AVIS DE M. CHAUMONT, AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 347 du 28 mai 2025 (FS-B) –
Première chambre civile Pourvoi n° 21-13.519⚖️ Décision attaquée : 15 septembre 2020 de la cour d'appel de Paris La société Real Madrid club de futbol C/ M. [M] [I] _________________
1- Faits et procédure Un article écrit par M. [I], journaliste, affirmant que le club de football Real Madrid recourait aux services du docteur [C], organisateur d'un réseau de dopage dans le milieu du cyclisme, a été publié dans l'édition numérique du Monde le 7 décembre 2006, et le lendemain dans son édition papier. Ces informations, reprises dans plusieurs médias notamment espagnols, s'étant révélées fausses, une action en responsabilité, fondée sur l'atteinte à leur honneur, a été engagée par le club et par un membre de son équipe médicale, M. [L], devant le tribunal de première instance de Madrid.
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Cette juridiction a condamné la société Editrice du Monde (le Monde) et M. [I] à payer au club 300.000 euros et à M. [L] 30.000 euros, et ordonné la publication de sa décision dans le Monde. Le jugement a été confirmé par la cour d'appel de Madrid et le pourvoi formé contre cette décision rejeté par arrêt de la Cour suprême espagnole du 24 février 2014. Par ordonnance du 11 juillet 2014, le tribunal de première instance de Madrid a ordonné l'exécution de la décision de la Cour suprême, et condamné solidairement le Monde et M. [I] à payer au Real Madrid les sommes de 300 000 € en principal et 90.000 € en intérêts et coûts. Par déclaration du 15 février 2018, le directeur des services de greffe du tribunal de grande instance de Paris a constaté le caractère exécutoire en France de la décision de la Cour suprême espagnole et de l'ordonnance du 11 juillet 2014. Sur appels du Monde et de M. [I], la cour d'appel de Paris, par arrêt du 15 septembre 2020 (n°RG 18/09031) , a infirmé cette déclaration au motif que les décisions espagnoles ne sauraient recevoir exécution en France en ce qu'elles sont manifestement contraires à l'ordre public international français.
2. Le pourvoi Le Real Madrid s'est pourvu et propose, par l'intermédiaire de la SCP Waquet, Farge, Hazan, un moyen en dix branches qui fait grief à la cour d'appel : - première branche : d'avoir privé sa décision de base légale au regard des articles 34, point 1, et 36 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 en examinant la proportionnalité des condamnations pécuniaires prononcées par le juge espagnol au profit du Real Madrid sans vérifier au préalable qu'elles consistaient en des dommages-intérêts punitifs, alors qu'une condamnation à des dommages-intérêts prononcée par un juge étranger ne peut faire l'objet d'un contrôle de proportionnalité de la part du juge de l'exequatur, au titre de sa conformité à l'ordre public international, qu'à la condition que ces dommagesintérêts présentent un caractère punitif; - deuxième branche : d'avoir substitué sa propre appréciation à celle du juge espagnol et révisé sa décision, par violation des articles précités, en minimisant le préjudice subi par le club de football au motif qu'il a été limité par le démenti apporté par les organes de presse locaux dont le lectorat est majoritairement espagnol; - troisième branche : d'avoir privé sa décision de base légale au regard des articles 34, point 1, du
règlement (CE) n° 44/2001⚖️, 11, 17 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, ensemble les articles 6, 10 et 1er du protocole n°1 de la Conv. EDH en ne tenant pas compte de la gravité des fautes retenues par le juge espagnol à l'encontre de la société Editrice du Monde et de M. [I] pour juger que les condamnations pécuniaires prononcées par le juge espagnol
