Cass. civ. 3, Conclusions, 06-07-2023, n° 22-15.923
A84592RQ
Référence
AVIS DE Mme MOREL-COUJARD, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 534 du 6 juillet 2023 (B) – Troisième chambre civile Pourvoi n° 22-15.923 Décision attaquée : 10 mars 2022 de la cour d'appel de Douai la société du Pavillon de Flore C/ Mme [H] [Z] _________________
Avis de cassation
Les faits et la procédure ont été exposés au rapport, auquel je me réfère pour le détail, en précisant que le présent litige, qui s'inscrit dans le cadre d'un contentieux ancien, oppose une société bailleresse et une commerçante installée en centre-ville, preneuse à bail commercial, dans un immeuble sous le régime de la copropriété. La société bailleresse a assigné la preneuse en résiliation du bail, alléguant de plusieurs manquements, dont la non-exécution de divers travaux dans le local loué. En réplique, la preneuse a sollicité l'exception d'inexécution et la consignation des loyers réclamés, au motif que la bailleresse avait manqué à son obligation de délivrance, le local étant de longue date affecté d'infiltrations dues à l'absence de travaux sur le clos et le couvert.
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Parallèlement, la preneuse a fait également l'objet d'une procédure, toujours pendante à la date de l'arrêt attaqué, diligentée par le syndicat des copropriétaires, qui prétendait que le local commercial empiétait sur les parties communes1. Le présent pourvoi vous invite à examiner la question du contrôle du juge sur les conditions de mise en oeuvre de l'exception d'inexécution. L'article 1219 du Code civil fixe comme condition de mise en œuvre de l'exception une inexécution qui doit être « suffisamment grave ». Dans le cadre de la réforme du 10 février 2016, le rapport remis au président de la République précisait que « cette exception […] ne peut être opposée comme moyen de pression sur le débiteur que de façon proportionnée ». La jurisprudence antérieure avait déjà posé une exigence de proportionnalité, les juges devant apprécier si la riposte du créancier était proportionnée à la gravité de l'inexécution première2. La doctrine y décèle une exigence de mesure dans la mise en œuvre de ce mode de justice privée. Ainsi Gwendoline Lardeux justifie cette exigence par le principe de la force obligatoire du contrat: “Tant le principe de proportionnalité des sanctions en matière contractuelle que les infléchissements ou exceptions qu'il connaît sont fondés sur le respect de la force obligatoire des conventions. Celui-ci donne sa cohérence à la grande diversité des sanctions admises et de leurs conditions de mise en œuvre”3. Le contrat de bail est un contrat synallagmatique qui met à la charge des parties des obligations réciproques. Le locataire est tenu de payer les loyers à la date convenue (article 1728 du code civil). Le bailleur est quant à lui tenu d'une obligation de délivrance et de jouissance paisible (article 1719 et 1720 du code civil). Si le locataire, comme au cas présent, peut se prévaloir de l'exception d'inexécution pour s'exonérer du paiement du loyer lorsque le bailleur manque à son obligation de délivrance, la jurisprudence apprécie relativement strictement les conditions d'application de cette exception.
1 Il était allégué que le local empiétait sur la trémie d'un escalier détruit par un incendie antérieur à la
signature du bail commercial. Arguant que les travaux projetés affecteraient la surface du bien loué telle que fixée par le bail, la preneuse a refusé l'accès du local aux entreprises mandatées par le syndicat des copropriétaires. 2 1ère Civ., 10 juill. 1990, pourvoi n° 87-20.120 : “mais attendu, d'abord, qu'il relève du pouvoir souverain
du juge du fond d'apprécier si l'inexécution partielle de ses obligations par une des parties à un contrat synallagmatique est de nature à affranchir l'autre partie de ses obligations corrélatives, et également d'apprécier si cette inexécution présente un caractère de gravité suffisante pour en justifier la résolution".
