Cass. soc., Conclusions, 07-06-2023, n° 21-12.841
A83542RT
Référence
AVIS DE M. HALEM, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 673 du 7 juin 2023 – Chambre sociale Pourvoi n° 21-12.841 Décision attaquée : Cour d'appel d'Orléans du 29 octobre 2020 M. [B] [N] C/ la société Arkadia Ingenierie
Engagé le 5 octobre 2014 par la société Arkadia Ingénierie (ci-après l'“employeur”) en qualité de préparateur chargé d'affaires, M. [N] (ci-après “le salarié”) a été affecté sur le site d'une centrale nucléaire de production d'électricité. Ayant été licencié le 21 janvier 2016 pour faute grave, le salarié a contesté cette mesure devant la juridiction prud'homale et sollicité notamment le paiement d'heures supplémentaires. Par jugement du 26 juillet 2017, le conseil des prud'hommes de Tours a dit que son licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse, condamné l'employeur à lui payer diverses sommes à ce titre et débouté le salarié de ses autres demandes. Par arrêt du 29 octobre 2020, la cour d'appel d'Orléans a infirmé cette décision, dit le licenciement fondé sur une faute grave et débouté le salarié de l'ensemble de ses demandes, confirmant les autres dispositions du jugement. Le 3 mars 2021, le salarié a formé un pourvoi en cassation.
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DISCUSSION Le pourvoi se fonde sur deux moyens de cassation.
1. Le premier moyen est articulé en cinq branches : (i) Le salarié ne commet aucune faute en refusant de se conformer aux méthodes de travail ou directives élaborées par un autre salarié de l'entreprise, sous l'autorité duquel il n'est pas placé ; en énonçant que le salarié a refusé systématiquement d'appliquer les méthodes de travail de l'entreprise, sans constater qu'elles émanaient du directeur des opérations et/ou du directeur de la branche maintenance de la société, sous l'autorité desquels il était directement placé, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail en leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 et de l'article L. 1234-9 du code du travail en sa rédaction issue de la loi n° 2008-596 du 25 juin 2008. (ii) Sauf propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, d'une liberté d'expression ; les termes employés n'excédaient pas les limites de la liberté d'expression pour un salarié bénéficiant du statut de cadre et autorisé à donner un avis critique sur la pertinence des méthodes de travail, de sorte qu'en retenant la faute grave, la cour d'appel a violé les articles L. 1121-1, L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail en leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 et l'article L. 1234-9 du même code en sa rédaction issue de la loi n° 2008-596 du 25 juin 2008, ensemble les articles 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. (iii) En jugeant que le salarié avait abusé de sa liberté d'expression, en reprochant à ses collègues de travail d'imposer leurs règles et en les qualifiant de “dictateurs”, propos pourtant métaphoriques et sans caractère injurieux, diffamatoire ou excessif, la cour d'appel a violé les articles L. 1121-1, L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail en leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 et l'article L. 1234-9 du code du travail en sa rédaction issue de la loi n° 2008-596 du 25 juin 2008, ensemble les articles 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. (iv) En énonçant que les propos utilisés par le salarié sont insultants, revenant à traiter ses collègues d'alcooliques, alors que les termes employés n'évoquaient pas le caractère alcoolique des boissons éventuellement consommées, de sorte que leur utilisation ne constituait pas un abus d'exercice de la liberté d'expression, la cour d'appel a violé les articles L. 1121-1, L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail en leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 et l'article L. 1234-9 du même code en sa rédaction issue de la loi n° 2008-596 du 25 juin 2008, ensemble les articles 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. (v) En affirmant que “se faire traiter d'avoir une tête à ne pas boire que de l'eau, rev[ient] à se faire traiter d'alcoolique”, la cour d'appel s'est déterminée par un motif d'ordre général en violation de l'article 455 du code de procédure civile.
