AVIS DE M. GAMBERT, AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 12 du 8 janvier 2025 (FS-B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 23-11.417⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Rouen du 24 novembre 2022 Mme [X] [J] C/ L'UNEDIC Délégation Ags Cgea [Localité 5] _________________
Faits et procédure Les faits et la procédure sont exactement exposés dans le rapport auquel il convient de se reporter.
Pourvoi Par un moyen unique divisé en trois branches, le pourvoi fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir jugé que la garantie de l'AGS ne porte pas sur les créances résultant de la rupture du contrat de travail consécutive à une résiliation judiciaire prononcée à la demande du salarié qui l'a présentée après l'ouverture de la procédure collective.
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Le mémoire en défense prône le rejet du pourvoi au motif que la décision attaquée est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière.
Question En cas de procédure collective, lorsque la rupture du contrat de travail, intervenue dans les périodes visées à l'
article L. 3253-8 du code du travail🏛, est consécutive à une résiliation judiciaire prononcée postérieurement à la liquidation judiciaire de l'entreprise, l'AGS doit-elle garantir les créances résultant de cette rupture ?
Discussion La question soulevée par le pourvoi nécessite de rappeler la solution retenue jusqu'à présent par la Cour de cassation avant d'examiner la décision de la CJUE rendue le 22 février 2024 en réponse aux questions préjudicielles posées à propos d'une situation juridique analogue et d'en tirer les conséquences.
I- Les modalités de mise en oeuvre de l'article L.3253-8 du code du travail en droit interne En cas de procédure collective et en raison du caractère alimentaire du salaire, il est apparu primordial de prémunir les salariés contre les risques d'insolvabilité de l'employeur. A cet effet, les normes internationale et communautaire (convention n° 173 de l'OIT et directive du 22 octobre 2008) envisagent l'intervention d'institutions de garantie par les pouvoirs publics et les employeurs. Sur le plan national, la
loi du 27 décembre 1973, modifiée🏛 par les différentes réformes du droit des procédures collectives, a institué un mécanisme d'assurance contre le risque de non-paiement du salaire et de garantie des créances des salariés : L'Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS) qui a passé une convention de gestion avec l'UNEDIC . Les dispositions en vigueur sont énoncées aux
articles L. 3253-6 et suivants du code du travail🏛, elles assurent la conformité du droit français au droit communautaire. Ces dispositions internes doivent être interprétées conformément au droit communautaire et donc conformément à l'interprétation donnée par la Cour de justice de l'Union. L'article L. 3253-6 du code du travail impose l'obligation « à tout employeur de droit privé » d'assurer ses salariés contre le risque de non-paiement des sommes qui leur sont dues en exécution du contrat de travail, en cas de procédures collectives.
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En cas de réalisation du risque, la garantie de l'AGS couvre certaines créances, dans la limite d'un certain montant. Les créances garanties figurent dans une liste établie à l'article L.3253-8 du code du travail. Selon l'
article L.3253-8. 2° du code du travail🏛, la garantie de l'AGS couvre : « Les créances résultant de la rupture des contrats de travail intervenant : a) Pendant la période d'observation ; b) Dans le mois suivant le jugement qui arrête le plan de sauvegarde, de redressement ou de cession ; c) Dans les quinze jours, ou vingt et un jours lorsqu'un plan de sauvegarde de l'emploi est élaboré, suivant le jugement de liquidation ; d) Pendant le maintien provisoire de l'activité autorisé par le jugement de liquidation judiciaire et dans les quinze jours, ou vingt et un jours lorsqu'un plan de sauvegarde de l'emploi est élaboré, suivant la fin de ce maintien de l'activité ; ». En application de cet article, la chambre sociale affirme que la rupture ouvrant droit à garantie est celle qui est prononcée par l'administrateur judiciaire ou le liquidateur, aux lieu et place de l'employeur débiteur, déchargé de cette prérogative. La Cour exclut la garantie de l'AGS pour les créances nées de la rupture résultant de la demande formée par le salarié postérieurement à l'ouverture de la procédure judiciaire (
Soc. 20/04/2005, n° 02-47.063⚖️ ;
Soc.14/10/2009, n°07-45.257⚖️). Ainsi en est-il en cas de demande de résiliation judiciaire : « Vu l'article L. 3253-8 2° du code du travail : 6. Les créances résultant de la rupture du contrat de travail visées par l'article L. 3253-8 2° du code du travail s'entendent d'une rupture à l'initiative de l'administrateur judiciaire ou du liquidateur. 7. L'arrêt, après avoir retenu que la résiliation du contrat de travail produisait les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse et prenait effet à la date du licenciement, a dit que la garantie de l'AGS était due pour les créances en résultant. 8. En statuant ainsi, alors qu'elle relevait que la rupture du contrat de travail intervenait à la suite de la demande en résiliation judiciaire du contrat de travail formée par le salarié postérieurement à l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire, la cour d'appel a violé le texte susvisé. » (Soc.14/06/2023, n° 20-18.397). A l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité, la chambre sociale a réitéré sa position et l'a explicitée en énonçant : « Que l'objet de la garantie prévue au 2° de l'article L. 3253-8 du code du travail est l'avance par l'AGS des créances résultant des ruptures des contrats de travail qui interviennent pour les besoins de la poursuite de l'activité de l'entreprise, du maintien de l'emploi et de l'apurement du passif ; que tel est le cas des ruptures à l'initiative de l'administrateur judiciaire ou du mandataire liquidateur ou de l'employeur le cas échéant, intervenues au cours des périodes visées à cet article ; que les dispositions en cause telles qu'interprétées de façon constante par la Cour de cassation, excluant la garantie de l'AGS pour les ruptures de contrat ne découlant pas de l'initiative de l'administrateur judiciaire ou du mandataire liquidateur ou de l'employeur le cas échéant, instituent une différence de traitement fondée sur une différence de situation en rapport direct avec l'objet de la loi ; » (Soc. 10/07/ 2019, n°19 40.019).
