Jurisprudence : Cass. civ. 1, Conclusions, 12-03-2025, n° 23-22.051

Cass. civ. 1, Conclusions, 12-03-2025, n° 23-22.051

A626064M

Identifiant européen : ECLI:FR:CCASS:2025:C100150

Identifiant Legifrance : JURITEXT000051336007

Référence

Cass. civ. 1, Conclusions, 12-03-2025, n° 23-22.051. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/116989966-cass-civ-1-conclusions-12032025-n-2322051
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Abstract

Il résulte des principes qui régissent la compétence internationale, selon lesquels la compétence internationale des tribunaux français se détermine par l'extension des règles de compétence interne sous réserve d'adaptations justifiées par les nécessités particulières des relations internationales, de l'article L. 442-6, I, 5°, devenu L. 442-1, II, du code de commerce et de l'article 46 du code de procédure civile que dans l'ordre international, hors champ d'application du droit de l'Union européenne, l'action en rupture brutale des relations commerciales établies est de nature délictuelle

AVIS DE Mme MALLET-BRICOUT, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 150 du 12 mars 2025 (FS-B) – Première chambre civile Pourvoi n° 23-22.051⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 6 septembre 2023 la société Daucourt C/ la société Palm Bay international Inc ___________________

Les faits de l'espèce et la procédure ont été parfaitement exposés par le conseiller rapporteur et peuvent être restitués comme suit : La société Daucourt SARL (ci-après "Daucourt") crée, fabrique et distribue des spiritueux français. La société Palm Bay International Inc (ci-après "Palm Bay") est une société de droit américain spécialisée dans l'importation et la vente en gros aux Etats-Unis de vins et spiritueux. Le 16 septembre 2011, la société Daucourt a mandaté la société Palm Bay en tant qu'importateur exclusif et « brand agent » de son label « Bastille 1789 » à compter du 1er janvier 2011. Le 23 décembre 2011, elle a signé un mandat comprenant les mêmes dispositions pour son « label OR-G ».

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La liqueur OR-G présente la particularité de posséder un design particulier : la bouteille ne porte aucune étiquette puisqu'elle est entièrement sérigraphiée soit gravée à même le verre. Y figure notamment la mention : « Imported by OR-G Spirits, [Localité 3], NY » soit l'adresse de la société Palm Bay International. Entre mai et août 2011, Daucourt et Palm Bay ont échangé par mail quant aux quantités de "verres" (bouteilles vides Or-G 750 ml et 1l) à faire produire, Daucourt proposant d'en commander un million à Saverglass. A la date du 24 août 2011, 7 854 caisses de 6 bouteilles de liqueur Or-G avaient été commandées ou expédiées par Palm Bay à ses clients américains. Palm Bay en a acheté un total de 11 211 à Daucourt en 2011, 28 932 en 2012, 2 808 en 2013, 10 338 en 2014 et 2 820 en 2015 (Incoterm : "Ex Cellar [Localité 5]") aux fins d'importation et de distribution aux Etats-Unis. Le 18 décembre 2015, la société Palm Bay a informé par mail la société Daucourt qu'elle ne passerait plus de commande additionnelle du produit OR-G, lui recommandant de ne plus produire pour le marché américain. Le 12 juillet 2016, la société Daucourt a mis en demeure la société Palm Bay de rembourser la valeur du stock de "verres" OR-G ou de lui acheter une quantité suffisante de liqueur OR-G pour écouler cet important stock de bouteilles vides, en vain. Saisi par la société Palm Bay International, le tribunal du comté de Nassau (Etat de New-York) a rendu : - le 13 mars 2018, une décision préparatoire selon laquelle la loi de New York s'applique parce que [Localité 4] constitue la relation la plus significative dans le cadre des rapports entre les parties, « l'essence de l'accord entre les parties (portant) sur la vente de OR-G à [Localité 4] et aux Etats-Unis », - le 17 octobre 2018, un jugement déclaratoire selon lequel "Palm Bay (1) n'a aucune obligation contractuelle ou quasi-contractuelle envers (la société Daucourt) en lien avec le produit OR-G ; (2) a effectué un paiement complet à Daucourt en lien avec les produits OR-G ; (3) n'a, envers Daucourt, aucune autre obligation ou aucune autre dette, de quelque espèce ou nature que ce soit, et ne doit à Daucourt aucune somme, en lien avec les produits OR-G".

La société Palm Bay a, parallèlement, continué de distribuer le stock d'OR-G ainsi que le whisky Bastille 1789, le montant des achats à Daucourt au titre des années 2015 à 2019 s'élevant à un total de 1 340 321,72 euros. Les sociétés échangeaient également sur la négociation d'un contrat de distribution exclusive formalisant les droits et obligations respectifs des parties. Le 3 septembre 2019, la société Daucourt a assigné la société Palm Bay devant le tribunal de commerce de Bordeaux sur le fondement de la rupture brutale des relations

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commerciales établies relatives au produit OR-G, en application, eu égard à la date des faits, de l'article L.442-6, I, 5 du code de commerce🏛. Par jugement du 5 mars 2021 le tribunal de commerce de Bordeaux s'est déclaré compétent au motif que la loi applicable à la rupture brutale des relations commerciales établies est celle du lieu du dommage, soit la France où la société Daucourt est établie, puis a : - Débouté la société Daucourt de l'ensemble de ses demandes, - Condamné la société Daucourt à payer à la société Palm Bay la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile🏛, - Débouté la société Palm Bay du surplus de ses demandes, - Condamné la société Daucourt aux dépens. Par déclaration reçue au greffe de la Cour le 24 mars 2021, la société Daucourt a interjeté appel de ce jugement. Par un arrêt du 6 septembre 2023, la cour d'appel de Paris a accueilli l'exception d'incompétence internationale soulevée par la société Palm Bay International et renvoyé les parties à mieux se pourvoir. C'est l'arrêt attaqué par le pourvoi.

. Le pourvoi formé par la société Daucourt se développe dans un moyen unique en trois branches, qui reproche principalement à la cour d'appel d'avoir accueilli l'exception d'incompétence internationale soulevée par la société Palm Bay International et d'avoir renvoyé les parties à mieux se pourvoir. Dans la première branche, la société Daucourt déduit de l'article 46 du code de procédure civile🏛 que, « lorsqu'il n'y a ni convention internationale ni règlement européen relatif à la compétence judiciaire, la compétence internationale se détermine par extension des règles de compétence territoriale interne, de sorte que l'action en réparation fondée sur une rupture brutale des relations commerciales établies relève de la matière délictuelle pour l'application de la compétence internationale des juridictions françaises ». Elle reproche alors à l'arrêt attaqué d'avoir violé les articles 46 du code de procédure civile et L. 442-6, I, 5, devenu L. 442-1, II, du code de commerce🏛, en retenant, pour accueillir l'exception d'incompétence internationale soulevée par la société Palm Bay International, une solution adoptée par la CJUE dans son arrêt Granarolo du 16 juillet 2016 (C-196/15), lequel a retenu la qualification contractuelle pour une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies lorsqu'il existait entre les parties une 'relation contractuelle tacite'. La cour d'appel de Paris a en effet retenu dans l'arrêt attaqué que « s'agissant du rapport de droit à prendre en compte au cas présent pour déterminer la ou les juridictions compétentes, […] lorsqu'il existe une relation contractuelle tacite entre les parties, une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies ne relève de la matière délictuelle que dans l'ordre juridique interne » (arrêt, p. 9, al. 3). La deuxième branche du moyen unique du pourvoi est fondée sur le manque de base légale au regard de l'article 46 du code de procédure civile, la société Daucourt reprochant à la cour d'appel de Paris de ne pas avoir recherché, comme cela lui était

