Jurisprudence : Cass. civ. 1, Conclusions, 25-05-2023, n° 21-23.174

Cass. civ. 1, Conclusions, 25-05-2023, n° 21-23.174

A84622RT

Référence

Cass. civ. 1, Conclusions, 25-05-2023, n° 21-23.174. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409035-cass-civ-1-conclusions-25052023-n-2123174
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AVIS DE Mme MALLET-BRICOUT, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 344 du 25 mai 2023 – Première chambre civile Pourvoi n° 21-23.174 Décision attaquée : 24 juin 2021 de la cour d'appel de Metz la société Automobiles Marcot C/ Mme [G] [J], veuve [S] Mme [X] [S], épouse [L] SAS Renault Trucks SA Iveco France Allianz global corporate & speciality SE CPAM des Vosges Gan Assurances IARD SA MMA _________________

Faits et procédure Le 5 juin 1991, la société Renault véhicules industriels, aux droits de laquelle vient la société Renault Trucks, a vendu à la Société des automobiles Marcot (la société Marcot) un autocar qui avait été mis en circulation le 26 septembre 1990. En janvier 1999, la société Renault véhicules industriels a apporté à la société Irisbus, devenue Iveco France, sa branche d'activités « autocars et autobus ». Le 24 juin 1999, l'autocar acquis par la société Marcot et qui servait de car scolaire, a subi un accident. Il en est résulté le décès du chauffeur, M. [M] [S], ainsi que des blessures subies par les jeunes passagers.

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L'information judiciaire a révélé que la cause de l'accident était la rupture de la rotule de direction inférieure de la roue droite avant du véhicule. Une ordonnance de non lieu a été rendue le 27 mai 2003. Le 7 juin 2005, la société Marcot, ainsi que la société Gan assurances, assureur de sa responsabilité civile, et la société Covea Fleet, assureur des dommages au véhicule, faisant valoir que l'accident avait été causé par la rupture d'un élément de roue de celui-ci, ont assigné les sociétés Iveco et Renault Trucks ainsi que l'assureur de ce dernier, la société Allianz Global Corporate & Specialty en responsabilité. Les ayants cause de [M] [S] sont intervenus à l'instance. La société Iveco a appelé en garantie la société Allianz, assureur de la société Renault Trucks. La CPAM des Vosges est intervenue volontairement à l'instance et a fait appeler en intervention forcée les administratrices légales des enfants du chauffeur décédé. Celles-ci sont par ailleurs intervenues volontairement à l'instance en leur nom personnel. La mère et la soeur du chauffeur décédé sont également intervenues volontairement à l'instance. Toutes ont formulé des demandes, tant en leur qualité d'administratrice légale qu'en leur nom personnel, reprochant sur le terrain délictuel diverses fautes aux sociétés Iveco France et Renault Trucks. Par jugement du 23 mai 2012, le tribunal de grande instance de Châlons-enChampagne a jugé les différentes actions recevables et rejeté au fond l'ensemble des demandes. Par arrêt du 4 février 2014, la cour d'appel de Reims a infirmé le jugement pour partie et déclaré irrecevables comme prescrites les demandes des sociétés Marcot, Gan et Covea Fleet. Par un arrêt rendu le 18 mai 2016 (pourvoi n° 14-16.234, publié), la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé cet arrêt en toutes ses dispositions. Par l'arrêt attaqué du 24 juin 2021, rendu sur renvoi après cassation, la cour d'appel de Metz a infirmé le jugement déféré en ce qu'il a déclaré recevables les demandes formées par la société Marcot, la société Gan assurances et la compagnie Covea Fleet (aux droits de laquelle vient la société MMA), et les a déboutées de leurs demandes. Statuant à nouveau sur ce point, la cour d'appel a : - déclaré irrecevables l'ensemble des demandes formées par la société Marcot, la société Gan assurances et la société MMA, - et confirmé pour le surplus le jugement déféré. La société Marcot a formé un pourvoi en cassation de cette décision, dirigé contre la société Renault Trucks, son assureur Allianz, la société Iveco France, la CPAM des Vosges, ainsi que contre ses propres assureurs (société Gan et société MMA). La société Gan assurances a quant à elle formé un pourvoi incident.

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Questions juridiques soulevées Ce dossier doit être jugé dans un contexte juridique spécifique. En effet, les questions soulevées par les parties sont pour la plupart relatives à l'application du régime spécial de la responsabilité du fait des produits défectueux, dont on sait qu'il est issu d'une directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985, qui n'a été transposée en droit français qu'en 1998, avec dix ans de retard par rapport au délai de transposition fixé dans la directive, qui était de trois ans. Or, il doit être immédiatement observé que la mise en circulation du véhicule a eu lieu en 1990, soit postérieurement à l'expiration du délai de transposition de la directive (30 juillet 1988), la vente du véhicule à la société Marcot a eu lieu en 1991, toujours dans ce même intervalle entre l'expiration du délai de transposition et la loi de transposition n° 98-389 du 19 mai 1998, tandis que l'accident a eu lieu en 1999, soit postérieurement à l'entrée en vigueur de cette loi (21 mai 1998) et donc à l'introduction en droit français du nouveau régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux. 1/. Le pourvoi principal soulève une première question relative à l'application du régime juridique de la responsabilité du fait des produits défectueux pour réparer les préjudices moral, financier, commercial et d'image subis par la société Marcot. (Pourvoi principal, B1) 2/ Le pourvoi principal et le pourvoi incident soulèvent en outre la question de savoir quel est le point de départ de la prescription de droit commun en matière commerciale, prévue à l'article L. 110-4 du code de commerce, d'une part dans l'hypothèse où cette prescription est invoquée dans le contexte de la responsabilité du fait des produits défectueux, d'autre part dans l'hypothèse où la prescription est invoquée sur le fondement de la responsabilité découlant de l'existence d'un vice de la chose connu du vendeur-fabricant. Plus précisément : - Quel est le point de départ de la prescription de l'action fondée sur le régime de responsabilité du fait des produits défectueux, s'agissant d'un produit mis en circulation après le 30 juillet 1988, date d'expiration du délai de transposition de la directive 85/374/CEE, et avant la date d'entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998 transposant en droit français cette directive, lorsque les dommages dont il est demandé réparation relèvent du champ d'application de la directive ? (Pourvoi principal, B2 et B3 ; pourvoi incident, B1) Doit-on interpréter, comme l'a fait l'arrêt attaqué, l'article L. 110-4 du code de commerce à la lumière de l'article 11 de la directive pour déterminer le point de départ du délai qu'il fixe ? - Quel est le point de départ du délai de l'article L. 110-4 du code de commerce, pour agir sur le fondement du vice affectant le produit et le défaut d'information relatif à ce vice connu du vendeur-fabricant, en réparation des dommages causés au produit luimême et donc non couverts par la directive ? (Pourvoi principal, B4 ; pourvoi incident, B2)

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- La maxime Contra non valentem agere non currit praescriptio peut-elle être utilement invoquée pour constater la suspension de l'action durant le temps de l'information judiciaire mise en oeuvre pour déterminer les causes de l'accident ? (Pourvoi incident, B3) Cette troisième branche du pourvoi incident pourra faire l'objet d'un rejet non spécialement motivé ainsi que le propose le rapport, la jurisprudence étant bien fixée sur ce point et de longue date. En l'espèce, la cour d'appel de Metz a bien jugé que la simple ouverture d'une information judiciaire ne constitue pas une impossibilité absolue d'agir requise pour constituer un empêchement au sens de cette maxime. L'ouverture d'une information judiciaire ne constitue en effet ni un obstacle matériel ni un obstacle juridique à une action au civil des parties intéressées à l'encontre d'un potentiel responsable. Celles-ci pouvaient agir à titre conservatoire et demander au juge civil un sursis à statuer dans l'attente de l'issue de la procédure pénale. La première chambre civile a encore récemment statué dans ce sens, dans le contexte d'une information judiciaire ouverte à la suite d'un accident d'aéronef (Civ.1. 11 mai 2022, n° 21-16647, publié).

I. Sur la réparation des préjudices moral, financier, commercial et d'image (Pourvoi principal, B1) En l'espèce, la cour d'appel a jugé qu'entrait dans le champ d'application de la directive 85/374/CEE « le préjudice moral, financier, commercial et d'image résultant des faits pour lequel une somme de 40.000 € est demandée », et a ensuite déclaré irrecevable la demande indemnitaire de la société Marcot, après avoir constaté que son action était prescrite sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux, en application de l'article L. 110-4 du code de commerce interprété à la lumière de la directive. Dans une première branche, le moyen unique du pourvoi principal considère que le régime juridique spécifique de responsabilité du fait des produits défectueux n'est pas applicable à l'espèce pour ce qui concerne le « préjudice moral, financier, commercial et d'image », la réparation de ce type de préjudice étant exclue, selon la société Marcot, du champ d'application de la directive (cf. art. 9), au motif qu'il ne découlerait pas d'une atteinte à la personne ou à un bien autre que le produit défectueux lui-même. La demanderesse au pourvoi considère que la cour d'appel aurait dû retenir, pour ces préjudices, les règles de prescription applicables à une action en responsabilité contractuelle de droit commun fondée sur l'article 1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016.

A titre liminaire Il convient d'écarter l'argument de la défense selon lequel cette première branche du moyen serait irrecevable comme contraire aux écritures d'appel de la société Marcot. La lecture des conclusions d'appel révèle que la société Marcot a formé ses demandes sur plusieurs possibilités de fondements juridiques, sans certes exclure, mais non plus retenir, l'application de la directive de 1985 aux préjudices visés dans cette branche :

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« La responsabilité de la société Renault Véhicules Industriels et de la société Ivéco France est entière dans la survenance de l'accident, que ce soit sur le fondement des produits défectueux, de la responsabilité contractuelle et de la réticence dolosive, caractérisée par la rétention volontaire d'information de la part de la société Renault Elles en doivent réparation intégrale. » (concl. p. 16)

Il est possible de considérer que par cette formulation large, la société Marcot a entendu laisser ouverte la discussion juridique (complexe) relative au rattachement de ses différentes demandes à tel ou tel régime de responsabilité.