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étaient disproportionnées tant au regard du préjudice subi par le Real Madrid que de la situation de la société Editrice du Monde; - quatrième branche : d'avoir violé les articles précités, outre l'article 14 de la Conv.EDH en se fondant, pour retenir l'existence d'une contrariété manifeste à l'ordre public international français des décisions espagnoles, sur le fait que les condamnations pécuniaires prononcées par le juge espagnol étaient disproportionnées tant au regard du préjudice subi par le Real Madrid que de la situation économique de la société Editrice du Monde et de M. [I]; - cinquième et sixième branches : d'avoir privé sa décision de base légale au regard des mêmes articles, excepté l'article 14 de la Conv.EDH, en se bornant, pour conclure à l'existence d'une disproportion entre le montant de la condamnation à des dommages-intérêts prononcée par le juge espagnol et la situation de M. [I] d'une part et du Monde d'autre part, à relever que ce premier était une personne physique journaliste de profession, et que le montant de la condamnation représentait plus de 50 % de la perte nette de la seconde et 6 % du montant de ses disponibilités au 31 décembre 2017, qui ne permettait pas de connaître la consistance de leurs patrimoines; - septième branche : d'avoir violé l'article 34, point 1, du règlement (CE) n° 44/2001 en ne se plaçant pas au jour où elle statuait pour apprécier la contrariété des décisions espagnoles à l'ordre public international français; - huitième branche : d'avoir violé les articles cités par la troisième branche en se fondant sur la prétendue disproportion existant entre le montant de la condamnation à des dommages-intérêts prononcée par le juge espagnol et la situation du Monde et non sur une disproportion manifeste entre le montant de cette condamnation et la situation économique de ce dernier; - neuvième branche : d'avoir violé les mêmes articles en enfreignant le principe de prohibition de la révision au fond de la décision étrangère qui impose au juge de l'Etat membre requis de refuser la reconnaissance ou l'exécution de cette décision au seul motif qu'une divergence existerait entre la règle de droit qu'il aurait appliquée et celle appliquée par le juge de l'État d'origine; - dixième branche : d'avoir violé les articles 34, point 1, et 36 du règlement (CE) n° 44/2001 en ne prenant pas en considération toutes les circonstances de fait et de droit susceptibles d'avoir une incidence sur l'ampleur du préjudice réparable. La SCP Spinosi a déposé un mémoire en défense dans l'intérêt du Monde et de M. [I].
3. Examen du pourvoi Je vous propose d'examiner plus particulièrement la première branche, qui pose une question de principe, puis les deuxième et neuvième qui sont fondées sur
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la violation de la prohibition faite au juge requis de réviser la décision du juge d'origine. Il convient, au préalable, de rappeler le droit de l'union applicable. 3.1 L'exequatur simplifiée 3.1.1 Le règlement Bruxelles I A Le mécanisme juridique Le 27 septembre 1968, les Etats membres de la Communauté économique européenne ont adopté la convention de Bruxelles et créé un espace judiciaire européen civil à l'intérieur duquel la reconnaissance et l'exécution des jugements rendus par un Etat membre ont été facilitées. La convention a été remplacée par le règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, dit Bruxelles I concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, qui a accentué cette efficacité. C'est ce règlement qui est applicable à la cause. Il est fondé sur la confiance réciproque dans la justice au sein de la Communauté, devenue l'Union européenne. A l'inverse des règlements postérieurs 1896/2006 du 12 décembre 2006 et 861/2007 du 11 juillet 2007 instituant des procédures européennes respectivement d'injonction de payer et de règlement des petits litiges, qui ont purement et simplement assimilé les décisions rendues dans ces domaines par la juridiction d'un Etat membre à des actes juridictionnels de chacun des autres Etats membres, le règlement 44/2001 a maintenu la possibilité pour l'Etat requis de s'opposer à la reconnaissance et à l'exécution de la décision de l'Etat d'origine. Ainsi, si le règlement prévoit une reconnaissance de plein droit, sur le territoire communautaire, d'un jugement rendu dans un Etat membre, et s'il instaure une procédure d'exéquatur simplifiée sous la forme d'une déclaration constatant sa force exécutoire délivrée de manière quasi automatique après un simple contrôle formel des documents fournis 1, il réserve, dans les deux cas, l'hypothèse d'une contestation qui peut donner lieu à un contrôle juridictionnel. Le dispositif européen de 2001 est le suivant : . l'une ou l'autre partie peut former un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire (article 43); 1