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demandé, « si le contrat de mandat conclu avec la société Palm Bay International n'était pas rendu obligatoire par la législation américaine pour permettre à cette société de revendre sur le marché américain les produits qu'elle achetait régulièrement à la société Daucourt, de sorte que l'obligation caractéristique de cette relation commerciale relevait du contrat de vente, ce qui rendait compétente la juridiction du lieu de livraison effective des biens ». La proposition du conseiller rapporteur de répondre à cette branche par un rejet non spécialement motivé me parait justifiée, dans la mesure où la cour d'appel a

précisément analysé la relation liant les parties et a retenu « qu'en l'espèce la relation d'affaires ne correspond pas à la vente par la société Daucourt de spiritueux et à la mise à disposition de ces derniers au chai », que « Daucourt avait en effet consenti à Palm Bay International un mandat exclusif d'importation et de distribution aux EtatsUnis des produits OR-G et Bastille 1789 », relevant ensuite, notamment, que « Palm Bay se charge de leur importation sur le sol américain et assure la distribution auprès de détaillants situés aux Etats-Unis ». La circonstance que cette qualification contractuelle s'inscrit « dans le cadre de la réglementation très spécifique dite « ThreeTier system »» est retenue par la cour d'appel parmi d'autres arguments. (Cf. arrêt attaqué, p. 9) Dans une troisième branche, le pourvoi reproche à la cour d'appel de ne pas avoir répondu au moyen, selon lui opérant, relatif à l'application du privilège de juridiction de l'article 14 du code civil🏛, qui justifiait la compétence des juridictions françaises pour connaître de son action en réparation formée contre la société de droit américain Palm Bay International. La proposition du conseiller rapporteur de répondre à cette branche par un rejet non spécialement motivé me parait également justifiée, pour les raisons exposées au rapport

(p. 20), la demanderesse au pourvoi n'ayant évoqué le privilège de juridiction des articles 14 et 15 du code civil🏛 que de manière assez elliptique, sans articuler un véritable moyen tiré de l'application de ces dispositions. Il doit en effet être rappelé que l'application des articles 14 et 15 est doublement subsidiaire, généralement écartée dès lors que la compétence relève d'un texte supranational, et retenue en droit commun français uniquement si la compétence des juges français ne résulte d'aucune règle ordinaire de compétence1. La discussion, dans cet avis, se concentrera donc sur la première branche du moyen, qui soulève une question importante sur laquelle la Cour de cassation ne s'est pas prononcée jusqu'ici.

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Voir notamment B. Haftel, Droit international privé, 3e éd. Dalloz, 2023, n° 172.

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- DISCUSSION et AVIS I. La principale question soulevée par le pourvoi (première branche) est relative à la détermination de la compétence juridictionnelle dans un litige soumis au droit international privé de droit commun, relatif à une action fondée sur la rupture brutale de relations commerciales établies. La demanderesse au pourvoi considère en effet être victime d'une telle rupture, au sens de l'article L. 442-6,I,5° du code de commerce devenu L. 442-1,II 2, qui permet, en substance, d'engager la responsabilité de toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services qui aurait rompu brutalement une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.3 On sait par ailleurs que l'article 46 du code de procédure civile ouvre une option au demandeur d'une action en justice quant à la juridiction qui peut être saisie, selon que le litige relève (notamment) de la matière contractuelle ou de la matière délictuelle : outre la compétence de la juridiction du lieu où demeure le défendeur, dans le premier cas le demandeur peut se tourner vers la juridiction du lieu de la livraison effective de la chose ou du lieu de l'exécution de la prestation de service ; dans le second cas, le demandeur peut agir devant la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi. Cette disposition est applicable non seulement aux litiges de droit interne, mais aussi, par extension et sauf exception, aux litiges d'ordre international (non intra-union européenne)4. II. La détermination de la juridiction compétente, dans le cadre d'un litige relevant du droit international privé relatif à une rupture brutale de relations commerciales établies, s'avère particulièrement délicate pour plusieurs raisons.

D'une part, la nature délictuelle de cette action de droit français est généralement admise dans la jurisprudence de la Cour de cassation, alors que, dans le même temps, la Cour de justice de l'Union européenne a tranché cette question dans le cadre d'un litige intra union-européenne dans des termes plutôt favorables à la nature 2

Par l'effet de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019🏛 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées, article 2. 3

L'ancien article L. 442-6,I,5° puis le nouvel article L. 442-1,II ont fait l'objet de plusieurs modifications successives. Notamment, l'ancien article L. 442-6,I,5° visait plutôt « tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers ». Et l'on peut souligner également que l'article L. 442-1 dans sa version applicable en droit positif précise qu' « En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois », et que « Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ». 4

Voir Civ.1. 4 mars 2020, n° 18-24646⚖️, publié : « 10. Selon les principes qui régissent la compétence juridictionnelle internationale des tribunaux français, celle-ci se détermine par l'extension des règles de compétence interne, sous réserve d'adaptations justifiées par les nécessités particulières des relations internationales. »

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contractuelle, mais qui sont sujets à interprétation et qui ont été critiqués par une large majorité des auteurs de la doctrine française. D'autre part, la solution retenue en droit européen laisse entière la question de savoir comment cette même problématique devrait être résolue en droit international privé de droit commun. On sait en effet que la compétence internationale des juridictions françaises ne répond pas aux mêmes règles selon que le litige relève de l'application du règlement Bruxelles I bis5, d'une convention internationale, ou encore (comme en l'espèce) du droit commun français du droit international privé. II.1. Reconnaissance de la nature délictuelle de l'action fondée sur la rupture brutale de relations commerciales établies en droit interne Sur ce premier point, on peut relever qu'en dépit de discussions doctrinales sur la nature, contractuelle, délictuelle, voire particulière, de l'action fondée sur la rupture brutale des relations commerciales établies6, la seconde qualification (nature délictuelle) l'a emporté dans la jurisprudence de la Cour de cassation : non seulement la jurisprudence en ce sens de la chambre commerciale apparaît ferme et stable7 en droit interne, mais elle est soutenue par celle de la deuxième chambre civile8. La chambre commerciale a également retenu la qualification délictuelle pour désigner la loi applicable dans les litiges internationaux9.

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Règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale. 6

La majorité des auteurs accorde à cette action une nature délictuelle (voir par exemple, F. Buy, M. Lamoureux, JC. Roda, Droit de la distribution 2e éd. LGDJ manuel, 2019, n° 373), mais une partie de la doctrine discute cette qualification. Des auteurs considèrent envisageable une qualification alternative, selon que le contrat domine les relations d'affaires entre les parties ou qu'au contraire ces relations « dépassent largement la sphère d'un ou plusieurs contrats » (N. Dissaux, R. Loir, Droit de la distribution, 2e éd. LGDJ-Domat, 2024, n° 620 ; D. Mainguy, « La nature de la responsabilité du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies : une controverse jurisprudentielle à résoudre », D. 2011, 1495) ; tandis que d'autres considèrent qu'il s'agit d'une « responsabilité légale indifférente aux distinctions classiques du droit des obligations » (P. Delebecque, RTD Com. 2008, p. 210 ; voir aussi J. Mestre et B. Fages, D. 2007, p. 343 : la définition d'un régime unique à l'action en responsabilité, « ne demandant pas au juge de se pencher sur la nature, contractuelle ou pas, de la relation rompue »). 7

Voir notamment : Com. 6 février 2007, n° 04-13178⚖️, publié (« Attendu qu'en statuant ainsi, alors que le fait pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels, engage la responsabilité délictuelle de son auteur, la cour d'appel a violé le texte susvisé [l'article L. 442-6-1-5° du code de commerce] ; Com. 18 janvier 2011, n° 10-11885, publié ; Com. 11 janvier 2017, n° 15-17548 et 15-13780. Et déjà, Com. 21 avril 1992, n° 90-18.750 : «⚖️ Mais attendu que l'arrêt relève que l'action de la société S. a été engagée en application des dispositions de l'article 36 de l'ordonnance du 1 er décembre 1986 sur la concurrence, pour obtenir réparation de pratiques discriminatoires, et de refus de vente ; qu'il en a déduit à bon droit que la juridiction compétente était celle du lieu du dommage conformément aux dispositions de l'article 43 alinéa 3 du nouveau Code de procédure civile et, ainsi, n'a pas méconnu l'objet du litige ; que le moyen n'est pas fondé ». 8

Voir notamment : Civ.2. 6 octobre 2005, n° 03-20187⚖️, publié ; Civ.2. 6 janvier 2012, n° 10-20788⚖️, publié.