3 JCP G 2021 n°18, doctr. 502.
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En effet, si elle reconnaît aux juges du fond le pouvoir d'apprécier souverainement dans quelle mesure la gravité des manquements de l'une des parties à ses obligations est de nature à admettre l'exception d'exécution opposée par l'autre 4, elle veille toutefois au respect de la proportionnalité. Ceci renvoie à une hiérarchie des obligations respectives des parties, le caractère de gravité du manquement s'appréciant de manière relative, au regard de l'importance de l'obligation à laquelle il a été manqué et de celle de l'obligation que l'on entend suspendre en riposte. En matière de bail, cette question se pose tout particulièrement lorsque, comme au cas présent, le locataire conserve l'usage des lieux. Pour admettre l'exception d'exécution, le jugement avait retenu l'existence d'infiltrations affectant le local loué, concernant le clos et le couvert et rappelé l'obligation faite au bailleur de délivrer un local conforme à la destination prévue au bail. Dans ses conclusions, la bailleresse appelante avait souligné qu'il devait être recherché si la preneuse s'était trouvée dans l'impossibilité absolue d'utiliser les lieux et observé qu'elle n'avait au demeurant subi aucune entrave dans sa jouissance du local. En réplique, la preneuse soutenait qu'en l'absence de travaux elle ne disposait pas de la jouissance intégrale du local et ajoutait que l'exception d'inexécution ne supposait pas une impossibilité totale d'exploiter les lieux. Concrètement, elle ne faisait toutefois état que des constatations d'un expert quant à l'existence de flaques significatives au niveau des réserves5. Ce n'est qu'au soutien de sa demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice causé qu'elle faisait état des frais exposés pour pallier à cette situation par des aménagements particuliers. L'arrêt confirme la solution du jugement, en adoptant les motifs de celui-ci quant au non respect de l'obligation de délivrance en raison des infiltrations observées. Par motifs propres, il relève l'inertie du bailleur qui n'a pas saisi la copropriété des travaux à effectuer sur les parties communes et, abordant la procédure pendante relative à la revendication du syndicat de copropriétaires sur la trémie de l'ancien escalier, en déduit que cette seule prétention, portant sur la surface louée, constitue un trouble de jouissance. En quelque sorte, il retient un double manquement du bailleur, à l'obligation de délivrance et à celle de jouissance paisible, et en déduit expressément qu'il importe peu que l'exploitation ne soit pas totalement impossible “les manquements du bailleur étant d'une gravité suffisante”. L'arrêt ne s'est donc pas prononcé sur l'impossibilité ou non d'utiliser le local ou de l'utiliser conformément à sa destination.
4 3ème Civ.; 15 décembre 1993, n° de pourvoi 92-12.324 et 1er mars 1995, n° de pourvoi 93-13.812. 5 Conclusions de la preneuse p.30.
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Le versement des loyers, obligation essentielle du contrat pour le preneur, peut-il être suspendu au motif que le bailleur n'aurait pas accompli les travaux nécessaires ni garanti une jouissance paisible du local alors même qu'il n'est pas recherché si le preneur, à qui incombe cette preuve6, ne démontre pas que le local n'a pu être utilisé conformément à la destination contractuellement prévue au bail ? Dans un premier temps, votre jurisprudence a exigé une impossibilité totale de jouir du local loué7 puis elle a évolué, contrôlant que le preneur, sans être nécessairement dans l'impossibilité totale d'utiliser les lieux loués, s'était trouvé dans l'impossibilité d'utiliser les lieux loués "conformément à la destination du bail". C'est le sens dans lequel doit être interprétée votre décision du 27 février 2020, n° de pourvoi 18-20-865, citée au rapport. Vous avez jugé que l'inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance autorise le preneur à soulever l'exception d'inexécution si le local loué se trouve impropre à l'usage auquel il est destiné du fait de travaux relevant de l'obligation de délivrance. Au cas présent, c'est la non-exécution des travaux qui est en cause. Cela ne dispense pas pour autant me semble-t-il d'opérer la recherche de proportionnalité demandée, en raison du principe de la force obligatoire du contrat, comme souligné par la doctrine citée supra. L'obligation de délivrance s'apprécie en effet au regard de l'aptitude du bien à recevoir la destination choisie par les parties”8, c'est à dire telle qu'elle découle du bail.
Avis de cassation
6 3ème Civ.; 22 mars 2018, pourvoi n° 17-17.194.
3ème Civ.; 21 novembre 1995, pourvoi n° 94-11.806, arrêt d'appel “légalement justifié” pour avoir souverainement retenu que la locataire, “qui n'avait pas été dans l'impossibilité absolue d'exercer son activité dans les lieux loués, ne pouvait se prévaloir de l'exception d'inexécution”. Arrêt publié 19 novembre 2015, n° de pourvoi 14-24.612, dont la solution, s'agissant de travaux de désamiantage, doit être sans doute lue à la lumière des enjeux de préservation de la santé des employés. 7
8 Dalloz; Répert. Droit Immobilier, bail commercial, Marie-Pierre Dumont-Lefranc.
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