N° 1204679
M. et Mme Dominique Dufaut
M. Rémy, Rapporteur
M. Radureau, Rapporteur public
Audience du 6 février 2015
Lecture du 6 mars 2015
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le Tribunal administratif de Rennes,
(5ème chambre)
Vu la requête, enregistrée le 19 novembre 2012, présentée pour M. Dominique Dufaut et Mme Gaëlle Fredon, épouse Dufaut, demeurant ensemble 105 Hent Lesven à Fouesnant (Finistère), par Me Bergeron, avocate au barreau de Quimper ;
Les époux Dufaut demandent au Tribunal :
- de condamner solidairement les établissements pénitentiaires de Brest, Ploemeur et Rennes-Vezin à leur verser une somme d'un euro à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral subi du fait du suicide de leur fils Clément à la maison d'arrêt de Rennes-Vezin dans la nuit du 16 au 17 juin 2012 ;
- de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Les requérants soutiennent que l'administration pénitentiaire a manqué à son obligation d'assurer à leur fils la protection de son droit à la vie, en méconnaissance des articles 44 de la loi du 24 novembre 2009 et 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que les établissements pénitentiaires dans lesquels celui-ci avait été successivement affecté ont commis une succession de fautes ayant conduit à son suicide, alors qu'ils étaient parfaitement informés de sa fragilité et de ses troubles mentaux graves ayant notamment pour trait une personnalité suicidaire ; que ces établissements sont responsables d'un défaut de vigilance et de surveillance du détenu et de la mise à disposition du matériel permettant le passage à l'acte suicidaire ; que l'arrêt du 23 mai 2003 n° 244663 Mme Chabba pose l'exigence d'une faute simple dans ce cas ; qu'ainsi la maison d'arrêt de Brest a transféré le détenu à Ploemeur en omettant de lui indiquer la tentative de suicide par pendaison ; que l'établissement de Ploemeur n'a pas fait bénéficier le détenu d'une surveillance particulière afin d'éviter ses tentatives de suicide et a procédé à son transfèrement à Rennes-Vezin ; que l'établissement de Rennes était parfaitement informé des tentatives de suicide par pendaison et mise à feu de sa cellule commises tant à Brest qu'à Vannes ; qu'il a été condamné le 11 juin 2012 à huit jours de quartier disciplinaire et s'est pendu à l'aide de son drap le 16 dans sa cellule disciplinaire ; que l'établissement ne l'a pas fait bénéficier d'un suivi médical adapté à sa pathologie et n'a pas mis à sa disposition un kit anti-suicide ; que l'établissement aurait également dû éviter de le placer en cellule disciplinaire susceptible d'ébranler sa résistance physique et morale, sa pathologie ne lui permettant pas de supporter un tel état d'isolement ; que l'unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) de Brest et le service médico-psychiatrique régional (SMPR) de Rennes-Vezin n'ont pas su donner au prisonnier le traitement adapté à sa pathologie, du fait d'un déficit de communication entre services médicaux et pénitentiaires ; que le service médico-psychiatrique régional n'a donné pour seul traitement qu'une prescription de Valium ; que cinq rapports d'expertise psychiatrique ont été établis dont quatre ont conclu à un état psychotique chronique depuis l'enfance et le dernier pour personnalité psychopathique ; que tous ces rapports mentionnaient le risque suicidaire ; que son conseil avait transmis aux établissements pénitentiaires le dernier rapport d'expertise qui mentionnait le risque majeur de passage à l'acte tant auto qu'hétéro-agressif ; qu'il existe un lien de causalité direct et certain entre ces fautes du service public pénitentiaire et des services médico-pénitentiaires et le suicide du jeune Dufaut ;
Vu la demande préalable d'indemnisation en date du 7 août 2012 et la décision en date du 22 novembre 2012 la rejetant ;
Vu le nouveau mémoire, enregistré le 4 décembre 2012, présenté pour M. et Mme Dufaut qui concluent aux mêmes fins que la requête introductive d'instance par les mêmes moyens ;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 23 septembre 2014, présenté par la garde des sceaux, ministre de la justice qui conclut, à titre principal, au rejet de la requête, et, à titre subsidiaire, à ce que la demande d'indemnisation formée par les requérants soit ramenée à de plus justes proportions ;
La ministre fait valoir que :
- le fils des requérants a bénéficié d'une surveillance spécifique adaptée à son état de santé mentale dès son arrivée à Rennes-Vezin ; le médecin a jugé son état de santé compatible avec son placement en cellule disciplinaire et il a été suivi tous les jours par le SMPR ;
- les requérants ne sauraient se prévaloir de fautes commises à l'occasion de précédentes tentatives de suicide dans les établissements de Brest et Ploemeur, car il s'agit d'une tentative distincte commise dans un autre établissement ;
- l'administration avait connaissance de la fragilité psychologique du jeune Dufaut mais a mis en uvre tous les actes de surveillance relevant de sa compétence de nature à prévenir le passage à l'acte ; la surveillance renforcée consiste à contrôler plus souvent sans que cette surveillance puisse être permanente ; il a bénéficié d'un suivi médical très fréquent de la part des unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) et service médico-psychiatrique régional (SMPR) de Rennes ;