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Voir notamment : Com. 25 mars 2014, n° 12-29534⚖️, publié ; et déjà Com. 21 octobre 2008, n° 07-12336 : «⚖️ Attendu que pour rejeter la demande de dommages-intérêts de la société Auramo France fondée sur la rupture brutale des relations commerciales établies, la cour d'appel retient que l'article L. 442-6 du code de commerce ne

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Quant à la première chambre civile, elle a admis qu'une clause attributive de juridiction puisse s'appliquer à « tout litige découlant de la rupture des relations contractuelles entre les parties », sans pour autant prendre position sur la nature contractuelle ou délictuelle du litige en question10, étant précisé que les clauses attributives de juridiction sont admises aussi bien en matière contractuelle qu'en matière extracontractuelle11. On peut donc relever une volonté de cohérence de la jurisprudence de la Cour de cassation sur la question précise de la nature juridique de l'action ici en discussion, puisqu'elle se prononce en faveur de la nature délictuelle de celle-ci, aussi bien en droit interne qu'en droit international (conflit de lois), sur la base d'une perception large de la

« relation commerciale établie » qui est l'objet de la rupture brutale. La « relation commerciale établie » est en effet entendue comme une relation directe

entre les partenaires (ou encore comme des « échanges commerciaux conclus directement entre les parties »12), incluant les périodes pré-contractuelle et postcontractuelle, ainsi que la succession de contrats ayant le même objet, même en dehors de la conclusion d'un accord-cadre13. Cette relation n'est pas forcément formalisée par écrit et la doctrine souligne qu'il s'agit davantage d'une relation économique que commerciale, une relation qui existe au-delà de celle strictement contractuelle14. peut pas s'appliquer aux relations commerciales internationales, quels que puissent être les raisonnements sur la loi applicable ou sur son caractère plus ou moins impératif ; Attendu qu'en statuant ainsi, alors que le fait pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement une relation commerciale établie engage la responsabilité délictuelle de son auteur et que la loi applicable à cette responsabilité est celle de l'Etat du lieu où le fait dommageable s'est produit, la cour d'appel a violé les textes susvisés » 10

Voir : Civ1. 6 mars 2007, n° 06-10946, publié ; également Civ1. 22 octobre 2008, n° 07-15823⚖️, publié, qui a retenu que « la clause attributive de juridiction contenue dans ce contrat visait tout litige né du contrat, et devait en conséquence, être mise en oeuvre, des dispositions impératives constitutives de lois de police [anc. art. L. 442-6 c. com.] fussent-elles applicables au fond du litige ». Sur cette question, la chambre commerciale a plus récemment retenu (Com. 24 juin 2020, n° 18-15673⚖️ - cité au rapport) : « Mais attendu qu'après avoir rappelé que la clause attributive de juridiction désignait expressément le tribunal belge dans le ressort duquel la société C. avait son siège social pour connaître de “toute contestation relative à l'interprétation et/ou l'exécution des présentes conventions”, c'est par une interprétation souveraine, exclusive de dénaturation, de cette clause, que l'ambiguïté de ses termes rendait nécessaire, que la cour d'appel a retenu qu'intégrée dans des conditions générales d'achat couvrant l'ensemble des éléments essentiels de la relation commerciale, à chacune de ses étapes, y compris au moment de sa cessation, elle devait recevoir application dans le litige opposant les parties sur les conditions dans lesquelles leurs relations avaient été rompues ; que le moyen n'est pas fondé ». Il s'agit d'un arrêt non publié, dont il apparaît difficile de déduire des enseignements sur la nature de l'action fondée sur la rupture des relations commerciales. 11

En ce sens, voir notamment : P. Mayer, V. Heuzé, B. Rémy, Droit international privé, 12e éd. LGDJ-Domat, 2019, n° 311 ; B. Haftel, Droit international privé, op.cit., n° 611. Sur le détail du régime de ces clauses, voir B. Audit et L. d'Avout, Traité. Droit international privé, éd. LGDJ, 2022, n° 479 s. 12

Com. 7 octobre 2014, n° 13-20390⚖️.

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Voir en ce sens : F. Buy, M. Lamoureux, J-C. Roda, Droit de la distribution, op.cit., n° 370 ; N. Dissaux et R. Loir, Droit de la distribution, op.cit., n° 602 s. 14

Voir N. Dissaux et R. Loir, Droit de la distribution, op.cit., n° 604.

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Ainsi, en droit interne, la 'relation commerciale établie' peut recouvrir des situations très différentes : contrats passés sous l'égide d'un contrat-cadre, simple succession de contrats dans le temps, négociation avancée entre les parties...

Dans son Rapport annuel 2008, la Cour de cassation définit le caractère 'établi' de la relation dans ces termes : « cas où la relation commerciale entre les parties revêtait avant la rupture un caractère suivi, stable et habituel et où la partie victime de l'interruption pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaire avec son partenaire commercial ». La Commission d'examen des pratiques commerciales15 définit quant à elle le partenaire commercial comme « le professionnel avec lequel une entreprise commerciale entretient des relations commerciales pour conduire une action quelconque, ce qui suppose une volonté commune et réciproque d'effectuer des actes ensemble dans des activités de production, de distribution ou de service, par opposition à la notion plus large d'agent économique ou plus étroite de contractant ». Un auteur observe par ailleurs que les juges accordent une place importante à l'attente légitime du partenaire délaissé 16. En droit interne, le particularisme de la rupture brutale des relations commerciales établies est ainsi fréquemment souligné. Celle-ci figure parmi les pratiques commerciales déloyales, plus spécialement parmi les pratiques restrictives de concurrence, désormais visées à l'article L. 442-1 du code de commerce17. Des auteurs

y voient des « pratiques abusives au sens classique du terme »18, et bien que ces dispositions marquent selon certains l'existence d'une « sorte de droit des contrats bis », la rupture brutale des relations commerciales établies relève du « délit civil »19. Certes, une partie de la doctrine considère qu'il s'agit de sanctionner davantage des pratiques considérées comme abusives entre deux entreprises, dont l'une est en situation de dépendance par rapport à l'autre20, plutôt que de protéger plus globalement le fonctionnement du marché et de la concurrence ; ces auteurs qualifient alors cette réglementation de « petit » ou même « faux » droit de la concurrence21. Mais une telle 15

Citation reproduite dans Terré, Simler, Lequette, Chénedé, Droit civil. Les obligations, 13e éd. Dalloz, 2022, n° 457 note 1. 16

G. Chantepie, « La précarité des relations commerciales », JCP.E. 2012, 1605.

17

Cette disposition figure dans la section 1 Des pratiques restrictives de concurrence, qui ouvre le chapitre 2 Des pratiques commerciales déloyales entre entreprises, du titre IV (De la transparence, des pratiques restrictives de concurrence et d'autres pratiques prohibées). 18

F. Buy, M. Lamoureux, J-C. Roda, Droit de la distribution, op.cit., n° 357. On peut souligner, à cet égard, qu'à l'origine le législateur entendait sanctionner la pratique des déréférencements abusifs (voir notamment, sur la « loi Galland » du 1er juillet 1996 et l'historique de cette sanction : N. Dissaux et R. Loir, Droit de la distribution, op.cit., n° 598). 19

Ibidem, n° 359 et 369. On l'a vu (cf. supra), la nature délictuelle de l'action fondée sur ce type de rupture est admise par la majorité des auteurs. 20

Voir, sur la question de la dépendance économique, Com. 31 janvier 2024, n° 22-24.045⚖️.