Sur le fond L'article 9 de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, dispose : « Au sens de l'article 1er, le terme « dommage » désigne : a) le dommage causé par la mort ou par des lésions corporelles; b) le dommage causé à une chose ou la destruction d'une chose, autre que le produit défectueux lui-même, sous déduction d'une franchise de 500 Écus, à conditions que cette chose : 1) soit d'un type normalement destiné à l'usage ou à la consommation privés et 2) ait été utilisée par la victime principalement pour son usage ou sa consommation privés. Le présent article ne porte pas préjudice aux dispositions nationales relatives aux dommages immatériels. » Lors de la transposition de la directive dans le droit français en 1998, le législateur a décidé d'appliquer le nouveau régime spécial de responsabilité à « la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte à la personne », ainsi qu' à « la réparation du dommage supérieur à un montant déterminé par décret, qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même » (art. 1386-1 devenu art. 1245-1 c. civ.). Cette formulation large permet d'inclure dans le champ d'application du texte la réparation des tous types de dommages, et notamment des dommages immatériels. Comme le souligne un auteur1, « la loi du 19 mai 1998 opère une transposition extensive de la directive du 25 juillet 1985 : là où la directive limitait son emprise aux dommages matériels, voire aux dommages purement physiques, la loi semble opter pour une définition plus compréhensive qui engloberait également les dommages immatériels. Il ne s'agit plus, comme dans la directive, de dommages causés aux personnes ou aux biens, mais des dommages résultant d'une atteinte aux personnes et aux biens, ce qui exclut le dommage immatériel pur. »

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L-M. Duong, « Le traitement juridique du préjudice « immatériel »», JCP.E. 2005, 525.

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Le droit français couvre aussi les dommages causés par le produit défectueux à un bien d'usage professionnel, contrairement aux prévisions de la directive, « ce qui lui donne une puissance d'application considérable dans les relations d'affaires »2. Les différences sont donc substantielles entre la directive (art. 9) et sa transposition en droit français (art. 1245-1 c. civ.). Or, la transposition de la directive ayant eu lieu avec dix ans de retard 3, la Cour de cassation a dû pallier la carence de l'Etat français s'agissant des dommages causés par des produits mis en circulation à compter de l'expiration du délai de transposition et avant l'entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998 (soit le 21 mai 1998). On sait en effet qu'en vertu de l'article 21 de la loi de 1998, ses dispositions ne s'appliquent qu'aux produits mis en circulation4 après son entrée en vigueur. La réparation des dommages causés par des produits mis en circulation avant cette date relève ainsi du seul droit commun. La Cour de cassation a ainsi procédé à une application des dispositions du Code civil « interprétées à la lumière de la directive CEE n° 85/374/CEE du 24 juillet 1985 », comme l'impose de longue date la jurisprudence de la Cour de justice 5 : le juge national a l'obligation d'interpréter son droit interne à la lumière d'une directive non transposée à compter de la date limite de transposition. Deux points peuvent dès lors soulever une difficulté en l'espèce, s'agissant d'un bien à usage professionnel et de préjudices susceptibles d'être qualifiés d'immatériels. Le premier aspect a été envisagé dans une décision de la Cour de justice, en réponse à une question préjudicielle posée dans une affaire proche de notre espèce (mise en circulation du produit défectueux dans l'intervalle entre la date limite de transposition de la directive et l'entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998). La CJCE a estimé que la réparation des dommages causés à des biens professionnels ne faisait pas partie des points sur lesquels la directive impose une harmonisation totale.6 Le second aspect, en revanche, est plus délicat et soulevé par le pourvoi principal. La Cour de cassation considère, depuis 20077, que si le juge national est « tenu d'interpréter son droit interne à la lumière du texte et de la finalité de la directive non transposée, c'est à la condition que celle-ci soit contraignante pour l'Etat membre et ne 2

P. Malaurie, L. Aynès, P. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 12e éd. LGDJ, 2022, n° 200.

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Ce qui a donné lieu à une condamnation de la France (CJCE 13 janvier 1993, Aff. C. 293-91).

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La directive ne définit pas la notion de mise en circulation, mais selon l'article 1245-4 du code civil, « Un produit est mis en circulation lorsqu'un producteur s'en est dessaisi volontairement ». 5

CJCE. 10 avril 1984, Von Colson, Rec. CJCE 1984, p. 1891.

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CJCE 4 juin 2009, Aff. C.285/08, Moteurs Leroy Somer : la directive ne fait pas obstacle à l'existence d'un régime de responsabilité autorisant la réparation des dommages causés à des biens à usage professionnel, car la réparation des dommages aux biens professionnels « ne relève pas du champ d'application de la directive ». V. aussi Com. 26 mai 2010, n° 07-11744. 7

Civ.1. 15 mai 2007, n° 05-10234.

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lui laisse pas une faculté d'option pour l'adaptation de son droit national au droit communautaire ». Notamment, l'article 1147 (ancien) du code civil doit être interprété à la lumière de la directive8. L'article 9 dernier alinéa de la directive laisse clairement une option aux Etats membres concernant la réparation des « dommages immatériels ». Reste à définir ce qu'il convient d'entendre par un dommage immatériel au sens de la directive. La société Marcot estime en effet avoir subi un préjudice moral (admis en droit positif pour les personnes morales) et un préjudice d'image, découlant directement de l'accident survenu, qui a suscité un émoi national au regard de ses circonstances 9. L'information judiciaire a démontré que cet accident était entièrement dû à un défaut de fabrication d'une rotule de direction d'une roue du véhicule, qu'il n'était donc en rien imputable à la société Marcot. Il s'agit de préjudices extra-patrimoniaux, dits encore préjudices moraux, s'agissant d'un préjudice moral classique et d'un préjudice résultant d'une atteinte à un droit de la personnalité10. Ces préjudices peuvent être considérés comme découlant de dommages immatériels. Sous réserve que l'action de la société Marcot ne soit pas déclarée irrecevable comme prescrite (cf. infra, II), l'option laissée par le législateur européen aux Etats membres concernant la réparation des « dommages immatériels » pourrait permettre de considérer que ces deux préjudices peuvent être réparés, dans le cadre d'une interprétation du droit interne à la lumière de la directive, ainsi que l'a décidé la cour d'appel en l'espèce. Une telle analyse supposerait toutefois d'appréhender de manière autonome le dernier alinéa de l'article 9 de la directive, sans appliquer aux dommages immatériels les conditions requises pour le « dommage » au sens de l'article 1er de la directive, qui figurent dans le reste de la disposition. Les préjudices financier et commercial, également invoqués par la société Marcot, relèvent quant à eux de la catégorie des préjudices économiques. La nature juridique de ce type de préjudices prête à discussion, certains auteurs y voyant des préjudices patrimoniaux11 ou encore matériels12, tandis que d'autres les considèrent comme des

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Civ.1. 15 mai 2007, n° 05-17947.

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L'accident a impliqué l'un des autocars de la société Marcot, et l'un de ses salariés, décédé dans l'accident, outre les blessures subies par plusieurs enfants transportés sur un trajet scolaire. 10

V. P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 6e éd. LexisNexis, 2023, n° 220 et suiv.

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P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 6e éd. LexisNexis, 2023, n° 210 et suiv. L'auteur rejette la distinction traditionnelle entre dommage matériel et dommage moral, préférant celle, plus juste selon lui, des préjudices patrimoniaux et extra-patrimoniaux, proposée notamment par P. Le Tourneau (Droit des contrats et de la responsabilité, éd. Dalloz Action, n° 2122-12 et suiv.). V. aussi M. FabreMagnan, Droit des obligations. T2, éd. PUF, 2007, p. 84. La nature patrimoniale du préjudice n'exclut pas son caractère immatériel le cas échéant (V. L-E. Duong, art.cit.). 12

M. Bacache, « Le préjudice économique pur. Rapport français », in Le préjudice entre tradition et modernité, Travaux Assoc. Capitant, T.1., 2013, spéc. n° 2, qui retient « un préjudice patrimonial, ou encore matériel ». Oscillant entre dommage matériel et dommage immatériel : F. Terré, P. Simler, Y. Lequette, F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 12e éd. Dalloz, 2019, voir n° 932 et 1131, comp. n° 1227.

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préjudices immatériels13, soulignant parfois que « le préjudice immatériel n'a d'immatériel que le nom »14. Les préjudices économiques découlant notamment de la perte d'exploitation, de la perte de bénéfice, de la perte de clientèle ou encore du gain manqué, leur nature immatérielle paraît effectivement dominer (par opposition au préjudice matériel résultant de la destruction d'un bien par exemple). Cependant, ces préjudices économiques résultent normalement d'un dommage matériel subi par un bien, ou d'un dommage corporel. Cela révèle toute l'ambiguïté de la rédaction de l'article 9 de la directive, qui évoque des « dommages immatériels », ce qui peut être entendu comme des préjudices immatériels (la doctrine employant souvent indifféremment les deux expressions - bien que dommage et préjudice puissent être théoriquement distingués15), ces préjudices résultant néanmoins classiquement de dommages matériels ou corporels, ou bien plus strictement comme des dommages impalpables et invisibles (tel le dommage moral par exemple). En réalité, le concept de préjudice immatériel, en droit français, « est une réponse des assureurs aux besoins des entreprises afin de garantir " tout ce qui n'est ni dommage matériel, ni dommage corporel " »16 ; son sens proprement juridique est ainsi relativement flou. En tout état de cause, le droit positif français, à la différence d'autres droits qui sont plus restrictifs, considère que « tout chef de préjudice, qu'il découle d'une atteinte à la personne, à un bien, ou aux seuls intérêts économiques de la victime, a vocation à être intégralement réparé, quel que soit le fondement de l'action en responsabilité. Il n'en va autrement qu'en présence d'une règle particulière contraire. »17

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En ce sens, P. Jourdain, « Responsabilité du fait des produits défectueux : les préjudice commercial est-il réparable ? », RTDciv. 2015, p. 892 ; L-M. Duong, art.cit. (pour qui, « Lato sensu, [le préjudice immatériel] est tout ce qui ne relève pas des préjudices corporels ou matériels stricto sensu. »). V. aussi Y. Lambert-Faivre, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, 9e éd. Dalloz, 2022, n° 32, qui évoquent les dommages immatériels dits « purs », soit ceux qui ne résultent ni des dommages corporels ni des dommages matériels, et « visent notamment les affaires économiques et financières ». 14

L-M. Duong, art.cit.