Considérants 16 et 17 et articles 33 et 38
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. la juridiction saisie peut refuser ou révoquer la déclaration constatant la force exécutoire si l'exécution est manifestement contraire à l'ordre public de l'Etat auquel elle appartient (articles 34-1 et 45-1). . elle ne peut toutefois procéder à une révision au fond de la décision étrangère (article 45-2). B. La mise en perspective du règlement Bruxelles I au regard du règlement Bruxelles I bis L'exception d'ordre public a été maintenue, dans les mêmes termes, par les Etats membres lors de la refonte du règlement Bruxelles I, auquel a succédé le
règlement (UE) n° 1215/2012⚖️ du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 dit Bruxelles I bis entré en vigueur le 10 janvier 2015 2, alors que la commission souhaitait la faire disparaître. Cependant, la procédure de déclaration préalable a été supprimée par ce nouveau règlement 3, et, en conséquence, la procédure d'exequatur s'en est trouvée simplifiée. Le considérant n° 26 du règlement 1215/2012 affirme in fine avec force que «(...) toute décision rendue par les juridictions d'un État membre devrait être traitée comme si elle avait été rendue dans l'État membre requis». Le considérant n°29 emploie même l'expression «exécution directe» , dans l'État membre requis, d'une décision rendue dans un autre État membre. Quant au considérant n° 3 de ce même règlement, il lie le principe d'accès à la justice à celui, notamment, de la reconnaissance mutuelles des décisions judiciaires en matière civile 4 . Il s'en déduit que si le règlement Bruxelle I a conservé un espace de souveraineté, même restreint, de chacun des Etats membres, cette marge s'est encore réduite lors de l'adoption du règlement Bruxelles I bis. 3.1.2 La notion d'ordre public 2
Article 45 point 1 sous a) par renvoi de l'article 41 point 2 relatif à la procédure d'exécution des décisions rendues dans un autre État membre 3
Article 39 du règlement n° 1215/202 : «une décision rendue dans un État membre et qui est exécutoire dans cet État membre jouit de la force exécutoire dans les autres États membres sans qu'une déclaration constatant la force exécutoire soit nécessaire» 4
Considérant n° 3 : «L'Union s'est donné pour objectif de maintenir et de développer un espace de liberté, de sécurité et de justice, entre autres en facilitant l'accès à la justice, notamment par le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires en matière civile»
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L'ordre public international d'un Etat membre intègre l'ordre public européen 5 qui est lui-même composé d'instruments internationaux de protection des droits fondamentaux, notamment la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (la Charte) et la
Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 (la Conv.EDH), à laquelle l'article 53 de la Charte se réfère expressément. Cet article dispose qu'« aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l'homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d'application respectif, par le droit de l'Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l'Union, ou tous les États membres, et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des États membres». Pour la CJUE «(...) les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont (elle) assure le respect (...). A cet effet, (elle) s'inspire (...) des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l'homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales revêt, à cet égard, une signification particulière (...)» (CJUE, 28 mars 2000, Krombach, C-7/98, points 25 à 27). Un auteur souligne que «les droits fondamentaux ont progressivement changé de signification et ont été placés au pinacle de la construction communautaire. Erigés au rang des principes fondateurs (article 6 TUE, Amsterdam) puis de valeurs commune de l'Union (article 2 TUE, Amsterdam) , ils sont centraux dans le droit constitutionnel européen puisqu'on considère (...) qu'une identité européenne peut trouver ses fondations dans les principes de l'Etat de droit et des libertés fondamentales. Sur cette base on peut comprendre que la CJUE ait été investie de la compétence de principe pour assurer la protection des droits fondamentaux dans certaines situations». Il ajoute qu'« il revient à la CJUE d'assurer la protection des droits fondamentaux au regard de son propre référentiel (critère de compétence); cette protection doit être au moins comparable à celle garantie par les ordres juridiques environnants (standard de protection) 6 . Ainsi, font partie de l'ordre public international français : - l'article 11 de la Charte qui dispose que : «1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des 5 6
