Cass. civ. 1, Conclusions, 11-05-2022, n° 21-16.497
A84292RM
Référence
AVIS DE Mme MALLET-BRICOUT, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 430 du 11 mai 2022 – Première chambre civile Pourvoi n° 21-16.497 Décision attaquée : 31 mars 2021 de la cour d'appel de Paris M. [E] [L] C/ Mme [Y] [J] et SARL ABSM _________________
Il est renvoyé au rapport de M. le conseiller Serrier et aux écritures des parties pour l'exposé détaillé des faits, de la procédure et du libellé du moyen du pourvoi formé à l'encontre de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 31 mars 2021 (RG n°19/19081). Cet avis porte sur la question importante et sensible de savoir comment doit être appréciée l'exception de bonne foi dans l'hypothèse d'une action en diffamation portant sur un message publié sur le réseau social Twitter dans les jours qui ont suivi la révélation de 'l'affaire [B]' au grand public et sous le hashtag Balancetonporc. La diffamation est définie à l'article 29 al. 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dans les termes suivants : « Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation.
La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. » La diffamation, en ce qu'elle constitue une limite à la liberté d'expression garantie par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 17891 ainsi que par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales2, donne lieu de longue date à une jurisprudence abondante, la Cour de cassation jouant pleinement son rôle de régulateur de la jurisprudence en ce domaine sensible. La diffamation, qui constitue à la fois une infraction pénale3 et une faute civile, porte en effet atteinte à l'honneur et à la réputation de la personne visée par les propos diffamatoires. Elle ne saurait dès lors, et afin de préserver la liberté d'expression, liberté fondamentale dans une société démocratique, être retenue lorsque les faits relatés sont insuffisamment précis (condition même de la reconnaissance de la faute)4 ou lorsqu'ils sont véridiques (hypothèse dite de l'exception de vérité) : la diffamation, de par sa 1 Art. 11 DDH : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus
précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » 2 Art. 10 ConvEDH : « 1. Toute
personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. » Punie de 12.000 euros d'amende dans l'hypothèse de la diffamation publique envers un particulier sans caractère racial, religieux, ou portant sur l'orientation sexuelle ou le handicap, outre la possibilité d'ordonner l'affichage ou la diffusion de la décision prononcée (Loi 1881, art. 32). 3
4 La jurisprudence insiste de longue date sur la nécessité d'une allégation ou imputation qui doit
constituer « une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire » (v. par exemple, Civ.1. 11 mars 2014, n° 13-11706, publié). Il est admis que les faits puissent être exprimés sous forme dubitative, déguisée, ou encore de manière insinuée (v. Loi 1881, art. 29, et en jurisprudence, notamment Civ.1. 27 septembre 2005, n° 04-12256, publié). La Cour de cassation contrôle l'interprétation qui est faite par les juges du fond des propos oraux ou écrits allégués comme étant diffamatoires (v. notamment, Ass. plén. 16 février 2007, n° 06-81785 ; Crim. 11 mars 2008, n° 06-84712, publié).
nature même de restriction à la liberté d'expression, cesse devant la vérité du fait exposé5.
I.
Diffamation et exception de vérité
Ainsi, la personne qui estime avoir usé de sa liberté d'expression et qui se voit assignée en diffamation, dispose d'un premier moyen de défense : prouver la véracité des faits rapportés, dans le respect des conditions de forme prévues à l'article 55 de la loi de 1881, formalités substantielles d'ordre public comme l'a jugé la Cour de cassation à de nombreuses reprises6. La Chambre criminelle insiste par ailleurs sur la nécessité de rapporter une preuve « complète, parfaite et corrélative aux imputations diffamatoires dans toute leur matérialité et leur portée » (Crim. 3 mars 2015, n° 13-88063). Cette preuve, d'un haut niveau d'exigence en ce qu'elle nécessite d'établir l'exactitude totale des faits rapportés, n'est pas toujours facile à rapporter, les faits pouvant être anciens, les témoignages incertains ou difficiles à recueillir, les traces écrites parfois inexistantes. Le droit français favorise cependant la liberté d'expression et donc la possibilité d'établir la vérité des faits, y compris pour ce qui concerne des faits constitutifs d'une infraction prescrite ou amnistiée depuis deux décisions QPC du Conseil constitutionnel rendues en 2011 et 20137. L'hypothèse des infractions d'ordre sexuel reste cependant particulièrement délicate, dans la mesure où l'on sait désormais que les victimes peuvent être atteintes d'un syndrome de sidération, voire d'une amnésie prolongée8, qui retardent d'autant plus leur réaction et peuvent amener à la révélation des faits de nombreuses années après leur survenance. Si les faits sont prescrits, en particulier, leur révélation publique peut apparaître pour la victime comme l'unique moyen de faire entendre sa voix, d'exprimer le préjudice subi des années auparavant. La révélation, par elle-même, peut produire un effet cathartique libérateur pour la victime, enfermée durablement dans un sentiment d'incompréhension, de colère voire de culpabilité. En dehors de la règle particulière de l'article 35 alinéa 4 de la Loi de 1881, la révélation de faits susceptibles de constituer une infraction sexuelle reste soumise aux règles classiques applicables à la diffamation. 5
V. notamment, l'article 35 al. 3 de la loi de 1881 : « La vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée, sauf lorsque l'imputation concerne la vie privée de la personne ». 6
V. notamment, Civ.1. 17 mars 2011, n° 10-11784.
7
V. C.constit. 20 mai 2011, n° 2011-131 QPC et 7 juin 2013, n° 2013-319 QPC, cités au rapport, p. 9.
8
V. notamment, M. Salmona, « La mémoire traumatique : violences sexuelles et psychotrauma », Les cahiers de la Justice 2018/1, p. 69.
Cette hypothèse doit toutefois être clairement distinguée de la révélation publique de faits d'ordre sexuel ou à connotation sexuelle, qui ne constituent pas une infraction pénale. Certains faits ou propos peuvent en effet être vécus par la personne qui les subit ou les reçoit comme une atteinte à sa dignité, notamment sa dignité de femme, ce qui peut expliquer sa volonté de les dénoncer de différentes manières, sans pour autant relever du précédent contexte. Le caractère subjectif de l'appréhension de ces faits ou propos, dans le sens qu'ils ne sont pas considérés par le législateur et plus largement par la société comme pénalement répréhensibles, peut être souligné : tel geste, tel propos, pourra être considéré comme négligeable ou grivois par la personne qui les vit, alors qu'une autre personne pourra les ressentir comme insupportables et attentatoires à sa dignité. En l'espèce, le tweet litigieux, émis le 13 octobre 2017 par Mme [Y] [J] sur le compte Twitter de la société Audiovisuel Business System Media (ABSM) dont elle était la gérante, contient le message suivant : « « Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit ». [E] [L] ex patron de Equidia #balancetonporc ». Dans ce message, la partie entre guillemets renvoie de toute évidence à une citation de propos qu'aurait tenus M. [E] [L] à une date et dans un lieu non précisés. Ces propos, en dépit de leur connotation sexuelle manifeste, ne relevaient d'aucune infraction pénale à l'époque où le tweet a été publié et donc a fortiori à l'époque où ils auraient été prononcés. Ce n'est en effet que par une loi du 3 août 2018 que le législateur a instauré la contravention d'outrage sexiste, soit six ans après le moment auquel ces propos, ou d'autres relativement proches, "auraient été tenus à Cannes en 2012", selon l'arrêt attaqué (p. 10). M. [L] a en effet reconnu en décembre 2017, puis en octobre 2018, avoir tenu « des propos déplacés envers [Y] [J], lors d'un cocktail arrosé très tard dans une soirée », et avoir dit « t'as des gros seins, tu es mon type de femme » puis « sur un ton ironique, après qu'elle m'a dit stop, j'ai ajouté : 'Dommage je t'aurais fait jouir toute la nuit' » (v. arrêt attaqué, p. 10, et également le passage cité dans l'arrêt du livre publié par M. [L] en 2020). Il a indiqué s'être excusé auprès de Mme [J] dès le lendemain de la soirée, et a publiquement présenté ses excuses dans la presse à l'automne 2017. Les propos en question ont été perçus par Mme [J] comme portant atteinte à sa dignité de femme ; elle les a évoqués publiquement à deux reprises (sous des termes légèrement différents), sur Facebook en juillet 2016 puis sur Twitter le 13 octobre 2017 (v. arrêt attaqué, p. 10). La cour d'appel de Paris (et avant elle, le jugement du tribunal de grande instance de Paris, mais sur une motivation différente) a retenu que la preuve de la vérité des faits diffamatoires n'était pas établie, car les documents produits étaient « insuffisants pour rapporter la preuve parfaite du fait imputé à [E] [L] », les paroles exactes prononcées par M. [L] étant discutées entre les parties (v. arrêt attaqué, p. 8).