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2. Les déplacements entre l'entrée de l'enceinte de l'entreprise et ses locaux constituent, lorsque le salarié se trouve à la disposition de l'employeur et dans l'impossibilité de vaquer à des occupations personnelles, un temps de travail effectif ; en énonçant qu'avant d'atteindre les bureaux de la société comprenant les pointeuses, le salarié n'était pas à la disposition de celleci, pouvant vaquer sans contrôle de l'employeur entre le poste d'accès principal et son bureau, sans expliquer comment le salarié, tenu en seulement quinze minutes de pointer au poste d'accès principal, de se soumettre à des contrôles de pratiques, de respecter toutes les consignes de sécurité en présence de brigades d'intervention, de respecter un protocole long et minutieux de sécurité pour arriver à son poste de travail et chacune des consignes du règlement intérieur sous peine de sanction disciplinaire, pouvait encore vaquer à des occupations, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 3121-1 et L. 3121-4 du code du travail en leur rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016. S'agissant du second moyen, le salarié expose que le temps de déplacement entre le siège de l'entreprise et le lieu d'exécution de la prestation de travail ou entre deux lieux de travail, lorsqu'il est imposé par l'employeur et que le salarié peut recevoir des directives, constitue du temps de travail effectif. La cour d'appel devait expliquer comment le salarié, au regard des contraintes imposées lors des déplacements dans l'enceinte du site, pouvait encore vaquer à ses occupations personnelles. L'employeur soutient que les règles de sécurité n'étaient pas imposées par lui mais uniquement par la centrale nucléaire, ce que la cour d'appel a retenu en considérant que ces contraintes étaient imposées par l'entreprise tierce sur le site de laquelle la prestation de travail était exécutée. Ce moyen pose donc la question suivante : le déplacement entre l'entrée du site sur lequel l'entreprise exerce son activité et ses locaux constitue-t-il du temps de travail effectif ? Le premier moyen ne soulève pas de question de principe nouvelle au regard de la jurisprudence habituelle de la Cour de cassation et ne nécessite pas d'analyse dédiée, de sorte que la proposition de rejet non spécialement motivée mentionnée au rapport pourra être soutenue. Le temps de travail effectif, défini par l'état de disposition et la soumission du salarié aux directives de l'employeur (1), peut recouvrir le temps de déplacement au sein de l'entreprise en fonction de l'intensité des contraintes pesant effectivement sur le travailleur (2), ce que la cour d'appel a omis de vérifier en l'espèce (3).
1. Le temps de travail effectif constitue un temps pendant lequel le salarié est à la disposition et soumis aux ordres de l'employeur, sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles. Issue de l'article 8 décret du 12 novembre 1938 visant, sans remettre en cause le principe de la semaine de 40 heures adopté en 1936, à accroître la production industrielle par une augmentation de fait de la durée du travail, notamment grâce à un nouveau mode de décompte de la durée du travail, la notion de temps de travail effectif a longtemps fait l'objet d'une définition restrictive. Ainsi, la définition de l'ancien article L. 212-4 du code du travail, issu du décret n° 73-1046 du 15 novembre 1973, selon laquelle “La durée du travail (...) s'entend du travail effectif à l'exclusion du temps nécessaire à l'habillage et au casse-croûte ainsi que des périodes d'inaction dans les industries et commerces déterminés par décret[, ces temps pouvant]
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toutefois être rémunérés conformément aux usages et aux conventions collectives” était assez largement suivi en jurisprudence1. Sous l'influence de la directive 93/104/CE du 23 novembre 1993, dont l'article 2, 1), définit le temps de travail comme “toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l'employeur et dans l'exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales”, et d'une série d'arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation le caractérisant par “le fait pour le salarié de rester en permanence à la disposition de l'employeur”2, la loi n° 98-461 du 13 juin 1998 dite “Aubry I” a introduit dans le code du travail une définition plus large du temps de travail effectif, désigné comme “le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles”, tout en en excluant le “temps nécessaire à l'habillage et au casse-croûte ainsi que [l]es périodes d'inaction dans les industries et