Jurisprudence : Cass. com., Conclusions, 15-02-2023, n° 21-13.288

Cass. com., Conclusions, 15-02-2023, n° 21-13.288

A85152RS

Référence

Cass. com., Conclusions, 15-02-2023, n° 21-13.288. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409088-cass-com-conclusions-15022023-n-2113288
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AVIS DE Mme GUÉGUEN, PREMIÈRE AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 134 du 15 février 2023 – Chambre commerciale, financière et économique Pourvoi n° 21-13.288 Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 03 mars 2021

La société Orefa C/ La Direction nationale d'enquêtes fiscales _________________

L'examen de cette affaire a été renvoyé en formation de section « pour déterminer le champ d'application de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales et pour apprécier si et comment peut être caractérisée une omission de passer ou faire passer des écritures dans les documents comptables dont la tenue est imposée par le code général des impôts, lorsque la société soupçonnée de fraude fiscale a son siège dans un autre Etat membre de l'Union européenne ». Avant de tenter de répondre à ces interrogations, il convient de rappeler les constats et présomptions qui en résultent, ayant amené l'administration fiscale à solliciter auprès du juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Bobigny l'autorisation de procéder à des visites et saisies dans des locaux susceptibles d'être occupés par des personnes physiques ou morales en liens avec la société luxembourgeoise Orefa Sarl.

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Des présomptions fondées sur de nombreux constats analysés à la lumière des règles relatives à la territorialité de l'impôt

A. Les constats Les constats, tirés de l'examen de plus de 50 pièces accompagnant la requête et qui sont repris dans l'ordonnance autorisant ces visites et saisies, peuvent être résumés ainsi : - la société de droit luxembourgeois Orefa Sarl est détenue directement par une société de droit français, la SAS Orefi orientale et financière, elle-même détenue par [A] [J], dirigeant du site français de ventes Vente-Privée.com et par son associé [B] [R], tous deux résidents français ; son capital est donc détenu en France ; - son siège social est situé à Luxembourg, à la même adresse que la société United International Management qui exerce notamment des services de domiciliation d'entreprises ; - au vu des bilans déposés au Luxembourg, la faiblesse des moyens tant matériels1 qu'humains2, dont Orefa a disposé entre 2009 (création) et septembre 2015 ne lui permettait pas d'exercer une activité conforme à son objet social incluant notamment l'acquisition, l'aliénation, la gestion et la valorisation de participations, d'oeuvres d'art et d'avions ; - l'adresse du siège social d'Orefa modifiée en octobre 2015 correspond à celle d'une société ayant pour objet la mise en commun de moyens, mais les données figurant sur le RCS du Luxembourg ne permettent pas de connaître la nature et l'importance de ces moyens, alors que parallèlement les bilans 2016 et 2017 d'Orefa déposés au Luxembourg montrent des immobilisations corporelles très faibles3 et des salaires peu élevés ou inexistants4 ; - pourtant entre 2009 et 2017, les comptes sociaux luxembourgeois d'Orefa font apparaître que celle-ci a réalisé 48 000 000 euros de produits financiers et de placements ; - dans le même temps, Orefa a réalisé auprès de fournisseurs français l'acquisition de nombreuses oeuvres d'art qui n'ont pas été livrées au Luxembourg5 et dont au moins une est exposée dans les locaux du groupe Venteprivée.Com ; malgré l'absence de livraison au Luxembourg des oeuvres d'art acquises

De 2009 à 2013 aucune immobilisation corporelle au sens d'installation technique, machines, outillage, et mobilier. 1

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Aucun salaire versé entre 2010 et 2014, 12 604 euros en 2015

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2016, 2017 : 40 092 euros

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2016 : 34 500 euros ; 2017: aucun salaire

Dans le cadre d'une demande d'assistance administrative internationale, les autorités fiscales luxembourgeoises ont en août 2012 indiqué que les oeuvres d'art acquises par Orefa (67 entre 2009 et 2012) ne sont jamais entrées physiquement au Grand-Duché, sont restées en France, et ont été déclarées de manière erronée comme des acquisitions intra-communautaires. 5