CJUE, 25 mai 2016, Meroni, aff.C-559/14⚖️, point 46 FX Millet, RFDA 2012, p. 307
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informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières. 2. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés.» - l'article 10 de la Conv.EDH aux termes duquel : «1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...). 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la (...) protection (...) de la réputation ou des droits d'autrui (...).» 3.1.3 Le contrôle exercé par la CJUE La Cour de Luxembourg veille à ce que la finalité du règlement Bruxelles I, et, avant lui, de la Convention de Bruxelles 7, soit respectée et à ce que les exigences de l'ordre public, qu'elle contrôle, n'y fassent pas obstacle. Elle interprète donc strictement l'exception d'ordre public dont elle contrôle les limites, et qui ne doit jouer «que dans des cas exceptionnels». La Cour affirme ainsi que : « Si les États membres restent, en principe, libres de déterminer, en vertu de la réserve inscrite à l'article 34, point 1, du règlement no 44/2001, conformément à leurs conceptions nationales, les exigences de leur ordre public, les limites de cette notion relèvent de l'interprétation de ce règlement (...); « Dès lors, s'il n'appartient pas à la Cour de définir le contenu de l'ordre public d'un État membre, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d'un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d'un autre État membre (...); « À cet égard, il convient de relever que, en prohibant la révision au fond de la décision étrangère, les articles 36 et 45, paragraphe 2, du règlement n° 44/2001 interdisent au juge de l'État requis de refuser la reconnaissance ou l'exécution de cette décision au seul motif qu'une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l'État d'origine et celle qu'aurait appliquée le juge de l'État requis s'il avait été saisi du litige. De même, le juge de l'État requis ne saurait 7
Arrêt Krombach précité, points 21 à 23, 36 et 37 et arrêt du 11 mai 2000, Maxicar, aff. C-38/98, points 26 à 30
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contrôler l'exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de l'État d'origine (...); « Un recours à la clause de l'ordre public, figurant à l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, n'est concevable que dans l'hypothèse où la reconnaissance ou l'exécution de la décision rendue dans un autre État membre heurterait de manière inacceptable l'ordre juridique de l'État requis, en tant qu'elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision étrangère, l'atteinte devrait constituer une violation manifeste d'une règle de droit considérée comme essentielle dans l'ordre juridique de l'État requis ou d'un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (...)» (CJCE, 28 avril 2009, Apostolides C-420/07, points 56 à 60)». Dans un arrêt postérieur, la Cour de justice juge que «la notion d' ordre public, au sens de l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, vise à protéger des intérêts juridiques qui s'expriment à travers une règle de droit et non pas des intérêts purement économiques» puis dit pour droit que « ni la simple invocation des conséquences économiques graves ne constituent des motifs établissant la violation de l'ordre public de l'État membre requis permettant de refuser la reconnaissance et l'exécution, dans cet État membre, d'une telle décision rendue dans un autre État membre» (CJUE, 23 octobre 2014, Lithuanian Airlines, Aff. C302/13, points 56 et 60, 3). 3.2 Examen des motifs de l'arrêt attaqué Avant d'examiner les critiques formulées par le moyen, il convient d'exposer la motivation de l'arrêt pour en comprendre la logique. 