AVIS DE M. BURGAUD, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 584 du 7 novembre 2024 (B) –
Troisième chambre civile Pourvoi n° 23-12.315⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Bordeaux du 1er décembre 2022 La société [Adresse 1] C/ M. [L] [E] _________________
Audience du 1er octobre 2024 - FS 2
Sens de l'avis : CASSATION I. Faits et procédure : Pour un exposé exhaustif des faits et de la procédure, il convient de se référer aux écritures des parties. Nous ne rappellerons ici que les points essentiels à la compréhension de l'avis. Par contrat du 21 avril 2010, la société Initiative 2008, aux droits de laquelle intervient la Société civile de construction vente [Adresse 1] a confié à Monsieur [E], architecte, la maîtrise d'oeuvre de la construction d'un ensemble immobilier. Le 26 juin 2016, la Société civile de construction vente [Adresse 1] a fait assigner Monsieur [E] en indemnisation de son préjudice à raison de la diminution du prix de vente du lot n° 18.
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Par jugement du 9 janvier 2018, le tribunal de grande instance de Bordeaux a rejeté les demandes présentées par la société civile. La cour d'appel de Bordeaux a confirmé le jugement par arrêt du 5 novembre 2020. Le 16 février 2022, la troisième chambre civile a cassé cette décision en toutes ses dispositions. Par arrêt du 1er décembre 2022, la cour d'appel de Bordeaux a confirmé le jugement sauf en ce qu'il avait déclaré le certificat de mesurage inopposable à l'architecte. Il s'agit là de la décision attaquée par un pourvoi formé le 14 février 2023.
II. Identification des questions juridiques : Le pourvoi soutient un moyen unique de cassation comprenant quatre branches. La demanderesse au pourvoi critique l'arrêt attaqué d'avoir rejeter sa demande d'indemnisation dirigée contre l'architecte. Dans une première branche, elle fait valoir que la cour d'appel a violé l'
article 1147 du code civil🏛 devenu 1231-1 du même code, en ce que l'architecte ne s'était pas vu confier de missions dites « complémentaires » dont notamment la mission REL correspondant au relevé des existants et qui est définie au paragraphe G.4.1 comme « les relevés comprenant le mesurage et la représentation graphique de tout ou partie d'un ouvrage existant », ni au titre des autres missions complémentaires visées au paragraphe G.4.6 et définie comme « le calcul des superficies » de sorte qu'il ne peut lui être reproché un manquement dans l'exercice de ses missions, et ce alors que l'architecte chargé d'une mission de maîtrise d'oeuvre complète est responsable de la non-conformité de la construction aux plans qu'il a établis. Dans une deuxième branche, elle prétend que la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil, devenu 1321-1 du même code, en se déterminant par un motif dubitatif et sans rechercher si concrètement, pour un professionnel, la diminution de près de 10% de la surface du bien était apparente. Dans une troisième branche, elle soutient que la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil devenu 1231-1 du même code, en retenant que le maître de l'ouvrage ne peut solliciter la différence de prix résultant de la différence de surface ce qui reviendrait à réclamer, sous couvert d'indemnisation, le remboursement d'une partie du prix de vente lequel ne constitue pourtant pas un préjudice indemnisable alors que le maître de l'ouvrage pouvait solliciter de l'architecte une indemnisation au titre de la construction d'un appartement dont la surface était inférieure à celle prévues par les plans. Enfin, dans une quatrième et dernière branche, elle affirme que la cour d'appel a violé les
articles 4 et 5 du code de procédure civile🏛🏛 en constatant l'existence d'une perte de chance de vendre un bien à une surface supérieure, dont l'indemnisation était sollicitée, et en refusant de l'indemniser.
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Dans le cadre du présent avis, nous nous intéresserons à la question préalable du périmètre des obligations de l'architecte au regard de la différence de superficie constatée entre les plans et la réalisation de la construction quand cet architecte se voit confier une mission complète de maîtrise d'oeuvre - 1ère branche -, avant d'examiner si le maître de l'ouvrage était fondé à solliciter une indemnisation au titre de la construction d'un appartement dont la surface est inférieure à celle prévue par les plans - 3ème branche -, ces deux questions justifiant à notre sens le renvoi de l'examen du pourvoi en formation de section.