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Depuis, cette jurisprudence a été confirmée à plusieurs reprises, en conséquence, lorsque la rupture du contrat de travail intervient au cours des périodes visées à l'article L. 3253-8. 2° du code du travail, la garantie de l'AGS couvre seulement les créances résultant d'une telle rupture ayant eu lieu à l'initiative de l'administrateur judiciaire, du mandataire liquidateur ou de l'employeur concerné. Ladite garantie est exclue en cas de prise d'acte de la rupture du contrat de travail par un salarié, de départ à la retraite de celui-ci ou de résiliation judiciaire du contrat de travail (
Soc.19/04/2023, n° 21-20.651⚖️ ;
Soc. 14/06/2023, n° 20-18.397⚖️). Une fois que la procédure collective est ouverte, la chambre relie l'intervention de l'AGS à un licenciement pour motif économique et non à une rupture décidée par le salarié ou prononcée par le juge prud'homal, motif pris d'un manquement grave imputable à l'employeur. Une partie de la doctrine critique cette interprétation et estime que la Cour ajoute une condition relative à l'auteur de la rupture. Elle fait observer, à juste raison, que la solution adoptée est contraire à la lettre du texte lequel vise les périodes au cours desquelles la rupture doit intervenir mais n'exige pas que le contrat de travail soit rompu par l'administrateur ou le mandataire judiciaire. A la volonté de limiter la prise en charge des indemnités de licenciement en fonction de la date de la rupture prévue par le texte, la Cour ajoute une condition relative à l'auteur de la rupture alors même que l'article L. 3253-8. 2° du Code du travail fait seulement référence à la notion de rupture sans autre précision. Elle distingue là où la loi ne distingue pas. Une autre partie de la doctrine approuve la jurisprudence de la Cour. Tout en admettant que littéralement, l'article L. 3253-8. 2° du Code du travail, visé par la Cour, ne prescrit pas de distinguer en fonction de l'auteur de la rupture, ces auteurs (M. Jacotot, M. Vallens Cf. Les références citées au rapport) soulignent l'influence des procédures collectives sur les contrats de travail et la nécessité de combiner les dispositions du code du travail avec celles du code de commerce qui soumettent les licenciements à des règles spéciales en cas de procédure collective. C'est dans ce contexte qu'est intervenu l'arrêt de la
CJUE du 22 février 2024 dont il convient d'exposer les tenants et les aboutissants.
II- L'arrêt de la CJUE, 22 février 2024, aff. C-125/23⚖️ Par arrêts du 24 février 2023, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a saisi la Cour de justice de l'Union européenne de quatre questions préjudicielles rédigées en termes identiques : « 1) La directive [2008/94] peut-elle être interprétée en ce qu'elle permet d'exclure la prise en charge par l'institution de garantie des dédommagements pour cessation de la relation de travail lorsqu'un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail après l'ouverture d'une procédure d'insolvabilité ? 2) Une telle interprétation est-elle conforme au texte et à la finalité de cette directive et permet-elle d'atteindre les résultats visés par celle-ci ?