3.2.1 La motivation de la cour d'appel La cour d'appel s'empare tout d'abord du point 79 de l'arrêt de la Cour EDH Bedat c/ Suisse ((29 mars 2016, requête n° 56925/08) qu'elle reproduit quasiment mot pour mot de la façon suivante : « la nature et la lourdeur des sanctions infligées pour les cas de diffamation sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité d'une ingérence. La sanction ne doit pas constituer une censure tendant à inciter la presse à s'abstenir d'exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d'intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité et ne doit pas entraver les médias dans l'accomplissement de leur tâche d'information et de contrôle». Puis elle vérifie la proportionnalité de la condamnation pécuniaire prononcée par le juge espagnole par rapport à quatre critères :
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- le préjudice moral subi par le club de football, atténué par le fait qu'aucun des organes de presse espagnol n'a repris à son compte l'article de M. [I] qu'ils ont au contraire démenti; - le sujet traité, dont elle souligne qu'il est d'intérêt général, s'agissant du «dopage dans le milieu du sport professionnel»; - le montant des dommages-intérêts alloués par le juge espagnol au regard de la perte nette du Monde (50 %) et du montant de ses disponibilité au 31 décembre 2017 (6%); - le montant maximum d'une condamnation à titre de dommagesintérêts en France pour atteinte à l'honneur ou à la considération, soit 30 000 €. Elle ajoute qu'« il est rare qu'une condamnation pour atteinte à l'honneur ou à la considération dépasse 30 000 € à titre de dommages-intérêts devant les juridictions civiles et que la l'
article 32 de la loi du 29 juillet 1881🏛 sur la liberté de la presse prévoit que le délit de diffamation publique envers un particulier est puni d'une amende de 12 000 €». Elle juge, à l'aune de ces éléments, que la condamnation est disproportionnée ce qui lui confère la nature d'une mesure dissuasive à l'égard d'un organe de presse et un journaliste dont elle entrave l'accomplissement de leur tâche d'information et de contrôle en les incitant à s'abstenir d'exprimer des critiques. Elle en déduit que l'exécution de cette condamnation elle-même porterait atteinte à la liberté d'expression ce qui serait manifestement contraire à l'ordre public international français. Puisque nous sommes au stade de l'exécution d'une décision étrangère, il faut comprendre, me semble-t-il, le raisonnement de la cour d'appel de la façon suivante. - l'ingérence évoquée dans l'arrêt de la Cour EDH Bedat c/ Suisse cité par la cour d'appel de Paris résulte de la mise à exécution de la décision espagnole; - cette ingérence est disproportionnée en ce qu'elle porte exagérément atteinte à la liberté d'expression; - cette disproportion résulte elle-même du caractère disproportionné de la condamnation prononcée au regard des quatre critères ci-dessus exposés. 3.2.2 Sur la première branche du moyen Celle-ci pose la question de principe suivante : le juge de l'exequatur peut-il, en cas de condamnation à des dommages-intérêts prononcée par un juge étranger, exercer un autre contrôle de proportionnalité que celui que la Cour de cassation
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l'autorise à exercer lorsque ces dommages-intérêts ont un caractère punitif (1re
Civ., 1 décembre 2010, pourvoi n° 09-13.303⚖️, Bull. 2010, I, n° 248). Il convient d'élargir cette interrogation pour déterminer si le juge de l'Etat requis peut exercer, à l'occasion de l'application de l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, tel qu'interprété par la CJUE, , un contrôle de proportionnalité de l'exécution de la décision de l'Etat d'origine au regard des droits fondamentaux consacrés par la Charte et par la Conv.EDH. Cette question pourrait être soumise, à titre préjudiciel, à la Cour de Luxembourg. A défaut, il pourrait y être directement répondu positivement en considération des éléments suivants. Il apparaît en effet que la mise en balance d'intérêts fondamentaux à l'occasion de l'application d'un texte communautaire, s'inscrit dans la protection des droits fondamentaux, que la CJUE garantit elle-même. La protection exercée par la CJUE est assurée, selon la
Cour EDH de manière équivalente, c'est à dire comparable, à celle assurée par la Conv. Edh (CEDH. 30 juin 2005, Bosphorus, req.n°45036/98⚖️, point 155), laquelle donne lieu, précisément, à un contrôle de proportionnalité de l'ingérence de l'autorité nationale dans l'exercice d'un droit fondamental. Elle doit continuer à l'être pour maintenir le principe d'équivalence et éviter une distorsion entre les deux Cours européennes 8. La jurisprudence de la