III. Discussion : Sur la première branche du moyen unique : Dans la première branche du moyen, la demanderesse au pourvoi soutient qu'un architecte chargé d'une mission de maîtrise d'oeuvre complète est responsable de la non-conformité de la construction aux plans qu'il a établis. Comme l'a rappelé votre rapporteur, les obligations de l'architecte sont principalement fixées par le décret n° 80-210 du 20 mars 1980 portant code des devoirs professionnels des architectes. Selon ce décret, celui-ci peut se voir confier une mission complète de conception et de suivi de l'exécution des travaux ou bien seulement des missions partielles telles que le relevé des existants ou la coordination des travaux d'un chantier. L'étendue de la mission qui a été abandonnée aux soins d'un architecte fixe l'étendue des obligations de ce professionnel. Dès lors, un architecte ne peut pas être responsable au-delà de la mission qui lui a été confiée: sa responsabilité est nécessairement conditionnée par l'étendue de son engagement. 1 Or, lorsque la mission de l'architecte est dite «complète», celui-ci dirige les travaux d'exécution et est chargé de la surveillance de l'exécution conforme de ces travaux au permis de construire, aux normes applicables mais également, en toute logique, aux plans validés par le maître de l'ouvrage. Ainsi, aux termes de l'article 39 du décret précité désormais intégré au code de déontologie des architectes, il est précisé que lorsqu'il dirige les travaux - notamment dans le cadre d'une mission complète qui lui a été confiée -, l'architecte est tenu de s'assurer que ceux-ci sont «conduit conformément aux plans et aux documents descriptifs qu'il a établis et aux moyens d'exécution qu'il a prescrits». En ce sens, la chambre a déjà jugé, en juin 2017 2, que le non respect des dispositions d'un permis de construire suffisait à engager la responsabilité de l'architecte qui était chargé de l'exécution des travaux. 1
Voir en ce sens l'arrêt :
3e Civ., 26 novembre 2015, pourvoi n° 14-14.778, 14-28.394⚖️, Bull. 2015, III, n° 123.
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3e Civ., 29 juin 2017, pourvoi n° 16-14.264⚖️.
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Dans ce cas, l'architecte n'est pas responsable en raison de la faute commise par l'entreprise qui exécute les travaux mais bien du fait de sa propre faute de surveillance.3 Ici, le manquement de l'architecte à ses obligations entraîne la mise en oeuvre de sa responsabilité contractuelle de droit commun conformément aux dispositions de l'
article 1231-1 du code civil🏛 telles qu'issues de l'
ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016🏛 portant réforme du droit des obligations, anciennement article 1147 du même code. En l'espèce, le lot n° 18 livré a été mesuré à 66,30 mètres carrés alors que l'appartement prévu à la construction devait bénéficier d'une superficie de 73 mètres carrés, soit une différence entre le projet et la réalisation de 6,70 mètres carrés correspondant à un déficit de superficie de 9,18 %, ce qui est un déficit important. 4 La cour d'appel de Bordeaux a relevé que l'architecte s'était vu «confier une mission complète de base de maîtrise d'oeuvre allant des études préliminaires à l'assistance à la réception et au dossier des ouvrages exécutés». En retenant une mission complète de conception et de suivi de l'exécution des travaux, il entrait nécessairement dans les obligations de l'architecte, et sans qu'il soit nécessaire de rechercher de missions complémentaires, de s'assurer que les travaux exécutés étaient conformes aux plans qu'il avait établis. Pourtant, la cour d'appel, après avoir mentionné que l'architecte n'avait pas eu de missions complémentaires, en particulier de mission lui confiant le relevé des existants ou le calcul des superficies, en a déduit que ce professionnel ne pouvait se voir reprocher aucun «manquement dans ses missions de base». Elle ne pouvait pas écarter la responsabilité de l'architecte au motif qu'il n'y avait pas eu concrètement de restitution dès lors que le lot n° 18 avait été vendu avec un mesurage exact. Il n'en reste pas moins que la différence de superficie entre le projet et la réalisation est bien réelle et imputable à l'architecte titulaire d'une mission complète de maîtrise d'oeuvre. Ainsi, si un architecte est bien responsable de la bonne exécution de sa mission dans les limites de celle-ci, il y a lieu de constater que ce que la cour d'appel qualifie de missions de base comprenait la construction de l'ouvrage, supervisé par celui-ci dans le cadre de sa mission complète, conformément aux plans, et sans qu'il soit nécessaire que lui soit adjoint une mission complémentaire. En jugeant le contraire, la cour d'appel a, selon nous, violé la loi.