commerces déterminés par décret”3. Reprenant les trois critères de la directive 93/104/CE précitée, la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 définit, en son article 2, paragraphe 1, le temps de travail comme “toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l'employeur et dans l'exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales”. Il peut être relevé que selon une classification duale, le même texte définit le repos comme “toute période qui n'est pas du temps de travail” (article 2, paragraphe 2), notions exclusives l'une de l'autre (CJUE, 9 mars 2021, Stadt Offenbach am Main, C-580/19, points 29 et 30 ; CJUE, 9 mars 2021, Radiotelevizija Slovenija, C-344/19, points 28 et 29 ; CJUE, 21 février 2018, Matzak C-518/15, point 55, point 55 ; CJCE, 3 octobre 2000, Simap, C-303/98, point 47), d'où une difficulté à réglementer les situations intermédiaires de temps à disposition ou de déplacements contraints. Néanmoins, la Cour de justice de l'Union européenne tend à qualifier une situation de temps de travail dès lors que le salarié est sur le lieu de travail et à la disposition de l'employeur, le critère relatif à l'exercice de l'activité découlant des deux premiers. Il en va ainsi du temps de garde d'un médecin dans l'hôpital, même s'il est autorisé à se reposer pendant les périodes où ses services ne sont pas sollicités (CJCE, 3 octobre 2000, Simap, C303/98, dispositif, point 3 ; CJCE, 9 septembre 2003, Jaeger, C-151/02, dispositif, point 1). Toutefois, si le salarié doit être accessible en permanence, sans être tenu à une présence physique dans l'établissement, seul le temps lié à la prestation effective de services doit être considéré comme temps de travail (CJCE, 3 octobre 2000, C-303/98, Simap, précité, point 50 ; voir, pour une obligation de résider à huit minutes du lieu d'intervention : CJUE, 21 février 2018, Matzak, C-518/15, point 12).
Enfin, l'actuel article L. 3121-1 du code du travail, issu de la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, reproduit la formulation de l'ancien article L. 212-4 du même code, en indiquant que “La durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles”4, le 1 Voir : Soc, 9 janvier 1980, n° 78-41.290 (le temps de douche des ouvriers peut ne plus être considéré comme
du temps de travail effectif) ; Soc, 1er février 1989, n° 86-15.766 (pour la vérification du respect de l'assiette minimale des cotisations de sécurité sociale, la rémunération à comparer au SMIC doit être calculée sur la base du nombre d'heures de travail effectif à l'exclusion des temps de pause). 2 Soc, 28 octobre 1997, n° 94-42.054 ; Soc, 7 avril 1998, n° 95-44.343 ; Soc, 3 juin 1998, n° 96-42.455; Soc,
15 février 1995, n° 91-41.025. 3 Article L. 212-4 du code du travail, dans sa version issue de la loi n° 98-461 du 13 juin 1998. 4 Dans sa version issue de la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, identique à celle issue de l'ordonnance n° 2007-
329 du 12 mars 2007 applicable à l'espèce.
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législateur étant intervenu pour préciser le régime d'autres aspects du temps de travail, en particulier les temps de restauration et de pause5, ainsi que d'habillage6. En application de ce texte, la chambre sociale de la Cour de cassation a caractérisé le travail effectif sur la base d'un triple critère tenant au fait que le salarié : - est à la disposition permanente de l'employeur, ce qui permet de prendre en compte les temps contraints de présence dans l'entreprise, tels que les heures de permanence effectuées dans les locaux de l'entreprise (Soc, 26 mars 2008, n° 06-45.469), y compris si le salarié disposait d'une liberté de mouvement (Soc, 5 mai 2010, n° 08-44.895 - cocktails dînatoires), voire les heures effectuées à l'extérieur de l'entreprise, s'agissant par exemple du temps de gardiennage (Soc, 6 février 2001, n° 98-44.875) ou de permanence (Soc, 2 juin 2004, n° 0242.618) dans un logement de fonction ; - se conforme aux directives de l'employeur, y compris pour le travail effectué avec l'accord au moins implicite de l'employeur (Soc, 31 mars 1998, n° 96-41.878 ; Soc, 2 juin 2010, n° 0840.628) ou lorsque la charge de travail confiée au salarié ne peut pas être effectuée dans le cadre de l'horaire normal (Soc, 12 septembre 2018, n° 17-15.924 ; Soc, 14 novembre 2018, n° 17-16.959) ; - est dans l'impossibilité de vaquer à ses occupations personnelles, cette troisième condition étant décisive pour caractériser le temps de travail effectif (Soc, 10 février 2016, n° 14-14.213 ; Soc, 19 mai 2016, n° 14-26.556 ; Soc, 8 septembre 2016, n° 14-23.714 ; Soc, 9 mai 2019, n° 17-20.740).