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3) Une telle interprétation, fondée sur l'auteur de la rupture du contrat de travail pendant la période d'insolvabilité, emporte-t-elle une différence de traitement entre les salariés ? 4) Une telle différence de traitement, si elle existe, est-elle objectivement justifiée ?» Dans son arrêt du 22 février 2024, la Cour a dit pour droit : « La directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur, doit être interprétée en ce sens que : elle s'oppose à une réglementation nationale qui prévoit la couverture des créances impayées des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail par le régime national assurant le paiement des créances des travailleurs salariés par une institution de garantie, établi conformément à l'article 3 de cette directive, lorsque la rupture du contrat de travail est à l'initiative de l'administrateur judiciaire, du mandataire liquidateur ou de l'employeur concerné, mais exclut la couverture de telles créances par cette institution de garantie lorsque le travailleur en cause a pris acte de la rupture de son contrat de travail en raison de manquements suffisamment graves de son employeur empêchant la poursuite dudit contrat et une juridiction nationale a jugé cette prise d'acte comme étant justifiée. ». Parmi les motifs retenus, la Cour de justice constate que rien dans le texte de la directive « ne permet de conclure que la garantie des créances des travailleurs par une institution de garantie puisse être exclue, par un État membre, dans le cas où la rupture du contrat de travail est à l'initiative de ce travailleur en raison d'un manquement de l'employeur. En effet, la directive 2008/94 n'établit aucune distinction en ce qui concerne la couverture de ces créances par ladite institution selon que l'auteur de la rupture du contrat de travail est ou non le salarié. » (Pt. 44). Elle rappelle que si les États membres ont la faculté de préciser les prestations à la charge de l'institution de garantie, cette faculté est soumise aux exigences découlant du principe général d'égalité et de non-discrimination. A ce sujet, elle relève que « la cessation du contrat de travail à la suite de la prise d'acte de la rupture de ce contrat par le travailleur, en raison de manquements suffisamment graves de l'employeur empêchant la poursuite dudit contrat, considérée par une juridiction nationale comme étant justifiée, ne saurait être regardée comme résultant de la volonté du travailleur, dès lors qu'elle est, en réalité, la conséquence desdits manquements de l'employeur. (Pt 47) » et considère que « les travailleurs qui prennent acte de la rupture de leur contrat de travail se trouvent dans une situation comparable à celle dans laquelle se trouvent les travailleurs dont les contrats ont pris fin à l'initiative de l'administrateur judiciaire, du mandataire liquidateur ou de l'employeur concerné (Pt 48) ». Elle rappelle les motifs de la jurisprudence de la Cour de cassation au regard des objectifs de la procédure collective, mais insiste sur la finalité sociale de la directive qui consiste « à garantir à tous les travailleurs salariés un minimum de protection au niveau de l'Union en cas d'insolvabilité de l'employeur par le paiement des créances impayées résultant de contrats ou de relations de travail (arrêt du 28 juin 2018, Checa 6 E2018484 Honrado, C-57/17, EU:C:2018:512, point 46) ». Elle en fait un objectif prioritaire qui l'emporte sur ceux de la procédure collective (Pts 49, 50 et 51).
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Dans la mesure où le texte de l'article L. 3253-8 du Code du travail ne limite pas la garantie aux hypothèses de licenciement mais retient l'expression : « la rupture des contrats de travail », « rien ne semble faire obstacle à ce que l'article L. 3253-8 du Code du travail soit interprété de manière conforme à la directive 2008/94 telle qu'interprétée par la CJUE dans l'arrêt. » comme le souligne M. Lhernould dans son commentaire paru dans la Revue La Semaine Juridique - Social du 09/04/2024 n° 1117.
III - Application au cas présent Au cas présent, l'employeur a été placé en redressement judiciaire par jugement du 26 février 2019. Le 04 mars 2019, la salariée a saisi la juridiction prud'homale d'une demande en résiliation judiciaire du contrat de travail. Par décision du 14 mai 2019 le tribunal de commerce a converti la procédure de redressement judiciaire en liquidation judiciaire. Par lettre du 27 mai 2019, le liquidateur a notifié à la salariée son licenciement pour motif économique. Par jugement du 30 juillet 2020, le conseil de prud'hommes a prononcé la résiliation judiciaire aux torts de l'employeur donc une rupture du contrat de travail assimilée dans ses effets à un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse. Le conseil de prud'hommes a précisé que cette rupture prenait effet à la date du 27 mai 2019 appliquant en cela la jurisprudence de votre chambre selon laquelle lorsque le salarié est licencié avant le prononcé de la décision de résiliation judiciaire, la date d'effet de la rupture est alors la date d'envoi de la lettre de licenciement. (
Soc.15/05/2007, n° 04-43.663⚖️). Faisant application de la jurisprudence de la Cour en vigueur au moment où elle a statué la cour d'appel a jugé que dans ses conditions, l'AGS n'était pas tenue de garantir le paiement des sommes allouées à la salariée en réparation de la rupture du contrat de travail dès lors que cette rupture a eu lieu à son initiative, postérieurement au redressement ou à la liquidation judiciaire. Au regard de la décision de la CJUE, cette interprétation de l'article L. 3253-8 du Code du travail n'est pas conforme à la directive 2008/94 dont rien dans le texte « ne permet de conclure que la garantie des créances des travailleurs par une institution de garantie puisse être exclue, par un État membre, dans le cas où la rupture du contrat de travail est à l'initiative de ce travailleur en raison d'un manquement de l'employeur. En effet, la directive 2008/94 n'établit aucune distinction en ce qui concerne la couverture de ces créances par ladite institution selon que l'auteur de la rupture du contrat de travail est ou non le salarié. (Pt 44) ». Cette interprétation méconnaît également les exigences découlant du principe général d'égalité et de non-discrimination, telles qu'elles sont exposées par l'arrêt de la de CJUE (Pt 48) et dont il se déduit que le salarié qui demande et obtient du juge la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de l'employeur, situation assimilée dans ses effets à un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, se trouve dans une situation comparable à celle des salariés dont les contrats ont pris
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fin à l'initiative de l'administrateur judiciaire, du mandataire liquidateur ou de l'employeur concerné. Je conclus à la cassation laquelle pourra être prononcée sans renvoi. Avis de cassation sans renvoi
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