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Comparer Vocabulaire juridique H. Capitant, V° Préjudice : « 1. Syn. de dommage dans l'usage régnant. (...) 2. En doctrine, parfois distingué du dommage dont il serait la conséquence » ; J. Carbonnier, Droit civil. T4. Les obligations, 22e éd. PUF, 2000, qui renvoie dans son index le mot 'préjudice' au mot 'dommage' ; M. Fabre-Magan, op.cit., n° 26, qui évoque « le dommage, encore appelé préjudice » et considère au n° 39 que « la distinction est dépourvue de conséquences juridiques » ; Contra, notamment, S. Porchy-Simon, Droit des obligations, éd. Dalloz, 2021, n° 922 : « Le dommage est le fait matériel et désigne le siège de l'atteinte. Le préjudice, notion juridique, renvoie quant à lui aux conséquences juridiques de cette atteinte ». V. aussi F. Leduc, « Faut-il distinguer le dommage du préjudice ? : point de vue privatiste », RCA. 2010, dossier 3 ; J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, 3e éd. PUF, 2022, n° 36 p. 680, qui souligne que l'article 1235 du Projet de réforme de la responsa bilité civile

reprend la distinction entre préjudice et dommage. 16

L-M. Duong, art.cit.

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J. Traullé, « La réparation du préjudice économique « pur » en question », RTDciv. 2018, p. 285 et suiv., spéc. n° 1. V. aussi le Projet de réforme de la responsabilité civile, art. 1258, qui dispose « La réparation a pour objet de replacer la victime autant qu'il est possible dans la situation où elle se serait trouvée si le fait dommageable n'avait pas eu lieu. Il ne doit en résulter pour elle ni perte ni profit. »

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Si le droit commun applicable à l'espèce doit être interprété à la lumière de la directive non encore transposée, deux analyses sont alors possibles : - soit l'on considère que les deux préjudices économiques invoqués par la société Marcot constituent des préjudices immatériels, assimilables aux « dommages immatériels » visés par l'article 9 in fine et autonomes quant à leur régime juridique dans l'esprit du législateur européen, et alors la cour d'appel de Metz pouvait valablement juger qu'ils entraient dans le champ d'application de la directive 85/374/CEE, pour les raisons exposées plus haut (option laissée aux législateurs nationaux, donc directive non contraignante) ; - soit l'on considère que ces préjudices économiques découlent plus strictement de dommages matériels ou corporels, et alors la question de leur exclusion du champ d'application de la directive peut être soulevée. La question peut en effet se poser de savoir si ces préjudices économiques rendent compte d'un dommage « causé par la mort ou par des lésions corporelles », ou « causé à une chose autre que le produit défectueux lui-même », au sens de la directive de 1985, comme le soulève le pourvoi. En effet, les préjudices financier et commercial sont susceptibles d'être rattachés à la notion de « préjudice économique pur », dont la définition est toutefois controversée en doctrine. Le concept, d'origine anglo-saxonne (pure economic loss), donne en effet lieu à des définitions plus ou moins larges dans la doctrine française, certains auteurs n'admettant l'existence d'un tel préjudice qu'en l'absence de dommage à la personne ou aux biens éprouvé par quiconque, tandis que d'autres retiennent une définition plus large, admettant l'existence du préjudice économique « pur » dès lors que le demandeur à l'action en responsabilité n'a subi aucune atteinte à sa personne ou à ses biens, peu important que d'autres aient subi de telles atteintes 18. La notion est en réalité fréquemment instrumentalisée, afin de faire échec, le cas échéant, à la demande d'indemnisation19. Des auteurs sont d'ailleurs défavorables à la réparation de ce type de préjudice20, notamment dans l'hypothèse du régime spécial de la responsabilité du fait des produits défectueux au motif que le législateur français ou européen ne l'aurait pas admis21. 18

V. J. Traullé, art. cit., spéc. n° 25. Comparer, M. Bacache, art.cit. : c'est « le préjudice matériel ou patrimonial qui ne découle pas d'une atteinte première aux biens ou à la personne de la victime. Ce préjudice autonome, en quelque sorte primaire, n'est pas induit d'un dommage initial. » ; P. Brun, op.cit., n° 215 : c'est « le préjudice de nature patrimoniale consistant dans la perte d'un profit ou d'une espérance de gain qui ne résulte pas d'une atteinte aux biens ou à la personne de la victime ». Ces auteurs citent pour exemples le préjudice subi par une société victime d'une rupture abusive des pourparlers, la perte d'emploi résultant d'un licenciement sans cause réelle ou sérieuse, ou encore la baisse du chiffre d'affaire en raison de la perte de clientèle consécutive à une concurrence déloyale. 19

J. Traullé, art.loc.cit.

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V. notamment, J. S Borghetti, « Les intérêts protégés et l'étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extracontractuelle », in Études offertes à Geneviève Viney, éd. LGDJ, 2008, p.143; M. Fabre-Magnan, « Un projet à refaire », RDC. 2010, p. 782. 21

V. J-S. Borghetti, « Heads of damage », in Landmark cases of EU consumer law, éd. Intersentia, 2013, p. 315 et suiv.

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A propos du préjudice commercial, le professeur Jourdain22 souligne que la directive « cherche à assurer la réparation des atteintes à la sécurité des personnes et des biens résultant de la défectuosité d'un produit » ; le préjudice commercial - ou plus largement économique - ne semble ainsi pas visé par la directive selon cet auteur. Au regard, donc, des finalités de la directive, il n'est pas certain que les préjudices économiques, et notamment les préjudices économiques « purs » puissent être considérés comme des préjudices réparables. La directive, en effet, ne vise que « le dommage causé à une chose ou la destruction d'une chose, autre que le produit défectueux lui-même », outre « le dommage causé par la mort ou par des lésions corporelles » (art. 9). La logique du régime de responsabilité des produits défectueux est en effet d'exclure la réparation des dommages causés au produit défectueux lui-même dans la mesure où la réparation d'un tel dommage relève du domaine purement contractuel. 23 « Cela implique que la réparation du dommage économique consécutif à une atteinte à ce bien n'est pas réparable sur le fondement de ce régime dès lors qu'un tel dommage n'est que le prolongement de celui causé au bien défectueux ».24 La première chambre civile a déjà accueilli souplement la réparation d'un préjudice économique25, mais dans le cadre de l'application de la loi de 1998, c'est à dire en application de l'article 1245-1 (art. 1386-1 anc.) qui dispose plus largement que la directive que le régime spécial s'applique à la réparation du dommage « qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux luimême » : Civ.1. 1er juillet 2015 (n° 14-18391, publié). Il s'agissait d'un défaut affectant des bouteilles de vin en verre (apparition de débris de verre dans les bouteilles). La cour d'appel a refusé d'indemniser « le préjudice économique constitué par des moins-values ou une perte de marge et consécutif à la mévente des bouteilles », au motif que le dommage était en lien direct avec les défectuosités du produit lui-même, ce à quoi la Cour de cassation a répondu : « Qu'en statuant ainsi, après avoir constaté que les défauts relevés affectaient non seulement les bouteilles de verre, mais aussi le vin qu'elles devaient contenir, ce dont il résultait que la mévente des bouteilles défectueuses, engendrant le préjudice invoqué, était consécutive au caractère impropre à la consommation du vin, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et violé les textes susvisés » (art. 1386-1 et 1386-2 anc. c. civ.). Mais elle a aussi, dans un arrêt ultérieur, adopté une solution plus stricte, rappelant que le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux ne s'applique pas à la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte au produit défectueux lui-même (un bateau), dans l'hypothèse notamment de la perte de loyers et d'un préjudice de jouissance (préjudices économiques) : Civ.1. 14 octobre 2015, n° 14-13847, publié. 22

Art.cit. (RTDciv. 2015).

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En ce sens, M. Fabre-Magnan, op.cit., n° 108.

24

J-P. Sudre, avis sur le pourvoi n° 14-18391 (Civ.1. 1er juillet 2015).

25

B. Gérard (« Le vaste champ d'application de la responsabilité du fait des produits défectueux », D. 2015, p. 2227) y voit un « préjudice économique pur ».

10

Dans une autre décision, la première chambre civile a de nouveau jugé dans ce sens, en refusant d'indemniser (notamment) une perte d'exploitation consécutive à l'atteinte au produit défectueux lui-même, mais dans cette espèce, le préjudice économique découlait très directement de la défaillance durable de la machine défectueuse en l'absence de fourniture d'une machine de remplacement : Civ.1. 9 décembre 2020, n° 19-21390, publié. En l'espèce, les dommages financier et commercial de la société Marcot ne sont pas des dommages « causés à une chose », au sens de la directive ; ils résultent de l'accident qui a mis en doute la qualité du matériel et du service de transport fourni aux clients26. La loi du 19 mai 1998 n'étant pas applicable à l'espèce, seule la formulation, plus stricte, de la directive, peut constituer le socle de l'analyse. 27 De la même manière, ces préjudices ne peuvent a priori constituer des « dommages causés par la mort ou des lésions corporelles », la société n'ayant pas subi (par nature) de tels dommages. Certes, ses préjudices économiques sont liés à la survenance de ce grave accident, et donc indirectement liés aux dommages corporels subis par des tiers, mais le lien paraît ténu même dans cette vision extensive des « dommages causés par la mort ou des lésions corporelles ». Or, on sait qu'un lien direct et suffisant avec la victime immédiate est exigé par la jurisprudence pour admettre le préjudice par ricochet28. Surtout, une telle interprétation de la formule de l'article 9 n'apparaît pas conforme aux finalités de la directive rappelées plus haut (p.11), et qui transparaissent notamment dans un arrêt rendu par la CJUE le 5 mars 2015 (Aff.C-503/13 et C-504/13, cité au rapport) : « la notion de «dommage causé par la mort ou par des lésions corporelles», au sens de l'article 9, premier alinéa, sous a), de la directive 85/374, doit, au regard des objectifs de protection de la sécurité et de la santé des consommateurs que cette directive poursuit conformément aux premier et sixième considérants de celle-ci, recevoir une interprétation large. [...] La réparation du dommage porte ainsi sur tout ce qui est nécessaire pour éliminer les conséquences dommageables et pour rétablir le niveau de sécurité à laquelle l'on peut légitimement s'attendre, conformément à l'article 6, paragraphe 1, de cette directive. [...] » En conclusion, l'hésitation est permise sur la solution qu'il convient d'apporter, sur le fond, à la question soulevée dans cette première branche du pourvoi principal. On pourrait considérer que l'option laissée aux législateurs nationaux par la directive concernant les « dommages immatériels », pourrait être interprétée comme incluant 26