2. Le temps de déplacement professionnel peut être considéré comme du temps de travail effectif si les contraintes qui en découlent maintiennent le salarié à la disposition de l'employeur sans qu'il puisse vaquer librement à ses occupations personnelles. 2.1. Remettant en cause une jurisprudence assimilant le temps de déplacement domicile-travail anormal au temps de travail effectif7, la loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005 a défini le temps de déplacement professionnel8, selon une formulation aujourd'hui reprise à l'article L. 3121-4 du code du travail, de la manière suivante : “Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif. Toutefois, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l'objet d'une contrepartie soit sous forme de repos, soit sous forme financière. La part de ce
5 Article L. 3121-2 du code du travail, assimilés au temps de travail effectif lorsque les critères de celui-ci sont
réunis. 6 Article L. 3121-3 du code du travail, soumis à des contreparties en termes de repos ou financières. 7 Soc, 5 mai 2004, n° 01-43.918 ; Soc, 5 novembre 2003, n° 01-43.109. Pour une application distributive de la
nouvelle loi, selon que les temps ont eu lieu avant ou après son entrée en vigueur, voir : Soc, 15 mai 2013, n° 11-28.749. 8 Voir l'ancien article L. 212-4, alinéa 4, du code du travail : “Le temps de déplacement professionnel pour se
rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif. Toutefois, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il doit faire l'objet d'une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière, déterminée par convention ou accord collectif ou, à défaut, par décision unilatérale de l'employeur prise après consultation du comité d'entreprise ou des délégués du personnel, s'ils existent. La part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l'horaire de travail ne doit pas entraîner de perte de salaire”, dans sa formulation issue de la loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005.
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temps de déplacement professionnel coïncidant avec l'horaire de travail n'entraîne aucune perte de salaire”9. Ainsi, conformément aux dispositions claires de la loi, le temps de déplacement domiciletravail n'est pas considéré comme du temps de travail effectif (Soc, 14 novembre 2012, n° 11-18.571 ; Soc, 24 septembre 2014, n° 12-29.209), sauf (i) si ce temps de déplacement se situe dans une période d'astreinte (Soc, 10 mars 2004, n° 01-46.367 ; Soc, 31 octobre 2007, n° 06-43.834 et 06-43.835 ; Soc, 9 février 2022, n° 20-15.085), en ce compris le temps de retour au domicile avec le véhicule professionnel (Soc, 14 décembre 2016, n° 15-19.723), ou (ii) s'il s'agit de trajets, autorisés par l'employeur, vers les différents lieux de prise de poste, au moyen d'un véhicule de service (Soc, 3 juin 2020, n° 18-16.920 ; Soc, 12 janvier 2016, n° 13-26.318 ; Soc, 24 septembre 2014, n° 12-28.459). En revanche, les déplacements effectués depuis l'entreprise à l'extérieur pour les besoins de l'activité et en étant à la disposition de l'employeur sans pouvoir vaquer à ses obligations personnelles tendent à être assimilés à un travail effectif. D'une part, le temps de déplacement entre l'entreprise et le chantier ou le lieu d'intervention est assimilé à du temps de travail effectif dès lors que le salarié a l'obligation de se rendre dans l'entreprise avant de rejoindre son lieu de travail (Soc, 31 mars 1993, n° 8940.865 ; Soc, 16 janvier 1996, n° 92-42.354 ; Soc, 12 juillet 1999, n° 97-42.789 ; Soc, 27 février 2002, n° 00-40.618 ; Soc, 13 mars 2002, n° 99-42.998; Soc, 16 juin 2004, n° 02-43.685), y compris avec un véhicule de l'entreprise (Soc, 12 janvier 2005, n° 02-47.505). D'autre part, il en va de même du temps de trajet entre deux lieux de travail (Soc, 12 janvier 2005, n° 02-47.505 ; Soc, 16 juin 2004, n° 02-43.685 ; Soc, 5 mai 2004, n° 01-43.918). Dès lors que l'intéressé ne se soustrait pas à l'autorité du chef d'entreprise, la durée de ces trajets, même entrecoupés d'interruptions à objet privatif, constitue du temps de travail effectif (Crim, 2 septembre 2014, n° 13-80.66510). En cas de litige, il appartient au juge de vérifier les conditions dans lesquelles le salarié a été amené à effectuer ses déplacements professionnels (Soc, 26 mai 2016, n° 14-30.098). 