L'exception de vérité étant écartée par la cour, le débat a également porté sur l'exception de bonne foi, retenue cette fois dans l'arrêt attaqué. Le pourvoi formé par M. [L] s'attache à critiquer l'arrêt sur ce point.
II. Diffamation et exception de bonne foi Face aux difficultés de preuve que peuvent rencontrer les personnes assignées en diffamation pour mettre en oeuvre « l'exception de vérité », et afin de tenir compte du contexte des propos diffamatoires et de l'intention de leur auteur, la jurisprudence a admis, dans la suite d'une note de Pierre Mimin en 19399, que le défendeur puisse soulever une autre justification, dite « exception de bonne foi », le cas échéant cumulativement à la première justification portant sur la vérité des faits exposés. La jurisprudence considère en effet traditionnellement que « les imputations diffamatoires sont réputées de droit faites avec l'intention de nuire »10. Toutefois, il s'agit d'une présomption simple, que le défendeur peut donc renverser en démontrant « l'existence de circonstances particulières de nature à le faire bénéficier de la bonne foi »11. La Cour de cassation encadre cette possibilité de justification, ainsi que le souligne le rapport : le juge ne peut provoquer, compléter, parfaire l'établissement de la bonne foi, et il ne peut s'appuyer sur des faits postérieurs aux propos qui ont été tenus12 ; il doit en outre analyser les pièces produites et énoncer précisément les faits sur lesquels il fonde sa décision13. Surtout, et il s'agit du centre de gravité dans ce dossier, la jurisprudence a fixé des conditions cumulatives pour pouvoir admettre « l'exception de bonne foi ». La bonne foi suppose ainsi le cumul de 4 critères 14 : 9
Note sous C. Cass. 27 octobre 1938, DP. 1939, p. 77.
10
V. notamment, Crim. 19 novembre 1985, n° 84-95202, publié.
11
V. notamment, Crim. 13 mars 2012, n° 11-90123 ; Civ.1. 28 septembre 2016, n° 15-21823, publié. V. aussi l'article 35 bis de la loi de 1881, qui admet que tout reproduction d'une imputation diffamatoire doit être réputée faite de mauvaise foi, « sauf preuve contraire par son auteur ». 12
Il convient de préciser que le juge peut s'appuyer sur des attestations ou pièces établies postérieurement aux propos litigieux si celles-ci se rapportent aux faits antérieurs (Crim. 3 novembre 2020, n° 19-84700).
13 14
Crim. 15 octobre 2019, n° 18-83255.
V. notamment, Civ.1. 19 février 2013, n° 12-12798, publié ; Civ.1. 17 mars 2011, n° 1011784, publié (« Qu'en statuant ainsi, quand le fait justificatif de bonne foi distinct de l'exception
- La prudence et la mesure dans l'expression - L'absence d'animosité personnelle à l'égard de la personne visée par les propos diffamatoires - La légitimité du but poursuivi - La fiabilité de l'enquête, son caractère sérieux, ou une « base factuelle suffisante ». Le pourvoi, en l'espèce, discute plus spécialement le critère de la base factuelle suffisante, et celui de la prudence dans l'expression formelle. II.1. Exigence d'une « base factuelle suffisante » Dans le dossier soumis à la première chambre civile, le pourvoi discute l'existence en l'espèce de la condition d' une base factuelle suffisante, en critiquant le raisonnement suivi par la cour d'appel de Paris dans l'arrêt attaqué. Ainsi que le résume le rapport, « M. [L] soutient dans une première branche que la base factuelle doit être appréciée au regard de l'intégralité des propos tenus par le diffamateur et dénoncés par le diffamé. Il fait valoir que la cour d'appel a considéré que la base factuelle est suffisante en ce qui concerne la teneur des propos qui lui sont attribués, mais que le propos de Mme [J] vise l'ensemble constitué par le rappel desdits propos avec la mention #balancetonporc et que la base factuelle devait être appréciée non seulement pour les propos dénoncés mais pour les termes #balancetonporc, rapprochement signifiant que les mots de M. [L] auraient été tenus dans un contexte de harcèlement de nature à caractériser une attitude de porc méritant d'être balancé. En scindant le propos en deux parties au moment de l'examen de sa base factuelle pour ne faire porter cet examen que sur la moitié du propos qui devait être examiné dans
de vérité des faits diffamatoires se caractérise par la légitimité du but poursuivi, l'absence d'animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l'expression ainsi que par le sérieux de l'enquête, la cour d'appel, qui n'a pas constaté la réunion de ces éléments, n'a pas donné de base légale à sa décision ») ; Crim. 21 avril 2020, n° 19-81172, non publié (« En matière de diffamation, lorsque l'auteur des propos soutient qu'il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s'exprimait dans un but légitime, était dénué d'animosité personnelle, s'est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l'expression, de rechercher d'abord, en application de ce même texte, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, si lesdits propos s'inscrivent dans un débat d'intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s'ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d'apprécier moins strictement ces quatre critères, notamment s'agissant de l'absence d'animosité personnelle et de la prudence dans l'expression »).
son ensemble, la cour d'appel aurait violé les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881. » La seconde branche du pourvoi expose que « le propos dans sa globalité imputait à M. [L], selon la cour d'appel elle-même qui l'a justement replacé dans son contexte, de s'être comporté comme un harceleur et un porc, comportement qui ne résulte pas nécessairement du fait d'avoir tenu une seule fois des propos déplacés lors d'un cocktail arrosé, Mme [J] ayant voulu, selon la cour d'appel elle-même, par un tweet précédant le message litigieux, inviter le public à donner « les noms des prédateurs sexuels qui nous ont 1/ manqué de respect verbalement 2/ tenté des tripotages » dans le cadre de l'affaire [B] ; la tenue d'un propos déplacé ne fait pas nécessairement de son auteur un harceleur, un prédateur, termes qui impliquent, à travers le mot porc, un comportement général et répétitif dont la base factuelle suffisante devait être établie ; faute de l'avoir constaté la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision et a violé les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés individuelles, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 ». La troisième branche reproche à la cour d'appel de s'être totalement abstenue « d'examiner les pièces produites sur ce sujet par M. [L] », privant ainsi sa décision de base légale au regard des mêmes textes. Et la cinquième branche du pourvoi relève, plus généralement, « que l'exactitude partielle du fait dénoncé par le propos diffamatoire n'est pas l'unique critère à prendre en compte dans la mise en balance entre le débat d'intérêt général autour de la libération de la parole des femmes, et la grave atteinte à la dignité d'une personne ; en l'espèce, cette exactitude partielle ne pouvait justifier la publication d'un bref dialogue vieux de cinq ans jointe à l'accusation d'être un porc impliquant un comportement général inadmissible à l'égard des femmes dans un tweet bref et sans nuance se situant volontairement dans un cadre général de dénonciation des comportements de harcèlement ou de prédateurs sexuels ; en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales. » La condition d'enquête sérieuse (fiable)15 ou d'une base factuelle suffisante permet de caractériser la bonne foi de l'auteur des propos litigieux, en ce qu'elle permet de démontrer que l'auteur, même s'il s'est trompé ou ne parvient pas à prouver l'exactitude des faits relatés, n'a pas menti délibérément ou lancé des accusations sans fondement. Les faits doivent être suffisamment solides pour excuser la diffamation (puisque par hypothèse, l'exception de bonne foi vient au secours de l'auteur de propos diffamatoires). On perçoit immédiatement la difficulté d'apprécier une telle « base factuelle suffisante », qui vient au secours de l'auteur de la diffamation dans le cadre de l'exception de bonne foi, sans pour autant se confondre avec l'exception de vérité, qui constitue l'autre justification possible pour éviter toute condamnation pénale ou civile. 15
En particulier dans l'hypothèse de faits relatés et publiés par un(e) journaliste, v. infra.
En bref, démontrer une base factuelle suffisante ne saurait requérir de démontrer la vérité des faits, leur exactitude complète et totale, mais à tout le moins leur vraisemblance16. Encore faut-il préciser que la vraisemblance peut renvoyer au « caractère de vérité possible de quelque chose », ou bien à une « probabilité proche de la certitude »17, ce qui renvoie à des nuances importantes quant au niveau d'exigence de la démonstration à effectuer. En tout état de cause, le niveau d'exigence est moindre que celui de l'exception de vérité, et l'on peut considérer que l'expression retenue en jurisprudence (« base factuelle suffisante ») implique, afin de répondre à l'objectif de protection de l'action en diffamation, d'apporter des éléments factuels précis qui se rapportent directement aux faits exposés (publiquement en l'occurrence).
