou non décédée.

9 En tout état de cause, les réponses pouvant être apportées aux questions qui précèdent ne suffisent pas à épuiser le débat. Vous aurez à vous demander si la recevabilité de la constitution de partie civile de Mme [K] [C] n'aurait pas pu ou dû être admise sans qu'il soit nécessaire d'établir qu'elle aurait été victime d'une tentative d'assassinat et donc sans qu'il y ait à démontrer qu'elle aurait été exposée directement à un risque de mort susceptible de caractériser une telle tentative. 3.1.- Comme nous l'avons relevé, lorsqu'une personne se trouve durablement traumatisée parce qu'elle a assisté à un crime atroce, il ne fait pas de doute qu'elle subit un préjudice en lien avec ce crime. Pour autant, cette personne peut-elle se présenter, de ce seul fait, comme la victime au sens de l'article 2 du code de procédure pénale ? Il paraît difficile de s'engager dans cette voie sans courir le risque d'étendre la catégorie des victimes bien au-delà des limites tracées par cet article, lequel, rappelons-le, réserve aux seules personnes ayant subi un préjudice directement causé par l'infraction le droit de se constituer parties civiles. Il paraît ainsi impossible de tirer de la seule circonstance qu'une personne a assisté à un assassinat le droit pour celle-ci de se constituer du chef de tentative d'assassinat. Aux termes de l'article 121-5 du code pénal : "La tentative est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d'exécution, elle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur". Il en résulte qu'une personne ne peut se dire victime d'une tentative d'assassinat que si elle a été l'objet d'un acte tendant à lui donner la mort ce que la chambre de l'instruction a traduit en recherchant si Mme [K] [C] avait été exposée directement et immédiatement à un risque de mort. Occulter cette démonstration, c'est faire en définitive de la nature du dommage subi le critère quasi exclusif de détermination des victimes23. Toutes les personnes affectées par le crime pour avoir assisté à sa commission pourraient ainsi se voir reconnaître la qualité de victime dans le procès pénal. Or, comme vous l'avez jugé dans votre arrêt déjà cité du 11 avril 2018, en approuvant la chambre de l'instruction, être traumatisé parce que l'on a assisté à des assassinats et/ou parce que l'on a craint d'en être soi-même victime, ce n'est pas, quel que soit le sentiment d'horreur ou de peur ressenti, être soi-même victime d'une tentative d'assassinat. Perdre de vue l'exigence d'un lien de causalité directe avec l'infraction c'est en réalité ouvrir presque sans limite la catégorie des victimes. Comme le relèvent Didier Frassin et Richard Rechtman, "en estompant la frontière entre blessures visibles et les blessures invisibles, le traumatisme devient la marque de toutes les victimes : les blessés, les sinistrés, les rescapés, les impliqués, jusqu'aux secouristes et aux thérapeutes, pour bientôt s'élargir aux téléspectateurs"24. Le constat est partagé25. On peut certes réserver la qualité de victimes aux personnes présentes sur les lieux du crime mais il 23

v. sur ce débat : H. Muscat, La reconnaissance des différentes victimes et la spécificité des dommages, RDSS 2019, p. 265

24

L'empire du traumatisme, enquête sur la condition de victime

25

v. not. l'étude récente de Stéphanie Porchy-Simon, La victime de dommage corporel : retour sur deux concepts fondamentaux du droit de la réparation, Rec. Dall. 2021, p. 296