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par Orefa, des prestations de services intra-communautaires ont été déclarées au Luxembourg comme réalisées au profit de la SA vente privée.com ; - en 2009, Orefa a comptabilisé en immobilisation au Luxembourg un jet privé cédé en 2016 et remplacé la même année par un autre jet, qui selon les informations de la direction de l'aviation civile luxembourgeoise ont été exploités par une compagnie de charters luxembourgeoise, mais sans que les recettes correspondantes aient été comptabilisées au Luxembourg par Orefa pendant plusieurs années (2009, 2011, 2012, 2013, 2014) ; - les gérant et co-gérants successifs de la société Orefa sont pour deux d'entre eux domiciliés au Luxembourg, où l'un exerçait parallèlement les fonctions de directeur de la société de domiciliation United International Management et l'autre les fonctions d'expert comptable, alors que le troisième résidant français est salarié des sociétés Vente-privée.com et de Orefi orientale et financière ; - en raison de sa forme juridique et de son objet social, Orefa exerce une activité commerciale. Ces constats auraient été de peu d'intérêt si l'administration fiscale n'était pas chargée de faire respecter les textes relatifs à la territorialité de l'impôt.

B. Les règles relatives à la territorialité de l'impôt - Tout d'abord, il convient de rappeler qu'en matière d'impôt sur le revenu (IR) et d'impôt sur les sociétés (IS), les Etats membres de l'union européenne conservent leur souveraineté fiscale et que les conventions bilatérales qu'ils signent entre eux ont pour finalité d'éviter les doubles impositions. Il s'en déduit que les règles de droit interne prévalent et qu'il ne peut y être dérogé qu'en cas de double imposition expressément visée par une convention ; - En application du droit interne et plus précisément de l'article 209, I- al.1 du code général des impôts, les sociétés étrangères sont, quelle que soit leur nationalité, imposables à l'IS en France à raison des profits tirés de leurs entreprises exploitées en France. Le Mémento fiscal 2022 n° 35720 et 35725 indique à cet égard : « L'IS ne frappe, en principe, que les bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France (métropole et DOM), certains revenus et profits de source française réalisés par les entreprises étrangères, ainsi que ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions.» « Le principe d'imposition des bénéfices des exploitations situées en France entraîne les conséquences suivantes : / - les sociétés étrangères sont, quelle que soit leur nationalité, imposables à l'IS français à raison des profits tirés de leurs entreprises exploitées en France [...] ; / - les sociétés françaises ne sont en revanche pas soumises à l'IS français pour les bénéfices réalisés dans des entreprises exploitées à l'étranger, même si la comptabilité de ces exploitations est centralisée en France.»

- S'agissant de la notion d'entreprise exploitée en France (ou hors de France), le Mémento fiscal 2022 n° 35740 et 35745 rappelle que :

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« Cette notion n'est pas définie par la loi. Il faut à cet égard se référer soit à la jurisprudence, soit à la convention internationale lorsqu'il en existe une.» En l'absence de convention, «L'analyse de la jurisprudence fait apparaître trois critères différents qui, dans le cas d'une société française, sont susceptibles de caractériser l'exercice d'une activité commerciale habituelle à l'étranger, non imposable en France : / - existence à l'étranger d'un établissement, c'est-à-dire d'une installation possédant un caractère de permanence et une autonomie propre (usine, succursale, comptoir de vente, etc.) ; / - présence à l'étranger de représentants n'ayant pas de personnalité professionnelle distincte de celle de l'entreprise, véritables préposés exerçant une activité commerciale pour le compte de l'entreprise ; / - réalisation à l'étranger d'opérations formant un cycle commercial complet se détachant des autres opérations de l'entreprise.»

« Les mêmes critères sont utilisés pour déterminer dans quelles hypothèses les entreprises étrangères doivent être imposées en France.» (Caractères gras ajoutés) « Les conventions internationales signées par la France retiennent la notion d'établissement stable comme critère de rattachement territorial des bénéfices. / Par conséquent : / - les entreprises étrangères sont imposables en France sur les bénéfices provenant d'opérations effectuées dans des " établissements stables " situés en France ; / - les entreprises françaises ne sont pas imposables en France sur les bénéfices provenant d'opérations effectuées dans des " établissements stables " situés dans le pays étranger. / Chaque convention fournit en principe une définition de l'établissement stable.»