V. conclusions d'appel de la société Marcot, p. 16, qui évoquent une campagne médiatique très agressive à son encontre. 27

Comme l'a souligné la professeure Traullé dans son commentaire de l'arrêt Civ.1. 1 er juillet 2015 en opposant directive et droit interne issu de la transposition, le droit interne « ne se contente [...] pas de permettre la réparation des seuls dommages matériels causés aux biens » et « la réparation des dommages aux biens subit, à l'image de ce qui a été constaté à propos de la réparation des dommages aux personnes, la force d'attraction du principe de la réparation intégrale » (J. Traullé, RCA. 2016, n° 1, dossier 4). 28

V. notamment, M. Fabre-Magnan, op.cit., n° 32.

11

les préjudices moral, d'image, financier et commercial, si l'on veut bien admettre qu'il s'agit là de préjudices immatériels assimilables aux « dommages immatériels » visés par la directive. Des auteurs admettent le caractère immatériel de ce type de préjudices29 (bien que la doctrine ne soit pas unanime), et la Cour de justice a admis dès 2001 que la réparation du dommage immatériel « dépend exclusivement des dispositions du droit national » (CJCE, 10 mai 2001, Aff. C-203/99, cité au rapport). Sur ce fondement, à la lumière de la directive du 25 juillet 1985 (article 9 in fine), et à condition de considérer que la réparation des « dommages immatériels » aurait été envisagée de manière autonome par le législateur européen30, il serait possible d'admettre, ainsi que la cour d'appel de Metz l'a jugé, que ces préjudices entrent bien dans le champ d'application de la directive : « Entrent dès lors dans le champ d'application de la directive les demandes visant au remboursement des sommes exposées par le GAN en indemnisation des dommages corporels des victimes, outre les sommes annexes déboursées à cette occasion, ainsi que la demande en indemnisation du dommage ayant consisté, pour la société des Automobiles Marcot, dans le paiement d'une somme de 71.609 € au titre du surcoût des cotisations accident du travail, outre le préjudice moral, financier, commercial et d'image résultant des faits pour lequel une somme de 40.000 € est réclamée. »31

Mais l'on pourrait aussi considérer que ces préjudices moraux et économiques, même immatériels, doivent répondre aux conditions posées par l'article 9 de la directive dans le cadre de sa définition du « dommage » réparable, c'est-à-dire qu'ils doivent être causés à une chose autre que le produit défectueux lui-même, ou causés par le décès ou des lésions corporelles. La jurisprudence de la première chambre civile retient la condition de l'atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même, appréciée de manière plus ou moins souple, à propos de la réparation de préjudices économiques, dans le cadre de l'application de la loi du 19 mai 1998, c'est-à-dire sous l'empire d'une formulation substantiellement différente (cf. art. 1245-1 c.civ.), non applicable à l'espèce.32 29

V. supra, p. 8 et suiv.

30

V. supra, p. 8 et 10.

31

Les demandes de la société Marcot étaient les suivantes :

« - Condamner solidairement la SAS RENAULT TRUCKS et la SA IVECO FRANCE à verser à la SAS SOCIÉTÉ DES AUTOMOBILES MARCOT -1524,49 € au titre de la franchise pour le bus -398,36 € au titre de la franchise pour le remorquage -71 609 € au titre du surcoût de cotisations accidents du travail -25 500 € au titre de la location d'un autre bus pendant 8 mois et demi -3811 € pour le coût du sauvetage de l'épave -3645 € pour la destruction du véhicule. -40 000 € à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral, financier, commercial et d'image le tout avec intérêts au taux légal à compter de la demande, soit le 7 juin 2005, avec capitalisation » 32

V. supra, p. 12 et suiv.

12

En l'espèce, à la lumière de la directive de 1985, il apparaît difficile de considérer que les préjudices invoqués par la société Marcot sont causés par le décès du chauffeur et les lésions corporelles des passagers (le lien étant ténu), et encore moins « causés à une chose » selon les termes de l'article 9. Au regard de ces éléments, ainsi que des finalités de la directive 33, et dans une perspective de cohérence avec la jurisprudence de la première chambre civile dans le cadre de l'application de la loi de transposition, qui refuse la réparation des préjudices économiques (a priori immatériels) dès lors qu'il existe un lien avec l'atteinte subie par le produit défectueux lui-même, il m'apparaît raisonnable de considérer que les préjudices invoqués en l'espèce ne relèvent pas du champ d'application de la directive. Mon avis est ainsi dans le sens de la cassation de l'arrêt attaqué sur le fondement de la première branche du moyen unique du pourvoi principal.

II. Sur l'application de l'article L. 110-4 du code de commerce (Pourvoi principal, B2 à B4 ; pourvoi incident, B1 et B2) Une seconde question est soulevée par le pourvoi principal et le pourvoi incident : quel est le point de départ de la prescription de droit commun en matière commerciale, prévue à l'article L. 110-4 du code de commerce, d'une part dans l'hypothèse où cette prescription est invoquée dans le contexte de la responsabilité du fait des produits défectueux (donc dans le champ d'application de la directive du 25 juillet 1985), d'autre part dans l'hypothèse où la prescription est invoquée sur le fondement de la responsabilité découlant de l'existence d'un vice de la chose connu du vendeurfabricant ? Rappelons que le produit (une rotule de direction défectueuse) a été mis en circulation en 1990, que la vente de l'autocar à la société Marcot a eu lieu en 1991, que l'accident est survenu en 1999, que le rapport d'expertise a révélé la cause exacte et exclusive de l'accident en 2003, et que la société Marcot a assigné le fabricant-vendeur en 2005. La mise en circulation du produit et la vente du véhicule ont donc eu lieu postérieurement à l'expiration du délai de transposition de la directive (30 juillet 1988) et avant la loi de transposition n° 98-389 du 19 mai 1998, tandis que l'accident (donc le dommage) a eu lieu en 1999, soit postérieurement à l'entrée en vigueur de cette loi (21 mai 1998). Dans ce contexte et en substance, pour ce qui concerne les préjudices relevant du champ d'application de la directive, la cour d'appel de Metz a jugé qu'il convenait d'interpréter l'article L. 110-4 du code de commerce à la lumière de l'article 11 de la directive, pour en déduire que le délai de dix ans fixé par le code de commerce commençait à courir au jour de la mise en circulation du bien défectueux. (II.A) La cour d'appel a par ailleurs décidé, pour ce qui concerne l'action en responsabilité fondée sur le vice affectant le produit et le défaut d'information relatif à ce vice connu du vendeur-fabricant, donc pour les dommages non couverts par la directive, que l'obligation visée à l'article L. 110-4 du code de commerce se prescrivait par dix ans à compter de la date de la vente du bien litigieux. (II.B).

33

V. supra, p. 11 et 13.

13

II. A Dommages relevant du champ d'application de la directive (Pourvoi principal B2 et B3, Pourvoi incident B1) Ainsi que cela a déjà été souligné (supra, I), il est constant qu'en présence d'une situation juridique survenant entre la date limite de transposition d'une directive et l'entrée en vigueur de la loi de transposition dans le droit national, il convient d'appliquer le droit interne à la lumière de la directive 34. En l'espèce, le droit interne applicable est la responsabilité contractuelle de droit commun (anc. art. 1147 c. civ.). Les questions soulevées en l'espèce relèvent du droit de la prescription, ce qui accentue la difficulté, dans la mesure où, en principe, les règles de prescription (ou de forclusion) ont pour objet de fixer des délais et des points de départ pour ces délais avec une précision suffisante, ce qui laisse une marge d'interprétation a priori très faible, voire nulle35, dans l'hypothèse où une directive fixe des règles de prescription différentes de celles prévues en droit interne, comme en l'espèce. En outre, les règles de prescription et de forclusion présentent des liens puissants avec la question de l'accès au juge, dans la mesure où elles sont susceptibles d'empêcher le justiciable d'agir efficacement si son action est déclarée irrecevable comme prescrite ou jugée forclose. La question est donc par essence sensible, le législateur (européen ou national) devant trouver un juste équilibre entre l'impératif de laisser au justiciable un accès véritable et suffisant au juge et la possibilité de sanctionner son inaction prolongée, son manque de diligence à agir. Dans ce contexte, on comprend, dès lors, que le juge européen ait pu décider que le juge national doit interpréter le droit interne « dans toute la mesure du possible à la lumière de la directive »36 (de son contenu et de sa finalité), mais que cette règle trouve en tout état de cause ses limites dans le respect des « principes généraux du droit qui font partie du droit communautaire » tels que la sécurité juridique, la non-rétroactivité, outre la limite d'une interprétation contra legem du droit interne37. Ces lignes directrices posées dans la jurisprudence européenne ont amené la première chambre civile à décider qu'une interprétation à la lumière de la directive de 1985 peut s'avérer impossible en matière de prescription pour ce qui concerne la responsabilité extracontractuelle38. Dans un cas en revanche, la première chambre civile a jugé qu'une interprétation à la lumière de la directive restait envisageable sur le principe. Il en est ainsi à propos de l'ancien article 2270-1 du code civil, pour ce qui concerne plus spécialement le point de départ de la prescription39. 34

Notamment en ce sens, CJCE. 10 avril 1984 Von Colson, Rec. CJCE 1984, p. 1891.

35

En ce sens, P. Jourdain, RTD civ. 2015, p. 635.