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Voir: 1re Civ., 15 mai 1962, pourvoi publié au bulletin, n° 246.
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Ce pourcentage est d'ailleurs bien supérieur à la marge de tolérance prévue à l'
article 1619 du code civil🏛 au profit de l'acheteur qui est fondé à demander une diminution du prix si la surface en moins représente, sauf exception contractuelle, plus d'un vingtième (5%) de la surface attendue.
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Sur la troisième branche du moyen unique : S'agissant de la troisième branche, la demanderesse au pourvoi fait valoir que le vendeur est en droit d'engager une action en indemnisation à l'égard de l'architecte fondée sur la non-conformité de l'ouvrage aux plans élaborés par lui pour être indemnisé d'une perte de chance de vendre le bien à un prix supérieur et qu'en rejetant sa demande d'indemnisation fondée sur la construction d'un bien dont la superficie est inférieure à celle prévue par les plans de l'architecte, la cour d'appel a violé l'article 1147 devenu 1231-1 du code civil. Pour motiver sa décision de rejet, la cour d'appel a indiqué que le préjudice de la venderesse ne pouvait être «équivalent qu'à une perte de chance mais en aucun cas à l'exacte différence de prix résultant de la différence de surface» entre les plans établis et la réalisation de l'appartement. La cour d'appel a mentionné au surplus que cette indemnisation, si elle était octroyée, reviendrait à rembourser une «partie du prix de vente lequel ne constitue pourtant pas un préjudice indemnisable». Pourtant, dans sa demande de versement de dommages et intérêts, la venderesse sollicite l'indemnisation de son préjudice de perte de chance en citant un arrêt du 28 janvier 2015 dans lequel la chambre a jugé qu'une perte de chance de vendre le bien au même prix pour une surface moindre pouvait bien être indemnisée. 5 Cette possibilité d'indemnisation s'appuie sur le calcul du prix de vente d'un appartement construit en VEFA qui est fonction, non seulement de la superficie du logement, mais aussi d'autres critères tels que la localisation du bien, son agencement ou le nombre de pièces. Fort de cette jurisprudence de 2015, la venderesse sollicite l'indemnisation d'une perte de chance qu'elle a estimée à hauteur de 30 731 euros. Cette somme devait également correspondre peu ou prou à la différence de superficie entre la surface du lot prévu par les plans de l'architecte et la construction de l'appartement prévu au lot n° 18. En l'état de la réflexion, il faut bien voir qu'il existe deux éléments distincts qui ne saurait être confondus même s'il existe des points de convergence. D'une part, il y a la réduction du prix du logement vendu pour une superficie supérieure à ce qu'elle est réellement. Cette restitution, qui a un caractère automatique, ne s'apparente pas à un préjudice indemnisable, de sorte que le vendeur, qui a fait construire un bien en VEFA, ne peut
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Conclusions d'appelant n° 4 (après cassation), p.11: «Conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, le vendeur peut se prévaloir à l'encontre du mesureur ayant réalisé un mesurage erroné, d'une perte de chance de vendre son bien au même prix pour une surface moindre. (
Cass. Civ. 3ème, 28 janvier 2015, N° 13-27397⚖️, Construction-Urbanisme 04/15, p. 32
Cass. Civ. 3ème, 09/03/17, N° 15-29384⚖️) En l'espèce, la perte de chance est réelle et sera justement indemnisée par le versement de dommages et intérêts à hauteur de 30.731€.» C'est nous qui soulignons.