- aucun élément relatif à la situation du fils des requérants ne permettait de suspecter une crise suicidaire aigue, notamment en raison des mesures que l'administration avait immédiatement mises en uvre ;
- rien ne permet d'établir que l'encellulement individuel du fils des requérants ait facilité son passage à l'acte ;
- le médecin avait jugé son état de santé compatible avec son placement en cellule disciplinaire ; ce placement était justifié par le tapage incessant qu'il créait et qui était de nature à troubler l'ordre de l'établissement ;
- il n'y a pas eu de faute dans le fait de ne pas avoir mis à la disposition de M. Dufaut un " kit anti-suicide " (dotation de prévention d'urgence) car l'usage de ce kit doit, aux termes d'une note de la direction de l'administration pénitentiaire, être limité dans le temps et on n'était pas en face d'une crise suicidaire aigue ;
- la responsabilité conjointe des établissements pénitentiaires et des établissements médico-pénitentiaires ne peut être retenue pour ne pas avoir pris connaissance de rapports qui ne leur ont pas été communiqués ; les expertises datent de mars 2012 et donc ne sauraient caractériser un risque imminent trois mois plus tard ;
- seule incombe à l'administration pénitentiaire l'obligation de mettre en uvre les moyens permettant l'accessibilité de la personne détenue aux soins et tel a été le cas en l'espèce ;
Vu le mémoire complémentaire, enregistré le 20 octobre 2014, présenté par la garde des sceaux, ministre de la justice, qui conclut à titre principal, au rejet de la requête, comme non fondée, et à titre subsidiaire demande au Tribunal de condamner le centre hospitalier régional universitaire de Rennes à garantir l'Etat de l'intégralité des condamnations prononcées à son encontre, et à titre infiniment subsidiaire, de ramener la demande d'indemnisation formée par les requérants à de plus justes proportions ;
La ministre soutient qu'aucun élément relatif à la situation du fils des requérants ne permettait de suspecter une crise suicidaire aigue qui aurait nécessité une surveillance permanente et donc qu'aucune faute de surveillance ne peut être reprochée à l'administration ; que, depuis l'intervention de la loi n° 94-43 du 18 janvier 1994, l'accès aux soins des personnes détenues ne relève plus de la compétence de l'administration pénitentiaire mais exclusivement du service public hospitalier, conformément aux dispositions de l'article L. 6112-1 du code de la santé publique ; qu'elle ne peut donc être tenue pour responsable des éventuels dysfonctionnements à caractère purement médical qui ont pu créer préjudice ; que si les requérants reprochent un défaut de soins, c'est au service médical et non à l'administration pénitentiaire qu'il peut être imputé ; que l'organisation des soins en établissement pénitentiaire est organisée par un protocole signé par le directeur de l'Agence régionale de santé, le directeur interrégional des services pénitentiaires de Rennes et le directeur de l'établissement de santé concerné ; que chaque établissement comporte une unité de consultation et de soins ambulatoires ; que la responsabilité de l'Etat ne saurait donc être engagée du fait d'une absence fautive de sa part dans la prise en charge médicale de M. Dufaut ; que cette responsabilité ne peut être recherchée qu'auprès du service public hospitalier, en l'espèce le centre hospitalier régional universitaire de Pontchaillou ; que M. Dufaut n'a fait l'objet d'aucune recommandation formulée par le personnel soignant ;
Vu le mémoire, enregistré le 30 octobre 2014, présenté par le centre hospitalier régional universitaire de Rennes qui conclut à sa mise hors de cause ;
Le centre hospitalier régional universitaire expose que le service médico-psychiatrique régional (SMPR) de Rennes dépend du centre hospitalier spécialisé en psychiatrie Guillaume Régnier ;
Vu le mémoire en production de pièces, enregistré le 6 février 2015, présenté pour les époux Dufaut qui, parvenu après la clôture d'instruction, n'a pas été communiqué ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le code de procédure pénale ;
Vu la loi n° 94-43 du 18 janvier 1994 ;
Vu la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
Vu le code de justice administrative ;
Vu le renvoi de l'affaire en formation collégiale ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 6 février 2015 :
- le rapport de M. Rémy, rapporteur ;
- et les conclusions de M. Radureau, rapporteur public ;
Sur les conclusions indemnitaires :