- Lorsqu'une entreprise exerce son activité tant en France qu'à l'étranger, une ventilation doit être opérée afin de ne taxer en France que la part de bénéfice correspondant à l'entreprise exploitée en France. (Mémento fiscal 2022 n° 35760 et 35770) «Les sociétés et personnes morales françaises exerçant partiellement leur activité à l'étranger sont tenues de produire deux séries de tableaux normalisés à l'appui de leur déclaration de résultats : / - la première série regroupe les éléments comptables concernant l'ensemble des activités exercées, quelle que soit leur localisation ; / - la seconde mentionne les éléments afférents aux seules opérations dont le résultat est imposable en France. / Pour les sociétés étrangères passibles de l'IS, les renseignements à fournir s'entendent exclusivement de ceux afférents aux exploitations sises en France.»

- En ce qui concerne la TVA, il existe au sein de l'UE un système commun de taxe sur la valeur ajoutée régi par des directives qui ont été transposées en France. En application de ces dispositions, lorsqu'une prestation de services est réputée se situer en France, elle entre dans le champ d'application de la TVA française et elle est donc imposable en France (Mémento TVA 2023 n° 24455). - En application de l'article 259, 1° du CGI, le lieu des prestations de services est, en principe, situé en France lorsque le preneur est un assujetti agissant en tant que tel, qui a en France : / - le siège de son activité économique, sauf lorsqu'il dispose d'un établissement stable non situé en France auquel les services sont fournis; / - ou un établissement stable auquel les services sont fournis ; / - ou, à défaut, son domicile ou sa résidence habituelle (Mémento TVA 2023 n° 24500). Inversement, le lieu des mêmes services n'est pas situé en France lorsque le preneur est un assujetti agissant en tant que tel qui remplit les mêmes conditions dans un autre État membre ou en dehors de l'UE (BOI-TVA-CHAMP-20-50-20 n° 1 et 10). «Conformément à l'article 269, 2-b bis du CGI, pour les prestations de services relevant de la règle générale " B to B " fournies par un prestataire non établi en France à un preneur établi en France, pour lesquelles la taxe doit être autoliquidée par le preneur en application de l'article 283, 2 du CGI (n° 24630 s.), l'exigibilité de la taxe intervient au moment du 4

fait générateur ou lors de l'encaissement des acomptes. / En application de l'article 269, 1-a du CGI, le fait générateur d'une prestation de services se produit, en principe, au moment où cette prestation est effectuée.»(Mémento TVA 2023 n° 24600). La taxe due en application de l'article 283, 2 du CGI est autoliquidée par le preneur sur sa déclaration de chiffre d'affaires. - En application de l'article 259, 2° du CGI, lorsque le preneur n'est pas un assujetti, le lieu des prestations de services est situé en France si le prestataire : - a établi en France le siège de son activité économique, sauf s'il dispose d'un établissement stable non situé en France à partir duquel les services sont fournis ; /- ou dispose d'un établissement stable en France à partir duquel les services sont fournis ; / - ou, à défaut, a en France son domicile ou sa résidence habituelle. Au regard de l'ensemble de ces dispositions et compte tenu des constats qu'elle avait pu faire, l'administration fiscale a présumé que la société Orefa, dont le capital est détenu en France par MM. [J] et [R], faisait l'objet d'une gestion purement administrative et comptable au Luxembourg et que ses dirigeant et codirigeants officiels n'étaient pas ceux qui prenaient les véritables décisions de gestion stratégiques pour la société, mais que celles-ci étaient prises par MM. [J] et [R], résidents français, et seuls susceptibles de disposer d'un pouvoir décisionnel au sein d'Orefa, dont ils sont aussi les bénéficiaires économiques, de sorte que la direction effective de la société Orefa était, comme sa détention capitalistique, située en France. Sachant par ailleurs que M.[J] est un amateur d'art contemporain, elle a considéré qu'il pouvait être à l'origine du choix et de l'acquisition des oeuvres d'art acquises par Orefa, mais qui ne sont pas livrées au Luxembourg, et que compte tenu des prestations de services facturées par Orefa à la SA Vente privée.com celles-ci pourraient concerner la mise à disposition à titre onéreux auprès de cette dernière de certaines oeuvres d'art officiellement acquises par Orefa. En outre, l'absence de comptabilisation par Orefa au Luxembourg de recettes correspondant à l'activité de location de jets privés pendant plusieurs années a fait présumer à l'administration fiscale française qu'en réalité l'activité de gestion, de valorisation, d'aliénation d'oeuvres d'art, d'avions et de participations était réalisée en France sans y souscrire les déclarations fiscales correspondantes. Compte tenu des différentes règles relatives à la territorialité de l'impôt sur les sociétés et de la TVA qui viennent d'être rappelées, l'administration fiscale, sur la base des constats qu'elle avait faits, était légitime à présumer que l'activité de gestion, de valorisation, d'aliénation d'oeuvres d'art, d'avions et de participations de la société Orefa était, en réalité, réalisée en France, et qu'Orefa se soustrayait au paiement de l'impôt dû en France sur les bénéfices ou les taxes sur le chiffre d'affaires à raison desdites activités. Ce sont ces présomptions, exclusivement fondées sur des constatations préalablement faites, qui ont amené l'administration fiscale à solliciter auprès du 5

juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Bobigny conformément aux prescriptions de l'article L. 16 B, I, du livre des procédures fiscales, l'autorisation de procéder à des visites et saisies dans les locaux situés en France susceptibles d'être occupés par des personnes physiques ou morales en liens avec la société luxembourgeoise Orefa Sarl, dès lors qu'elle estimait que celle-ci se soustrayait au paiement de l'impôt dû en France sur les bénéfices ou les taxes sur le chiffre d'affaires à raison de ses activités réalisées en France en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le code général des impôts. Ces présomptions entraient-elles dans le champ d'application de l'article L. 16 B du livre de procédures fiscales ? S'agissant à ce stade de simples présomptions qui nécessitaient d'être étayées ou infirmées par des éléments de preuve susceptibles de confirmer ou d'infirmer l'exercice de cette activité en France, l'administration fiscale avait besoin d'être autorisée par le juge à procéder à des visites et saisies dans les locaux situés en France susceptibles d'être occupés par des personnes physiques ou morales en liens avec Orefa Sarl. Il a été fait droit à la requête qu'elle a déposée en ce sens auprès du JLD de Bobigny par une ordonnance du JLD du 26 juin 2019 ainsi motivée : « Attendu que seule l'existence de présomptions est requise pour la mise en œuvre des dispositions de l'article L. 16 B du Livre des Procédures Fiscales, / Attendu que, dès lors, il existe des présomptions selon lesquelles la société de droit luxembourgeois OREFA Sarl exercerait en France, une activité professionnelle sans souscrire les déclarations fiscales correspondantes, / Et qu'ainsi cette entité se serait soustraite et se soustrairait à l'établissement de l'impôt sur les bénéfices (IS) et des taxes sur le chiffre d'affaires (TVA), en se livrant à des achats ou des ventes sans facture, en utilisant ou en délivrant des factures ou des documents ne se rapportant pas des opérations réelles ou en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en passant ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le Code Général des Impôts (article 54 et 209-I pour l'IS, 286 pour la TVA). / Attendu qu'ainsi, la requête est justifiée et que la preuve des agissements présumés peut, compte tenu des procédés mis en place, être apportée par la mise en œuvre du droit de visite de saisie prévue à l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales. / Par ces motifs autorisons conformément aux dispositions de l'article L 16 B du livre des procédures fiscales» (ordonnance du 26 juin 2019, page 2). Le JLD s'est donc uniquement fondé sur l'article L. 16 B en constatant que les présomptions de l'administration fiscale, elles-mêmes étayées par de nombreux constats convaincants, entraient parfaitement dans le champ d'application de l'article L. 16 B du livre de procédures fiscales, dès lors qu'Orefa était suspectée de se soustraire au paiement de l'impôt sur les bénéfices et des taxes sur le chiffre d'affaires en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le code général des impôts. En effet, suspectant la société Orefa, dont le capital est détenu en France, et les dirigeants sont en France, d'avoir une activité imposable en France où nul n'est censé ignorer la loi, l'administration fiscale, puis le juge ont pu présumer qu'Orefa se soustrayait au paiement de l'impôt en s'abstenant de faire toute déclaration de 6