est alors difficile de justifier que des personnes ayant subi un même traumatisme trouvant son origine dans un même événement soient traitées différemment en fonction de leur plus ou moins grand éloignement de ces lieux. Au demeurant, bien qu'elles ne vous lient pas, on observera que les instructions ministérielles qui se sont succédé en vue d'organiser et faciliter la prise en charge des victimes d'actes de terrorisme ont peu à peu resserré la catégorie des victimes, définie à l'origine selon un critère assez proche de celui proposé par la demanderesse à la deuxième branche de son moyen. Les instructions des 6 octobre 200826,12 novembre 201527 et 13 avril 201628 prévoient l'établissement, par le ministère public, conformément d'ailleurs à l'article R. 422-6 du code des assurances, d'une “liste unique des victimes” où sont appelées à figurer, outre les personnes “décédées” ou “blessées”, les personnes “impliquées”. La définition, a priori un peu incertaine, de cette dernière catégorie a évolué. Selon l'instruction du 6 octobre 2008 doit être regardée comme impliquée “toute personne qui, n'ayant subi aucun dommage physique ou psychique immédiat lié directement à l'acte terroriste, a été témoin de cet acte". Par la suite, dans l'instruction du 12 novembre 2015, les personnes impliquées ont été désignées comme celles “qui se trouvaient aux abords du lieu des faits au moment de l'acte de terrorisme et qui ont présenté ultérieurement aux faits un dommage physique ou psychologique qui y est directement lié”. La qualité de personne impliquée résultait donc, selon une conception proche de celle suggérée par la demanderesse, d'un critère géographique combiné avec l'exigence d'un préjudice en lien direct avec l'acte de terrorisme, le lien pouvant, semble-t-il, se déduire de la présence sur les lieux de l'attentat. Toutefois, cette conception ouverte a été remise en cause par l'instruction du 13 avril 2016 qui a complété le critère géographique, en introduisant l'exigence d'exposition au risque29. L'instruction interministérielle du 10 novembre 201730, de même que celle du 11 mars 201931 qui s'y est substituée n'en proposent plus de définition. Il pourrait se déduire des développements de cette dernière relatifs à “la prise en charge psychologique des victimes et des personnes impliquées” que celles-ci ne sont pas des victimes ou, en tout cas, pas nécessairement. Certaines pourraient appartenir à la catégorie plus vaste des personnes qui, en Espagne, dont le dispositif est souvent cité en modèle, sont qualifiées d'affectées (affectados) et peuvent bénéficier, comme telles, d'aides de nature psychologique sans pour autant être regardées comme victimes pour l'exercice du droit à réparation.

26

N° 860/SGDN/PSE/PPS, 6 oct. 2008 relative à la prise en charge des victimes d'actes de terrorisme.

27

N° 5835/15/SG, 12 nov. 2015

28

N° 5853/SG, 13 avr. 2016

29

Les personnes impliquées sont celles “qui se trouvaient sur le lieu des faits au moment de l'acte de terrorisme et qui ayant été exposées au risque, ont présenté ultérieurement aux faits un dommage physique ou psychologique qui y est directement lié”. 30