2.2. S'agissant des déplacements au sein de l'entreprise en cause au cas d'espèce, la Cour de cassation tend, sous l'influence du droit européen, à apprécier le degré des contraintes imposées concrètement au salarié pendant les temps d'astreinte ou de déplacement pour apprécier leur qualification de temps de travail effectif. 2.2.1. Pour que ces déplacements soient considérés comme du temps de travail effectif, il convient en effet de vérifier si le salarié est, durant ce temps, à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses obligations personnelles. La seule circonstance que le salarié soit astreint au port d'une tenue de travail ne permet pas de considérer qu'un temps de déplacement au sein de l'entreprise constitue un temps de travail effectif (Soc, 31 octobre 2007, n° 06-13.232), ce qui impose au juge d'identifier, pour retenir une telle qualification, des directives de l'employeur (Soc, 10 octobre 2007, n° 06-41.107). Ainsi, dès lors que le port d'un dosimètre dans l'enceinte de l'entreprise, motivé par des 9 La seule différence avec la version du même article L. 3121-4 du code du travail, dans sa version issue de
l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 porte sur la détermination de cette contrepartie, selon la deuxième phrase du second alinéa de ce texte, “par convention ou accord collectif de travail ou, à défaut, par décision unilatérale de l'employeur prise après consultation du comité d'entreprise ou des délégués du personnel, s'il en existe”. 10 Cas dans lequel les salariés pouvaient faire leurs courses, lire, passer des communications téléphoniques à
leurs proches ou rentrer chez eux, s'ils disposaient de temps suffisant.
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impératifs d'hygiène et de sécurité, est applicable en vertu du règlement intérieur à toute personne pénétrant sur le site, le salarié ne se trouvant pas à la disposition de son employeur avant de pointer dans le bâtiment où il exerce son activité, les temps de déplacement de l'intéressé entre l'entrée de l'entreprise et la pointeuse ne constituent pas des temps de travail effectif (Soc, 7 juin 2006, n° 04-43.456). De même, la circonstance que le salarié soit astreint de se déplacer vers son lieu de travail, à l'intérieur de l'enceinte sécurisée d'une infrastructure aéroportuaire, au moyen d'une navette, ne permet pas de considérer que ce temps de déplacement constitue un temps de travail effectif (Soc, 9 mai 2019, n° 17-20.740). A l'inverse, si lors des trajets entre les vestiaires ou la salle de repos et les pointeuses, les salariés sont à la disposition de l'employeur, tenus de se conformer à ses directives, ces périodes constituent un temps de travail effectif (Soc, 13 juillet 2004, n° 02-15.142). De la même manière, le temps de déplacement en costume entre le vestiaire et le lieu de pointage effectué soit à pied, soit en navette au travers de zones ouvertes au public par des salariés qui se trouvaient dès lors en représentation à la disposition de leur employeur et recevaient des directives de ce dernier sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles doit bien recevoir une telle qualification (Soc, 13 janvier 2009, n° 07-40.638 ; Soc, 4 novembre 2009, n° 07-44.690), de même que vers le lieu de pause dans la même situation (Soc, 16 juin 2021, n° 19-22.410). 2.2.2. Cependant, le droit européen retient une conception plus exigeante du temps de travail effectif, centrée sur l'intensité des sujétions imposées au salarié que le juge doit concrètement examiner. La Cour de justice de l'Union européenne considère en effet que le temps de travail au sens de la directive 2003/88 précitée est une “notion (...) de droit communautaire qu'il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de ladite directive, (...) [et que [s]eule une telle interprétation autonome est de nature à assurer à cette directive sa pleine efficacité ainsi qu'une application uniforme desdites notions dans l'ensemble des États membres” (CJCE, 9 septembre 2003, Jaeger, C-151/02, point 58 ; CJUE, 21 février 2018, Matzak, C-518-15, point 47 ; CJCE, 3 octobre 2000, Simap, C-30/98, points 48 et 50). En d'autres termes, elle s'impose aux Etats membres qui ne peuvent maintenir ou adopter une définition moins