II.1.1. Position de la Cour européenne des droits de l'homme : base factuelle et proportionnalité La Cour européenne des droits de l'homme a adopté également ce critère, dans un arrêt du 17 décembre 2004 Pedersen et Baadsgaard c. Danemark (n° 49017/99), dans lequel elle impose l'obligation pour ceux qui s'expriment de « s'appuyer sur une base factuelle suffisamment précise et fiable qui pût être tenue pour proportionnée à la nature et à la force de leur allégation, sachant que plus l'allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide » (§ 78) 18 . On sait qu'elle est par ailleurs particulièrement vigilante sur la défense de la liberté d'expression, en particulier lorsque les propos s'insèrent dans un débat sur une question d'intérêt général, lequel doit pouvoir se tenir sans restriction, sauf exception, dans une société démocratique (v. CEDH. 23 avril 2015, Morice c. France, [GC] n° 29369/1019).
16
V. notamment en ce sens : E. Dreyer, obs. sous Crim. 2 novembre 2016, n° 15-85418, D. 2017, p. 181 ; S. Detraz, Rép. Dalloz, V° Diffamation, n° 310 ; R. Le Gunehec, « #Balancetonporc : diffamation, dénonciation, délation ? Retour sur une jurisprudence qui se cherche dans le monde d'après », Légipresse, 19 juillet 2021, n° 394. 17
Dictionnaire Larrousse, V° vraisemblance.
18
V. aussi en ce sens l'arrêt CEDH 12 février 2019, Campion c. France, n° 35255/17 ; et l'arrêt CEDH 11 janvier 2011, Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patricio Pereira c. Portugal, n° 4035/08, qui exige « une base factuelle solide et convaincante ». 19
« un niveau élevé de protection de la liberté d'expression, qui va de pair avec une marge d'appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d'un sujet d'intérêt général ». La Cour européenne admet par ailleurs que ce qui relève de l'intérêt général « dépend des circonstances de chaque affaire » et d'autres
L'hypothèse dans laquelle le propos diffamatoire, ou estimé diffamatoire par l'une des parties, croise une question d'intérêt général mise en avant au sein de la société, apparaît dès lors particulièrement délicate. C'est justement l'hypothèse de l'espèce20. Un équilibre doit être trouvé entre la préservation indispensable de la liberté d'expression et la protection tout aussi nécessaire de la réputation et de l'honneur individuels, comme le reconnaît expressément la Cour européenne dans sa jurisprudence21. En insistant sur le principe d'une base factuelle « suffisamment précise et fiable », ou encore « solide et convaincante », pour pouvoir bénéficier de l'exception de bonne foi, la Cour marque en effet sa volonté de ne pas ouvrir trop grand la porte de l'exception de bonne foi, dans une perspective proche de la jurisprudence française22. Elle introduit en outre un argument de proportionnalité, l'exigence d'une base factuelle suffisante devant être « proportionnée à la nature et à la force de l'allégation », ce qui se comprend comme la nécessité d'établir une base factuelle d'autant plus solide que le propos diffamatoire porte sur des faits graves. A cet égard, un propos dénonçant nominativement une infraction sexuelle peut raisonnablement être considéré comme relatif à des faits graves, en ce qu'il porte une atteinte particulièrement importante à la réputation d'autrui dans l'hypothèse où les faits ne seraient pas établis. La Cour vérifie également que la sanction prononcée par le juge national n'est pas disproportionnée en raison d'un caractère excessif « de nature à emporter un effet dissuasif pour la liberté d'expression » et, plus globalement, que la condamnation pour diffamation publique et la sanction infligée ne sont pas disproportionnées aux buts légitimes visés23.
facteurs (CEDH. 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, [GC] n° 40454/07). 20
L'arrêt attaqué relève à plusieurs reprises que le litige s'élève dans le contexte du « débat d'intérêt général » lancé sur « la libération de la parole des femmes ». 21
Régulièrement dans des affaires relatives à la diffamation, la Cour européenne conclut sa décision en ces termes : « L'ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression était donc nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation d'autrui.» (v. par exemple, l'arrêt Campion c. France, précité, § 27).
22
En ce sens, P. Wachsmann (D. 2021, p. 1727) : « Les ingrédients étant assez proches aux deux niveaux, européen et français, c'est leur dosage qui va s'avérer décisif ».
23
V. par exemple l'arrêt Campion c. France, précité,§ 27.
La Cour européenne des droits de l'homme reste par ailleurs préoccupée par la déontologie des journalistes, soulignant l'importance d'un « journalisme responsable » et imposant, dans l'hypothèse où les propos diffamatoires proviendraient d'un(e) journaliste, une enquête sérieuse, une vérification précise des faits dénoncés24. Aussi bien la jurisprudence française que celle européenne s'accordent ainsi sur la nécessaire appréciation plus sévère de l'exception de bonne foi dès lors que l'auteur des propos litigieux s'exprime en tant que professionnel de l'information25. L'affaire que doit à présent juger la première chambre civile se rapporte donc à ce contexte jurisprudentiel, interne et européen, à la fois clair et subtil : la clarté découle des quatre critères retenus depuis longtemps dans la jurisprudence française, et dans une certaine mesure aussi par la Cour européenne des droits de l'homme26, la jurisprudence ayant peu à peu défini les contours de ces critères ; la subtilité découle quant à elle de la difficulté qui existe à appliquer, concrètement, ces critères, dans des litiges qui imposent non seulement de les croiser, mais aussi de les évaluer à l'aune des évolutions perceptibles dans la société (par exemple, l'évolution des niveaux de langage par rapport au critère de la prudence dans l'expression formelle, ou encore l'évolution des revendications des femmes quant à la dignité qui leur est généralement due, suscitant la dénonciation de plus en plus fréquente de faits inadmissibles). II.1.2. Evolution du contexte sociétal de la diffamation : immédiateté et viralité du propos - rattachement à des débats d'intérêt général L'espèce est symptomatique d'un contexte sociétal nouveau, qui impose de réfléchir aux contours de l'exception de bonne foi. . Les propos litigieux ont en effet été rédigés dans un tweet, par essence très bref, dans lequel figurent une citation à caractère sexuel entre guillemets, un hashtag inédit (#balancetonporc), ainsi que l'identification précise de la personne à qui est imputée la citation ([E] [L] ex patron de Equidia). Le caractère public du réseau Twitter a permis la diffusion immédiate et sans limites de l'information, suscitant l'attention des internautes et des journalistes, ainsi que de nombreuses réactions en chaîne. Une autre affaire jugée récemment par la cour d'appel de Paris et qui soulève 24
V. CEDH 21 janvier 2016, de Carolis et France Télévisions c. France, n° 29313/10 ; CEDH, 27 juin 2017, Medzlis Islamcke Zajenidce Brcko c. Bosnie-Herzégovine, n° 17224/11. 25
La question peut toutefois rebondir lorsque l'auteur des propos litigieux est journaliste et impliqué directement dans les faits relatés, v. infra.
26
Il en va ainsi à tout le moins des critères de but légitime et de base factuelle suffisante. Les critères de prudence dans l'expression et d'absence d'animosité sont moins nets dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, v. infra.
également la question de la bonne foi de l'autrice27, rend compte d'une autre forme d'expression sur Internet, tout aussi immédiate et virale quant à sa diffusion, celle du blog dénonçant, sous le hashtag #Moiaussi, des faits d'agression sexuelle qui auraient été commis plus de sept auparavant sur l'autrice de l'article publié. Dans les deux hypothèses, les personnes visées par les propos litigieux étaient des personnes connues ou très connues (en l'espèce, l'ex directeur d'une chaîne de télévision thématique ; dans l'autre arrêt de la cour d'appel de Paris, un ancien ministre), ce qui a de toute évidence augmenté la viralité des propos tenus sur Internet, celle-ci étant en outre considérablement favorisée par l'usage d'un hashtag (# ou « mot-dièse »), à la fois signe de ralliement à un mouvement et mécanisme informatique de viralité du message. Mme [Y] [J] a en effet créé, à l'occasion de ce tweet (et d'un autre qui l'a précédé le même jour) le hashtag Balancetonporc. L'usage d'un hashtag implique, automatiquement, des connexions entre de multiples messages ayant trait au même « mot-dièse », ce qui va « doper leur diffusion et assurer leur viralité », ainsi que le souligne le Professeur Washmann28. L'effet viral du procédé hashtag est a minima connu, voire recherché, par tout utilisateur de comptes tels Twitter, Facebook, Instagram... ou rédacteur d'un blog, tant le hashtag est désormais intégré dans les modes de communication du 21e siècle, de manière universelle. . Les propos litigieux s'inscrivent par ailleurs dans un mouvement sociétal remarquable de dénonciation des atteintes à caractère sexuel faites aux femmes, sous les hashtags #MeToo, #Moiaussi, ou #Balancetonporc, qui sont apparus sur Internet, respectivement aux Etats-Unis et en France, en octobre 2017, dans la suite directe de ' l'affaire [B] ', du nom d'un célèbre producteur américain accusé de harcèlement sexuel, viols et agressions sexuelles sur de nombreuses actrices. L'ampleur du mouvement doit être soulignée, le hashtag MeToo ayant généré 18 millions de tweets en un an, alors que le hashtag Balancetonporc a été repris dans près de 1 million de tweets29. Il est certain que ce mouvement collectif de dénonciation de faits à caractère sexuel commis à l'égard des femmes a suscité un débat général et une réflexion approfondie sur les comportements admissibles ou non admissibles des hommes à l'égard des femmes (et aussi à l'égard des hommes : voir le hashtag MeTooGay apparu massivement en janvier 2021 sur les réseaux sociaux). La question de savoir quels types exactement de comportements sont susceptibles d'entrer sous les hashtags susvisés reste cependant entière, les femmes s'en étant emparé à très grande échelle, sans forcément tenir compte de la gravité de l'affaire à 27
Cour d'appel de Paris, 14 avril 2021, n° RG 20/02248.