bénéfices et de chiffre d'affaires, et par conséquent en omettant “sciemment” de tenir les quelques éléments comptables visés par les articles 54, 209-I et 286 du code général des impôts ou en les tenant de manière fictive ou inexacte alors même que la tenue de ces pièces est indispensable pour permettre le contrôle des bénéfices et du chiffre d'affaires taxables en France. Le JLD, qui a fait sienne les présomptions décrites par l'administration en considérant que les constats, dont il était justifié, suffisaient à les fonder, n'avait pas à motiver davantage son ordonnance. En effet, si l'article L. 16 B, qui liste les procédés visant à se soustraire au paiement de l'impôt, précise s'agissant de l'omission de passer ou de faire passer des écritures dans des documents comptables que celle-ci doit être consciente : “en omettant sciemment”, il s'agit là de la conséquence logique d'une fraude présumée sur la base de constats précis. La présomption de fraude, qui résulte de la confrontation de faits constatés aux textes applicables, présuppose une action ou une inaction volontaire et non pas une simple négligence. Le vocabulaire utilisé pour rédiger l'article L. 16 B ne laisse aucun doute à cet égard : « se soustraire », « en se livrant à des achats ou à des ventes sans facture, en utilisant ou en délivrant des factures ou des documents ne se rapportant pas à des opérations réelles ou en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en passant ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives ». Mais, répétons le encore une fois, il ne s'agit là que de présomptions de fraude, nées de constats suffisamment éclairants au regard des textes applicables pour faire douter qu'il s'agisse d'une simple négligence accidentelle, et qui ne nécessitent, à ce stade de la procédure, aucune preuve dès lors que c'est justement l'obtention de preuves qui est la finalité même de la mise en oeuvre de l'article L. 16 B. L'ordonnance du JLD était donc parfaitement motivée au regard du champ d'application de l'article L. 16 B du LPF. Mais souhaitant sans doute répondre complètement aux écritures d'appel de la société Orefa, le délégué du premier président a cru bon d'ajouter à la motivation du premier juge en se référant à la jurisprudence de la chambre commerciale en ces termes : « Selon la partie appelante, le champ d'application de l'article L. 16 B du LPF est restreint aux seules hypothèses de fraude fiscale commise au moyen d'un ou plusieurs procédés visées expressément par le texte. Or il convient de rappeler que selon la jurisprudence de la Cour de cassation qui l'a rappelé à plusieurs reprises, des présomptions relevant des articles 1741 et 1743 du code général des impôts peuvent fonder une autorisation de visite et saisie (Cour de cassation 10/02/98 pourvoi 95- 30 221). La Cour de cassation a aussi jugé que la mise en œuvre de l'article L. 16 B du LPF pouvait être autorisée en cas d'exercice d'une activité professionnelle occulte sur le territoire national sans souscrire les déclarations y afférentes. La Cour de cassation a également jugé que le juge a pu retenir le défaut de souscription des déclarations fiscales comme constituant un indice de l'omission de passation des écritures comptables et des présomptions d'agissements visés par la loi justifiant la mesure autorisée (Cass com 13/10/93, pourvoi 92- 14 727). La Cour de cassation a aussi jugé que le président justifie légalement sa décision lorsqu'il retient qu'une société a perçu des produits de son activité commerciale sans souscrire la totalité des déclarations fiscales correspondantes constituant une omission de passation des écritures comptables y afférentes (Cass com

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26/10/2010 pourvoi -17- 27). Ainsi la décision rendue par le JLD s'inscrit parfaitement dans le champ d'application de l'article L. 16B du LPF ». (ordonnance du 3 mars 2021 pages 12 et 13, soulignement ajouté)