36

V. notamment, Civ.1. 15 juin 2016, n° 15-20022, qui reprend cette exigence.

37

V. par exemple CJCE 8 octobre 1987, aff. n° 80/86 ; CJUE 4 juillet 2006 Adeneler, aff. n° C-212/04. (cités au rapport) 38

Civ.1. 15 mai 2015, n° 14-13151, publié ; Civ.1. 17 janvier 2018, n° 16-25817. Voir déjà, appliquant sans discussion la prescription de droit interne, Civ1. 26 septembre 2012, n° 11-18117, publié. 39

Civ.1. 15 juin 2016, n° 15-20022, publié ; Civ.1. 31 janvier 2018, n° 17-11259.

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Il apparaît important de retracer brièvement l'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation sur la question, subtile, de l'interprétation à la lumière de la directive de 1985, en matière de prescription : Dans l'arrêt du 15 mai 2015 (Civ.1. 15 mai 2015, n° 14-13151, publié), à propos de l'application des articles 2226 et 1382 anciens du code civil, la première chambre civile a considéré que la prescription fixée en droit interne n'était pas susceptible de faire l'objet d'une interprétation conforme au droit de l'Union européenne, et que le délai applicable était donc dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage. Puis en 2016, cette même chambre a affiné sa jurisprudence (Civ.1. 15 juin 2016, n°15-20022, publié), à propos de l'application de l'ancien article 2270-1 du code civil, en décidant que l'interprétation à la lumière de la directive était possible, dans la mesure où celle-ci permettait de se concilier avec l'interprétation jurisprudentielle de la disposition en question. L'hypothèse était favorable à une telle conciliation, l'interprétation à la lumière de la directive permettant en l'occurrence de retenir comme point de départ du délai de prescription le même point de départ que celui fixé par la jurisprudence de la Cour de cassation (ie., la date de consolidation du dommage)40. L'avis de l'avocat général, dans ce dossier, est éclairant, en ce qu'il souligne qu'une telle solution ne constitue aucunement une interprétation contra legem du droit interne, et que la jurisprudence de la première chambre civile « n'est pas incompatible avec les termes et objectifs de la directive »41. L'avocat général propose en outre de procéder à une distinction selon qu'il s'agit d'interpréter le délai (durée) de prescription, comme en 2015, ou de s'interroger sur le point de départ du délai, comme dans le dossier jugé en 2016, seul le second cas autorisant une possible interprétation à la lumière de la directive. On observera toutefois que l'arrêt du 15 mai 2015, qui exclut toute possibilité « d'interprétation conforme au droit de l'Union », ne focalise pas sa solution sur la seule durée du délai42. 40

Civ.1. 15 juin 2016 :

« Attendu, d'une part, qu'aux termes de l'article 2270-1 du code civil, les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ; qu'en cas de dommage corporel ou d'aggravation du dommage, la date de la consolidation fait courir le délai de la prescription prévu par ce texte ; Attendu, d'autre part, que, dès lors qu'un produit dont le caractère défectueux est invoqué a été mis en circulation après l'expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d'entrée en vigueur de la loi n 98-389 o du 19 mai 1998 transposant cette directive, l'article 2270-1 doit être interprété dans toute la mesure du possible à la lumière de la directive ; que le délai de prescription de l'article 10 de la directive court à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur ; Attendu que, par suite, la date de la manifestation du dommage ou de son aggravation, au sens de l'article 2270-1, interprété à la lumière de la directive, doit s'entendre de celle de la consolidation, permettant seule au demandeur de mesurer l'étendue de son dommage et d'avoir ainsi connaissance de celui-ci » 41

Avis de M. Ingall-Montagnier, page 4.

42

En outre, son visa évoque une interprétation à la lumière de la directive (art. 10), qui est ensuite exclue dans le corps de l'arrêt - Civ.1. 15 mai 2015 :

15

La chambre commerciale, en parallèle de ces décisions, a décidé dans notre espèce (Com. 18 mai 2016, n° 14-16234 et 14-25331, publié), que le juge national devait interpréter le point de départ du délai de prescription de l'article L. 110-4 du code de commerce à la lumière de la directive. De ce point de vue, sa position se rapproche de celle adoptée par la première chambre civile en juin 2016 pour ce qui concerne le point de départ de la prescription. Mais la chambre commerciale ne s'est pas interrogée sur les éventuelles limites pourtant clairement évoquées dans l'arrêt de la première chambre civile du 15 mai 2015. Or, l'analogie avec l'article 2270-1 ancien du code civil (visé dans l'arrêt Civ.1. 15 juin 2016) trouvait sa limite dans la circonstance que l'article L. 110-4 du code de commerce ne prévoit aucun point de départ au délai de dix ans applicable à l'espèce. La chambre commerciale, cassant un arrêt qui avait choisi comme point de départ la date de la livraison du véhicule comportant le produit défectueux, a estimé « Qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher, au besoin d'office, si, eu égard à la date de mise en circulation du produit défectueux, qui n'est pas nécessairement celle de la vente, le « Vu l'article 2226 du code civil, ensemble l'article 1382 du même code, tel qu'interprété à la lumière de l'article 10 de la directive 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux ; Attendu qu'il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne (arrêts du 4 juillet 2006, Adeneler, C-212/04 et du 15 avril 2008, Impact, C268/06) que l'obligation pour le juge national de se référer au contenu d'une directive lorsqu'il interprète et applique les règles pertinentes du droit interne trouve ses limites dans les principes généraux du droit, notamment les principes de sécurité juridique ainsi que de non-rétroactivité, et que cette obligation ne peut pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national ; Attendu que, pour déclarer irrecevable comme prescrite l'action en responsabilité du fait des produits défectueux engagée par M. B., l'arrêt retient que le vaccin ayant été mis en circulation au mois de décembre 1989, soit après le délai de transposition de la directive, mais avant l'entrée en vigueur de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, les règles du droit interne relatives à la prescription doivent être interprétées à la lumière de celle-là, la loi de 1998 étant inapplicable en l'espèce, de sorte qu'en application de l'article 10 de la directive, l'action en réparation de la victime se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle elle a ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur ; Qu'en statuant ainsi, alors que l'action en responsabilité extracontractuelle dirigée contre le fabricant d'un produit dont le caractère défectueux est invoqué, qui a été mis en circulation après l'expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d'entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998 transposant cette directive, se prescrit, selon les dispositions du droit interne, qui ne sont pas susceptibles de faire l'objet sur ce point d'une interprétation conforme au droit de l'Union, par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé, la cour d'appel a violé les textes susvisés, le premier par refus d'application, le second par fausse application. »

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droit interne dont elle faisait application à toutes les parties ne devait pas être interprété à la lumière de la directive précitée pour les dommages entrant dans le champ d'application de celle-ci, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ». Elle semble ainsi considérer que le point de départ de l'article L. 110-4, doit être la mise en circulation du produit défectueux, par une interprétation à la lumière de la directive. La formulation retenue présente toutefois une certaine ambiguïté, dans la mesure où la chambre commerciale n'a aucunement précisé son raisonnement, et notamment sur quelle(s) disposition(s) de la directive elle le fonde. A cet égard, l'argument d'irrecevabilité du moyen unique du pourvoi principal dans ses deuxième, troisième et quatrième branches, soulevé par le défendeur société Iveco, au motif que la cour d'appel de renvoi se serait contentée de statuer conformément à l'arrêt qui la saisissait, me paraît pouvoir être écarté, dans la mesure où l'arrêt de cassation n'est pas explicite sur ses fondements juridiques, alors que l'arrêt rendu sur renvoi par la cour d'appel de Metz prend quant à lui clairement position. En effet, l'arrêt de renvoi attaqué a lui aussi retenu comme point de départ la mise en circulation du produit défectueux, mais en précisant son raisonnement. Il considère que ce point de départ s'impose par une interprétation du droit interne à la lumière de l'article 11 de la directive, qui dispose : « Les États membres prévoient dans leur législation que les droits conférés à la victime en application de la présente directive s'éteignent à l'expiration d'un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le producteur a mis en circulation le produit, même qui a causé le dommage, à moins que durant cette période la victime n'ait engagé une procédure judiciaire contre celui-ci. ». L'article 10 de la directive est quant à lui écarté de l'interprétation, car il fixe une durée de prescription incompatible avec le droit interne : « 1. Les États membres prévoient dans leur législation que l'action en réparation prévue par la présente directive se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur. » Extraits de l'arrêt attaqué (p. 10-11): « L'article L. 110-4 précité, en ce qu'il ne comporte aucune indication quant au point de départ de la prescription qu'il édicte, est susceptible d'être interprété, pour ce qui concerne la responsabilité du fait des produits défectueux, à la lumière de la directive 85/374 du 25 juillet 1985. Aux termes de l'article 11 de la directive, les États membres prévoient dans leur législation que les droits conférés à la victime en application de la présente directive s'éteignent à l'expiration d'un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le producteur a mis en circulation le produit même qui a causé le dommage. Aux termes de l'article 10 de la directive, les États membres prévoient dans leur législation que l'action en réparation prévue par la présente directive se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur. Le délai prévu à l'article 11 est un délai butoir, qui peut être considéré comme un délai de forclusion et non de prescription. En tout état de cause il est admis que le délai prévu à l'article 10 est enfermé dans le délai prévu à l'article 11 ».