N° 5979/SG, 10 nov. 2017

31

N°6070/SG, 11 mars 2019

11 3.2.- Si le critère tiré de l'exposition directe et immédiate à un risque de mort apparaît conforme aux exigences légales, il reste à examiner s'il a été correctement mis en oeuvre. Comme on l'a indiqué, la chambre de l'instruction a estimé en substance que Mme [K] [C] n'avait pas été exposée à un tel risque dès lors qu'à aucun moment l'assassin, indifférent aux coups qu'elle lui portait, n'avait manifesté l'intention de s'en prendre à elle. Vous pourriez être tenté d'approuver cette analyse. A priori, il paraît difficile de considérer comme victime d'une tentative d'assassinat une personne qui, n'ayant pas été “ciblée” par l'auteur, n'a fait l'objet d'aucun acte pouvant s'analyser en un commencement d'exécution. Cependant, il convient de prendre en compte, pour l'application des dispositions relatives à la tentative, la spécificité des crimes terroristes faisant l'objet de la présente information. Lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, l'intention homicide de l'assassin n'est pas dirigée contre une ou plusieurs victimes déterminées par lui à l'avance mais, de manière plus ou moins aléatoire, contre toute personne se trouvant sur sa route, le critère objectif tiré de l'exposition directe et immédiate à un risque de mort permet précisément de déterminer de manière adéquate les personnes pouvant se dire victimes d'une tentative d'assassinat. Ainsi, à la suite de l'attentat de Nice du 14 juillet 2016, lors duquel, un terroriste, fonçant dans la foule au volant d'un camion, a tué 86 personnes et blessé plusieurs centaines d'autres, le conseil d'administration du FGTI a dégagé plusieurs critères pour déterminer les personnes pouvant se voir reconnaître la qualité de victimes32. Pour l'essentiel il a fait entrer dans cette catégorie celles qui se trouvaient dans une “zone de danger” exposées aux manoeuvres mortelles du camion, sur le trajet de celui-ci, consacrant ainsi, peu ou prou, un critère tiré de l'exposition directe à un risque mortel. Il ne s'agit pas de transposer à un attentat au couteau ayant causé la mort de deux personnes une solution retenue par le FGTI pour l'indemnisation des victimes d'un attentat de masse commis à l'aide d'un camion utilisé comme bélier. Il reste que le choix du FGTI met en évidence la nécessité de concevoir de manière spécifique la tentative lorsque l'intention de l'auteur est de tuer un grand nombre de personnes de manière indistincte. Dans un tel cas de figure, il est possible de considérer qu'ont été exposées directement à un risque de mort les personnes qui ont été physiquement confrontées à l'auteur des faits au cours de l'action meurtrière. Si l'on considère globalement celle-ci, chaque assassinat peut être vu comme le commencement d'exécution du suivant. Par ailleurs, la circonstance que, de manière imprévisible et aléatoire, l'auteur des faits décide de poursuivre contre d'autres son action meurtrière plutôt que d'agresser la personne à laquelle il s'est trouvée confrontée ne peut être regardé comme un désistement volontaire. Si vous adhérez à cette analyse, vous ne pourrez que retenir que Mme [K] [C] a été exposée directement et immédiatement à un risque de mort de nature à caractériser la tentative d'assassinat dont elle estime être victime. Selon ses déclarations non démenties, après être intervenue pour tenter de maîtriser [X] [M], elle s'est trouvée quelques instants face à lui, armé de son couteau, avant que l'attention de celui-ci ne soit détournée par 32

v. Cour des comptes, La prise en charge financière des victimes du terrorisme, Communication à la commission des Lois du Sénat, déc. 2018, p. 31 s.

l'arrivée des militaires. Certes, la chambre de l'instruction relève “qu'en dépit des coups de bâton de bambou reçus, [l'auteur des faits] n'a pas esquissé le moindre mouvement à son encontre, n'a ni gesticulé, ni brandi vers elle son couteau pour la faire reculer, semblant ne pas lui prêter attention, avant de se diriger vers des militaires pour tenter de poursuivre son action meurtrière”. Cependant, il n'est pas douteux qu'elle était objectivement directement exposée à ses coups et n'a dû d'y échapper qu'au choix aléatoire, par celui-ci, de se porter sur une autre cible. Vous pourriez donc juger que la chambre de l'instruction a inexactement qualifié les faits en retenant que l'exposition directe et immédiate à un risque de mort n'était pas caractérisée en l'espèce. La solution paraît s'imposer d'autant plus que, comme le rappelle la demanderesse à la troisième branche du moyen, au stade de l'instruction il suffit que les circonstances permettent d'admettre comme possible l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale. 3.3.- Cependant, il resterait alors à lever l'obstacle, opposé par ailleurs par la chambre de l'instruction, tenant à ce que le juge d'instruction n'était pas saisi par le ministère public du chef de tentative d'assassinat à l'encontre de Mme [K] [C], seuls faisant l'objet de la poursuite, les assassinats des deux jeunes femmes et la tentative d'assassinat contre les militaires ou l'un d'eux. Vous jugez de façon constante que “la constitution de partie civile incidente devant la juridiction d'instruction, telle que prévue par l'article 87 du code de procédure pénale, n'est recevable qu'à raison des seuls faits pour lesquels l'information est ouverte, ou de faits indivisibles”33. Se pose ainsi la question de savoir si, comme le soutient Mme [K] [C] à la quatrième branche du moyen, les faits de tentative d'assassinat dont elle aurait été victime peuvent être regardés comme indivisibles des faits d'assassinat et de tentative d'assassinat, objet de la poursuite. Votre chambre apprécie avec rigueur l'existence d'un lien d'indivisibilité afin que l'argument ne devienne pas un moyen commode d'étendre la saisine du juge d'instruction au-delà des limites tracées par les réquisitoires introductifs ou supplétifs ou la plainte avec constitution de partie civile. Ainsi, vous avez récemment censuré l'arrêt d'une chambre de l'instruction qui, nonobstant l'absence de réquisitoire supplétif, avait déclaré recevables les constitutions de parties civiles de salariés ayant été soumis à la même exposition à l'amiante que les personnes sur la plainte desquelles l'information avait été ouverte, en retenant leur caractère indivisible34. Cela étant, comme nous l'avons relevé, de manière remarquable, vous avez pu admettre par ailleurs que les proches de victimes d'assassinats se constituent du chef d'atteintes aux biens ou à l'autorité de l'Etat en raison de l'indivisibilité entre ces atteintes et les assassinats qui étaient susceptibles d'en être la conséquence35. Au cas 33

