AVIS DE M. APARISI, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 110 du 26 février 2025 (B+R) –
Première chambre civile Pourvoi n° 23-16.762⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 31 mai 2023 M. [Z] [U] M. [H] [G] M. [N] [I] M. [Y] [E] C/ la société Google Ireland Limited (société de droit irlandais) _________________
Audience prise en formation de section, le 3 décembre 2024 MM. [U], [G] et [I], ainsi que M. [E] qui s'est joint à leur demande en cours d'instance, ont sollicité du président du tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement de l'article 6-I 8 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, principalement, qu'il soit enjoint, sous astreinte, à la société Google Ireland Limited (société Google) :
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- de retirer divers propos qualifiés par eux, de diffamatoires et injurieux contenus dans six vidéos mises en ligne sur la chaîne Youtube : “les dossiers [Localité 4]”1, - de communiquer les données d'identification et de connexion de la chaîne Youtube susmentionnée.
Par jugement en date du 20 avril 2022, le tribunal judiciaire de Paris a, pour l'essentiel, rejeté la demande tendant à la suppression des propos incriminés et enjoint à la société Google Ireland Limited de communiquer les données complètes d'identification et de connexion de la chaîne YouTube : « Les dossiers [Localité 4] ». Par arrêt rendu le 31 mai 2023, la cour d'appel de Paris a confirmé le jugement et constaté que l'injonction de communiquer les données complètes (sic) d'identification et de connexion de la chaîne YouTube : « Les dossiers [Localité 4] » a été exécutée par Google Ireland Limited2. Le pourvoi conduit à s'interroger sur la mise en oeuvre des dispositions de l'article 6I 8 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, lesquelles prévoient,
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Les six vidéos sont intitulées : - « Comment [N] [I] Président du Tribunal Suprême de Monaco et son club ont corrompu la justice ? » - « [Z] [U], avocat des stars à [Localité 7], fait parti d'un réseau de corruption avec [N] [I] » - « [H] [G], le ministre préférant les intérêts de ses amis corrompus à ceux du peuple de [Localité 7] » - « Comment [G], [U] et [I] réussirent à corrompre toutes les institutions de [Localité 7] » - « La corruption n'a pas de limite à [Localité 7], ouvrez une enquête sur [N] [I] et [Z] [U] » - « Comment [Y] [E] a aidé [R] [B] à arnaquer [Localité 7] » 2
Sur ce point, il ressort de la motivation de l'arrêt que les données communiquées par la société Google n'ont en fait pas permis, par elles-mêmes et immédiatement, l'identification utile de l'auteur ou de l'éditeur du contenu : “Sur la demande de communication des données identification et de connexion : En application de l'
article'6-II de la loi LCEN, les premiers juges ont valablement fait droit à la communication des données en faveur des appelants. Or, les appelants demandent à la cour de constater que l'injonction faite à la société GOOGLE IRELAND LIMITED de communiquer les données complètes d'identification et de connexion de la chaîne YOUTUBE «'les dossiers [Localité 4]» a été suivie d'effet mais n'a pas permis l'identification du ou des utilisateurs dudit compte. Cependant, en l'absence de démarches des appelants en ce sens, il n'est pas démontré cette impossibilité d'identification des utilisateurs de la chaîne YOUTUBE. Dès lors, sans cette identification, il ne peut être envisagé de procéder au retrait pur et simple des propos litigieux et il n'est pas établi que la suppression des propos litigieux soit véritablement la seule mesure nécessaire pour identifier les auteurs du compte litigieux. Le caractère nécessaire d'une telle mesure de suppression n'est dès lors pas établi.”