Puis poursuivant, en évoquant les arrêts du 15 mai 2015 et du 15 juin 2016 :

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« Dans une telle hypothèse, l'article 10 de la directive ne pouvait servir de référence pour interpréter le droit interne dès lors qu'en matière extra contractuelle le point de départ du délai de prescription était expressément fixé en droit interne par un texte, en l'occurrence l'article 2226 du code civil. Or le recours à la directive pour interpréter le droit interne ne peut permettre d'aboutir à une interprétation contra legem, de sorte qu'en l'espèce seul le droit interne trouvait à s'appliquer sans recours à une interprétation fondée sur l'article 10 précité. Il en aurait été de même si l'article 2270-1 ancien fixant le point de départ du délai de prescription des actions extra-contractuelles, avait trouvé à s'appliquer. Telle n'est cependant pas l'hypothèse en l'espèce, puisque l'action de la société Marcot et de ses assureurs n'est pas fondée sur une responsabilité extra-contractuelle du constructeur Renault Trucks, mais sur sa responsabilité contractuelle. En l'occurrence il n'est pas revendiqué par les sociétés Iveco et Renault Trucks l'application du délai de prescription de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, et en tout état de cause cet article n'aurait pu trouver application compte tenu du droit positif existant à cette époque. Il est en revanche revendiqué l'interprétation de l'article L. 110-4, à propos du point de départ du délai qu'il prévoit, à la lumière de l'article 11 de la directive, et cette interprétation n'est pas prohibée au regard du droit positif. Il en résulte par conséquent que, pour ce qui concerne les dommages entrant dans le champ de la directive, le point de départ du délai de dix ans prévu à l'article L. 110-4 du code de commerce doit être fixé à la date de mise en circulation du bus litigieux, soit le 26 septembre 1990. »

Il revient à la première chambre civile d'apprécier le raisonnement de la cour d'appel de Metz, qui a abouti à la même solution que celle retenue par la chambre commerciale, mais à l'aide d'une argumentation précise et développée. On peut retenir de l'arrêt attaqué les éléments-phare suivants : - l'application du droit interne à la lumière de la directive est possible ; celle-ci ne doit toutefois pas entraîner une interprétation contra legem du droit national. - le « délai de prescription de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage » ne peut trouver à s'appliquer « compte tenu du droit positif existant à cette époque ». Il peut être observé que la cour d'appel évoque à ce propos un « article » (cf. extrait ci-dessus) sans que l'on sache de quelle disposition il s'agit, l'article 10 de la directive (non expressément évoqué) fixant effectivement un délai de trois ans mais avec un autre point de départ que la seule connaissance du dommage. - l'arrêt s'appuie sur la distinction entre responsabilité extracontractuelle (cf. arrêts précités du 15 mai 2015 et du 15 juin 2016) et responsabilité contractuelle (notre espèce) pour justifier une solution différente, mais sans autre explication. - tout en reconnaissant que « Le délai prévu à l'article 11 est un délai butoir, qui peut être considéré comme un délai de forclusion et non de prescription », l'arrêt attaqué retient que le point de départ fixé dans cette disposition de la directive (ie. la mise en circulation du produit défectueux) peut être admis comme point de départ pour

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l'application de l'article L. 110-4 du code de commerce tel qu'interprété à la lumière de la directive. Il me semble que ce raisonnement peut être critiqué à plusieurs égards. En premier lieu, il fait fi de la distinction fondamentale entre délai de prescription et délai de forclusion, l'arrêt attaqué décidant finalement d'interpréter l'article L. 110-4 du code de commerce43, qui pose expressément un délai de prescription, à la lumière de l'article 11 de la directive, qui pose quant à lui un délai de forclusion. Or, les deux types de délai ne se confondent ni dans leur nature, ni dans leurs effets, ainsi que la doctrine le souligne fréquemment44. Une telle assimilation apparaît dès lors problématique du point de vue de la théorie juridique (bien qu'elle ne soit pas inédite45). En second lieu, Une telle interprétation aboutit à déplacer substantiellement le point de départ de la prescription applicable en l'espèce, au regard de la jurisprudence relative au point de départ de l'article L. 110-4. Certes, la jurisprudence de la Cour de cassation n'est pas uniforme sur le point de départ de ce délai de prescription - malheureusement non précisé par le législateur, oscillant entre la date du dommage ou de la révélation du dommage à la victime, la date de livraison du bien, ou encore la date de la vente du bien, selon les contentieux abordés. Et outre la diversité des points de départ, on sait que l'article L. 110-4 a pu servir de délai butoir (donc de délai de forclusion), et non seulement de délai de prescription, dans le contentieux relatif à la garantie des vices cachés jugé par la première chambre civile et la chambre commerciale. Cette jurisprudence n'est pas suivie par la troisième chambre civile ; la divergence des jurisprudences au sein de la Cour donnera lieu prochainement à une décision de la chambre mixte 46. Ceci étant précisé, il convient de souligner que pour le contentieux relatif à la responsabilité, les chambres de la Cour de cassation retiennent classiquement comme point de départ de la prescription de l'article L. 110-4, « la réalisation du dommage ou la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu

43

Art. L. 110-4, I c. com. (dans sa version applicable à la cause) : « I.-Les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par dix ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes. » 44

Voir notamment, X. Lagarde, « La distinction entre prescription et forclusion à l'épreuve de la réforme du 17 juin 2008 », D. 2018, p. 469 ; N. Balat, « Forclusion et prescription », RTDciv. 2016, p. 751 ; F. Terré, P. Simler, Y. Lequette, F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 12e éd. Dalloz, 2019, n° 1765, qui évoquent « les différences de nature, de finalité et de régime qui les opposent », et soulignent que l'article 2220 c.civ. écarte expressément les délais de forclusion du titre XX du Code civil consacré à la prescription extinctive, sauf dispositions légales contraires. 45

Cf. infra, la jurisprudence évoquée relative à la garantie des vices cachés. V. aussi Civ.3. 10 juin 2021, n° 20-16837, publié, qui décide que le délai visé à l'article 1792-4-3 du code civil est un délai de forclusion, en dépit de l'emploi du verbe « se prescrire » dans sa formulation (cette décision marque toutefois la volonté de la Cour de cassation d'harmoniser la nature juridique de ce délai avec celle des délais des garanties décennale et biennale). 46

Audience prévue en juin 2023.

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précédemment connaissance »47, notamment dans le cadre de l'application de l'article 1147 ancien du code civil48. Il existe certes un arrêt rendu par la chambre commerciale en 2006 (Com. 24 janvier 2006, n° 02-11323, publié) qui s'écarte de cette jurisprudence classique, qui plus est au visa des articles 1147 et 1384 al. 1er anciens du code civil interprétés à la lumière de la directive du 25 juillet 1985, et de l'article L. 110-4 du code de commerce, mais cette décision n'est à nouveau pas explicite sur le raisonnement qu'elle a tenu ni sur les articles de la directive qui ont pu servir de support à l'interprétation. L'arrêt reproche à la cour d'appel d'avoir (classiquement) retenu comme point de départ du délai de prescription le jour de la survenance du dommage, et retient quant à lui le jour de la vente du produit défectueux, mais l'on observera que la vente n'est pas visée au titre des points de départ des délais des articles 10 et 11 de la directive. Cette décision a été vivement critiquée par le professeur Jourdain49, qui a notamment observé que « le point de départ du délai de prescription retenu en l'espèce est contraire aux solutions admises tant en matière extracontractuelle qu'en matière de responsabilité contractuelle ». L'auteur souligne également que la solution de la cour d'appel était « plus équitable », car « elle évite de déclarer l'action de la victime prescrite avant même qu'elle ait pu agir », outre qu'elle est « juridiquement mieux fondée ». Il ajoute qu'il n'y a « guère de raisons de retenir des solutions différentes selon la nature de la responsabilité dès lors qu'est sollicitée la réparation d'un dommage ». A cet égard, la question d'une interprétation contra legem du droit positif peut se poser, la jurisprudence de la Cour de cassation étant généralement stable et uniformément fixée au sein des différentes chambres de la Cour de cassation pour le contentieux de la responsabilité, y compris pour l'application de responsabilités spéciales 50. On peut considérer que se détourner radicalement de cette jurisprudence, en assimilant qui plus est un délai de prescription à un délai de forclusion, va à l'encontre du droit positif applicable à l'espèce. En troisième lieu, le déplacement, opéré par l'arrêt attaqué, du point de départ classique de l'article L. 110-4 du code de commerce en matière de responsabilité, n'apparaît pas moins problématique que la modification de la durée d'une prescription. En effet, cet élément fait partie intégrante du régime de la prescription et constitue l'un de ses aspects déterminants : il ne s'agit ni d'un élément neutre ni d'un élément secondaire du régime juridique d'une prescription quelle qu'elle soit ; bien au contraire, la détermination du point de départ d'un délai de prescription participe de son équilibre juridique global et, tout comme la durée du délai, la fixation du point de départ peut laisser ouverte, ou au contraire empêcher, l'action du justiciable.

47

En ce sens, voir notamment : Civ.1. 9 juillet 2009, n° 08-10820, publié ; Com. 26 janvier 2010, n° 08-18354, publié ; Com. 3 avril 2012, n° 09-16805 ; Soc. 18 décembre 1991, n° 88-45083, publié. 48

V. Com. 3 avril 2012, précité.

49

P. Jourdain, Chr. Responsabilité civile, RTDciv. 2006, p. 571. (cité au rapport)

50

Pour un exemple, voir Com. 27 septembre 2005, n° 02-21045, publié, à propos de la responsabilité du mandataire commerçant à l'égard de son mandant.

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Dans le même ordre d'idée, l'association d'un délai de prescription et d'un délai de forclusion (délai butoir) n'est elle aussi pas neutre. L'objectif du législateur est de définir un équilibre entre la recevabilité de l'action en justice sur une certaine durée à compter d'un point de départ déterminé mais glissant dans le temps, tout en encadrant celle-ci par un second délai, dit butoir, qui vient limiter la possibilité d'engager indéfiniment la responsabilité (en l'occurrence) du producteur. Cet équilibre résulte de choix politiques, chaque durée et chaque point de départ étant réfléchis par le législateur. Les deux délais forment donc un tout, et toute interprétation qui reviendrait à les dissocier ne saurait être conforme à l'esprit des textes mis en oeuvre. L'association d'un délai de prescription et d'un délai de forclusion, reprise par le législateur français aux articles 1245-15 et 1245-16 du code civil, est d'ailleurs fréquemment relevée par la doctrine51. L'équilibre ainsi fixé par le législateur européen n'est pas forcément approuvé52, mais certains y voient sa volonté de tenir compte de l'usure des produits avec le temps et de l'atténuation possible de leur rôle causal au fur et à mesure que le temps passe, bien que cette justification ne convainque pas forcément53. En tout état de cause, la doctrine souligne que « L'existence d'une directive commande au juge d'interpréter la loi de façon à garantir la pleine effectivité du droit de l'Union et d'aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celleci »54. Ainsi, l'interprétation d'une disposition de droit interne à la lumière de la directive ne saurait être réalisée en dissociant les articles 10 et 11 de la directive de 1985. Une telle interprétation apparaît contraire à l'esprit de la directive et à ses objectifs. Or, l'arrêt attaqué s'est engagé dans une telle voie, en écartant expressément toute interprétation à la lumière de l'article 10, celle-ci lui paraissant impossible, tout en interprétant expressément l'article L. 110-4 du code de commerce à la lumière de l'article 11 de la directive.