Crim. 24 mars 2020, n° 19-80.005 ; Crim., 19 juin 2018, n° 17-84.121 ; Crim., 17 juin 2014, n° 14-80.797; Crim., 19 févr. 2003, n° 02-85.078 ; Crim., 19 déc. 2001, n° 00-87.183 ; Crim., 21 mars 2001, n° 00-84.759 ; Crim., 8 juin 1999, n° 9882.897, B., n° 123 ; Crim., 10 déc. 1996, n° 96-80.681, B., n° 455 ; Crim., 9 nov. 1995, n° 94-85.057, B., n° 345 34

Crim. 24 mars 2020, préc.

35

Crim. 22 mai 2012, préc.

13 présent, la tentative d'assassinat dénoncée par Mme [K] [C] pourrait être regardée comme indivisible de l'assassinat, objet de la poursuite, dès lors que c'est en se portant au secours de la victime de celui-ci qu'elle aurait été l'objet d'une telle tentative. 3.4.- Toutefois, ce n'est pas la solution que nous vous proposons de retenir. Il nous semble que, de manière plus juste et plus sûre, la constitution de partie civile de Mme [K] [C] pourrait être admise du chef des crimes objet de la poursuite, sans qu'elle ait à démontrer avoir été ellemême victime d'une tentative d'assassinat. S'il nous paraît exclu d'admettre que le simple témoin d'un crime puisse se constituer partie civile du chef de ce crime en raison du traumatisme qu'il a subi et si l'exposition directe et immédiate à un risque de mort nous paraît indispensable, dans les circonstances de l'espèce, pour caractériser une possible tentative d'assassinat qui serait de nature à justifier une constitution de partie civile, ces deux réponses ne nous paraissent pas épuiser le débat. Dès lors que le préjudice invoqué par Mme [K] [C] est né de l'initiative qu'elle a prise pour tenter d'interrompre l'assassinat de [P] [V] , il nous semble que, de ce seul fait il doit être regardé comme la conséquence directe de ce crime. 3.4.1.- Certes, dans des cas où une personne s'était lancée à la poursuite de l'auteur présumé d'une infraction, votre Cour a jugé que le préjudice subi par elle lors de sa course ne se rattachait pas directement à cette infraction de sorte que l'auteur de celle-ci ne pouvait en être tenu pour responsable. L'initiative de l'intéressé venait en quelque sorte faire écran entre l'infraction et le dommage, rompant le lien de causalité entre l'une et l'autre. Ainsi, lorsque la victime d'un accident de faible gravité meurt d'une crise cardiaque après s'être acharnée à poursuivre le conducteur responsable, celui-ci ne peut se voir imputer la responsabilité du décès36. Dans le même sens et plus récemment, dans un contentieux relatif à un recours indemnitaire exercé en application de l'article 706-3 du code de procédure pénale, la deuxième chambre civile a jugé que les blessures subies par un policier à la suite d'une chute qu'il avait faite en poursuivant un scooter n'ayant pas observé l'arrêt à un feu rouge, étaient imputables exclusivement à cet accident survenu au cours de la poursuite. En conséquence, elle a approuvé la cour d'appel d'avoir retenu qu'il n'existait pas de lien de causalité direct et certain entre les blessures et le refus d'obtempérer de sorte que le préjudice ne résultait pas de faits présentant le caractère matériel d'une infraction37. Cependant, si, dans ces cas de figure, l'initiative prise par la victime a été considérée comme rompant l'enchaînement causal entre le fait initial l'ayant déterminée et le dommage, c'est qu'elle n'était pas raisonnable ou proportionnée. La doctrine38 a mis en évidence la nécessité de prendre en compte, pour l'appréciation du caractère causal d'un fait de la victime, de sa légitimité au regard de la gravité des faits imputables à “l'auteur de la première faute chronologique”. L'usager de la route qui brûle un feu rouge ou le responsable d'un accident léger ne peut être tenu pour responsable des blessures voire du décès de celui qui tente de l'interpeller. Au contraire, lorsque l'initiative de la victime à l'origine de son dommage apparaît 36