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En ce sens, L. Idot, « L'empiètement du droit de la concurrence sur le droit des contrats », RDC. 2004, p. 882 ; F. Buy, M. Lamoureux, J-C. Roda, Droit de la distribution, op.cit., n° 357.

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opinion n'est pas suivie par la majorité des auteurs, et ceux qui la promeuvent l'atténuent d'ailleurs immédiatement22. La chambre commerciale a eu l'occasion d'affirmer clairement le rattachement de l'article L. 442-6 anc. du code de commerce à la « protection du fonctionnement du marché et de la concurrence »23, au regard de la spécificité des sanctions applicables24, et de la possibilité d'une action publique à l'initiative du ministère public ou (en pratique) du

ministre de l'économie25. Et comme l'a souligné l'avocat général D. Sarcelet dans son avis sur le pourvoi n° 0715823 (Civ1. 22 oct. 2008, précité) : « En permettant l'exercice de cette action à toute personne justifiant d'un intérêt, au ministère public, au ministre chargé de l'économie ou au président du Conseil de la concurrence, la loi du 15 mai 2001🏛 vise à permettre la réparation “d'atteintes à l'ordre public” (cf. JO Sénat CR 19 avril 2001, p. 1300) et non de préjudices particuliers nés d'un contrat dont l'existence n'est pas exigée, le partenariat économique pouvant s'affranchir de cette obligation. » Les dommages et intérêts alloués, le cas échéant, ont pour but de réparer uniquement le préjudice qui résulte de la brutalité de la rupture (et non de la rupture elle-même)26, ce qui explique qu'ils soient « évalués au regard du manque à gagner subi pendant la durée de préavis qui n'a pas été respectée, durée elle-même évaluée par la comparaison entre le préavis qui aurait dû être notifié et le préavis réellement effectué »27. Du point de vue du fait générateur, l'action en réparation fondée sur la 22

Ainsi, les professeurs Buy, Lamoureux et Roda (Droit de la distribution, op.cit., n° 357) admettent-ils que « ce corps de règles n'est pas totalement étranger à l'objectif de « protection du fonctionnement du marché et de la concurrence »». 23

Com. 8 juillet 2008, n° 07-16761⚖️, publié (P+B+R+I).

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Les règles d'indemnisation sont présentées comme étant atypiques (v. notamment P. Stoffel-Munck, « Le préjudice réparable sous L. 442-6,I-5° », in Flux et reflux de la rupture brutale d'une relation commerciale (dir. J. Raynard), éd. LexisNexis, 2018, p. 91) ; par exemple, l'indemnisation peut être allouée sans préjudice effectif si la victime a rapidement trouvé de nouveaux débouchés, ou encore des auteurs considèrent qu'elle peut se rapprocher d'une « indemnité de sortie automatique » (pour le détail, voir F. Buy, M. Lamoureux, J-C. Roda, Droit de la distribution, op.cit., n° 373). En outre, une amende civile peut être prononcée, sur la demande du ministre ou du ministère public, ainsi que la cessation des pratiques (ordonnée en référé), ou encore le maintien forcé et temporaire du contrat rompu si la rupture brutale constitue un trouble manifestement illicite susceptible de causer à la victime un dommage imminent. Enfin, le juge doit systématiquement ordonner la publication, la diffusion ou l'affichage de sa décision ou d'un extrait de celle-ci. Sur ces différents aspects, voir N. Dissaux et R. Loir, Droit de la distribution, op.cit., n° 621 et suiv. 25

Cf. Com. 8 juillet 2008, précité : « Vu l'article L. 442-6 III du code de commerce ensemble l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 ; Attendu que l'action du ministre chargé de l'économie, exercée en application des dispositions du premier de ces textes, qui tend à la cessation des pratiques qui y sont mentionnées, à la constatation de la nullité des clauses ou contrats illicites, à la répétition de l'indu et au prononcé d'une amende civile, est une action autonome de protection du fonctionnement du marché et de la concurrence qui n'est pas soumise au consentement ou à la présence des fournisseurs » 26

Voir par exemple, Com. 5 juillet 2016, n° 15-17004⚖️, publié ; Com. 24 juin 2014, n° 12-27908⚖️.

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N. Dissaux et R. Loir, Droit de la distribution, op.cit., n° 621.

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rupture brutale de relations commerciales établies se rattache ainsi manifestement à la responsabilité délictuelle, en dépit du 'contexte contractuel' dans lequel elle survient. Ce mouvement jurisprudentiel en faveur de la reconnaissance de la nature délictuelle de l'action fondée sur la rupture brutale de relations commerciales établies devrait dès lors, logiquement, encourager à juger dans le même sens pour désigner la juridiction compétente dans un litige international, ainsi que le soutiennent plusieurs auteurs28. La Cour de justice de l'Union européenne, dans un arrêt singulier Granarolo rendu en 2016, est cependant venue complexifier l'environnement juridique de cette action très spécifique. II.2. Position orientée vers un rattachement à la 'matière contractuelle' , de la CJUE saisie d'un conflit de compétence juridictionnelle Il apparaît utile de retracer brièvement la jurisprudence de la CJUE sur la problématique soulevée dans le présent pourvoi, avant l'arrêt Granarolo du 14 juillet 2016 (aff. C-196/15⚖️). En effet, cette décision ne peut être comprise qu'à la lumière des arrêts qui l'ont précédée et qui ont dessiné les contours de la « matière contractuelle » au sens du droit de l'UE. En premier lieu, il faut rappeler que l'autonomie des notions du règlement 29 à l'égard des concepts nationaux a été établie par la Cour de justice dès 198330. En second lieu, et comme le retrace Mme Poillot-Peruzzetto dans son rapport relatif au pourvoi n° 16-14812⚖️ (Com. 20 sept. 2017), la Cour de justice a continuellement affirmé que la matière contractuelle est celle dans laquelle il existe un engagement librement assumé d'une partie envers une autre31 ; en conséquence, elle ne couvre pas la faute commise dans les pourparlers pré-contractuels32. Et la CJUE insiste sur la nécessité d'un accord des parties, d'une « obligation juridique librement consentie par une personne à l'égard d'une autre et sur laquelle se fonde l'action du demandeur »33. 28

Plusieurs auteurs défendent l'idée d'une cohérence des solutions entre droit interne et application de l'article 46 CPC : voir notamment, J. Jourdan-Marques, AJ. Contrat 2019, p. 60 ; Juriscl. Civil, art. 14 et 15, Fasc. 20 par A. Huet (actualisé en 2023 par B. Saunier), pt. 25; J-P. Arroyo, RLC. 2018, n° 72. 29

Cela vaut pour le règlement Bruxelles I (n° 44/2001) et le règlement Bruxelles I bis (n° 1215/2012). L'article 7 du second règlement est similaire à l'article 5 du premier, de sorte que la jurisprudence de la Cour de justice sur l'article 5 du règlement Bruxelles I reste pertinente pour l'application du règlement Bruxelles I bis. 30

CJUE. 22 mars 1983, Martin Peters Bauunternehmung GmbH c. Zuid Nederlandse Aannemers Vereniging, aff. n° 34/82. Voir aussi CJUE 13 mars 2014, Brogsitter, aff. C-548/12⚖️. : « 18 Il convient ensuite de rappeler qu'il résulte d'une jurisprudence constante que les termes de «matière contractuelle» et de «matière délictuelle ou quasi délictuelle», au sens, respectivement, des points 1, sous a), et 3 de l'article 5 du règlement n 44/2001, doivent être interprétés de façon autonome, en se référant principalement au système et aux objectifs de ce règlement, en vue d'assurer l'application uniforme de celui-ci dans tous les États membres (voir, notamment, arrêt du 18 juillet 2013, ÖFAB, C-147/12, point 27). Ils ne sauraient, dès lors, être compris comme renvoyant à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale. » 31

Voir CJCE, 17 juin 1992, Jakob Handte, aff. C-26/91⚖️.