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depuis la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021🏛 confortant le respect des principes de la République3 (premier alinéa) : “8. Le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d'y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne.4” La cour d'appel a confirmé le jugement en ce qu'il a rejeté la demande de retrait des propos litigieux aux termes de la motivation suivante : “Le dommage tel que prévu à l'article 6.I.8. de la loi LCEN doit être de nature à justifier la mesure de retrait auprès de la personne morale offrant un accès à des services de communication au public en ligne. Lorsque la cause de la demande présentée au président du tribunal judiciaire tient au caractère diffamatoire des propos publiés sur un site donné, l'existence du dommage ne peut résulter du seul caractère diffamatoire des propos en cause, le délit de diffamation n'étant pas constitué lorsque la preuve de la vérité est rapportée ou lorsque l'excuse de bonne foi, laquelle suppose notamment des éléments sérieux de nature à accréditer l'allégation litigieuse, est reconnue à son auteur. En l'espèce, les premiers juges ont justement relevé que l'action engagée en application des dispositions de l'article 6.I.8 de la LCEN oppose, non pas la personne qui s'estime diffamée à la personne qui l'aurait diffamée mais la personne s'estimant diffamée aux hébergeurs du contenu critiqué. Ainsi aucun débat contradictoire n'est rendu possible pour évaluer la réalité de l'atteinte. Dans ces conditions, les premiers juges ont valablement retenu que « seul un abus caractérisé de la liberté d'expression peut justifier que le juge prenne des mesures telles qu'un retrait de contenu ou un blocage de sites, mesures devant être adaptées et proportionnées au dommage dont la réalisation ou l'imminence est reconnue dès lors qu'elles portent atteinte a la liberté fondamentale qu'est la liberté d'expression.» Malgré le caractère diffamatoire et injurieux des propos allégué par les appelants et justement repris par le tribunal judiciaire de Paris, en l'absence de contradiction possible de la part des auteurs des propos qui seraient susceptibles de les avoir mis
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Article 39 de la loi du 24 août 2021🏛 : “Le chapitre II du titre Ier de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique est ainsi modifié : 1° Le 8 du I de l'article 6 est ainsi modifié : a) Le début est ainsi rédigé : « 8. Le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d'y contribuer toutes mesures … (le reste sans changement). » ; (...)” Pour mémoire, la rédaction antérieure était la suivante : “8. L'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne.” 4
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en ligne, la cour fait sienne l'appréciation du tribunal selon laquelle la mesure de retrait n'est pas proportionnée à l'atteinte ainsi envisagée à la liberté d'expression.” Et la motivation du premier juge, que l'arrêt s'approprie et à laquelle il fait référence, est la suivante : “Au vu de la gravité des accusations identifiées contres les demandeurs et intervenant volontaire, mises en ligne sur une plate-forme d'accès facile d'accès pour tout internaute, le dommage causé est susceptible d'être important. Néanmoins, en l'absence de contradiction possible, dans le cadre de la présente instance, de la part des auteurs des propos et/ou des responsables de leur mise en ligne et alors que les informations délivrées sur le dit site, qui touchent à des sujets intéressant l'intérêt général dès lors qu'est en cause l'emploi de fonds publics, sont accompagnées, au vu des pièces communiquées aux débats, par la diffusion de documents consistant en échanges de messages électroniques aux fins de les illustrer, il ne peut être envisagé, sous la forme souhaitée, de procéder au retrait pur et simple des vidéos, cette mesure n'étant pas proportionnée à l'atteinte ainsi envisagée à la liberté d'expression.” Le premier moyen, pris d'une violation des dispositions de l'article 6-I 8, reproche aux juges du fond de ne pas avoir tiré les conséquences du caractère diffamatoire et injurieux des propos qu'ils constataient. Le deuxième moyen porte sur la question de l'appréciation du dommage et de la proportionnalité de la mesure dans le contexte particulier de l'absence d'identification des auteurs ou responsables de la mise en ligne des propos litigieux.
Le dispositif prévu par le législateur au 8 de l'article 6-I est très large. Jouissant d'une autonomie procédurale par rapport à la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, la seule condition explicite de sa mise en oeuvre, est le constat d'un dommage, né ou à naître, résultant d'un contenu en ligne, accessible au public. Ce point de départ lui permet en principe de s'affranchir de la recherche d'un responsable du contenu litigieux : cette action en cessation de l'illicite est une mesure qui doit être prise rapidement (procédure accélérée au fond devant un juge unique) et efficacement : à cette fin, l'article permet au juge, d'imposer à toute personne, toute mesure susceptible d'y remédier. C'est ainsi que Christophe Bigot, avocat au barreau de Paris, résume : "Le domaine d'application de la nouvelle procédure est défini de deux manières : d'une part, il vise la prévention et la cessation d'un dommage et, d'autre part, ce dernier doit être occasionné par « le contenu d'un service de communication au