Cour EDH ne peut donc être ignorée par la Cour de justice. Or, dans son arrêt du 20 mai 1999 (Bladet c. Norvège, req.n° 21980/93⚖️), prononcé à la suite de la décision d'un tribunal norvégien ayant annulé certains passages d'articles de presse jugés diffamatoires et ayant condamné le journal et le journaliste à des dommages-intérêts, la Cour.EDH a : . affirmé que « La Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l'espèce, les mesures prises ou sanctions infligées par l'autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d'un intérêt général légitime (point 64); . et jugé qu' «au vu des faits de l'espèce, la Cour ne saurait conclure que l'intérêt incontesté des (personnes diffamées) à ce que leur réputation fût protégée l'emportait sur l'intérêt général essentiel qu'il y avait à ce que se tînt un débat public bien documenté sur une question importante au plan local, national 8
Sur ce sujet voir l'article de François-Xavier Millet, réflexions sur la notions de protection équivalente des droits fondamentaux, RFDA 2012, p. 307
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aussi bien qu'international. En bref, même si les raisons invoquées par l'Etat défendeur sont pertinentes, elles ne suffisent pas à démontrer que l'ingérence dénoncée était nécessaire dans une société démocratique. Nonobstant la marge d'appréciation des autorités nationales, la Cour considère qu'il n'existait pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d'expression des requérants et l'objectif légitime poursuivi. Elle estime dès lors qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention» (point 73). Dans l'arrêt du 29 mars 2016 (Bédat c.Suisse, req. n° 56925/08), cité par l'arrêt attaqué, et rendu à la suite de la condamnation à une amende pénale d'un journaliste ayant violé le secret de l'instruction, la Cour EDH a rappelé que : «la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité d'une ingérence (...). Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s'abstenir d'exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d'intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l'accomplissement de leur tâche d'information et de contrôle. À cet égard , il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (...) (point 79). Par ailleurs, la Cour de cassation contrôle également la proportionnalité d'une éventuelle ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression, lorsque lui est soumise l'éventualité d'une mesure de nature à lui porter atteinte. Deux exemples peuvent être cités : . 1ère
Civ., 16 décembre 2020, pourvoi n° 19-19.387 : «⚖️De ces constatations et énonciations (...) la cour d'appel (...) a déduit, à bon droit, que la suspension de la diffusion de l'oeuvre audiovisuelle « Grâce à Dieu » jusqu'à ce qu'une décision définitive sur la culpabilité de celui-ci soit rendue constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu »; . 1ère
Civ., 6 janvier 2021, pourvoi n° 19-21.718 : «⚖️ Ayant ainsi fait ressortir (...) le caractère disproportionné de l' ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression que constituerait l'interdiction de la campagne publicitaire litigieuse, la cour d'appel a, par ces seuls motifs (...) légalement justifié sa décision ». Au regard de ces considérations, la critique formulée par la première branche pourrait être écartée, en ce qu'il est permis au juge de l'Etat requis d'exercer un contrôle de proportionnalité à l'occasion de la mise en oeuvre de l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001,