28
D. 2021, p. 1727.
29
Chiffres évoqués dans l'arrêt attaqué, p. 5.
l'origine directe de ce mouvement ([A] [B] a été effectivement condamné depuis pour plusieurs viols et agressions sexuelles). Une grande diversité de comportements a pu être ainsi dénoncée dans les années qui ont suivi cette affaire, qu'il s'agisse d'infractions pénales ou de comportements considérés par la victime comme attentatoires à sa dignité de femme, cette dernière hypothèse étant celle de l'espèce. Et il convient de souligner que la question d'intérêt général soulevée par ce mouvement était celle d'une réflexion sur les rapports hommes-femmes, dans la perspective d'une évolution plus saine et respectueuse des droits des femmes. Ainsi, de très nombreux post ont eu pour objet de dénoncer avant tout des actes, des comportements, des situations, des propos, et non des personnes identifiées, ce qui a incontestablement permis à ce débat d'intérêt général d'atteindre une visibilité mondiale et de susciter la réflexion de la société tout entière sur ce sujet. Le droit français a luimême évolué, en consacrant en août 2018 une nouvelle infraction d'outrage sexiste. . Un autre débat d'intérêt général suscité par ce mouvement a été celui de déterminer dans quelle mesure la dénonciation nominative, publique et virale de faits réprimés pénalement ou heurtant la dignité féminine, ou encore l'encouragement à de telles dénonciations, pouvait s'inscrire légitimement dans ce mouvement. Le mouvement est né de 'l'affaire [B]' en particulier, qui a suscité beaucoup d'émoi aux Etats-Unis et dans le monde entier en raison de l'ampleur des révélations qui ont été faites et de la gravité des faits. Pour les actrices concernées, il s'agissait bien de dénoncer ces faits en impliquant nommément M. [B]. De multiples dénonciations de faits d'ordre sexuel ont eu lieu par la suite, nominativement ou non, sous le hashtag MeToo (Moi aussi) ou d'autres hashtags. Chaque femme a ainsi pu participer à ce mouvement sociétal remarquable en faisant le choix de dénoncer publiquement des faits vécus en impliquant, ou non, une personne identifiée. Chaque femme concernée était également en mesure, toujours dans le cadre de ce mouvement, de définir quels faits méritaient ou non d'être ainsi rattachés à ce mouvement. Les infractions sexuelles, à l'origine de 'l'affaire [B]', étaient de toute évidence visées ; d'autres comportements à caractère ou connotation sexuels pouvaient l'être en fonction de la sensibilité de chacune (ou de chacun, dans le cadre de l'élargissement du mouvement MeToo qui a eu lieu par la suite). Un débat d'intérêt général a ainsi pu naître autour du glissement possible de la dénonciation de faits inadmissibles ou réprimés pénalement vers la délation de personnes ayant eu des comportements sanctionnés par la loi ou susceptibles de heurter la dignité des femmes30, sans qu'il soit possible d'objectiver ces derniers comportements. 30
Sur ce débat d'intérêt général, v. les références suivantes, parmi d'autres, sur Internet : Public Sénat, entretien V. Reille-Soult (spécialiste de la communication sur les réseaux sociaux), 20 août 2021 : « MeToo est un hashtag qui est très particulier parce qu'il est dans le soutien.
Encore peut-on observer, enfin, que la Cour européenne des droits de l'homme adopte une vision ouverte du « sujet d'intérêt général », y incluant la question même de la diffamation à l'égard d'une personne connue, lorsqu'elle relève en 2019, dans un arrêt relatif à une procédure de diffamation, que « les propos litigieux concernaient les agissements prétendument délictueux d'un personnage très connu et portaient ainsi sur un sujet d'intérêt général »31. En l'espèce, il est important de souligner à cet égard que le tweet litigieux a été publié 8 jours après la révélation aux Etats-Unis de l'affaire [B] et le lendemain même de la révélation de cette affaire par la presse française dans un article du Parisien intitulé « A Cannes, on l'appelait The pig, le Porc ». Par ce tweet, Mme [J] a créé un nouveau hashtag, Balancetonporc, avant même l'apparition, deux jours plus tard aux Etats-Unis, du hashtag MeToo32. Le premier hashtag se distingue du second en ce qu'il constitue un appel clair à la délation, par le terme « balance ». Par cet encouragement à la dénonciation nominative, il se distingue de MeToo, et rejoint en cela d'autres mouvements sur internet. On peut citer MeToo, signifie je suis avec les autres, je ne suis pas toute seule ou tout seul dans mon malheur. Tout comme #MeTooGay et #MeTooInceste qui sont apparus ces derniers mois et ont en commun de briser une sorte d'omerta. Des personnes célèbres ont été associées mais en termes de volume, le plus important ce sont les gens qui témoignent. Balance ton porc en revanche, c'était essentiellement de la dénonciation. MeToo non, c'est du partage d'expérience, c'est de la psychothérapie de groupe et ainsi, beaucoup de femmes se sont dit « je n'avais pas réalisé que j'avais été violée » » ; Manifesto.XXI, 3 décembre 2017, O. Olivier, : « Non, #Balancetonporc n'est pas une délation » ; The Conversation, 2 juillet 2019, « Doit-on absolument dénoncer publiquement une agression sexuelle ? » ; Journal Metro (canadien), 8 avril 2021, P. Gaxet, « La liste de dénonciations pour inconduites « Dis son Nom » [page Facebook] s'amenuise » ; TV5 Monde, 12 novembre 2017, « Violences sexuelles, harcèlement : dépasser la dénonciation » ; Légipresse, R. Le Gunehec, « #Balancetonporc : diffamation, dénonciation, délation ? Retour sur une jurisprudence qui se cherche dans le monde d'après », 19 juillet 2021, n° 394. Voir aussi, plus largement, le débat autour de la pratique du « name and shame », née dans la presse anglaise en 2009 à l'encontre de parlementaires et reprise ensuite en France plus particulièrement en droit des affaires (v. notamment, N. Cuzacq, « Le mécanisme du name and shame ou la sanction médiatique comme mode de régulation des entreprises », RTD.com. 2017, p. 473 ; J. Jombart, « La sanction numérique de « name and shame » en droit des affaires », D. Actualités 4 février 2022. 31 32
CEDH. 12 février 2019, Campion c. France, précité, § 20.
Sur la chronologie, v. R. Le Gunehec, art.cit. En réalité, le hashtag MeToo a été repris en octobre 2017 par une actrice américaine d'un mouvement plus ancien lancé en 2006 par Tarana Burke, militante afro-américaine qui entendait créer ainsi un réseau de solidarité et de bienveillance pour les femmes de sa communauté ayant subi des agressions sexuelles (v. The Conversation, art.cit).