restrictive (CJUE, 9 mars 2021, Stadt Offenbach am Main, C-580/19, points 31 et 32 ; CJUE, 9 mars 2021, Radiotelevizija Slovenija, C-344/19, points 30 et 31). Précisant la définition du temps de travail au sens de l'article 2, paragraphe 1, de la directive 2003/88/CE, qui ne distingue pas de situation intermédiaire entre travail et repos, la même Cour n'y inclut les périodes de garde sous régime d'astreinte “que s'il découle d'une appréciation globale de l'ensemble des circonstances de l'espèce, notamment des conséquences d'un tel délai et, le cas échéant, de la fréquence moyenne d'intervention au cours de cette période, que les contraintes imposées à ce travailleur pendant ladite période sont d'une nature telle qu'elles affectent objectivement et très significativement la faculté pour ce dernier de gérer librement, au cours de la même période, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts” (CJUE, 9 mars 2021, Radiotelevizija Slovenija, C-344/19, dispositif ; CJUE, 9 mars 2021, Stadt Offenbach am Main, C-580/19, dispositif ; CJUE, 9 septembre 2021, Dopravní podnik hl. m. Prahy, C-107/19, dispositif ; CJUE, 11 novembre 2021, Dublin City Council, C-214/20, dispositif ; dans le même sens : CJUE, 21 février 2018, Matzak C-518/15, dispositif, point 4). Dans une décision récente, la Cour de cassation a repris cette grille d'analyse, dont elle déduit la nécessité d'une analyse approfondie par le juge du fond de l'intensité des contraintes pesant sur le salarié. En effet, “Prive sa décision de base légale la cour d'appel qui, alors que le salarié invoquait le court délai d'intervention qui lui était imparti pour se rendre sur place après l'appel de l'usager, a écarté la demande en requalification d'une période d'astreinte en temps de travail effectif, sans vérifier si le salarié avait été soumis, au cours de
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cette période, à des contraintes d'une intensité telle qu'elles avaient affecté, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement au cours de cette période, le temps pendant lequel ses services professionnels n'étaient pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles” (Soc, 26 octobre 2022, n° 21-14.178). La même évolution vers la prise en compte de la situation concrète des travailleurs a été opérée dans le cas particulier des salariés itinérants, la Cour de justice de l'Union européenne ayant considéré que “(...) pour qu'un travailleur puisse être considéré comme étant à la disposition de son employeur, ce travailleur doit être placé dans une situation dans laquelle il est obligé, juridiquement, d'obéir aux instructions de son employeur et d'exercer son activité pour celui-ci” et que “Pendant [leurs] déplacements, les travailleurs sont soumis auxdites instructions de leur employeur qui peut changer l'ordre des clients ou annuler ou ajouter un rendez-vous”, de sorte que “(...) pendant la durée nécessaire de déplacement, laquelle est le plus souvent incompressible, lesdits travailleurs n'ont pas la possibilité de disposer librement de leur temps et de se consacrer à leurs propres intérêts, de telle sorte que, partant, ils sont à la disposition de leurs employeurs” (CJUE, 10 septembre 2015, CCOO c. Tyco, C-266/14, points 36 et 39). Après avoir proposé dans son rapport annuel 2015 une modification de l'article L. 3121-4 du code du travail pour le mettre en conformité avec le droit européen11, la Cour de cassation a d'abord considéré, sur la base du règlement n° 561/2006 relatif à l'harmonisation de certaines dispositions de la législation sociale dans le domaine des transports par route, que les trajets effectués par un conducteur routier vers le lieu de prise en charge d'un véhicule ou en revenir, distincts du lieu de résidence du conducteur, de rattachement de l'entreprise et au moyen d'un véhicule de service, constituent du temps de travail effectif (Soc, 12 janvier 2016, n° 13-26.318). Conformément à l'arrêt “Tyco” de la Cour de justice de l'Union européenne précité, la Cour de cassation a ensuite considéré12, au vu des sujétions effectivement subies par le salarié dans l'exercice de sa fonction13, que “lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu'elle est fixée par l'article L. 3121-1 du code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d'application de l'article L. 3121-4 du même code” (Soc, 23 novembre 2022, n° 20-21.924). 11 Voir rapport annuel 2015 : “La rédaction du premier alinéa de l'article L. 3121-4 du code du travail semble