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public en ligne ». La conjonction de ces deux critères ouvre un champ considérable5." Même si les débats parlementaires sont assez pauvres en ce qui concerne l'intention du législateur dans le détail des modifications induites par la loi du 24 août 2021 et notamment, pour déterminer précisément comment le législateur envisageait la mise en oeuvre concrète de ces dispositions qui ont été ajoutées au cours des débats6 et n'ont donc pas bénéficié de l'étude d'impact du projet déposé par le gouvernement. Ce qui en ressort, comme un fil directeur, c'est la recherche, de la part du législateur, d'une plus grande effectivité des mesures prises pour tenter d'assurer une forme de réglementation de la communication en ligne : “L'Assemblée nationale, par ses modifications, a renforcé l'efficacité du dispositif prévu au présent article – en plus de lui apporter par amendements des rapporteurs des clarifications rédactionnelles. . En premier lieu, à l'initiative de ses rapporteurs en commission et avec l'avis favorable du Gouvernement, le principe de subsidiarité qui semblait résulter de la rédaction proposée a été supprimé. Pour mémoire, dans le cadre du « référé internet » prévu au 8 du I de l'
article 6 de la loi du 21 juin 2004🏛 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) ([39]), l'administration peut prescrire aux hébergeurs ou, « à défaut », aux FAI, toute mesure pour prévenir ou faire cesser un dommage qui résulterait d'un contenu illicite. La suppression de ce principe autorisera le juge à prescrire les mesures idoines indifféremment aux hébergeurs ou aux FAI, accélérant ainsi l'effectivité d'une décision de blocage d'un site et permettant d'unifier la jurisprudence dans la lignée de la décision de la Cour de cassation sur l'affaire « AAARGH », aux termes de laquelle « la prescription de ces mesures n'est pas subordonnée à la mise en cause préalable des prestataires d'hébergement » ([40]).(...)7” En dépit de ce très large champ d'application du dispositif et de la latitude laissée au juge, il va de-soi que sa décision s'inscrit, nonobstant la recherche d'efficacité affichée par le législateur national, et en dépit de son autonomie par rapport à la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, dans un cadre constitutionnel et conventionnel garantissant la liberté d'expression. S'agissant de la Constitution, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion d'expliquer :
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In Légipresse 2023, p. 601 : La procédure accélérée au fond prévue par l'article 6-I-8 de la LCEN : un risque de déstabilisation profonde des fragiles équilibres du droit de la presse 6
Voir, sur ce point, le rapport fait au nom de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi modifié par le Sénat, sous l'article 19 7
Cf. rapport précité
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“Dans sa
décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009⚖️, après avoir rappelé que la liberté d'expression et de communication est « d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés », le Conseil a jugé que « les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi ». Ce faisant, il a expressément soumis les atteintes à cette liberté à son degré de contrôle le plus exigeant qui soit, celui du contrôle entier de proportionnalité.8” Et le Conseil constitutionnel de préciser, en matière de diffamation : “Le Conseil constitutionnel reconnaît au législateur la possibilité d'instituer des incriminations réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication dès lors que ces abus « portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ». Toutefois, les peines et délits ainsi instaurés n'échappent pas aux exigences de nécessité, d'adaptation et de proportionnalité mentionnées ci dessus. Faisant application de ce triple test de proportionnalité, le Conseil a, dans sa
décision n° 2011-131 QPC du⚖️ 20 mai 201119, censuré l'interdiction de rapporter la preuve des faits diffamatoires lorsque l'imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix ans. La possibilité de rapporter la preuve de tels faits était une garantie de la liberté d'expression puisqu'elle faisait disparaître le caractère diffamatoire des propos. En l'interdisant, le législateur supprimait donc une garantie. Certes, cette interdiction poursuivait un objectif d'intérêt général de recherche de la paix sociale, mais son caractère général et absolu portait une atteinte à la liberté d'expression qui n'était pas proportionnée à l'objectif poursuivi.9” Il en ressort que la liberté d'expression n'est pas absolue et peut trouver ses limites dans la préservation d'autres droits et libertés tels, par exemple, le droit au respect de la vie privée, la prévention des atteintes à l'ordre public ou encore le droit au recours. Le second alinéa de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme reconnaissant le droit à la liberté d'expression, ne dit pas autre chose en précisant : “2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. » 8
Commentaire du