notamment le site www.disonnom.ca au Québec, lancé en août 2020, qui a donné lieu à une importante controverse et à de nombreuses actions en justice, une liste de noms avec les faits reprochés, la profession et la ville de résidence étant régulièrement mise à jour sur ce site public (actuellement : 1365 noms), les victimes restant quant à elles anonymes. La présentation du site rend compte de la philosophie de la démarche33. Dans le contexte des débats d'intérêt général qui viennent d'être exposés, nés de 'l'affaire [B]', la création et l'utilisation du hashtag Balancetonporc par Mme [J] dans son tweet relatif à M. [L], plutôt que d'un autre hashtag, peuvent être interrogées. II.1.3. Quelles lignes directrices pour le critère de « base factuelle suffisante » à l'aune de ce nouveau contexte sociétal ? Dans ce contexte nouveau, du point de vue des modes de communication adoptés, et spécifique, du point de vue des débats généraux dans lesquels s'insèrent les propos litigieux, où placer le curseur de l'exception de bonne foi qui permet d'échapper à la sanction de la diffamation, quant au critère de la « base factuelle suffisante » ? Les premiers juges du fond et ceux de la cour d'appel, en l'espèce, ont eu une approche et une appréciation opposées de ce critère. Le même constat peut être fait dans l'autre dossier déjà évoqué, qui a donné lieu à un arrêt de la même cour d'appel de Paris quelques jours après l'arrêt attaqué. Cela révèle la nécessité, pour la Cour de 33
« Liste officielle des abuseuses et abuseurs présumés du Québec » « Dis Son Nom est un mouvement contre les inconduites sexuelles qui publie une liste de potentielꞏleꞏs agresseursꞏeuses. Les objectifs sont de libérer la parole des victimes et protéger la société des prédateursꞏrices alléguéꞏeꞏs. Diffusée sur internet, la liste catégorise les inconduites en trois types, selon la gravité des gestes. Les noms sont recueillis selon des témoignages livrés par des victimes dans la messagerie privée de Dis Son Nom, sur Facebook et Instagram. Un protocole est suivi par les bénévoles et les victimes restent anonymes. Dis Son Nom est une des diverses facettes du mouvement de dénonciations de l'été 2020 sur les réseaux sociaux, avec d'autres groupes comme les Victims Voices. Après la réception de multiples mises en demeure, des procédures devant la cour civile ont été entamées contre Dis Son Nom et ses administrateursꞏrices. Nous considérons qu'il s'agit d'une question de société sur laquelle la population est prête à se pencher, après des mouvements comme #agressionnondenoncee et #metoo. Cet état des faits concernant la culture du viol dépasse les histoires individuelles et appelle à une réflexion sérieuse sur les crimes à caractères sexuels. Dis Son Nom est l'expression d'une nouvelle façon que les victimes ont choisie pour prendre du pouvoir sur leur vie, via les réseaux sociaux. Nous répondons à leurs demandes et les soutenons du début à la fin, en leur ouvrant la porte vers le chemin de la guérison. »
cassation, dans l'exercice de son contrôle de la notion de bonne foi en matière de diffamation, d'apporter quelques lignes directrices aux juridictions du fond à l'aune de ce contexte sociétal et des exigences de la Cour européenne des droits de l'homme quant à la protection de la liberté d'expression ainsi que celle des individus diffamés. Il convient de trouver un équilibre entre la nécessaire défense de cette liberté dans une société démocratique propice à l'émergence de débats d'intérêt général, et la tout aussi nécessaire protection des individus dont l'honneur et la réputation est mise en cause, le cas échéant sur le fondement d'une courte phrase, dans un contexte médiatique viral devenu la norme au 21e siècle 34. Deux principales lignes directrices nous semblent pouvoir être mises en avant dans cet objectif d'équilibre, lorsque se mêlent les contextes sus-décrits et une action en diffamation. . En premier lieu, la question de la démonstration d'une « base factuelle suffisante » relève du domaine de la preuve, rapportée par l'auteur des propos diffamatoires35. Cette preuve doit permettre de caractériser la vraisemblance des faits, donc se rattacher à la réalité, dans la suite de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme36. Une certaine souplesse dans l'admission des éléments probatoires peut être admise lorsque l'objet de la preuve est un fait d'ordre sexuel parfois très difficile à démontrer, des années après sa survenance, mais sous réserve de certaines limites, qui répondent à la nécessité du rattachement indispensable des faits à la réalité et de l'impératif de proportionnalité posé par la Cour européenne des droits de l'homme : - positivement, apporter des éléments en lien direct avec les faits rapportés ; des éléments suffisamment précis et non contradictoires, leur appréciation pouvant tenir compte de circonstances particulières, notamment de l'ancienneté des faits ; 34
Sur Internet, toute déclaration orale ou écrite, quel que soit le support (tweet, article de presse, blog, oeuvre littéraire, vidéo, reportage télévisuel, post sur Facebook, Instagram...), est désormais susceptible d'être reproduite et diffusée à très grande échelle, à très court terme. 35
Propos diffamatoires ou susceptibles d'être diffamatoires, les deux arguments (exception de vérité et exception de bonne foi) pouvant être soulevés cumulativement - v. supra. 36
V. CEDH. 12 février 2019, Campion c. France, n° 35255/17, spéc. § 22 et 23 : « le requérant a affirmé l'existence d'un fait dont la réalité se prêtait à démonstration. Le requérant devait donc s'attendre à ce qu'on lui demande de fournir des éléments de nature à accréditer ses propos ». Accréditer renvoie précisément à ce qui peut être cru, à ce qui est vraisemblable (Dictionnaire Larousse, V° Accréditer).
des éléments objectifs (purement factuels : écrits, témoignages directs, attestations...), ce qui n'exclut pas la possibilité d'apporter également des éléments subjectifs (notamment des témoignages indirects de proches) mais sans que ceux-ci puissent constituer, à eux seuls, une base factuelle suffisante ; - négativement, exclure des éléments postérieurs aux propos considérés comme diffamatoires (selon une jurisprudence constante de la chambre criminelle37), sauf s'ils se rapportent directement aux faits relatés (par exemple, un témoignage établi postérieurement aux propos litigieux mais se rapportant directement aux faits ou à leur contexte temporel) ; - et exiger une base factuelle d'autant plus suffisante que les propos litigieux relatent des faits graves et/ou ont eu des répercussions graves, par une appréciation proportionnelle des preuves rapportées au regard de la « nature » et de la « force » des faits allégués, selon les termes de la Cour européenne des droits de l'homme (v. supra, II.1.1). La gravité peut ainsi résulter de la nature infractionnelle des faits relatés, ou encore des conséquences plus ou moins importantes des propos litigieux sur la vie (personnelle, professionnelle, publique etc.) de la personne visée38. Ces limites à l'appréciation plus souple que l'on peut avoir de la « base factuelle suffisante » permettent de respecter, en tout état de cause, l'Etat de droit, dans lequel existe le risque de ne pouvoir, parfois, sanctionner des actes qui ont eu lieu mais dont on ne parvient pas à prouver suffisamment la réalité ou bien qui sont prescrits. . En second lieu, ce type de litige, au croisement de la liberté d'expression dans le cadre d'un débat d'intérêt général, du sujet d'intérêt général que constitue la diffamation et d'un autre débat d'intérêt général relatif au glissement possible de la dénonciation vers la délation et l'émergence d'un 'tribunal médiatique', doit s'apprécier dans le contexte général et pérenne de nouveaux modes de communication marqués par leur immédiateté et leur viralité. Ce contexte de nouveaux modes de communication suppose une appréhension renouvelée de la responsabilité individuelle découlant de l'usage de cette liberté. Ces modes de communication, saisis désormais par l'ensemble des personnes juridiques, physiques ou morales, favorisent la réactivité, voire l'ultra réactivité, ainsi que la spontanéité de propos largement diffusés, aisément repris, fréquemment
37 38
V. notamment, Crim. 8 septembre 2015, n° 14-81681 et Crim. 18 juin 2019, n° 18-83488.
V. notamment, CEDH. 17 décembre 2004, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC] n° 49017/99 (« la Cour doit aussi tenir compte du fait que l'accusation était très grave pour le commissaire principal cité »).