Crim. 2 déc. 1965, GP, 1966, 1, 132

37

2ème Civ., 5 mars 2020, n° 18-26.137, P.

38

Droit de la Responsabilité et des contrats, Dall. 11ème éd. sous la direction de Ph. Le Tourneau, n° 2132.192

comme le prolongement nécessaire, inéluctable ou simplement naturel de la faute l'ayant déterminée, cette faute peut être considérée comme la cause du dommage. Loin de rompre le lien de causalité, la réaction de la victime, qui s'inscrit dans la continuité de l'action fautive lui ouvre un nouveau champ. Les dommages subis au cours de la réaction se trouvent alors rattachés à l'action fautive qui l'a provoquée. Ainsi, dans un cas où, s'étant lancée à la poursuite de celui qui venait de voler le sac de son épouse, une personne s'était blessée en chutant après avoir buté sur une racine d'arbre, la deuxième chambre civile a admis que ces blessures étaient imputables au voleur sans qu'il puisse être fait grief à la victime, compte tenu des circonstances, de ne pas être restée passive39. Dans le même sens, vous avez approuvé une cour d'appel d'avoir jugé que les auteurs d'un incendie volontaire pouvaient être tenus pour responsables, du chef de blessures involontaires, des blessures subies par le pompier intervenu pour éteindre le feu40. Dans ces cas de figure, l'initiative légitime prise par la victime ne suffit pas, à elle seule, à rompre l'enchaînement causal entre les faits et son dommage, ce que certains auteurs appellent la continuité du “cheminement du mal”41. 3.4.2.- A la lumière de ces précédents, il ne nous paraît pas faire de doute qu'un lien de causalité direct doit être reconnu entre l'assassinat de [P] [V] et le dommage subi par Mme [K] [C], la seconde ayant tenté d'interrompre le crime dont était victime la première. La défense de la vie d'autrui a déterminé son initiative dont le caractère légitime et nécessaire est ainsi hors de discussion. Elle aurait pu être qualifiée de légitime défense d'autrui au sens de l'article 122-5 du code pénal si elle avait été invoquée pour justifier la neutralisation du terroriste. Même si elle n'a pas abouti à ce résultat, elle demeure une action “commandée par la nécessité de la légitime défense d'autrui” pour reprendre les termes de l'article précité. A notre sens, une telle initiative justifie la constitution de partie civile à deux conditions. En premier lieu, il importe que les circonstances fassent apparaître que son auteur s'est engagé de manière résolue et univoque dans une action de défense d'autrui l'exposant à une possible réplique de l'agresseur - condition moins rigoureuse que celle tenant à l'exposition directe et immédiate à un risque de mort. Même si elle est louable, une action peut difficilement être regardée comme un acte de défense si elle se révèle totalement vaine en raison de la neutralisation de l'agresseur, de sa fuite ou de son éloignement. Autrement dit, l'acte de défense doit être effectif ce qui suppose que l'agression ne soit pas putative. En second lieu, la personne qui s'est engagée dans l'action de défense doit pouvoir invoquer un préjudice spécifique, lié à l'accomplissement de celle-ci, et donc distinct du préjudice subi par les personnes qui seraient seulement témoins de la commission des crimes. Bien entendu, conformément au principe que vous avez dégagé et que nous avons rappelé, au stade de l'instruction, il suffit que les circonstances fassent apparaître ce préjudice comme possible.

