N° W 24-85.284 F-D
N° 00678
SB4
21 MAI 2025
CASSATION
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 21 MAI 2025
Mme [V] [Y] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Colmar, chambre correctionnelle, en date du 26 juin 2024, qui, pour contravention de dégradation légère, l'a condamnée à 200 euros d'amende, et a prononcé sur les intérêts civils.
Un mémoire a été produit.
Sur le rapport de M. Turbeaux, conseiller, les observations de la SARL Boré, Aa de Bruneton et Mégret, avocat de Mme [V] [Y], et les conclusions de Mme Chauvelot, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 9 avril 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Turbeaux, conseiller rapporteur, M. de Larosière de Champfeu, et Mme Bendjebbour, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'
article 567-1-1 du code de procédure pénale🏛, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. Par jugement du 18 février 2021, le tribunal correctionnel a déclaré Mme [V] [Y] coupable de dégradations, l'a condamnée à 800 euros d'amende et a prononcé sur l'action civile.
3. La prévenue et le ministère public ont relevé appel.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
4. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré Mme [Ab] coupable de la contravention de destruction, dégradation ou détérioration volontaire d'un bien appartenant à autrui dont il n'est résulté qu'un dommage léger, a prononcé sur les peines et a statué sur l'action civile, alors « que lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, il appartient au juge, après s'être assuré, dans l'affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation ; que ce contrôle de proportionnalité requiert un examen d'ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou le trouble éventuellement causé ; qu'après avoir relevé que « le geste litigieux s'inscrivait dans une démarche artistique », ayant pour objet de « confronter le public à sa propre inertie patriarcale », la cour d'appel a jugé que « la liberté d'expression artistique et l'absence d'ingérence dans son exercice trouvent pour limite la protection des droits d'autrui », et qu'en l'espèce, « en déversant ce liquide sur la moquette appartenant au Parlement européen dans le cadre d'une activité artistique, la prévenue a porté atteinte au droit de propriété de la partie civile », et l'a condamnée à une amende de 200 euros ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'
article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛, ensemble l'
article R. 635-1 du code pénal🏛 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et 593 du code de procédure pénale :
5. Il résulte du premier de ces textes que toute personne a droit à la liberté d'expression, et que l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale.
6. Ainsi que le juge la Cour de cassation, l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause.
7. Lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, il appartient au juge, après s'être assuré, dans l'affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la déclaration de culpabilité, puis de la peine. Ce contrôle de proportionnalité nécessite un examen d'ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé.
8. Selon le second des textes susvisés, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
9. Pour déclarer la prévenue coupable de dégradation légère, l'arrêt attaqué retient qu'à l'occasion de journées portes ouvertes organisées par le Parlement européen, Mme [Y] s'est dirigée vers le centre de l'hémicycle et a répandu sur la moquette un liquide rouge, sorti d'un faux ventre.
10. Les juges ajoutent que l'intéressée a ensuite revendiqué ce geste dans un message électronique ainsi rédigé : « dimanche 19 mai au Parlement européen, l'artiste [V] [Y], enceinte de l'Europe et du Monde, accompagnée des Etoiles de l'Union, déversa du véritable sang de porc au coeur de l'hémicycle (...) pour confronter le public à sa propre inertie patriarcale ».
11. Ils relèvent que cette dernière exerce la profession d'artiste et que le geste litigieux s'est inscrit dans une démarche artistique, si bien qu'elle peut valablement invoquer la protection de l'oeuvre artistique qui est consacrée par la Convention européenne des droits de l'homme.
12. Ils ajoutent que la liberté d'expression artistique et l'absence d'ingérence dans son exercice trouvent pour limite la protection des droits d'autrui.
13. Ils énoncent que la prévenue, qui ne peut prétendre que le versement du liquide serait survenu de manière accidentelle, a porté atteinte au droit de propriété de la partie civile, en enfreignant les dispositions précitées de l'article R. 635-1 du code pénal.
14. Ils en concluent que la contravention est constituée, et que, tenant compte des mobiles artistiques de la prévenue et de ses faibles ressources financières, il convient de la condamner au paiement d'une amende de 200 euros.
15. En statuant ainsi, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision, pour les motifs qui suivent.
16. En premier lieu, l'énonciation de ce que la liberté d'expression artistique et l'absence l'ingérence dans son exercice trouvent pour limite la protection des droits d'autrui n'est pas de nature à permettre en elle-même d'écarter l'existence d'une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression.
17. En second lieu, il appartenait à la cour d'appel de se prononcer sur l'existence d'un lien direct entre les faits incriminés et l'exercice invoqué par la prévenue de sa liberté d'expression.
18. Si elle considérait devoir retenir l'existence d'un lien direct entre les faits poursuivis et un débat d'intérêt général, la cour d'appel devait se livrer à un contrôle de proportionnalité dans les conditions décrites au paragraphe 7, en explicitant notamment les circonstances dans lesquelles les faits avaient été commis.
19. La cassation est par conséquent encourue.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Colmar, en date du 26 juin 2024, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Colmar, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Colmar et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt et un mai deux mille vingt-cinq.