Cette référence à votre jurisprudence aux termes de laquelle « l'article L.16B du Livre des procédures fiscales autorise la visite et saisie domiciliaire, lorsqu'il existe des présomptions d'agissements relevant de l'article 1741 ou de l'article 1743, 1° du code général des impôts » (Com., 10 février 1998, pourvoi n° 95-30.221, Bull 1998, IV, n°68), reprise beaucoup plus récemment dans un arrêt du 20 novembre 2019 (Com., 20 novembre 2019, pourvoi n° 18-15.423) en supprimant la seule référence au 1° de l'article 1743, semblant ainsi l'étendre à l'intégralité des dispositions de l'article 1743 du code précité, n'était pourtant d'aucune utilité dans le cas d'espèce. En effet, si parmi les agissements mentionnés aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts on trouve la soustraction frauduleuse ou la tentative de soustraction frauduleuse à l'établissement ou au paiement de l'impôt, ou encore l'omission volontaire de déclarer des sommes sujettes à l'impôt, ainsi que l'omission “sciemment” de passer ou de faire passer des écritures, ou l'action de passer ou de faire passer des écritures inexactes ou fictives au livre-journal prévu par les articles L. 123-12 à L. 12314 du code de commerce, ou dans les documents qui en tiennent lieu, il n'était nul besoin en l'espèce de se référer à des présomptions portant sur de tels agissements, dès lors que les présomptions dont faisait état l'administration étaient pleinement dans l'épure de l'article L. 16 B et ne nécessitaient aucune extension de son champ d'application. L'exigence tirée de l'article L.16 B du LPF de passer ou de faire passer des écritures en France dans des documents comptables, dont la tenue est imposée par le code général des impôts, est-elle compatible avec la tenue, par la société soupçonnée de fraude fiscale, d'une comptabilité dans un autre Etat membre de l'Union européenne où elle a son siège social et, par conséquent, conforme au droit de l'Union européenne ? La réponse est positive sans hésitation possible. En effet, ainsi que cela a été précisé ci-dessus lors de l'examen des règles applicables à la territorialité de l'impôt : lorsqu'une entreprise exerce son activité tant en France qu'à l'étranger, une ventilation doit être opérée afin de ne taxer en France que la part de bénéfice correspondant à l'entreprise exploitée en France. (Mémento fiscal 2022 n° 35760 et 35770). Il s'en déduit qu'une société luxembourgeoise, si elle tient une comptabilité dans l'Etat dans lequel elle a implanté son siège social pour les activités commerciales qu'elle y exerce, doit également être en mesure de justifier a minima de l'assiette des impôts dont elle est redevable en France pour les activités qu'elle exerce sur le territoire français. Les articles 54 et 286, 3° du code général des impôts, qui n'imposent pas la tenue d'une véritable comptabilité comme celle exigée par le code de commerce, mais la tenue de pièces comptables ou documents comptables permettant un contrôle des sommes déclarées, ont cette finalité.

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En application de l'article 54 du code général des impôts, les entreprises qui sont exploitées en France, c'est à dire qui ont une activité commerciale sur le sol français, sont tenues de représenter à toute réquisition de l'administration tous documents comptables, inventaires, copies de lettres, pièces de recettes et de dépenses de nature à justifier l'exactitude des résultats indiqués dans leurs déclarations. S'agissant de la TVA, l'article 286, 3° du code général des impôts exige de toute personne qui doit y être assujettie, lorsqu'elle ne tient pas habituellement une comptabilité permettant de déterminer son chiffre d'affaires, d'avoir un livre aux pages numérotées sur lequel est inscrit, jour par jour, sans blanc ni rature, le montant de chacune de ses opérations en distinguant, au besoin, ses opérations taxables et celles qui ne le sont pas. Les dispositions du code général des impôts précitées n'exigent donc pas d'une société étrangère la tenue d'une véritable comptabilité en France, mais la production sur demande de l'administration de documents “comptables” que sont par exemple les factures émises ou reçues dans l'unique but de pouvoir contrôler les sommes dues au Trésor Public français à raison des activités commerciales faites en France. Au demeurant, au cas d'espèce, il n'était nullement reproché à la société ORFA de tenir sa comptabilité au Luxembourg au lieu de la tenir en France, ni de ne pas tenir en France une véritable comptabilité au sens des dispositions du code de commerce, mais d'avoir vraisemblablement, indépendamment de l'activité qu'elle déclare au Luxembourg, une activité commerciale en France passible de taxation (IS/ou /et TVA), à laquelle elle serait susceptible de se soustraire en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le code général des impôts (articles 54 et 286, 3° du code général des impôts). Si la CJCE devenue CJUE ne s'est pas prononcée expressément sur la question de la conformité à la liberté d'établissement de mesures nationales qui imposent à une société établie dans un Etat membre où elle tient sa comptabilité, d'établir aussi des documents comptables lui permettant de justifier des opérations taxables qu'elle réalise sur le territoire d'un autre Etat membre, elle a cependant au fil de ses décisions pris des positions qui laissent peu de doute sur la solution à appliquer. Ainsi, dans l'arrêt du 15 mai 1997, Futura participations SA, C– 250/95, cité par votre rapporteur, si la CJCE a considéré que la liberté d'établissement s'opposait à l'exigence luxembourgeoise subordonnant « le report de pertes antérieures demandé par le contribuable, qui a une succursale dans cet état sans y avoir établi sa résidence, à la condition que, [...] durant l'exercice au cours duquel les pertes ont été subies, le contribuable ait tenu et conservé, dans cet État, une comptabilité relative aux activités qu'il y a exercées, qui soit conforme aux règles nationales en la matière”, elle a rappelé que “ l'efficacité des contrôles fiscaux constitue une raison impérieuse d'intérêt général susceptible de justifier une restriction à l'exercice des libertés fondamentales garanties par le traité », ajoutant qu'une telle justification autorise un État membre à appliquer « des mesures qui permettent la vérification, de façon claire et précise, 9