Conseil constitutionnel à propos de sa décision Décision n° 2020-801 DC⚖️ du 18 juin 2020 Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet 9
Ibidem
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Dans la recherche de cet équilibre, la Cour impose une méthode lorsqu'une ingérence dans le droit est identifiée : “65. La Cour analyse ensuite si l'ingérence était « prévue par la loi », si « elle visait à préserver l'un des buts légitimes » prévus par le second paragraphe de l'article 10, et enfin si elle était « nécessaire dans une société démocratique », question décisive dans la majorité des cas pour la résolution de l'affaire.10“ Quant à la réputation, elle trouve sa protection à l'article 8 de la Convention, comme attribut du droit à la vie privée : “198. Dans bon nombre de litiges relatifs à la diffamation, la Cour a ainsi considéré, de manière explicite ou implicite, que le niveau de gravité requis avait été atteint et que l'article 8 de la Convention était applicable. Ainsi, - Dans une décision qui concernait une action en diffamation engagée par le requérant et portant sur un commentaire offensant contre lui, posté de manière anonyme sur un portail internet, la Cour a considéré que l'article 8 était applicable (Pihl c. Suède, §§ 23-25 ; voir également Fuchsmann c. Allemagne, § 30) ;11” Et cette protection s'étend à la sphère professionnelle : “- La Cour considère que les atteintes à la réputation professionnelle relèvent de la protection de l'article 8 de la Convention, qu'elle a reconnu, entre autres, à un médecin dans l'affaire Kanellopoulou c. Grèce, au directeur général d'une société subventionnée par l'État dans l'affaire Tănăsoaica c. Roumanie et à des magistrats dans l'affaire Belpietro c. Italie. Ces affaires sont à comparer avec les affaires Shahanov et Palfreeman c. Bulgarie (§§ 63-64), où étaient en cause un signalement d'irrégularités alléguées et une plainte contre des fonctionnaires, et Bergens Tidende et autres c. Norvège (§ 60), où la Cour a considéré que l'intérêt évident d'un médecin à protéger sa réputation professionnelle n'était pas suffisant pour primer l'important intérêt public à préserver la liberté pour la presse de fournir des informations sur des questions présentant un intérêt public légitime ;12” La question posée par le présent pourvoi doit être examinée à l'aune de ces principes, en observant d'emblée que le premier moyen, même pris en sa seconde branche, ne peut a priori être suivi en ce qu'il affirme que le seul constat d'un dommage devrait conduire le juge à prendre des mesures afin d'y mettre un terme. Certes, les dispositions du I de l'article 6-8 précitées posent comme unique condition le constat d'un dommage, de sorte que la démonstration d'une diffamation ne saurait 10
Cour européenne des droits de l'Homme, Guide sur l'
article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme🏛 (Mis à jour au 28 février 2023) 11
Ibidem
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être exigée, sauf à vider le texte de sa substance comme le constate le Professeur Dreyer13 mais, pour autant, la nécessité de prendre des mesures, de même que la nature des mesures elles-mêmes, doivent être appréciées en fonction des enjeux propres à la liberté d'expression et à sa fonction dans une société démocratique. 13
Sur ce point, voir : Emmanuel Dreyer, professeur à l'école de droit de la Sorbonne (Paris 1), in Légipresse 2022 p. 481 : Errements dans la procédure accélérée au fond engagée contre un hébergeur - Tribunal judiciaire de Paris, 8 juillet 2022, n° 22/53972, M. K. c/ Sté Meta Platforms Ireland Ltd et a., à propos d'une décision ayant adopté une approche très proche de celle rencontrée dans le présent pourvoi : "Un tel raisonnement n'est pas nouveau, mais il relativise, bien évidemment, l'intérêt d'une telle action. En effet, la diffamation publique n'est plus qu'une incrimination de façade qui sert essentiellement de prétexte pour débattre de la légitimité des accusations portées contre autrui. Alors que la justification est un moyen de défense exceptionnel en droit pénal, elle est érigée ici en principe et démultipliée : à l'exception de vérité qu'organise la loi de 1881, s'ajoute une exception de bonne foi que renforce désormais une exception d'inconventionnalité fondée sur l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. L'objectif de tout ceci est de retourner le procès contre la partie civile qui l'a engagé : la diffamation n'appelle une sanction que si la victime parvient à établir qu'elle n'avait rien à se reprocher. Dans ces conditions, on comprend qu'en l'absence de mise en cause de la personne diffamée, il soit difficile au juge saisi d'un propos diffamatoire d'ordonner son retrait. Qualifier le propos à l'origine du dommage de « diffamation » revient à se laisser aspirer par une spirale de l'échec (procédural) car, hormis peut-être l'hypothèse d'une diffamation à l'encontre d'une personne visée à raison de sa race ou de sa religion, de son sexe, orientation sexuelle, identité de genre ou handicap, qui peut difficilement être justifiée, la présence du responsable paraîtra toujours nécessaire à l'appréciation de la légitimité du propos, ce que l'hébergeur ne manquera pas de souligner. Au cas d'espèce, cette façon d'interpréter la loi pour la vider de sa substance nous paraît