commentés39. La diffamation, dont la définition est inchangée depuis la loi sur la liberté de la presse de 1881 modifiée par une ordonnance du 6 mai 1944, doit désormais être appréhendée dans ce nouveau contexte sociétal, qui bouleverse les modes de diffusion de l'information, voire la notion même d'information40. Chacun ou chacune peut désormais se saisir de ces nouveaux modes de communication et diffuser très largement une information (ou une opinion), d'ordre général ou individualisée, vérifiée ou non vérifiée, vraie ou fausse, très argumentée ou lapidaire, sans entrave et sans limites déontologiques établies ou efficaces, la seule limite étant la protection de la loi dans certaines hypothèses (injure, diffamation, provocation à la haine, menaces, apologie de crime contre l'humanité..), alors même que le propos a été diffusé et que le mal est fait. La liberté d'expression se trouve indéniablement renforcée par ce nouvel environnement technologique ouvert sur la société dans son ensemble et très performant du point de vue de la diffusion large (mondialisée) des écrits, vidéos, images..., ce dont il faut se réjouir dans la perspective d'une promotion des valeurs démocratiques. Il reste que ces nouveaux modes de communication, ouverts à tous, entraînent corrélativement une responsabilité à l'égard des propos tenus. Cette responsabilité n'est pas nouvelle : elle figure expressément à l'article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme et se déduit aussi de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme de 178941. La Cour européenne des droits de 39
V. R. Le Guhenec, art.cit. : « sur les réseaux sociaux, tout est opinion, un tweet suscite cent tweets, tout peut être contesté, contre-attaqué, approuvé, tout se dilue, plus rien ne pèse ». 40
L'Union européenne se préoccupe depuis plusieurs années de la question des informations de tous ordres diffusées sur Internet et de leur fiabilité. V. notamment l'appel à l'unanimité, le 8 mars 2022, des 27 ministres chargés du numérique et des communications électroniques dans les Etats de l'Union européenne, à l'égard de toutes les entreprises du secteur numérique (dont les réseaux sociaux et les plateformes en ligne), en faveur de mesures pour lutter contre la désinformation et la manipulation de l'information en ligne. L'appel insiste notamment sur l'intensification de la protection des droits et libertés fondamentales sur internet, sur l'application immédiate du Code des bonnes pratiques en matière de désinformation présenté en avril 2018 par la Commission européenne, et il rappelle à ses interlocuteurs « la nécessité d'adopter une attitude responsable », tout en annonçant réfléchir à « de nouvelles sanctions, le cas échéant » (v. Lexis Veille, 8 mars 2022). 41
Art. 10 ConvEDH : « 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités (...) » ; Art. 11 DDH : « (...) tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »
l'homme n'hésite pas à se référer à la responsabilité de l'auteur de propos tenus publiquement, comme par exemple dans l'arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine, rendu par la Grande chambre le 27 juin 2017 ([GC] n° 17224/11), dans lequel la Cour souligne les « responsabilités » de quatre ONG, tenues de vérifier la véracité de leurs allégations, dans la suite du premier arrêt rendu par la Cour dans cette affaire en 2015 qui avait souligné leur « négligence » en ne s'étant pas efforcées, dans la mesure du possible, de vérifier leurs allégations, reprises ensuite dans la presse42 ; ou encore dans l'arrêt Pedersen et Baadsgaard c. Danemark (précité), dans lequel la Cour rappelle : « Le paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention souligne que l'exercice de la liberté d'expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias même s'agissant de questions d'un grand intérêt général. De plus, ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir de l'importance lorsque l'on risque de porter atteinte à la réputation d'une personne nommément citée et de nuire aux « droits d'autrui » » (§ 78). Mais cette responsabilité est explosive d'un point de vue quantitatif : chaque occasion de s'exprimer publiquement constitue en effet une mise à l'épreuve de cette responsabilité, d'ordre moral (puis-je diffuser une information incertaine ? comment pourrait être interprété mon message ou le choix de tel mot ? etc.) ou d'ordre légal (mon propos respecte-t-il les limites que le droit a posées à la liberté d'expression et d'opinion ?). Une telle responsabilité ne saurait être perçue comme une nouvelle entrave à la liberté d'expression, liberté fondamentale, mais bien comme une conséquence directe de l'élargissement très significatif des modes modernes et facilités d'expression sous toutes leurs formes. En bref, plus la communication s'élargit et se démultiplie, plus le risque de dérapages illégitimes s'accroît (souligné par la doctrine juridique et la presse généraliste), et peutêtre encore davantage dans le cadre de mouvements collectifs d'échanges sur des thèmes d'intérêt général, qui peuvent susciter des réactions en chaîne et fulgurantes (brefs commentaires spontanés sous un post ; partages immédiats par un simple clic de post, blog, tweet, vidéo...). En 2004, dans son arrêt Pedersen et Baadsgaard c. Danemark (précité), la Cour européenne des droits de l'homme recherchant les critères d'une base factuelle solide et proportionnée à la nature et à la force de l'allégation, soulignait (§ 79) : 42
Dans cette affaire, les ONG se plaignaient d'avoir été condamnées sur le fondement de la responsabilité civile dans le cadre d'une action en diffamation relative à une lettre adressée aux plus hautes autorités de leur district, dans laquelle elles mettaient en cause la candidature d'une personne au poste de directeur d'une radio multi-ethnique au motif que celle-ci nourrirait des opinions et sentiments irrespectueux et méprisants à l'endroit des musulmans et des Bosniaques et aurait eu des écarts de conduite à leur égard.
« Il est à cet égard plusieurs facteurs pertinents : l'allégation a été diffusée à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision nationale au cours d'une émission attachée à l'objectivité et au pluralisme et a donc atteint un large public ; par ailleurs, les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite. ». A cette époque, les nouveaux modes de communication sur Internet n'en étaient qu'à leurs tout premiers balbutiements43, mais la Cour soulignait déjà l'importance de considérer la puissance et l'immédiateté des médias audiovisuels (télévision) dans l'appréciation de la bonne foi, poursuivant dans le paragraphe suivant sur le critère de la grande gravité de l'accusation portée (§ 80). Afin de garantir tout à la fois la liberté d'expression, la paix sociale 44 et le respect des droits individuels dans un tel contexte, les remparts que le législateur a érigés doivent être simplement maintenus, afin que les valeurs d'une société démocratique, dans toutes leurs dimensions, puissent être préservées. L'exception de bonne foi, en matière de diffamation, ne peut, dès lors, puiser dans ce contexte nouveau les fondements d'un assouplissement ; il nous semble au contraire qu'elle doit être envisagée à l'aune de cette nouvelle responsabilité qui incombe désormais à chaque citoyen ou citoyenne internaute. Le tribunal médiatique ne saurait en effet se substituer à la justice étatique, même dans l'hypothèse où les propos s'inscrivent dans un mouvement d'intérêt général. Autant il existe un intérêt général évident à laisser s'épanouir un débat collectif sur un thème sociétal, quel qu'il soit (et celui relatif à la 'libération de la parole des femmes' en est incontestablement un), autant l'expression d'un mouvement de dénonciations nominatives en chaîne, favorisant l'émergence d'une justice privée par l'inévitable sanction immédiate de l'opinion publique, peut heurter les fondements mêmes de la démocratie par sa brutalité et son irréversibilité (le doute s'insinue, en tout état de cause)45. 43
Pour exemples : Facebook, créé en 2004 à l'université de Harvard, a été ouvert à tous en 2006 et a franchi en 2017 le nombre de deux milliards d'utilisateurs actifs ; Twitter a été créé en 2006 et on a observé 500 millions de tweets échangés par jour en 2017 ; Instagram, fondé en 2010, avait un milliard d'utilisateurs en 2018 à travers le monde. (Source : Wikipedia) 44
V. le premier arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme rendu dans l'affaire précitée Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine (13 oct. 2015), qui rejette la violation de l'article 10 en soulignant que les raisons avancées par les juridictions nationales pour justifier leur décision étaient pertinentes et suffisantes et répondaient à « un besoin social impérieux ». 45
V. A. Lepage, « La bonne foi du diffamateur à l'ère de la libération de la parole », CCE 2021/6, p. 33 : « l'opprobre, bien réel, qui s'abat sur la personne visée par les révélations fait ainsi figure de peine sociale qui se substitue à la peine qu'aurait le cas échéant prononcée le juge pénal, au terme d'un procès équitable ». Egalement, E. Derieux, « Libération de la parole et risque de délation », JCP.G. 10 mai 2021, p. 517, évoquant « les risques de délation à l'encontre des individus nommément et publiquement mis en cause » ; R. Le Gunehec, art.cit, évoquant le « cataclysme » du mouvement #MeToo, qui comporte « une dimension spécifique et hautement
En l'espèce, le pourvoi soulève la question de savoir quel doit être exactement le fait à prouver, la 'base factuelle' dont il faut apprécier le caractère ou non suffisant. A cet égard, il convient sans aucun doute de se rapporter à l'ensemble du tweet litigieux, objet de l'action en diffamation. La première partie du tweet, celle qui figure entre guillemets suivie du nom et de la qualité de l'auteur de la citation, peut être considérée sans difficulté comme reposant sur une base factuelle suffisante, M. [L] ayant avoué quelques temps après le tweet avoir effectivement prononcé des mots relativement proches lors d'une soirée professionnelle arrosée à Cannes, en 2012 (v. arrêt attaqué, p. 10). Les propos rapportés dans le tweet entre guillemets, attribués à cette personne identifiée, sont donc vraisemblables, ce que la cour d'appel de Paris retient avec raison dans sa décision46. La fin du tweet (« #balancetonporc ») focalise en revanche l'attention, en ce qu'elle constitue, sans ambiguïté et tout à la fois, un encouragement général à la dénonciation de faits sexuels et une dénonciation complémentaire et indissociable des propos cités. Le sens de cette dénonciation doit ainsi être recherché pour apprécier l'existence d'une base factuelle suffisante du tweet dans sa totalité. Formellement, la cour d'appel de Paris ne discute pas le caractère factuel suffisant de cet élément du tweet indissociable du reste du message, dans la partie de sa décision consacrée à la bonne foi (p. 8 à 12), ce qui peut donner l'impression - et ce point est critiqué par le pourvoi - d'une appréciation partielle de la base factuelle suffisante ; la cour s'attache en revanche à son interprétation dans une autre partie de sa décision. La Cour de cassation contrôlant la notion de base factuelle suffisante dans le cadre de l'exception de bonne foi, sur le fondement de divers critères rappelés ci-dessus (p. 16), il apparaît indispensable de confronter cette partie du tweet litigieux à ces critères. A cet égard, le hashtag créé par Mme [J] apparait directement lié à la spectaculaire 'affaire [B]', par le choix du terme « porc » et la circonstance de la diffusion du tweet litigieux quelques heures seulement après la publication de l'article du journal Le Parisien qui fait référence, dans son intitulé, au surnom de M. [B] dans le milieu sensible de dénonciation publique - certains diront de délation - que le hashtag #Balancetonporc exprime crûment ». 46
Arrêt attaqué, p. 11 : « ... les explications ultérieurement données par [E] [L]confirment au moins pour partie les déclarations de [Y] [J]. A cet égard, la cour constate qu'il importe peu que cette dernière n'ait pas toujours reproduit les propos prêtés à [E] [L exactement dans les mêmes termes (...) dès lors que les propos qu'elle lui impute, comme ceux qu'il reconnaît avoir tenus, mentionnent toujours les expression 'gros seins' et 'jouir toute la nuit'. Certes, le mode conditionnel qu'ajoute [E] [L] à la fin des propos comporte une nuance certaine, qui ne saurait cependant faire obstacle à la reconnaissance d'une base factuelle suffisante sur le comportement qui lui est imputé dans le tweet incriminé ».