L'esprit du texte européen ne me paraît pas respecté à un double titre : - d'une part, la solution adoptée dans l'arrêt attaqué revient à écarter toute prise en considération de la connaissance du défaut par la victime, ce qui est contraire au triple critère du point de départ du délai de prescription fixé à l'article 10 de la directive (« trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur »). Or, ce critère est, comme les autres, tout à fait central dans l'équilibre global mis en place par la directive (et repris par le législateur français à l'article 1245-16 c. civ.) ; la détermination du défaut du produit et sa connaissance par la victime sont d'ailleurs au

51

V. P. Brun, op.cit., n° 781 et suiv. ; F. Terré, P. Simler, Y. Lequette, F. Chénedé, op.cit., n° 1232.

52

Un auteur souhaiterait un allongement du délai butoir à 20 ans, voire sa suppression: E. Savaux, in La responsabilité du fait des produits défectueux, Recueil des travaux du GRERCA, éd. IRJS, 2013, p. 443. 53

V. P. Brun, op.cit., n° 782, qui y voit plutôt une justification économique et assurantielle, « le producteur n'ayant pas à supporter indéfiniment le poids de l'évolution des normes de sécurité et des connaissances scientifiques et techniques ». 54

P. Jourdain, art.cit., RTDciv. 2015, p. 635.

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coeur de la jurisprudence sur la responsabilité du fait des produits défectueux relative aux produits de santé en particulier55. - d'autre part, le point de départ choisi par l'arrêt attaqué, la mise en circulation du produit, est fixe et non glissant, ce qui ne correspond pas à l'équilibre souhaité par le législateur européen, qui associe opportunément un point de départ glissant pour le prescription et un point de départ fixe pour le délai butoir. Une telle interprétation de l'article L. 110-4 du code de commerce détruit ainsi l'équilibre mis en place par la directive, la solution retenue ayant pour effet de déclarer l'action de la société Marcot irrecevable car tardive (15 ans après la mise en circulation du produit), alors que la prise en compte de la connaissance du défaut par la société n'aurait pas abouti à la même solution concernant le délai de prescription. En effet, la première chambre civile a considéré (Civ.1. 27 novembre 2019, n° 1816537, publié), que le délai de prescription en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, ne court qu'à compter de la connaissance certaine par la victime du défaut du produit et de son implication dans le dommage, une telle certitude résultant du dépôt du rapport d'expertise. En l'espèce, le rapport d'expertise a été déposé en 2003, soit deux ans avant l'assignation de la société Renault Trucks et de son assureur par la société Marcot. Il pourrait certes être objecté qu'en tout état de cause, une interprétation à la lumière des articles 10 et 11 de la directive, qui forment un tout, devrait mener le juge national à tenir compte également du délai butoir, et qu'en l'espèce ce délai de dix ans commençant à courir à la date de la mise en circulation du produit défectueux (1990), il serait largement dépassé, donc l'action impossible. Mais une telle solution reviendrait à appliquer alors de manière anticipée la directive non encore transposée. En réalité, il faut convenir que l'article L. 110-4 du code de commerce, applicable à l'espèce, ne fixe aucun délai butoir, mais uniquement un délai de prescription, à l'image de l'article 2224 du code civil dont il est le pendant en matière commerciale. Il n'est devenu un délai butoir, dans la jurisprudence relative à la garantie des vices cachés, qu'afin de répondre à certains impératifs56. Comment dès lors, interpréter à la lumière d'une directive un régime de prescription fixant un délai bien précis (10 ans), avec un point de départ également précisé par le législateur ou la jurisprudence nationale, et sans avoir intégré dans son équilibre global un délai butoir, alors que la directive en question a opté pour un équilibre bien différent, avec un double délai ?

55

V. art. 1245-3, 1245-8 et 1245-16 c. civ., et la jurisprudence relative à certains médicaments, vaccin, outre aussi des produits herbicides (v. notamment . P. Brun, op.cit., n° 764 et suiv. ; M. Bacache-Gibeili, Les obligations. La responsabilité civile extracontractuelle. T.5, 4e éd. Economica, 2021, n° 740 et suiv.). 56

En vertu de cette jurisprudence (Civ.1. et Com.), l'acquéreur doit agir dans le bref délai (devenu un délai de 2 ans) à compter de sa découverte du vice et dans le délai de droit commun (10 ou 30 ans, devenus 5 ans) à compter de la date de conclusion de la vente. Cette solution repose sur la logique suivante : d'une part, éviter que l'acquéreur puisse agir indéfiniment à l'encontre du vendeur, la découverte du vice pouvant être très tardive (point de départ glissant) ; d'autre part, considérer que le jour de la vente constitue la date de naissance de l'obligation du vendeur de garantir la chose contre ses éventuels vices cachés.

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On atteint là, me semble-t-il, les limites de la possibilité d'interprétation à la lumière d'un texte européen. Au-delà de l'interprétation des termes mêmes d'un texte de droit interne à la lumière d'un texte européen, il s'agirait de substituer au régime juridique national de prescription de l'action de la victime un autre régime, reposant sur un autre équilibre, découlant du texte européen. Interpréter le texte applicable de droit interne à la lumière d'une partie seulement des dispositions qui établissent cet équilibre contrevient à l'esprit même de la législation européenne et à ses objectifs.57 L'interpréter en prenant en considération l'ensemble des dispositions utiles du texte européen (ici, les articles 10 et 11 de la directive) revient à appliquer la directive non transposée, et de manière anticipée la loi de transposition non encore entrée en vigueur, ce qui serait contraire au principe de non-rétroactivité58. Il serait dès lors pertinent de considérer, dans la suite de ce que la Cour de cassation a décidé en 2012, 2015 et 2018 à propos de la prescription de l'action en responsabilité extracontractuelle (v. supra p.17), que l'action en responsabilité contractuelle dirigée contre le fabricant d'un produit dont le caractère défectueux est invoqué, qui a été mis en circulation après l'expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d'entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998 transposant cette directive, se prescrit, selon les dispositions du droit interne, qui ne sont pas susceptibles de faire l'objet sur ce point d'une interprétation conforme au droit de l'Union, par dix ans à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance, et d'en déduire que la cour d'appel a violé l'article L. 110-4 du code de commerce par refus d'application. Une telle solution aurait pour résultat de rendre recevable l'action en responsabilité intentée par la société Marcot à l'encontre du fabricant-vendeur de l'autocar, la société Renault Trucks, et de son assureur,59 car elle a eu connaissance du dommage lors de la survenance de l'accident le 24 juin 1999, soit six ans avant l'assignation en date du 7 juin 2005. Il apparaît par ailleurs difficile de reprocher à cette société un manque de diligence, dans la mesure où elle n'a eu connaissance de la cause exclusive de l'accident 57

En l'espèce, la tentative a été faite au regard du seul article 11, en transformant alors la nature juridique du délai de l'article L. 110-4 c. com. Il aurait pu être imaginé de s'inspirer plutôt de l'article 10, qui réglemente un délai de prescription comme l'article L. 110-4, en retenant son triple critère du point de départ au titre d'une interprétation jurisprudentielle nécessaire à la lumière de la directive du 25 juillet 1985. Mais alors tout aussi bien, l'équilibre général voulu par le législateur européen aurait été nié, en adoptant une solution très favorable à la victime en l'absence de délai butoir associé en droit français (pour le droit interne dans sa version applicable à l'espèce). 58

Les arrêts précités Civ.1. 17 janvier 2018 et Civ.1. 31 janvier 2018 sont venus précisément sanctionner une telle interprétation effectuée par les arrêts de cours d'appel attaqués, qui avait pour résultat d'appliquer de manière rétroactive la loi de transposition non encore entrée en vigueur. 59

Outre la potentialité d'une action contre la société Iveco, cessionnaire de sa branche d'activités « autocars et autobus ».

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(défectuosité d'une rotule de direction) qu'en 2003, lors du dépôt du rapport d'expertise, alors même qu'elle n'avait pas été informée du vice par son vendeur, qui en avait pourtant connaissance60. Certes, l'arrêt du 15 mai 2015 visait la responsabilité extracontractuelle et non celle contractuelle, mais je ne vois aucune raison de distinguer les deux types de responsabilités du point de vue du raisonnement applicable à leurs prescriptions respectives. En outre, aucune analogie ne me parait possible avec la solution de l'arrêt rendu le 15 juin 2016 relatif au point de départ de la prescription de l'article 2270-1 du code civil, car cette affaire soulevait uniquement la question de l'interprétation de la « manifestation du dommage ou de son aggravation » (art. 2270-1) à la lumière de la « connaissance du dommage » de l'article 10 de la directive, ce qui a permis de conclure assez facilement au maintien de la jurisprudence de droit interne 61. En l'espèce, on a vu qu'un tel résultat interprétatif est impossible, en l'absence de toute compatibilité entre le contenu de l'article L. 110-4 et le régime de la prescription qui figure dans la directive : ce qui a pu être jugé pour une prescription en particulier ne peut pas forcément être reproduit pour une autre, chaque prescription ayant, ainsi qu'on la vu, son propre équilibre. De plus, la distinction qui est parfois suggérée dans l'approche de cette problématique, entre la question de la durée et celle du point de départ de la prescription62 n'apparaît pas de manière explicite dans les arrêts de mai 2015 et juin 2016 (v. supra p.17-18).