du montant tant des revenus imposables dans cet État que des pertes susceptibles d'y être reportées » (point n° 31). Elle en a conclu que l'article 52 du traité s'oppose à ce que le report de pertes soit subordonné à la condition que, pendant l'exercice au cours duquel des pertes ont été subies, le contribuable ait tenu et conservé, dans cet Etat, une comptabilité relative aux activités qu'il y a exercées, qui soit conforme aux règles nationales en la matière. Toutefois, l'État membre concerné peut exiger que le contribuable non résident démontre, de façon claire et précise, que le montant des pertes qu'il prétend avoir subies correspond, selon les règles nationales relatives au calcul des revenus et des pertes qui étaient applicables pendant l'exercice concerné, au montant des pertes véritablement subies dans cet Etat par le contribuable.» (point n° 43). Comme le rappelle encore votre rapporteur dans son rapport complémentaire, la CJUE a depuis lors renouvelé à plusieurs reprises son acceptation de mesures nationales visant à permettre la vérification de façon claire et précise du montant des revenus imposables, des pertes pouvant être reportées, ou des frais déductibles (CJCE, 10 mars 2005, Laboratoires Fournier, C-39/04, § 24 ; CJCE, 13 mars 2008, Commission c. Espagne, C-248/06, § 34 ; CJUE, 5 juillet 2012, SIAT, C318/10, § 44 ; CJUE, 24 février 2022, Pharmacie populaire - La Sauvegarde, aff. jointes C-52/21 et C-53/21, (points n° 36, 37 et 38) ; CJUE, 13 octobre 2022, Finanzamt Bremen, aff. C- 431/21 (points n° 41 à 44). Ce raisonnement est transposable s'agissant de la TVA. Dès lors, c'est avec raison que le délégué du premier président statuant en appel de l'ordonnance du JLD a rejeté le moyen tiré de la violation des principes de liberté d'établissement et de non discrimination au sein de l'union européenne, en ces termes : « le Juge des libertés et de la détention rend sa décision en fonction des arguments et pièces présentées par l'administration fiscale, qu'il doit vérifier de manière concrète si la demande d'autorisation est fondée et si la présomption de fraude est établie, que la discussion de l'application d'une convention fiscale et la discussion de l'existence d'un établissement stable en France relèvent de la compétence du juge de l'impôt, que ni le magistrat saisi d'une demande d'autorisation de visite domiciliaire, ni le Premier président statuant en appel n'a cette compétence [...] / En l'espèce, l'administration fiscale ne reproche pas à la société Orefa d'être une société de droit luxembourgeois et de tenir sa comptabilité au Luxembourg, ce qui est en cause est la présomption d'une activité exercée à partir du territoire national, où il pouvait être présumé que la société disposait d'une direction effective et de moyens propres d'exploitation, ainsi qu'il peut être présumé que la société ne respectait pas ses obligations comptables en France, dès lors qu'il est relevé l'absence de toute déclaration fiscale relative à son activité. La mise en ouvre de l'article L 16 B du LPF ne constitue en aucune manière la violation des principes de liberté d'établissement et de non discrimination des sociétés au sein de l'Union européenne.»