cinématographique : « The pig, le Porc »47. Tout internaute suivant l'actualité générale, même superficiellement (ie. les seuls intitulés de la presse française) et lisant le tweet de Mme [J] en octobre 2017, était dès lors amené, par ce hashtag spécifique et nouveau, à effectuer naturellement un rapprochement entre 'l'affaire [B]', remarquable par l'ampleur et la gravité des faits reprochés, et les propos dénoncés par Mme [J]. Les propos attribués à M. [L] sont par ailleurs relatés de manière lapidaire, en dehors de tout contexte éclairant dans le tweet lui-même : s'agit-il de propos tenus dans un cadre privé ou public ? de quels faits sexuels potentiels ont-ils été suivis à l'égard de Mme [J] ? ces propos ont-ils été répétés par leur auteur ? à quelle époque et dans quelles circonstances personnelles ou professionnelles ? Le tweet, par sa brièveté, rend compte uniquement de quelques mots, à caractère sexuel avéré, sans que le lecteur puisse se faire une idée précise de la gravité de l'atteinte portée à la dignité voire au corps de Mme [J], notamment par la formule « Je vais te faire jouir toute la nuit », qui peut laisser augurer d'une forme de menace, par l'auteur des propos, d'une suite possible non consentie. M. [L] a d'ailleurs nié à plusieurs reprises avoir dit cette phrase et a exposé sa version de la courte conversation qu'il a eue avec Mme [J], clôturée par une formulation différente et ironique. Dans ce contexte factuel particulièrement flou dans le tweet émis le 13 octobre 2017 par Mme [J], le hashtag final, Balancetonporc, prend d'autant plus d'importance, car il ne constitue pas un encouragement large à la dénonciation de faits ou propos très divers à connotation sexuelle, mais une référence explicite aux accusations portées à l'encontre de M. [B], présenté la veille dans la presse française comme « The pig » et fortement soupçonné de plusieurs harcèlements, viols et agressions sexuelles. Afin, dans ce contexte médiatique, d'éclairer davantage le tweet litigieux, l'internaute pouvait se référer, outre à 'l'affaire [B]', à l'environnement numérique du tweet, dans la chaîne des tweets envoyés par Mme [J]. Or, un premier tweet envoyé six heures avant celui litigieux appelait clairement, sous le même hashtag, à la dénonciation de « harcèlements sexuels » dans le cadre professionnel, puis un autre une heure après le tweet litigieux, évoquait des « violences », à nouveau dans un contexte professionnel et sous le même hashtag. Mme [J] a donc elle-même clarifié, par ces deux tweets encadrant le tweet litigieux, et par le choix du hashtag Balancetonporc, qui figure dans chaque tweet, le sens qu'elle entendait donner à la dénonciation nominative de M. [L]: il s'agissait de dénoncer des faits de violences et harcèlement sexuel dans le cadre professionnel, avec la référence au fait que « 95% des femmes qui dénoncent des violences perdent leur emploi. La peur doit changer de camp. #balancetonporc Pas de délation juste la vérité » (3e tweet), et en appelant les lecteurs à dénoncer des faits de harcèlement sexuel vécus dans le cadre professionnel (1er tweet : « #balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent [sic] sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends »). Il peut être ajouté que Mme [J], une heure trente avant le premier de cette série de tweets, avait déjà envoyé un autre tweet dont le contenu est aussi lié à la question générale de la dénonciation nominative de faits 47
Pour la chronologie précise des publications, v. jugement du TGI de Paris, p. 6.
sexuels, sous la forme suivante : « Et si nous Aussi on donnait les noms de prédateurs sexuels qui nous ont 1 : manqué de respect verbalement 2/ tenté des tripotages. Qui ?» La cour d'appel rend compte de ces éléments factuels (p. 5 et 7) et, après avoir constaté que « [Y] [J] fait manifestement allusion à l'affaire [B] », en déduit pourtant la grande largesse de l'appel à dénonciations effectué par Mme [J] dans ses différents tweets, à l'égard de tout type de « comportements à connotation sexuelle, par paroles ou actes, non consentis et de nature à porter atteinte à la dignité des femmes ». La cour souligne par ailleurs que « les internautes sont à même de comprendre que #balancetonporc vise à dénoncer le harcèlement sexuel au sens général et commun, dans un cadre professionnel mais sans nécessité d'un lien de subordination ». A l'aune des différents éléments permettant, selon la jurisprudence française et européenne, de caractériser une base factuelle suffisante, critère de la bonne foi, il est possible de relever les éléments suivants :
L'ensemble des tweets rédigés par Mme [J] sur quelques heures, qui permettent d'éclairer le sens qu'elle a voulu conférer au hashtag Balancetonporc associé aux propos attribués à M. [L] dans un contexte qu'elle n'a pas précisé, rend objectivement compte, de sa volonté, exprimée le lendemain même de la révélation par la presse française de 'l'affaire [B]', d'encourager les lecteurs de ses tweets à dénoncer, nominativement, le « harcèlement sexuel » et autres « violences » au travail, les « prédateurs sexuels » et 'porcs', dans une période où M. [B] venait d'être accusé par plusieurs femmes de harcèlement sexuel, agressions sexuelles et viols. Certes, le premier tweet de cette série évoque (notamment) le manque de respect verbal, mais ce fait est associé à la qualification de « prédateur sexuel », qui renvoie dans l'imaginaire collectif à des faits sexuels graves et souvent en série. De manière également objective, les propos attribués à M. [L] et que celui-ci a partiellement reconnus, n'entrent pas dans la qualification légale du harcèlement sexuel, ni ne se rapprochent des faits très graves et répétés, réprimés par la loi, dont était clairement soupçonné M. [B] en octobre 2017, ou encore des agissements d'un prédateur sexuel au sens courant du terme. Ces éléments précis et objectifs, pour lesquels Mme [J] a établi un lien direct avec la citation rapportée entre guillemets, rendent compte d'un décalage substantiel entre les propos en question, dont le lecteur ignorait tout du contexte, et l'accusation de 'porc' dont M. [L] a fait l'objet dans le tweet litigieux. En outre, et contrairement à ce que la cour d'appel déduit de ces différents tweets et de la profession de Mme [J] (« qui n'est pas juriste de profession », p. 7), il apparaît difficile de penser que Mme [J], journaliste professionnelle aguerrie, ignorait le sens juridique au moins dans sa dimension répétitive ('harcèlement') - du harcèlement sexuel au travail. Il s'agit en effet d'une qualification pénale grave, bien connue du grand public, et
il apparaît légitime de s'attendre de la part d'une professionnelle de l'information, s'exprimant sur un compte twitter professionnel (@LettreAudio) comme le souligne la cour d'appel (p. 9), un certain niveau de qualité et de précision des informations transmises et donc des termes employés, d'autant plus lorsque ceux-ci sont mis en lien (par la succession des tweets) avec une accusation nominative. Le choix d'utiliser un compte professionnel pour exposer des faits l'impliquant personnellement n'apparaît pas anodin en l'espèce. Enfin, s'agissant du critère de la proportionnalité mis en avant plus particulièrement par la Cour européenne des droits de l'homme, il est possible de retenir en l'espèce la nécessité d'établir une base factuelle d'autant plus suffisante que la fin du tweet litigieux renvoie à des faits potentiellement très graves (ceux dont était soupçonné M. [B], surnommé 'The pig'), impossibles à écarter à la seule lecture du tweet (celui-ci étant totalement flou sur le contexte des propos restitués, par ailleurs contestés quant à leur exactitude). Or une telle base factuelle n'a pu être démontrée en l'espèce, M. [L] n'étant soupçonné d'aucun fait de cette nature à la date de la rédaction du tweet (harcèlement sexuel au travail, autre type de violences au travail, agression sexuelle, viol). Et toujours du point de vue de la proportionnalité, il peut également être relevé que le tweet litigieux a eu des répercussions particulièrement graves pour M. [L], dans sa vie personnelle et professionnelle, ainsi que la cour d'appel le souligne (p. 11 ; v. aussi le jugement TGI, p. 9 : « état dépressif majeur », « premier porc » de l'histoire du mouvement, isolement social48). Même si une animosité personnelle de Mme [J] à l'égard de M. [L] n'a pas été démontrée (v. arrêt attaqué, p. 11), l'omission volontaire de précisions sur le contexte des propos attribués à M. [L] (date, lieu, contexte privé ou public, absence de liens professionnels de collaboration ou de subordination entre les parties..), présentait le risque évident d'interprétations multiples de ces propos, par un lectorat très large et s'inscrivant notamment dans le réseau professionnel de ce dernier, ce que Mme [J] ne pouvait ignorer en diffusant son message sur un compte twitter professionnel dédié aux médias audiovisuels. Enfin, on sait que la Cour européenne des droits de l'homme effectue une distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur, les seconds étant protégés par la liberté d'opinion, mais elle précise qu'en cas de jugement de valeur, « la proportionnalité de l'ingérence dépend de l'existence d'une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif »49. Ici, le hashtag Balancetonporc ne nous semble pas pouvoir se rattacher à un simple jugement de valeur, au regard de sa nature particulière exposée ci-dessus (p. 10), et au regard du fait que le terme « porc » renvoie, dans ce tweet, à 48
V. aussi Libération, 6 janvier 2019, « [E] [L], la tache » ; www.lepoint.fr, 10 octobre 2018, « [E] [L] : comment #BalanceTonPorc a bouleversé ma vie ».