32

Voir CJUE 17 septembre 2002, Fonderie Officine Meccaniche Tacconi SpA c. Heinrich Wagner Sinto Maschinenfabrik GmbH (HWS), aff. C-334/00⚖️. 33

Voir CJUE 28 janvier 2015, Harald Kolassa, aff. C-375/13⚖️.

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La matière délictuelle se définit alors négativement, comme toute demande qui vise à

mettre en jeu la responsabilité d'un défendeur et qui ne se rattache pas à la matière contractuelle, au sens de l'article 5§1 du règlement34. L'arrêt Brogsitter du 13 mars 2014 a constitué un pas important de la Cour de justice

pour distinguer ce qui relève respectivement de la matière contractuelle et de la matière délictuelle, à propos de l'action en concurrence déloyale en droit allemand (qui est comprise dans ce droit national comme ayant une nature délictuelle) : « 21. Afin de déterminer la nature des demandes en responsabilité civile portées devant la juridiction de renvoi, il importe, dès lors, de vérifier dans un premier temps si celles-ci revêtent, indépendamment de leur qualification en droit national, une nature contractuelle (voir, en ce sens, arrêt du 1 octobre 2002, Henkel, C-167/00, Rec. p. I-8111, point 37). 22 Il ressort de la décision de renvoi que les parties en cause au principal sont liées par un contrat. 23. Pour autant, la seule circonstance que l'une des parties contractantes intente une action en responsabilité civile contre l'autre ne suffit pas pour considérer que cette action relève de la «matière contractuelle» au sens de l'article 5, point 1, sous a), du règlement n 44/2001. 24. Il n'en va ainsi que si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu'elles peuvent être déterminées compte tenu de l'objet du contrat. 25. Tel sera a priori le cas si l'interprétation du contrat qui lie le défendeur au demandeur apparaît indispensable pour établir le caractère licite ou, au contraire, illicite du comportement reproché au premier par le second.[35] 26. Il appartient, dès lors, à la juridiction de renvoi de déterminer si les actions intentées par le requérant au principal ont pour objet une demande de réparation dont la cause peut être raisonnablement regardée comme une violation des droits et des obligations du contrat qui lie les parties au principal, ce qui en rendrait indispensable la prise en compte pour trancher le recours. 27. Si tel est le cas, ces actions se rattachent à la «matière contractuelle», au sens de l'article 5, point 1, sous a), du règlement n 44/2001. À défaut, elles doivent être considérées comme relevant de la «matière délictuelle ou quasi délictuelle», au sens de l'article 5, point 3, du règlement n 44/2001. (...) 29. Par conséquent, il convient de répondre à la question posée que des actions en responsabilité civile telles que celles en cause au principal, de nature délictuelle en droit national, doivent, néanmoins, être considérées comme relevant de la «matière contractuelle», au sens de l'article 5, point 1, sous a), du règlement n 44/2001, si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu'elles peuvent être déterminées compte tenu de l'objet du contrat. » L'arrêt Granarolo SpA c. Ambrosi Emmi France SA, rendu le 14 juillet 2016, vient à la

suite de l'arrêt Brogsitter et concerne, cette fois, « l'hypothèse de rupture de relation de

34

Voir notamment CJUE,13 mars 2014, Brogsitter, aff. C-548/12.

35

Un arrêt ultérieur Booking reprend cette formule : CJUE, 24 nov. 2020, aff. C-59/19⚖️.

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distribution, en l'absence de contrat »36. La Cour de justice s'est prononcée sur la qualification de la rupture brutale en réponse à une question préjudicielle posée par la cour d‘appel de Paris sur le critère de l'existence d'un contrat tacite. La CJUE a alors jugé, pour l'application du règlement Bruxelles I

37,

que :

« une action indemnitaire fondée sur la rupture brutale de relations commerciales établies de longue date […] ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de ce règlement s'il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite, ce qu'il revient à la juridiction de renvoi de vérifier » ; « la démonstration visant à établir l'existence d'une telle relation contractuelle tacite doit reposer sur un faisceau d'éléments concordants, parmi lesquels sont susceptibles de figurer notamment l'existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée »

Cette décision tend à s'éloigner de la position de l'avocate générale J. Kokott dans ce dossier, laquelle avait clairement considéré, à propos de l'action fondée sur la rupture de relations commerciales établies et en se référant à l'esprit du texte français, que l'action indemnitaire est « par sa nature, détachée de tout rapport contractuel » et que « c'est non pas sur les engagements contractuels des parties qu'elle repose, mais sur une disposition légale qui, dans l'intérêt du bon ordre de la vie économique, condamne toute rupture brutale de relations commerciales et prévoit dans un tel cas un droit à indemnisation du préjudice au profit de l'ancien partenaire commercial ». L'avocate générale distinguait par ailleurs clairement la situation de l'espèce avec celle ayant donné lieu aux lignes directrices de l'arrêt Brogsitter : « La situation en cause au principal est donc en un sens l'opposée de celle ayant donné lieu à l'arrêt Brogsitter : cet arrêt portait en effet sur un droit à réparation qui, dans son principe, découlait d'une violation d'un contrat existant. Au contraire, dans le cas présent, l'action en indemnité repose non pas sur des contrats existants, mais plutôt sur l'impossibilité de conclure à l'avenir d'autres contrats après la rupture brutale de la relation commerciale. Le litige ne porte donc pas sur des violations contractuelles, mais sur le refus de contracter de l'ancien partenaire commercial. La « cause » de l'action en indemnité est par conséquent dénuée de tout lien contractuel ». En réponse à la question préjudicielle qui lui était posée, la CJUE n'a donc pas suivi cette position et a plutôt affirmé le rattachement à la matière contractuelle de l'action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies, dès lors qu'une « relation contractuelle tacite » est caractérisée, étendant ainsi le champ du contractuel à la « relation » et à l'hypothèse où celle-ci est « tacite »38, ce qui paraît aller 36

S. Poillot-Peruzzetto, rapport précité, page 10.

37

Plus spécialement son article 5 point 3.

38

Est tacite, selon le Dictionnaire juridique de l'association H. Capitant (G. Cornu), ce qui est « réel bien que non formellement exprimé ; dont l'existence se déduit, en l'absence de déclaration expresse, de certains faits (attitude, comportement) révélateurs d'une intention ».

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au-delà de la stricte « violation des droits et des obligations du contrat qui lie les parties au principal » (cf. arrêt Brogsitter).39 Néanmoins, la CJUE ne consacre pas pour autant, dans sa décision Granarolo, la nature contractuelle de cette action spécifique ; elle ne tranche pas la question de manière ferme, retenant plutôt la possibilité d'un rattachement alternatif :