À la lumière de ces éléments de réflexion, l'examen du pourvoi dirigé contre cette décision, qui repose sur un moyen unique de cassation articulé en quatre branches, me conduit à émettre un avis de rejet pour les raisons qui suivent : - première branche : la décision de non renvoi au Conseil constitutionnel prise par la chambre le 6 octobre 2021 ne permet pas d'accueillir celle-ci ; 10

- deuxième branche : contrairement aux affirmations du moyen, l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales « précise en termes clairs et de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions [ il ] habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant l'inviolabilité du domicile ». En l'espèce, ainsi que cela a été démontré

dans les éléments de réflexion, il n'était nul besoin de se référer à des présomptions portant sur les agissements prévus aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts, dès lors que les présomptions dont faisait état l'administration fiscale étaient pleinement dans l'épure de l'article L. 16 B et ne nécessitaient aucune extension de son champ d'application. Une simple substitution de motifs pour revenir à la motivation initiale du JLD permettra de gommer cette référence à une jurisprudence sur la pertinence de laquelle il est sans doute possible de s'interroger, mais dont l'utilisation était totalement surabondante au cas d'espèce et de conclure ainsi à l'absence de violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme; - troisième branche : absence de violation des articles 18 et 49 du TFUE pour les motifs développés dans les éléments de réflexion à défaut d'exigence de la tenue d'une véritable comptabilité en France. Les seules exigences existantes ont trait à la justification par des pièces qui sont qualifiées de “comptables” de l'assiette des impôts dus en France à raison d'une activité qui serait exercée en France. Il convient d'ajouter que le délégué du premier président n'a pas affirmé “qu'une simple présomption d'absence de déclaration en France suffisait à justifier une visite domiciliaire à l'encontre d'une société domiciliée dans un autre Etat membre et qu'il importait peu que la société tienne une comptabilité régulière dans le pays de son siège social ” mais a, au contraire, relevé que : “ En l'espèce, l'administration fiscale ne reproche pas à la société Orefa d'être une société de droit luxembourgeois et de tenir sa comptabilité au Luxembourg, ce qui est en cause est la présomption d'une activité exercée à partir du territoire national, où il pouvait être présumé que la société disposait d'une direction effective et de moyens propres d'exploitation, ainsi qu'il peut être présumé que la société ne respectait pas ses obligations comptables en France, dès lors qu'il est relevé l'absence de toute déclaration fiscale relative à son activité.”

- quatrième branche : absence de violation des articles 18 et 49 du TFUE, pas de contrainte discriminatoire contraire aux principes de non-discrimination et de liberté d'établissement pour les raisons indiquées ci-dessus. En outre, la mise en oeuvre de l'article L.16 B n'a pas été justifiée par une “présomption générale d'évasion ou de fraude fiscale ”, mais par des constats très étayés y compris grâce à l'aide des autorités luxembourgeoises qui ont été sollicitées par l'administration fiscale française. Ce sont ces nombreux constats, analysés à la lumière des règles relatives à la territorialité de l'impôt, qui ont conduit l'administration fiscale à avoir des présomptions quant à un possible exercice d'une activité commerciale en France, dont les résultats ne lui auraient pas été déclarés, et à demander à être autorisée à rechercher des éléments de preuve. Enfin, il convient de redire que c'est avec raison que le délégué du premier président a considéré qu'au stade de la demande d'autorisation de mise en oeuvre de l'article L. 16 B, le juge, qui statue par simple ordonnance sur requête dans un délai très contraint, et qui a pour seule mission, en application du même article, de vérifier sur la base des éléments qui lui sont fournis par l'administration fiscale qu'il existe bien des présomptions qu'un contribuable se soustrait à l'établissement ou au paiement de l'IR, de l'IS ou des TCA, n'a pas compétence pour apprécier si une société domiciliée dans un autre Etat membre dispose ou non d'un établissement stable en France. Si les présomptions sont ultérieurement étayées par des éléments de preuve recueillis à 11

l'occasion des visites et saisies réalisées, l'existence d'une entreprise exploitée en France ou d'un établissement stable pourra être contestée devant l'administration, puis ensuite, éventuellement devant le juge de l'impôt, c'est à dire les juridictions administratives et non les juridictions judiciaires qui n'ont absolument pas compétence pour statuer sur ces questions. Par ailleurs, les arrêts de la CJCE / CJUE cités en pages 11 et 12 du présent avis, et notamment le point n° 43 de l'arrêt du 15 mai 1997, Futura participations SA, C250/95 et les points n° 41 à 44 de l'arrêt du 13 octobre 2022, Finanzamt Bremen, aff. C431/21 suffisent à écarter la question préjudicielle proposée subsidiairement par la société Orefa.

AVIS : REJET DU POURVOI

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