49
V. notamment CEDH. 23 avril 2015, Morice c. France, [GC] n° 29369/10, cité au rapport.
une signification très contextualisée et factuelle, non à un mot courant qui peut être employé dans de multiples sens. Ces éléments permettent de conclure au défaut d'une base factuelle suffisante en l'espèce, critère indispensable pour bénéficier de l'exception de bonne foi, contrairement à l'affirmation finale de la cour d'appel qui retient quant à elle, de manière restrictive et sans évoquer le hashtag Balancetonporc, « une base factuelle suffisante quant à la teneur des propos attribués à [E] [L] », « dans le cadre d'un débat d'intérêt général sur la libération de la parole des femmes » (v. arrêt attaqué, p. 12). II.2. Exigence de prudence dans l'expression du propos Le pourvoi s'attache, par ailleurs, à critiquer l'analyse réalisée par la cour d'appel de Paris quant au caractère suffisamment prudent des termes employés dans le tweet (quatrième branche). La décision attaquée relève en effet que « si les termes « balance » et « porc » peuvent apparaitre assez violents, notamment par rapport à ceux de « MeToo », ils demeurent cependant suffisamment prudents », la chronologie des tweets montrant que Mme [J] « invite les femmes à dénoncer tous les comportements sexuels attentatoires à leur dignité », et la lecture de l'ensemble du tweet permettant « aux internautes de se faire leur idée personnelle sur le comportement de [M. [L]] et de débattre du sujet en toute connaissance de cause ». Le critère de la prudence, retenu traditionnellement dans la jurisprudence française et qui renvoie à l'expression formelle des propos, apparaît plus secondaire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Le Professeur Wachsmann50 (D. 2021, p. 1727) considère que « compte tenu de l'insistance de la Cour sur la liberté quant à la forme de ceux qui s'expriment (CEDH. 23 septembre 1994, Jersild c. Danemark, n° 15890/89) : seul le discours de haine, qui peut viser des individus, sort des limites de la liberté protégée par l'article 10 » s'il revêt une intensité importante. Toutefois, le rapport (p. 8) souligne la nuance dont fait preuve la Cour européenne des droits de l'homme dans l'appréciation de la prudence. Dans un arrêt Mamère c. France (CEDH. 7 novembre 2006, n° 12697/03), la Cour souligne que « si tout individu qui s'engage dans un débat public d'intérêt général [...] est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant [...] au respect de la réputation des droits d'autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d'exagération, voire de provocation, c'est à dire d'être quelque peu immodéré dans ses propos », et dans une autre décision (CEDH. 22 octobre 2007, Lindon Otchakovsky-Laurens July c. France, [GC] n° 21279/02 et 36448/02), la Cour juge que « quelle que soit la vigueur des luttes politiques, il est légitime de vouloir conserver un minimum de modération et de 50
Art. cit., D. 2021, p. 1727.
bienséance », et souligne « qu'elle porte attention à la nature des termes employés, notamment à l'intention qu'ils expriment de stigmatiser l'adversaire, et au fait que leur teneur est de nature à attiser la violence et la haine ». En l'espèce, le tweet litigieux ne peut être considéré comme étant de nature à attiser la violence et la haine. Il stigmatise en revanche l'auteur des propos cités, ainsi que cela vient d'être exposé, ce qui a entraîné des répercussions médiatiques de grande ampleur pour cette première dénonciation sous le hashtag Balancetonporc. La partie finale du tweet présente sans doute une part de provocation par l'expression employée, et relève d'une certaine « violence » (soulignée par la cour d'appel, p. 11), à la fois verbale et sur le fond, en particulier par l'emploi du terme « balance ». Pour autant, la première partie du tweet, qui reprend entre guillemets les propos attribués à M. [L], rend également compte d'une certaine provocation de sa part, à caractère sexuel cette fois, outre la vulgarité des propos envisagés globalement dans le contexte d'une soirée professionnelle. M. [L] n'a pas davantage fait preuve de prudence et de mesure dans les propos qu'il a tenus (quelle que soit la version retenue) que Mme [J] dans son tweet réprobateur, même s'il convient de souligner que les conséquences ont été bien différentes pour l'une et l'autre parties. Par ailleurs, les réseaux sociaux, par la fréquente spontanéité des échanges qui s'y tiennent, constituent un terreau favorable aux exagérations voire aux débordements dans l'expression formelle des opinions, des idées, des informations. Il serait possible de considérer que le critère de la prudence formelle doive être apprécié en fonction de ce nouveau contexte technologique et sociétal, et que l'imprudence ne soit retenue que de manière stricte, afin de ne pas brider excessivement la liberté d'expression formelle dans le cadre de nouveaux modes de communication tel Twitter, souvent spontanés et en tout état de cause très brefs, donc difficiles à nuancer. L'imprudence de Mme [J] tient davantage dans le fond même du message twitté que dans sa stricte forme.
En conclusion, Il me semble que la Cour de cassation pourrait, après avoir rappelé l'importance de la liberté fondamentale d'expression garantie par les textes sus-évoqués, notamment pour favoriser l'émergence de débats d'intérêt général dans une société démocratique, souligner qu'un équilibre doit néanmoins être préservé, conformément à la jurisprudence française et à celle de la Cour européenne des droits de l'homme, entre cette liberté et la protection des droits individuels des citoyens, qui se traduit notamment au travers de l'action en diffamation. Elle pourrait ensuite souligner que cette action doit être appréhendée, lorsque la situation s'y rattache, à l'aune des nouveaux moyens de communication sur Internet, qui favorisent l'immédiateté et la viralité de la diffusion des propos qui y sont tenus ; que ce nouveau contexte technologique, qui développe corrélativement la responsabilité des personnes qui en
usent, de manière potentiellement spontanée, notamment dans le cadre de débats d'intérêt général. Puis, s'agissant plus particulièrement de l'appréhension de la bonne foi de celui ou celle qui a tenu des propos susceptibles de relever de la diffamation, la Cour de cassation pourrait insister sur la nécessité de démontrer, pour bénéficier de cette exception, une base factuelle suffisante, c'est-à-dire des éléments de preuve permettant de caractériser la vraisemblance des faits rapportés, ce qui suppose d'apporter, notamment, un ou des éléments objectifs et suffisamment précis en lien direct avec ces faits, et ce, de manière proportionnée à la gravité des faits rapportés ou de leurs répercussions, en tenant compte, également, de la qualité de la personne qui a tenu le propos litigieux. Il pourrait être précisé que la base factuelle suffisante doit porter sur le propos litigieux envisagé dans sa totalité et doit reposer, le cas échéant, sur une interprétation raisonnable du propos replacé dans son contexte. Quant au critère de la prudence dans l'expression formelle du propos, il pourrait être précisé qu'il doit être apprécié en l'espèce au regard de l'environnement numérique du propos litigieux, ce qui peut autoriser une certaine souplesse dans l'appréhension de ce critère au regard du caractère par essence très bref du message litigieux.
Au bénéfice de ces observations et de l'ensemble de ces développements, je conclus à la cassation de l'arrêt attaqué, plus particulièrement sur les première, deuxième et cinquième branches du moyen unique du pourvoi, les éléments permettant de retenir une base factuelle suffisante, critère de l'exception de bonne foi dans l'hypothèse d'une action en diffamation, n'étant pas établis dans l'arrêt attaqué.