- s'il est possible de caractériser « une relation contractuelle tacite » entre les parties, à l'aide d'un « faisceau d'éléments concordants », l'action indemnitaire « ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens du règlement » - ce dont on peut alors raisonnablement déduire qu'elle relève de la matière contractuelle ; - par défaut, l'action indemnitaire relève alors de la matière délictuelle ou quasi délictuelle. Le rattachement d'une telle action à la matière délictuelle n'est ainsi ni consacré ni écarté ; il est présenté comme subsidiaire, pour l'application des dispositions du règlement Bruxelles I relatives à la détermination de la juridiction compétente dans les litiges intra-union européenne. Cependant, il faut reconnaître que les critères mis en

avant dans l'arrêt Granarolo pour caractériser la « relation contractuelle tacite » renvoient largement à ceux qui sont traditionnellement retenus, en droit français interne, pour caractériser une « relation commerciale établie » au sens des dispositions du code de commerce40. Le périmètre d'une action indemnitaire de nature délictuelle ou quasi délictuelle apparaît ainsi objectivement très réduit, ce qui marque la différence d'approche de la juridiction européenne par comparaison avec la position jurisprudentielle française. La Cour de cassation a pris acte de ce positionnement de la CJUE, dans un arrêt publié rendu par la chambre commerciale le 20 septembre 2017 (pourvoi n°16-14812): pour

déterminer la juridiction compétente dans un litige entre une société française et une société belge, la chambre commerciale reprend en tous points la méthode de raisonnement de la CJUE dans son arrêt Granarolo pour l'appliquer à l'espèce et conclure au rejet du pourvoi, la cour d'appel ayant retenu certains critères « faisant ressortir l'existence d'une relation contractuelle tacite » entre les parties. La doctrine française s'est néanmoins montrée très souvent critique à l'égard de cette décision, soulignant notamment « l'absence d'étude circonstanciée de la nature et de la

raison d'être du texte français servant de fondement à l'action en justice », par la CJUE41, outre que la solution retenue « expose à la contingence des qualifications et à 39

La doctrine souligne fréquemment le caractère fluctuant de la notion de « matière contractuelle » en droit de l'UE (voir notamment, E. Lenglart, Rev.crit.DIP. 2023, p. 158, point 8, qui évoque en outre la « méthode impressionniste » de la CJUE ; J. Heymann, JDI. 2016/4, p. 19, qui considère que la détermination du juge compétent constitue dans la suite de l'arrêt Granarolo « une opération empreinte de casuistique, où le fondement de l'action comme son issue dépendront de critères peu opératifs, propices à de nombreuses interprétations byzantines »). 40

Ainsi le professeur Haftel relève-t-il : « on voit assez mal dans quelle hypothèse l'action (née de la) rupture des relations commerciales établies pourrait (...) ne pas être contractuelle » (RDC 2016, p. 700). Dans le même sens, S. Bollée, chr. Droit du commerce international, D. 2016, spéc. p. 2037. 41

Voir L. d'Avout, « Réconcilier interprétation autonome et singularités des qualifications

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des variations significatives lors de la mise en œuvre des différentes parties de l'article 442-6 [ancien] du Code de commerce », qu'il s'agisse du III° de l'article (action intentée par le ministère public ou par le ministre de l'Economie) ou du I° (cf. la tentative d'obtention d'avantages avant la conclusion de tout contrat, ou encore la complicité du tiers dans la revente de marchandises hors le réseau de distribution sélective), car alors on voit mal comment ces hypothèses pourraient relever de la matière contractuelle42. Le professeur Bollée observe quant à lui43 que « la simple existence d'un contrat tacite ou exprès - n'implique pas nécessairement que la rupture puisse être considérée comme un « manquement aux obligations contractuelles » : le texte permet, précisément, de sanctionner des ruptures qui d'un strict point de vue contractuel sont irréprochables. C'est là, curieusement, un angle mort de l'analyse de la Cour. D'autre part, l'appréciation de l'existence d'un contrat tacite risque inévitablement de susciter des discussions et des incertitudes ». Et la professeure Usunier44 souligne que la CJUE aurait pu, dans le prolongement de la jurisprudence française, « déduire la nature systématiquement délictuelle de l'action fondée sur l'art. L. 442-6,I,5° de la source purement légale du devoir qu'elle sanctionne, dès lors que ce devoir de ne pas rompre la relation établie (...) s'impose aux parties indépendamment d'un éventuel contrat organisant la relation commerciale mais aussi des termes d'un tel contrat, lorsqu'il a été conclu ».

II.3. Solutions envisageables en droit international privé de droit commun et Avis Il reste à se demander, dans ce contexte controversé, quelle peut être la réponse la plus pertinente à apporter à la première branche du pourvoi de l'espèce. II.3.a. Une première option pourrait être, par souci de simplification, d'aligner la solution en droit international privé de droit commun sur celle retenue dans l'arrêt Granarolo. Encore faudrait-il préciser jusqu'à quel point pourrait aller l'unification.

+ Une unification totale des solutions intra-européenne et en droit international privé de droit commun consisterait à prendre modèle sur la formulation retenue par la CJUE dans son arrêt Granarolo, et donc à s'appuyer notamment sur le concept de « relation contractuelle tacite ». Il s'agirait alors d'un alignement a maxima. Une telle solution me parait devoir être écartée pour plusieurs raisons : - d'une part, elle marquerait un renoncement politiquement marqué à l'autonomie du droit international privé de droit commun par rapport au droit privé régional, alors même que l'approche retenue par la CJUE dans sa jurisprudence Granarolo est éloignée de la conception française de l'action en rupture brutale des relations commerciales établies ; nationales (aff. Granarolo) », chr. 2016 Droit international privé de l'UE, JDI. 2017/4, p. 1475. 42

Voir ibidem, p. 1476.

43

S. Bollée, chr. cit (D. 2016).

44

L. Usunier, RTDciv. 2016, p. 814.

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- d'autre part, un tel alignement serait techniquement problématique, car on a vu que la Cour de justice exclut a priori de la 'matière contractuelle' la période pré-contractuelle (et on peut penser qu'il en va de même pour la période post-contractuelle), ce qui ne correspond pas à la vision que porte le droit français sur la « relation commerciale établie »45, même si les autres critères évoqués par la CJUE dans l'arrêt Granarolo sont proches de cette notion française spécifique. Afin de surmonter cet obstacle technique, il faudrait sinon tirer parti de l'option laissée par la jurisprudence Granarolo entre un rattachement à la matière contractuelle et un rattachement à la matière délictuelle, en retenant le second rattachement dans l'hypothèse d'une rupture brutale de relations commerciales établies reposant sur des comportements pré ou post contractuels. On a vu que quelques auteurs sont ouverts à la possibilité d'une qualification alternative en droit interne, mais une telle option n'a pas été retenue par la Cour de cassation. Un tel éclatement des solutions rendrait la jurisprudence plus subtile mais aussi plus incertaine. Un tel affaiblissement de la sécurité juridique reposerait, en outre, sur le fondement d'un alignement sur une jurisprudence européenne elle-même très critiquée par la doctrine, ce qui interrogerait sa légitimité. + Une autre perspective pourrait être de s'orienter vers un alignement relatif, c'est-àdire en puisant uniquement une inspiration dans la jurisprudence Granarolo. La tentation pourrait être, alors, de retenir la qualification contractuelle pour la détermination de la règle de compétence juridictionnelle au motif qu'une telle qualification constituerait l'orientation marquée de la CJUE dans son arrêt Granarolo, tout en évitant la référence à la « relation contractuelle tacite », qui a suscité des critiques46 et qui exclut a priori les périodes pré et post contractuelles. Une telle solution pourrait séduire par l'unification des solutions qu'elle semble favoriser. Mais celle-ci ne serait qu'un leurre, pour deux raisons : - l'unification serait en premier lieu inaboutie en ce qu'elle ne respecterait la jurisprudence de la CJUE que partiellement, puisque la Cour de justice ne s'est pas prononcée en faveur d'une qualification unitaire, mais a laissé ouverte une alternative possible du rattachement. Une telle 'unification' reposerait alors sur une surinterprétation de la jurisprudence Granarolo. - en second lieu, dans la mesure où la Cour de cassation a retenu la qualification délictuelle pour la détermination de la règle de conflits de lois, l'unification serait également inaboutie en ce qu'elle supposerait un mouvement ultérieur de la jurisprudence française pour coordonner ses solutions en droit international privé de droit commun (conflit de lois et conflit de juridictions). Ainsi, le mouvement d'alignement des solutions relatif aux litiges intra-UE et hors-UE ne serait que partiel, la problématique rebondirait sous un autre jour. 45

Les négociations contractuelles, notamment, pouvant être constitutives de « relations commerciales établies » en droit positif français. 46

Voir notamment : S. Bollée, chr. cit. (D. 2016).