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pas appeler l'architecte qui a bénéficié d'une mission complète à garantir la somme qu'il devra rembourser à l'acquéreur à raison de la moindre superficie. 6 D'un autre côté, indépendamment de la restitution du prix, le vendeur du bien construit en VEFA par un architecte bénéficiaire d'une mission complète pourra rechercher la responsabilité professionnelle de l'architecte car il subit un préjudice tenant à la moindre superficie du bien qui a été livré par rapport aux plans prévisionnels. Cette recherche de responsabilité s'est traduit, en jurisprudence, par une indemnisation de perte de chance7 de pouvoir vendre un bien à un montant supérieur correspondant à la superficie initialement prévue ou en d'autres termes une perte de chance de vendre son bien au même prix pour une surface moindre.8 Toutefois, il faut bien noter que la Cour reste vigilante afin que ne soit pas octroyée par les juges du fond, sous couvert d'allouer des dommages et intérêts au vendeur, une somme au titre de la réduction du prix de vente.9 La difficulté que nous pouvons y voir est qu'il est bien souvent difficile de faire une distinction claire et nette entre restitution d'un prix de vente et indemnisation du préjudice né d'un déficit de superficie.10 Sur les difficultés nées de l'indemnisation d'une moindre superficie, nous devons aussi mentionner qu'en janvier 202111, la chambre a jugé que le juge ne pouvait refuser d'indemniser une perte de chance en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage avait été demandée. In fine, le vendeur d'un lot construit en VEFA dont la superficie construite est inférieure à la superficie prévue par les plans de l'architecte apparaît bien en droit d'engager une action en responsabilité contractuelle contre l'architecte à qui il avait confié une mission complète et qui n'a pas respecté les plans convenus. En l'espèce, le lot n° 18 dont il est question a été vendu, après construction, avec une surface exacte, de sorte que la venderesse n'a pas dû restituer une partie du prix de vente à ses acquéreurs, ce qu'a relevé la cour d'appel.
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3e Civ., 8 novembre 2006, pourvoi n° 05-16.948⚖️, Bull. 2006, III, n° 222. Cette solution a été fortement critiquée. Voir notamment l'article du professeur Olivier Tournafond, «Dans les ventes du secteur protégé le déficit de contenance relève des articles 1619 et s. c. civ. et la restitution d'une partie du prix intervenue en application de ces textes ne constitue pas en soi un préjudice indemnisable dont le vendeur pourrait demander garantie à l'architecte qui a dirigé les travaux», RDI, 2007, p. 87. 7
La notion de perte de chance permet de réparer un préjudice né de la privation d'une probabilité raisonnable. Voir l'arrêt de la chambre du 7 avril 2016:
3e Civ., 7 avril 2016, pourvoi n° 15-14.888⚖️. 8
3e Civ., 28 janvier 2015, pourvoi n° 13-27.397, Bull. 2015, III, n° 9. Logiquement, la
Cour de cassation a reconnu l'existence d'un préjudice réparable pour le vendeur. 9
3e Civ., 18 mai 2017, pourvoi n° 16-15.078⚖️.
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Voir l'article du professeur Rouvière: Frédéric Rouvière, «La distinction entre restitution et indemnisation», Recueil Dalloz, 2015, p. 657. 11
1re
Civ., 20 janvier 2021, pourvoi n° 19-18.585⚖️.
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Cette dernière a également retenu, pour rejeter la demande fondée sur la perte de chance, que la venderesse n'établissait pas «qu'elle aurait nécessairement vendu son lot pour un montant supérieur de 30 731 euros s'il avait eu la superficie attendue de 73 m2». Certes, il n'y a aucune certitude en la matière, seulement une probabilité de perte de chance que la venderesse souhaiterait voir réparer à son profit. Pourtant, et alors que la cour d'appel constate elle-même que «la réalité du défaut de mesurage est établie», en raison de la faute de l'architecte du projet, les juges du fond refusent de faire droit à la demande d'indemnisation de la partie pour laquelle le déficit de superficie est préjudiciable. La cour d'appel refuse d'indemniser à ce titre une perte de chance de pouvoir vendre au même prix un lot d'une superficie moindre. Cette dernière ne peut se réfugier derrière l'identité de la somme sollicité au titre de la perte de chance - 30 731 euros - et du montant correspondant à la restitution prévisible du prix de vente en raison de la moindre superficie construite - 30 731 euros correspondant à la différence entre 320 478 euros et 289 747 euros - pour refuser la demande d'indemnisation de la venderesse. En rejetant l'indemnisation de la perte de chance, il nous semble que la cour d'appel a derechef violé la loi. Nous vous invitons en conséquence à censurer une nouvelle fois l'arrêt attaqué.
Avis de cassation
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