faire obstacle à une interprétation de ce texte en conformité avec le droit de l'Union européenne. Afin d'éviter une action en manquement contre la France et des actions en responsabilité contre l'État du fait d'un défaut de mise en œuvre de la directive du 4 novembre 2003 précitée, il est proposé de modifier ce texte de droit interne” (p. 71). 12 Dans un arrêt du 30 mai 2018, la chambre sociale avait considéré que la directive 2003/88 ne trouve pas à
s'appliquer à la rémunération des travailleurs et que leur mode de rémunération, lorsqu'ils n'ont pas de lieu de travail fixe ou habituel et effectuent des déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites des premier et dernier clients relève des dispositions pertinentes du droit national, ce qui conduisait à ne pas considérer ce temps de déplacement, en application de l'article L. 3121-4 du code du travail, comme du temps de travail effectif (Soc, 30 mai 2018, n° 16-20.634). 13 Le salarié devait en conduisant, pendant ses déplacements, grâce à son téléphone portable professionnel et
son kit main libre intégré dans le véhicule mis à sa disposition par la société, être en mesure de fixer des rendez-vous, d'appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs, clients, directeur commercial, assistantes et techniciens, exerçait des fonctions de “technico-commercial” itinérant, ne se rendait que de façon occasionnelle au siège de l'entreprise pour l'exercice de sa prestation de travail et disposait d'un véhicule de société pour intervenir auprès des clients de l'entreprise répartis sur sept départements du Grand Ouest éloignés de son domicile, ce qui le conduisait, parfois, à la fin d'une journée de déplacement professionnel, à réserver une chambre d'hôtel afin de pourvoir reprendre, le lendemain, le cours des visites programmées.
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2.2.3. En conclusion, il peut être constaté que la notion de temps de travail effectif est passée d'une conception productiviste retenue quelques années après l'adoption de la semaine de 40 heures par la loi du 21 juin 1936, afin d'accroître la quotité de travail à durée constante, à une conception plus protectrice de la santé et de la sécurité des travailleurs, renforcée par l'intégration européenne. Face au développement de nouvelles formes d'organisation du travail, plus mobiles ou à distance, a été substituée à la définition restrictive initiale, excluant les temps périphériques du temps rémunéré, une définition tournée vers la prise en compte du pouvoir de direction de l'employeur et ses conséquences concrètes sur la liberté du salarié. La conception duale retenue par le droit européen entre temps de travail et repos a parachevé cette évolution, contraignant le juge européen puis national à une extension de la notion de temps de travail au regard des contraintes effectivement rencontrées par le salarié dans l'exercice de son activité, notamment en situation d'astreinte, de pause ou d'itinérance. Cette évolution implique un renforcement de l'office du juge sur le contrôle des conditions d'exercice de l'activité de travail, lequel doit apprécier l'intensité des contraintes pesant sur le salarié. Comme l'exposait ainsi la Cour de cassation dans sa notice au rapport relative à l'arrêt du 26 octobre 2022 précité, selon une doctrine qui paraît transposable aux déplacements internes à l'entreprise, “La qualification d'astreinte, qui exclut celle de temps de travail effectif, implique de procéder à une analyse qualitative des conditions concrètes de l'exercice des permanences pour s'assurer que, entre deux interventions, le salarié peut effectivement vaquer à des occupations personnelles”. Il n'est dès lors pas exclu que le déplacement entre l'entrée du site sur lequel l'entreprise exerce son activité et ses locaux constitue du temps de travail effectif si les contraintes pesant sur le salarié sont d'une intensité telle qu'elles affectent, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement au cours de cette période le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles, ce que le juge doit vérifier.