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En outre, l'avantage d'une telle 'unification' (imparfaite) des qualifications n'aurait de sens que si la qualification retenue pour les litiges de droit international s'harmonisait avec celle admise en droit interne. L'action fondée sur la rupture brutale de relations commerciales établies est en effet propre au droit français, et les dispositions de l'article 46 du code de procédure civile ne sont applicables aux litiges internationaux que par extension de la règle interne de compétence. L'application de l'article 46 suppose alors, logiquement, une correspondance entre l'analyse juridique réalisée en droit interne et celle effectuée en droit international privé de droit commun. Or il convient de souligner que les dispositions posées à l'article L. 442-1,II (et à l'ancien art. L. 442-6,I,5°) du code de commerce, qui posent des règles sanctionnatrices de pratiques restrictives de concurrence, sont considérées comme une loi de police 47, c'est-à-dire une loi cruciale pour la sauvegarde des intérêts publics, notamment économiques, de la France48. De cette qualification (loi de police) découle l'intérêt primordial de l'application de ce corps de règles, lorsque des intérêts économiques nationaux sont concernés par de telles pratiques restrictives de concurrence. Or la qualification délictuelle de l'action ici en débat est sans aucun doute davantage protectrice des intérêts en question, dans la mesure où la règle de compétence juridictionnelle désignera plus souvent la compétence du juge français49, et favorisera ainsi l'application de l'article L. 442-1,II (anc. art. L. 442-6,I,5°) du code de 47

En ce sens : Civ1. 22 octobre 2008, précité (arrêt Monster Cable, publié, qui reconnaît de manière assez explicite le caractère de loi de police des dispositions contenues à l'ancien article L. 442-6 sur l'abus de dépendance économique) ; P. Mayer, V. Heuzé, B. Rémy, Droit international privé, op.cit., n° 792 (« Les lois relatives à la concurrence s'appliquent à toutes les conventions dont l'effet restrictif de concurrence est susceptible d'être ressenti sur le territoire de l'Etat qui les a édictées ») ; B. Audit, L. d'Avout, Droit international privé, op.cit., n° 1056 (« Quant à leur objet, certaines lois sont plus facilement considérées comme de police ; ainsi en matière de concurrence ») et n° 188 (« les lois réglementant la concurrence (en fonction de la réalisation d'un effet anticoncurrentiel) » ont « un caractère internationalement impératif ») ; D. Legeais, Jurisclass. Commercial, Fasc. 303 : DISTRIBUTION. – Principes gouvernant les contrats de distribution, 2021, § 67 (« Les dispositions du droit de la concurrence correspondent sans aucun doute à cette définition » - en référence aux lois de police). Sur la notion de loi de police, le règlement du 17 juin 2008 (art. 9) la définit ainsi : “une loi de police est une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d'en exiger l'application à toute situation entrant dans son champ d'application” (PE et Cons. UE, règl. (CE) 593/2008, 17 juin 2008, art. 9, al. 1er ). 48

Voir aussi le traité de B. Audit et L. d'Avout, op.cit., n° 188 : les lois de police sont « des dispositions susceptibles d'être considérées dans l'ordre juridique dont elles émanent comme internationalement impératives compte tenu de leur but ; leur application effective dans un cas donné est fonction des rattachements de l'espèce ». 49

L'article 46 CPC désigne, en matière délictuelle, « la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi » ; or le dommage résultant d'une rupture brutale de relations commerciales établies est en principe subi sur le territoire français si la victime exerce son activité commerciale en France. Un auteur souligne ainsi : « dès lors que le dommage subi réside dans la cessation de l'activité de la victime de la rupture, est territorialement compétent le tribunal situé dans le ressort du lieu où cette entreprise exerce son activité (Cass. 2e civ., 6 oct. 2005, n° 03-20.187, publié) » : C-A. Maetz, Juriscl. Concurrence - Consommation Fasc. 300 : Rupture brutale de relations commerciales établies, 2024, § 66 - et voir aussi § 73. Si le juge français est désigné, huit tribunaux sont compétents en France pour connaître les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence, et la cour d'appel compétente pour connaître des décisions rendues par ces juridictions est celle de Paris (cf. Décret n° 2009-1384 du 11 novembre 2009🏛 relatif à la spécialisation des juridictions en matière de contestations de nationalité et de pratiques restrictives de concurrence).

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commerce. Le juge français doit en effet appliquer une loi de police interne, à la différence du juge étranger qui n'y est pas tenu50. II.3.b.

Une autre option pourrait être alors de préserver l'autonomie du droit international privé de droit commun et sa cohérence avec le droit interne, en retenant la qualification délictuelle pour procéder à la détermination de la juridiction compétente.

Une telle solution serait, en premier lieu, plus adaptée au champ d'application de l'article L. 442-1,II (anc. art. L. 442-6,I,5°) du code de commerce tel qu'il a été reconnu en droit interne (incluant les périodes pré et post contractuelles et les hypothèses dans lesquelles les parties n'ont pas intégré leurs relations contractuelles dans un contratcadre mais ont conclu une succession de contrats sur une certaine durée). Elle serait également adaptée à la façon dont est envisagé le préjudice découlant de la rupture brutale des relations commerciales établies en droit interne (V. supra II.1, p. 10-11). En second lieu, cette solution respecterait l'analyse généralement retenue, en droit interne, de la nature délictuelle de l'action fondée sur la rupture brutale, aussi bien par la jurisprudence que par la doctrine (bien que celle-ci ne soit pas unanime). Une telle option favoriserait en outre un régime moniste, dans la mesure où les solutions en matière de conflit de lois et en matière de conflit de juridictions seraient alignées. En troisième lieu, cette solution favoriserait en pratique l'application des dispositions de l'article L. 442-1,II (anc. art. L. 442-6,I,5°), comme cela vient d'être souligné (V. supra, II.3.a). La compétence juridictionnelle française aurait plus de chances d'être retenue, et donc l'application de la loi française, ces dispositions pouvant être reconnues comme une loi de police en raison de leur intégration au droit de la concurrence. Cette position, a priori favorable à la victime exerçant ses activités en France et subissant le dommage en France, peut toutefois être écartée par les parties : celles-ci peuvent en effet valablement conclure une clause attributive de juridiction, dont la jurisprudence fait une interprétation plutôt large ainsi qu'on la vu, en admettant par ailleurs qu'une telle clause puisse s'appliquer même si « des dispositions impératives constitutives d'une loi de police » sont applicables au fond du litige51 (V. supra, II.1). En quatrième lieu, on peut relever que le règlement « Rome II » n° 864/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, qui s'inscrit dans 50

Voir B. Audit, L. d'Avout, op.cit., n° 188 : « Une loi de police donnée est d'application territoriale en ce sens que son application en tant que telle n'est assurée que de la part des autorités de l'Etat qui l'édicte » ; « le critère qui déclenche son application est lié au but qu'elle poursuit ». Le but doit être identifié pour chaque loi de police (parfois le législateur l'indique), « Le plus souvent, il s'agira d'un lien de rattachement avec le territoire, tel que (…) la réalisation d'un fait (atteinte à la concurrence sur le marché, atteinte au droit moral d'un auteur) … ». 51

Cf. notamment, Civ1. 22 octobre 2008, précité. Sur cette jurisprudence, voir C-A. Maetz, art.cit. (Juriscl., 2024), § 71 : « il est acquis en droit international privé français que les " clauses prorogeant la compétence internationale sont en principes licites lorsqu'il s'agit d'un litige international " (Cass. 1re civ., 17 déc. 1985, n° 84-16.338⚖️ Bull. civ. I, n° 354). Et la licéité d'une clause attributive de juridiction en matière de rupture de relations commerciales établies ne fait pas de doute. Dans un arrêt Monster Cable du 22 octobre 2008, la Cour de cassation a clairement affirmé que, dans les contrats internationaux, les clauses attributives de juridiction doivent être mises en oeuvre, "des dispositions impératives constitutives de lois de police fussent-elles applicables au fond du litige" ».