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3.2.3 Sur les deuxième et neuvième branches du moyen A) La motivation de l'arrêt se heurte, cette fois, à un écueil majeur qui est celui de la prohibition faite au juge de l'Etat requis de réviser au fond de la décision étrangère (CJCE, 28 avril 2009, Apostolides précité § 3.1.3) L'arrêt de la cour suprême espagnole du 24 février 2014 est sérieusement motivé. On y lit, notamment : - «la présente chambre rappelle que la fixation du montant des indemnisations en réparation des dommages matériels à titre de compensation des dommages moraux n'est pas traitée en cassation, car il revient à la fonction souveraine des tribunaux d'instance d'apprécier les preuves (...), un tel montant étant uniquement susceptible de révision en cas d'erreur notoire ou arbitraire, lorsqu'il existe une disproportion notoire (...)» (point 9 du huitièmement); - «(...) le manque de véracité de l'information montre la réduction du caractère prévalant de la liberté de l'information, compte tenu du niveau élevé d'atteinte au droit l'honneur de l'entité demanderesse en raison de cette circonstance.» (point 3 in fine du neuvièmement); - «dans cette perspective, et considérant les circonstances de l'affaire et la gravité du préjudice (...), il n'existe aucune raison juridique justifiant la réduction du montant des indemnisations accordées en faveur de chacun des défendeurs, car la présente chambre partage l'avis du tribunal ayant rendu la sentence selon lequel l'information contestée peut être qualifiée de «bombe informative» quant au moment où elle a été publiée, compte tenu du prestige mondialement reconnu du journal Le Monde de la publication de l'information dans son édition numérique également de la répercussion consécutive à la publication dans les médias informatifs espagnols (...). (point 6 du neuvièmement). Il apparaît ainsi que le juge ibérique s'est livré à un contrôle de proportionnalité du montant des dommages-intérêts alloués. Ceci interdisait à la cour d'appel de Paris d'exercer à son tour un tel contrôle pour y substituer sa propre appréciation, et réviser au fond, et en droit, sa décision. C'est ce que lui reproche, à juste titre, les deuxième et neuvième branches, que je vous propose d'accueillir. B) Observations complémentaires La cassation que vous suggère me paraît d'autant plus justifiée que la décision attaquée méconnaît le principe crucial de la confiance entre Etats membres, pierre angulaire de la construction européenne, dont le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires en matière civile est une illustration.
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Ce principe a été renforcé par le règlement Bruxelles I Bis, examiné plus haut, au regard duquel doit être lu le règlement Bruxelles I. Le règlement Bruxelles I bis a érigé, en outre, au rang des principes fondamentaux, la reconnaissance mutuelle des décisions des Etats membres, en le reliant au principe d'accès à la justice, garanti par l'article 6.1 de la Conv. EDH, que l'arrêt déféré ne respecte pas. 3.2.4 Sur les autres branches La cassation pourrait être prononcée sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches dont l'examen supposerait d'admettre que la cour d'appel puisse examiner elle-même la proportionnalité de l'indemnité réparatrice au regard de la faute commise et du préjudice subi. Mais il pourrait être ajouté, le cas échéant, pour les rejeter, que : - Sur la troisième : la cour d'appel n'a pas ignoré la faute commise par le Monde et par M. [I] puisqu'elle a exposé que les informations contenues dans l'article litigieux s'étaient révélées erronées. - Sur la quatrième : il n'est pas interdit, contrairement à ce qu'il est soutenu, de prendre en compte la situation économique des parties pour apprécier la violation de l'ordre public de l'Etat membre. En effet, dans l'arrêt Lithuanian Airlines précité, la CJUE exclut la prise en compte d'«intérêts purement économiques», et la «simple invocation des conséquences économiques graves». En l'espèce, la cour d'appel ne s'est pas uniquement fondée sur des données purement économiques mais sur un ensemble de considérations telles que l'intérêt général du sujet traité dans l'article publié ou la gravité du préjudice subi par le club de football. - Sur la septième : en prenant en compte la situation économique du Monde au 31 décembre 2017, tandis que la requête tendant à l'exécution en France de la sentence espagnole était du 25 octobre 2017, la cour d'appel s'est placée, comme elle le devait, au moment où l'exécution de la décision espagnole était demandée. Il résulte de ce qui précède que j'incline au rejet de la première branche et à la cassation sur les deuxième et neuvième sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres sauf à rejeter, le cas échéant, les troisième, quatrième et septième.
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