3. En l'espèce, pour réclamer le paiement d'heures supplémentaires liées au déplacement depuis l'entrée de l'enceinte de l'entreprise et les locaux de celle-ci, le salarié avançait plusieurs contraintes caractérisant selon lui le fait qu'il était à la disposition de l'employeur, sans pouvoir vaquer à ses obligations personnelles, tenant à : - l'obligation de pointer et de se soumettre à des contrôles de pratiques dès son entrée sur le site en présence même de brigades d'intervention ; - au respect d'un protocole long et minutieux de sécurité pour arriver à son poste de travail, et notamment en se rendant à l'arrêt de bus pour attendre la navette qui l'emmenait sur son poste de travail ; - au respect du règlement intérieur, pouvant faire l'objet de sanctions disciplinaires, caractérisé notamment par une obligation générale de respect des règles en matière de santé et sécurité, d'itinéraires imposés et des règles particulières de sécurité applicables lors des déplacements au sein de l'établissement, le port d'une tenue de travail définie dès l'entrée au sein de l'établissement. Il soulignait en outre que l'entreprise prenait en compte ce temps de trajet jusqu'au bureau pour calculer, entre autres, la durée minimale de repos, et que “le matin au moment de badger, une alarme se déclenchait à l'entrée du site si la durée minimale de repos quotidien de
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11 heures n'avait pas été respectée, référence prise de l'heure à laquelle le salarié avait badgé la veille à la sortie du site”14. Face à ces affirmations circonstanciées, la cour d'appel s'est bornée à affirmer en des termes généraux que les contraintes émanaient de la société propriétaire du site et que le salarié disposait de toute liberté pour vaquer lors de ce déplacement à ses occupations : “Il résulte cependant des termes du règlement intérieur sur site de la centrale de [Localité 3] qu'il mentionne, d'une part que ces règles ne sont pas édictées par l'entreprise (...), mais imposées par la société propriétaire du site, et d'autre part qu'avant d'atteindre les bureaux de [son entreprise] (...), dans lesquels se situent les pointeuses, le salarié n'était pas à disposition de cette société, pouvant vaquer entre le poste d'accès principal et son propre bureau, sans contrôle de la part de l'employeur. Il s'agit en conséquence d'un temps de trajet ne pouvant être considéré comme du temps de travail effectif, ce qui a été rappelé aux salariés dans une note du 15 octobre 2015 (...)” (arrêt attaqué, p. 6). Elle s'est ainsi abstenue de vérifier si ces contraintes étaient d'une intensité telle qu'elles avaient affecté, objectivement et très significativement, la faculté du salarié de gérer librement au cours de cette période, le temps pendant lequel ses services professionnels n'étaient pas sollicités et de vaquer effectivement à des occupations personnelles.
De tels motifs, qui se situent très en deçà du standard de motivation posé tant par la Cour de justice de l'Union européenne que la Cour de cassation pour caractériser l'existence d'un travail effectif, constituent bien un défaut de base légale au regard des articles L. 3121-1 et L. 3121-4 du code du travail, comme le soutient le second moyen du pourvoi. Il y aura donc lieu de prononcer la cassation sur ce fondement.
PROPOSITION Cassation.
14 Conclusions du salarié devant la cour d'appel, p. 17 à 19.
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