39

2ème civ., 9 avr. 2009, n° 08-16.424, B. n° 93

40

Crim. 18 mai 1998, n° 97-80.295

41

N. Dejean de la Bâtie, dans Aubry et Rau, t. VI-2, Responsabilité délictuelle, 8e éd. Litec 1989, n° 393 ; Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, n° 239

Ces deux conditions sont sans aucun doute réunies en l'espèce. Avec un grand courage, relevé par la chambre de l'instruction, Mme [K] [C] est physiquement intervenue pour tenter d'interrompre la commission du crime. Elle a par ailleurs subi un traumatisme dont la réalité n'est pas contestée et dont il est constaté dans l'arrêt attaqué qu'il est en lien avec son intervention. Sa constitution de partie civile doit donc être déclarée recevable. 3.4.3.- La solution proposée ne consiste donc pas à affirmer que Mme [K] [C] aurait été ellemême la possible victime d'une tentative d'assassinat pour avoir été exposée à l'intention homicide de l'auteur des faits ou à un risque de mort. Elle revient à la considérer comme une victime collatérale du crime d'assassinat qu'elle a tenté d'interrompre, dès lors que le préjudice qu'elle invoque à l'appui de sa constitution de partie civile est lié à l'initiative qu'elle a prise pour mettre fin à ce crime. Si un tel préjudice peut être regardé comme étant la conséquence directe de l'assassinat, c'est qu'il est survenu à l'occasion d'une action qui en est indissociable. Le raisonnement n'est pas très différent de celui qui sous-tend la solution que vous retenez pour admettre la constitution de partie civile des proches des victimes. En raison du lien de proximité avec les victimes, leur préjudice est indissociable de celui subi par celles-ci. Au cas présent, c'est l'action à l'occasion de laquelle a été subi le préjudice qui doit être regardée comme indissociable du crime lui-même. La solution ne nous paraît pas seulement juridiquement fondée. Elle apparaît en outre équitable, sinon vertueuse. Elle permet de reconnaître que Mme [K] [C] n'est pas responsable du dommage qu'elle a subi en intervenant pour tenter de mettre un terme à une action criminelle. En jugeant son action recevable, vous jugez que cette responsabilité pèse sur l'auteur du crime. Nous vous proposons ainsi de poser en principe que la personne qui a subi un traumatisme en tentant d'empêcher la commission ou le renouvellement d'atteintes volontaires à la vie est recevable à se constituer partie civile du chef de ces crimes dès lors que, déterminée exclusivement par eux, l'action à l'occasion de laquelle est survenu le dommage en est indissociable. La solution permet par ailleurs d'écarter sans difficulté la cause d'irrecevabilité de la constitution de partie civile opposée par ailleurs à Mme [K] [C] par l'arrêt attaqué, tenant à ce que le juge d'instruction n'était pas saisi des faits dénoncés par elle sous la qualification de tentative d'assassinat. Vous êtes en effet en mesure de constater que, quelle qu'ait été la qualification sous laquelle Mme [K] [C] a dénoncé les faits dont elle s'est dite victime, le préjudice qu'elle invoquait à l'appui de sa constitution de partie civile était la conséquence directe des agissements criminels, objet de la poursuite, notamment de l'assassinat de [P] [V] dont elle a tenté d'interrompre l'exécution. 4.- La cassation pourrait être prononcée sans renvoi42 après que, faisant application de l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire, vous aurez déclaré recevable la constitution de partie civile de Mme [K] [C]. Avis de cassation (sans renvoi)

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v. Crim., 8 nov. 2005, n° 05-81.613 ; Crim., 29 janv. 2019, n° 17-86.974 ; Crim., 25 juin 2019, n° 18-84.653, B., n° 129 ; Crim., 18 mars 2020, n° 19-82.548 ; Crim., 22 avr. 2020, n° 19-81.273

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