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l'entreprise d'harmonisation du droit international privé, pose une règle de conflit générale dans son article 4, la lex loci delicti (loi du lieu du dommage) comme loi applicable aux obligations non contractuelles. Mais ce règlement pose aussi des règles particulières dans certains domaines, dont le droit de la concurrence. Pour les actes restreignant la libre concurrence, c'est (sauf exception) la loi « du pays dans lequel le marché est affecté ou susceptible de l'être » qui est applicable (cf. art. 6, parag. 3). Ainsi, le règlement « Rome II », indépendamment de l'existence d'un contrat, localise la loi applicable en matière de droit de la concurrence dans le pays dont le marché subit l'atteinte, sans qu'une distinction soit faite selon le type d'actes restreignant la libre concurrence. Les pratiques restrictives de concurrence sont donc a priori concernées par cette règle spéciale.52 Dans le même ordre d'idée, le législateur français a récemment créé un article L. 444-1A dans le code de commerce53, dont l'objet est de déroger à l'article 46 CPC pour tout litige relevant des trois premiers chapitres du titre IV du code de commerce consacré à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées (art. L. 440-1 à L. 444-1-A). L'article L. 444-1-A dispose : « Les chapitres Ier, II et III du présent titre s'appliquent à toute convention entre un fournisseur et un acheteur portant sur des produits ou des services commercialisés sur le territoire français. Ces dispositions sont d'ordre public. Tout litige portant sur leur application relève de la compétence exclusive des tribunaux français, sous réserve du respect du droit de l'Union européenne et des traités internationaux ratifiés ou approuvés par la France et sans préjudice du recours à l'arbitrage ». Les pratiques restrictives de concurrence (et donc l'article L. 442-1), qui sont réglementées dans la section 1 du chapitre II, sont visées par ce texte, qui écarte le droit commun de l'article 46 et aussi les clauses attributives de juridiction. On aura compris que, par ce texte, le législateur français a entendu poser une règle de compétence juridictionnelle protectrice du marché et de la concurrence, dans un contexte économique mondialisé qui pourrait potentiellement laisser libre cours à des pratiques déloyales au détriment d'acteurs français - tels, notamment mais pas seulement, les agriculteurs soumis à de fortes contraintes réglementaires et à des coûts de production élevés. L'article L. 444-1-A s'apparente ainsi à un texte de police économique, applicable indépendamment de la volonté des parties. Un tel contexte législatif marque la volonté du législateur français de conserver, autant que possible, la maîtrise des contentieux internationaux relatifs à des problématiques de concurrence. Dans la mesure où la qualification, en droit international privé, doit se faire en principe lege fori, il apparaît pertinent de suivre ce mouvement en retenant la nature délictuelle pour la détermination de la compétence juridictionnelle en l'espèce, car celle-ci renforce les chances du juge français d'être désigné compétent pour juger le litige relatif à une rupture brutale de relations commerciales établies. 52

En ce sens, M. Béhar-Touchais, RIDE. 2010, p. 37 ; contra, X. Licari, Rev. Crit. DIP 2016, p. 703.

53

Loi n° 2023-221 du 30 mars 2023.

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Ainsi que le souligne la doctrine, si un alignement avec la position de la CJUE était au contraire retenu, « le risque est grand de voir basculer de «manière quasisystématique» la rupture d'une relation commerciale établie dans le giron de la matière contractuelle »54, ce qui laisse une moindre chance de compétence au juge national, alors même que le rattachement à la matière contractuelle ne va pas de soi. En définitive, on peut déceler dans ce mouvement général du législateur français, une perception inclusive du droit de la concurrence, qui s'applique certes dans un contexte contractuel mais ne se ramène pas à celui-ci.55 L'analyse extracontractuelle domine, en droit français, tant en droit interne que pour le conflit de lois. L'harmonisation entre le droit de l'Union et le droit français peut certes constituer un objectif bienvenu lorsqu'il s'avère cohérent, mais l'on a vu que la jurisprudence Granarolo a suscité un vent de critiques, notamment car elle est difficile à manier et éloignée de la façon dont le droit français appréhende l'action en rupture brutale de relations commerciales établies. Pour l'ensemble de ces raisons, une telle harmonisation ne me semble pas devoir être recherchée ; il m'apparaît davantage pertinent de préserver l'autonomie du droit international privé de droit commun sur cette question précisément, dans la ligne du mouvement jurisprudentiel et législatif qui vient d'être exposé.

En l'espèce, la cour d'appel de Paris a motivé sa décision, sur ce point de droit précisément, de la manière suivante : « L'acticle 46 du code de procédure civile dispose que : (l)e demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur : - en matière contractuelle, la juridiction du lieu de la livraison effective de la chose ou du lieu de l'exécution de la prestation de service ; - en matière délictuelle, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle du lieu où demeure le défendeur". En premier lieu, et à titre liminaire, la Cour observe : - que ces dispositions générales se combinent avec les dispositions spéciales relatives aux juridictions ayant à connaître des procédures relatives à des pratiques restrictives de concurrence, lesquelles se limitent à fixer le ressort de huit tribunaux limitativement désignés (soit en l'espèce Bordeaux et non Angoulème), sans que cette spécialisation qui déroge à la carte judiciaire de droit commun n'ait d'incidence sur les options ouvertes au demandeur en raison de la qualification au fond du rapport de droit litigieux ;

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E. Lenglart, art.cit. (2023), s'appuyant sur un commentaire de D. Bureau, Rev. crit. DIP 2018, p.126.

Voir à cet égard l'opinion du professeur d'Avout (art.cit. (JDI 2017/4), p. 1476) : « En ce qu'il œuvre au maintien de la concurrence et prémunit à cette fin les professionnels en situation de faiblesse de l'asservissement et de la disparition, le texte [art. L. 442-6] revêt une finalité concurrentielle. En ce qu'il impose des comportements spéciaux à tous les acteurs professionnels exerçant en France, il revêt en même temps une dimension moralisatrice des pratiques et marchés. La règle est, fondamentalement, extracontractuelle ; même s'il peut lui arriver de prendre en compte un contrat ou de s'appliquer au sein d'une relation contractuelle ». 55

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(...) En second lieu, s'agissant du rapport de droit à prendre en compte au cas présent pour déterminer la ou les juridictions compétentes, la Cour d'appel retient, tout d'abord, que lorsqu'il existe une relation contractuelle tacite entre les parties, une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies ne relève de la matière délictuelle que dans l'ordre juridique interne. Daucourt ne pouvait donc pas, en l'espèce, assigner la société de droit américain Palm Bay International en se fondant sur le critère du lieu -son siège social- où elle dit avoir subi un dommage résultant de la cessation de la relation commerciale sans qu'un préavis de résiliation ait été respecté. (...) Aucun critère de compétence territoriale ne permettant au demandeur de saisir une juridiction française et la société Palm Bay désignant le juge américain comme compétent, la Cour accueille l'exception d'incompétence internationale soulevée. ».

En conclusion, à l'issue de l'ensemble de ces développements, il me semble pertinent de retenir, contrairement à ce qu'a jugé la cour d'appel de Paris en l'espèce et en réponse à la première branche du pourvoi, que l'action fondée sur la rupture brutale de relations commerciales établies relève de la matière délictuelle pour la détermination de la compétence juridictionnelle, par application de l'article 46 CPC, dont les règles de compétence territoriale interne peuvent être étendues aux litiges internationaux non intra-européens. Mon avis est ainsi dans le sens de la cassation de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 6 septembre 2023, sur le fondement de la première branche du moyen unique du pourvoi.

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