1. Considérant que M. Clément Dufaut qui était détenu depuis le 11 janvier 2012 à la maison d'arrêt de Brest a été condamné par le tribunal correctionnel de Quimper le 27 janvier 2012 à cinq mois d'emprisonnement dont deux fermes, puis le 3 avril 2012, à dix-huit mois d'emprisonnement dont six fermes ; que, le 30 janvier 2012, il avait tenté de mettre fin à ses jours par pendaison, mais était sauvé par l'intervention des gardiens ; que, les 16 et 19 avril suivants, il mettait le feu à sa cellule et était hospitalisé d'office le 23 ; que, transféré à la maison d'arrêt de Ploemeur, le 25 avril 2012, il mettait, le 10 mai 2012, à nouveau le feu à sa cellule et était hospitalisé ; qu'il était ultérieurement placé en cellule disciplinaire le 24 mai 2012 et, trois jours plus tard, commettait une nouvelle tentative de suicide par pendaison qui était à nouveau déjouée et suivie d'une hospitalisation d'office au centre hospitalier spécialisé en psychiatrie de Lorient ; que transféré le 5 juin 2012 à Rennes-Vezin, il comparaissait le 11 devant la commission de discipline qui lui infligeait huit jours de cellule disciplinaire ; que c'est au cours de cette encellulement qu'il se livrait à une troisième tentative de suicide par pendaison qui aboutissait, cette fois, le 17 juin 2012 au matin, à son décès ; que ses parents demandent la condamnation solidaire des établissements pénitentiaires de Brest, Ploemeur et Rennes-Vezin à leur verser un euro symbolique pour réparer le préjudice moral causé par le suicide de leur fils ; qu'ils doivent être regardés comme demandant, par là, la condamnation de l'Etat pour réparer ce préjudice ;
2. Considérant que M. et Mme Dufaut soutiennent que le geste de leur fils était prévisible au regard de son état de santé mentale éclairé par la répétition des actes auto et hétéro-agressifs et que son passage à l'encellulement individuel ne s'est pas accompagné des mesures nécessaires pour le protéger d'une tentative de suicide et notamment qu'une dotation de prévention d'urgence aurait dû lui être attribuée et une multiplication des rondes mise en place ;
3. Considérant que la responsabilité de l'Etat du fait du dommage résultant du suicide d'un détenu peut être recherchée en cas de faute des services pénitentiaires ; que les ayants droit du détenu peuvent utilement invoquer, à l'appui de leur action en responsabilité contre l'Etat, une faute du personnel médical ou para-médical de l'établissement de santé auquel est rattaché l'établissement pénitentiaire dans le cas où celle-ci a contribué à la faute du service pénitentiaire ; que l'Etat peut également invoquer pour appeler en garantie, indépendamment du cas où une faute serait exclusivement imputable à l'établissement public de santé où a été soigné le détenu, une faute du personnel de santé de l'unité de consultations et de soins ambulatoires de l'établissement public de santé auquel est rattaché l'établissement pénitentiaire s'il s'avère que cette faute a contribué à la faute du service public pénitentiaire ; qu'il en va ainsi alors même que l'unité de consultations et de soins ambulatoires où le personnel médical et paramédical exerce son art est placée sous l'autorité du centre hospitalier ; que dans un tel cas, il est loisible à l'Etat, s'il l'estime fondé, d'exercer une action en garantie contre l'établissement public de santé dont le personnel a concouru à la faute du service public pénitentiaire ;
4. Considérant qu'il résulte des écritures de la ministre elle-même que M. Clément Dufaut a été transféré de la maison d'arrêt de Brest au centre pénitentiaire de Lorient-Ploemeur puis de celui-ci à celui de Rennes-Vezin pour des raisons tenant aux incidents graves suscités par celui-ci et des nécessités d'assurer son suivi psychologique renforcé ; que ces incidents graves n'étaient autres que des tentatives de suicide répétées ; que si l'administration expose que l'état de santé de M. Dufaut a été jugé par le médecin compatible avec le placement à l'isolement et que celui-ci a bénéficié d'un suivi du service médico-psychiatrique régional, il est constant que l'intéressé a été placé dans une cellule à l'isolement, sans même bénéficier d'une mise à disposition d'une dotation de prévention d'urgence, alors qu'il avait déjà, dans une circonstance identique, attenté à ses jours ; que si l'administration soutient que le recours à cette dotation est réservé aux détenus en état de crise suicidaire aigue ou présentant un risque imminent de passage à l'acte, ces principes, résultant d'une circulaire sans valeur normative, n'ôtent rien au fait que la mise à disposition d'une telle dotation était pratiquement la seule possibilité d'empêcher un passage à l'acte qui était éminemment vraisemblable ; que l'administration soutient, dans la décision de rejet de la demande d'indemnisation, sans que les pièces du dossier permettent de l'établir, que des rondes ont été réalisées la veille du décès à 23 heures 31 minutes, puis, le jour de celui-ci, à 3 heures 23 et 6 heures 23, sans que rien n'ait été remarqué ; que le rapport du surveillant ayant découvert le corps à 7 heures 10, moins d'une heure plus tard, le décrit cependant comme " déjà raide " ; qu'il ressort de ce qui précède, même s'il est constant qu'il n'est pas possible d'assurer un contrôle permanent d'un détenu suicidaire, qu'il existait une très grande vraisemblance d'une réitération par le détenu d'une tentative de suicide, face à laquelle l'administration n'a pas eu un comportement adapté ; que, par suite, l'administration a commis une faute dans l'organisation de la surveillance de M. Dufaut ; que les parents de celui-ci sont fondés à demander la condamnation de l'Etat à leur verser un euro symbolique, sans qu'il y ait lieu, comme le demande la ministre en défense, à " réduire cette demande indemnitaire à de plus justes proportions " ;