Dès lors, l'arrêt rendu par la cour d'appel de Metz me paraît pouvoir être cassé, en réponse en particulier à la troisième branche du pourvoi principal 63, qui soulève l'argument d'une interprétation contra legem du droit national dans l'arrêt attaqué. L'arrêt du 15 mai 2015, tout en relevant que les dispositions du droit interne n'étaient pas susceptibles de faire l'objet d'une interprétation conforme au droit de l'Union, a en effet souligné que « l'obligation pour le juge national de se référer au contenu d'une directive lorsqu'il interprète et applique les règles pertinentes du droit interne trouve ses limites dans les principes généraux du droit, notamment les principes de sécurité juridique ainsi que de non-rétroactivité, et que cette obligation ne peut pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national ». Une telle solution, si celle-ci est retenue par la première chambre civile, permettrait à la Cour de cassation de poursuivre son évolution jurisprudentielle en ce domaine, en montrant son attachement à l'équilibre mis en place par le législateur pour chaque 60

V. le jugement p. 3, ainsi que les termes du pourvoi et le mémoire ampliatif p. 3.

61

Civ. 1. 16 juin 2016 (extrait) : « Attendu que, par suite, la date de la manifestation du dommage ou de son aggravation, au sens de l'article 2270-1, interprété à la lumière de la directive, doit s'entendre de celle de la consolidation, permettant seule au demandeur de mesurer l'étendue de son dommage et d'avoir ainsi connaissance de celui-ci ». 62

V. notamment l'avis de M. Ingall-Montagnier, précité note 41.

63

La première branche du pourvoi incident mériterait pareillement d'être accueillie, le cas échéant, visant quant à elle explicitement l'impossibilité d'une « interprétation conforme au droit de l'Union européenne ».

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prescription, sans anticiper l'application de la loi de transposition ni méconnaître l'esprit de la législation européenne par une interprétation parcellaire et inappropriée des dispositions de la directive du 25 juillet 1985. Affirmer clairement que pour ce qui concerne la prescription de l'article L. 110-4 du code de commerce, une interprétation à la lumière de la directive n'est pas réalisable m'apparaît constituer une solution à la fois réaliste et respectueuse des fondements du droit de la prescription civile.

II.B Dommages ne relevant pas du champ d'application de la directive (Pourvoi principal B4, Pourvoi incident B2) Enfin, en réponse à la quatrième branche du moyen unique du pourvoi principal et à la deuxième branche du moyen unique du pourvoi incident, les éléments de réflexion suivants peuvent être apportés. Le pourvoi principal est formulé ainsi : « 4°/ que le point de départ de la prescription de l'action en responsabilité contractuelle, exercée par l'acquéreur d'une chose contre son vendeur, court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à l'acquéreur si celui-ci établit qu'il n'en avait pas eu précédemment connaissance ; qu'en jugeant, sur la recevabilité des demandes concernant des dommages ne relevant pas du champ d'application de la directive, qu'en matière d'obligations découlant du contrat de vente « et s'agissant d'une action relative aux qualités mêmes exigées du bien vendu indépendantes de toute faute contractuelle, il convient de considérer que l'obligation visée à l'article L. 110-4 du code de commerce se prescrit par dix ans à compter de la vente du bien litigieux », quand bien même la société Automobiles Marcot fondait ses demandes sur la responsabilité contractuelle en raison du vice affectant l'autocar et du défaut d'information relatif à ce vice connu du fabricantvendeur, la cour d'appel a violé l'article L. 110-4 du code de commerce, dans sa rédaction alors applicable. »

Comme le relève justement l'arrêt attaqué (p. 9), on sait que dans ses décisions du 25 avril 2002 (aff. C-183/00, C-52/00 et C-154/00), la CJUE a précisé que l'article 13 de la directive n° 85/374 du 25 juillet 1985 ne laisse pas la possibilité aux Etats membres de maintenir un régime général de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui prévu par la directive, mais n'exclut pas en revanche l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents. En l'espèce, la cour d'appel a considéré (p. 10), que « le surplus des sommes réclamées par la Société des Automobiles Marcot se rapporte à des dommages affectant le bus accidenté lui même ou résultant directement de la destruction de celui-ci consécutive à l'accident, de sorte que ces demandes sont relatives à des dommages n'entrant pas dans le champ de la directive. N'y entrent pas non plus les dommages indemnisés par la société Covea Fleet aux droits de laquelle vient la SA MMA, à savoir la valeur vénale du véhicule sinistré et le coût du dépannage du véhicule. »

La cour d'appel a également souligné (p. 9) : « Il est constant que l'action intentée par la Société des Automobiles Marcot et ses assureurs est fondée sur l'allégation du non respect par le constructeur Renault Trucks de l'obligation générale de sécurité lui incombant, les parties demanderesses en première instance s'étant prévalues de la défectuosité affectant la rotule de la roue avant droite du bus, et ayant également reproché au constructeur de ne pas avoir averti la société Marcot du risque et des préconisations d'entretien en découlant. »

Il est reproché à la cour d'appel de Metz d'avoir admis comme point de départ du délai de l'article L. 110-4 du code de commerce la vente du bien litigieux, pour les 25

dommages qui ne relèvent pas du champ d'application de la directive et qui découlent d'une mauvaise exécution des obligations attachées au contrat de vente (défaut d'information) ou d'une action relative aux qualités mêmes exigées du bien vendu indépendamment de toute faute contractuelle (action en garantie des vices cachés). Le pourvoi principal et le pourvoi incident se réfèrent à la jurisprudence précitée relative à l'article L. 110-4, qui a pu retenir comme point de départ « la réalisation du dommage ou la date à laquelle il est révélé à l'acquéreur si celui-ci établit qu'il n'en avait pas eu précédemment connaissance », ainsi que cela a déjà été souligné (v. supra p. 23). Il a toutefois déjà été relevé que la jurisprudence de la Cour de cassation n'est pas uniforme et que le point de départ, non précisé par le législateur, peut varier au gré de certains contentieux (supra p. 23). Plusieurs arrêts rendus par différentes chambres ont retenu la solution préconisée par le pourvoi principal et le pourvoi incident, celle d'un point de départ à la date de la réalisation du dommage ou à la date à laquelle le dommage est révélé à l'acquéreur si celui-ci établit qu'il n'en avait pas eu précédemment connaissance. 64 Par ailleurs, depuis l'entrée en vigueur de la réforme de la prescription civile en 2008, la première chambre civile et la chambre commerciale ont fait application du nouvel article 2224 du code civil pour fixer le point de départ de l'article L. 110-4 du code de commerce au jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer65. Mais il peut être relevé, pour ce qui concerne l'obligation d'information du fabricant, que la troisième chambre civile a fait courir le délai de prescription de l'action directe en responsabilité contractuelle du maître de l'ouvrage contre le fabricant à compter de la livraison des matériaux à l'entrepreneur66. Et pour ce qui concerne la garantie des vices cachés, pour laquelle il existe en droit français un délai pour agir de deux ans à compter de la découverte du vice (art. 1648 c.civ.), la première chambre civile ainsi que la chambre commerciale ont décidé que l'article L. 110-4 du code de commerce pouvait être invoqué au titre d'un délai butoir courant à compter de la vente du bien vicié 67. La troisième chambre civile n'a en revanche pas retenu cette solution. Une chambre mixte devant prochainement trancher la question, il apparaît impossible de considérer qu'il puisse exister une jurisprudence établie relative à la prescription pour ce qui concerne la garantie des vices cachés. En l'espèce, la cour d'appel a jugé (p. 12) : « 2° Sur la recevabilité des demandes concernant des dommages ne relevant pas du champ d'application de la directive.

64

V. les décisions citées supra note 47.

65

V. notamment, Civ.1. 5 janvier 2022, n° 20-16031, publié.

66

V. notamment, Civ.3. 7 janvier 2016, n° 14-17033, publié.

67

V. Civ.1. 8 avril 2021, n° 20-13493, publié ; Com. 16 janvier 2019, n° 17-21477, publié.

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S'agissant d'une action intentée contre un commerçant, ces demandes restent fondées sur l'article L. 110-4 et le point de départ du délai de prescription, non fixé par cet article, a été fixé en droit commun par la jurisprudence. La société des Automobiles Marcot et les société GAN et MMA invoquent à leur profit la jurisprudence fixant le point de départ du délai de prescription, notamment pour l'application de l'article L. 110-4, à la date de réalisation du dommage ou à la date à laquelle il est révélé à la victime. La société IVECO cite de son côté différentes hypothèses dans lesquelles a été retenue la date de vente du bien litigieux. Il convient de relever que l'hypothèse de l'espèce est celle d'une action fondée sur un contrat de vente entre commerçants. L'article L. 110-4 du code de commerce prévoit une prescription extinctive, non d'une action, mais de l'obligation du commerçant née à l'occasion de son commerce. Dès lors, en matière d'obligations découlant du contrat de vente et s'agissant d'une action relative aux qualités mêmes exigées du bien vendu indépendante de toute faute contractuelle, il convient de considérer que l'obligation visée à l'article L. 110-4 du code de commerce se prescrit par dix ans à compter de la date de la vente du bien litigieux. Il en résulte que les obligations du vendeur du bus litigieux, concernant les dommages en lien avec le caractère défectueux du bien vendu, se sont trouvées prescrites à l'issue du délai de dix ans ayant couru à compter du 5 juin 1991, soit à la date du 5 juin 2001».

Au regard de l'ensemble de ces éléments, et en particulier de l'absence d'uniformité jurisprudentielle concernant le point de départ du délai de l'article L. 110-4 du code de commerce, il me semble qu'il peut être reproché à la cour d'appel de Metz d'avoir opté, pour les préjudices qui n'entrent pas dans le champ d'application de la directive, en faveur d'un point de départ fixé à la date de la vente du bien litigieux, sans expliciter sa décision et notamment sans distinguer selon qu'elle vise la garantie des vices cachés ou la responsabilité contractuelle pour défaut d'information, ni tenir compte de la jurisprudence évoquée ci-dessus et applicable à la cause, qui retient généralement comme point de départ de l'article L. 110-4 la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à l'acquéreur si celui-ci établit qu'il n'en avait pas eu précédemment connaissance, pour ce qui concerne la responsabilité contractuelle. Pour ces raisons, il m'apparaît possible de retenir la violation de l'article L. 110-4 du code de commerce par la décision attaquée. Mon avis est donc également dans le sens de la cassation de l'arrêt attaqué sur la quatrième branche du moyen unique du pourvoi principal68.

68

La deuxième branche, similaire, du pourvoi incident mériterait pareillement d'être accueillie, le cas échéant.

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