contraire non seulement à son esprit (car elle est alors neutralisée dans la principale hypothèse où elle avait vocation à s'appliquer) mais aussi contraire à sa lettre. En effet, l'article 6-I, 8, de la LCEN, ne commande nullement au juge de vérifier s'il existe une faute, voire une infraction. Le concept pivot, dans ce texte, répété deux fois, est celui de « dommage ». Or la diffamation n'est pas un dommage, c'est-à-dire un effet ; la diffamation est une cause. Ainsi, il nous semble inexact de caractériser le dommage exigé par l'article 6-I, 8, de la LCEN en invoquant la loi de 1881 : si des dommages peuvent résulter des comportements incriminés par cette loi, ils peuvent aussi avoir bien d'autres causes. En l'occurrence, il appartenait seulement au président du tribunal judiciaire de vérifier si le demandeur justifiait d'un dommage, c'est-à-dire d'une lésion à un intérêt juridiquement protégé, ce qui n'était pas douteux s'agissant d'une atteinte grave portée à sa réputation. Il n'avait pas à s'interroger sur l'illicéité de ce dommage. L'appréciation de celle-ci est trop complexe pour relever de la procédure accélérée au fond. On l'a rappelé ci-dessus, elle ne relève pas du seul président du tribunal judiciaire statuant en urgence, mais du tribunal judiciaire lui-même dans le cadre d'une procédure qui tend à établir les responsabilités de chacun. En effet, on n'a pas suffisamment observé que l'article 6-I, 8, de la LCEN, ne s'intéresse pas à la cause de ce dommage : ce texte n'exige pas que le dommage trouve son origine dans une faute ou même une infraction. La présente espèce illustre bien pourquoi : dès lors que le responsable du service de communication au public en ligne n'est pas en cause, il est difficile, voire impossible, d'établir l'illicéité de son comportement ! En l'occurrence, donc, le jugement semble manquer de cohérence : après avoir constaté que l'action engagée est une action autonome, distincte de l'action en diffamation ouverte par la loi de 1881, donc non soumise au formalisme prévu par cette loi, il finit par invoquer ladite loi pour juger que le caractère diffamatoire du propos ne peut être tenu pour certain alors qu'un dommage est, en toute hypothèse, démontré devant lui. Dans ces conditions, peu importait l'application de la loi sur la presse. Elle ne pouvait être invoquée ni dans ses dispositions de forme, ni dans ses dispositions fond. L'application exagérée qui en est faite finit d'ailleurs par se retourner contre elle car, en présence d'un dommage indiscutable, le juge est obligé d'aller chercher ailleurs la raison d'un retrait des contenus litigieux, laissant ainsi entendre que ce vieux texte ne peut décidément plus répondre aux soucis de protection rencontrés."
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A cet égard, le premier des critères à prendre en compte est en effet, comme l'a retenu le premier juge dans la présente affaire, la contribution au débat public, ainsi que nous le rappelle également la Cour européenne des droits de l'Homme : “202. Quels que soient le but légitime poursuivi et le mode de raisonnement appliqué par la Cour, le premier critère d'analyse de la proportionnalité d'une ingérence dans la liberté d'expression consiste à déterminer dans quelle mesure les propos litigieux peuvent contribuer à un débat d'intérêt public. De manière générale, la contribution du discours à un débat d'intérêt public aura pour effet de réduire la marge nationale d'appréciation”14. Or, l'absence d'identification du responsable du contenu litigieux doit être ici prise en compte à plusieurs titres. D'abord, force est de remarquer que la circonstance tenant à l'absence d'identification de l'éditeur ou de l'auteur de la publication, interdit au public qui en prend connaissance, de mesurer la fiabilité des informations données, ce qui, en-soi, en limite nécessairement la portée au regard de la contribution au débat public. En effet, lorsqu'une information est délivrée par un organe de presse, et ce, quelqu'en soit le format, papier ou dématérialisé, le contenu se voit par ce simple fait, attribuer un certain statut au regard de la véracité et de la confiance que l'on peut lui accorder à raison, notamment, de l'intervention d'un journaliste dont les règles professionnelles imposent, en principe, la vérification de l'information et des sources. Le positionnement de l'organe de presse qui expose sa réputation dans chacune de ses publications, permet en outre, lui-aussi, d'apprécier le degré de fiabilité, voire l'angle pris dans la présentation des informations communiquées. Au contraire, sans connaissance de l'auteur d'une information, la crédibilité de cette dernière est impossible à mesurer : de ce point de vue, en l'espèce, le contenu proposé par la “chaîne [Localité 4]” diffusée sur Youtube pourrait tout aussi bien être considéré comme d'aucun apport au débat public puisque les faits qui y sont rapportés sont parfaitement invérifiables par celui qui en prend connaissance, sauf à mener lui-même des investigations. En réalité, il est même permis de considérer à cet égard que ce type de contenu nuit en réalité au débat public dès lors qu'il ne permet aucune hiérarchisation des informations venant le nourrir. Par ailleurs, l'absence d'identification de l'origine du contenu mis en ligne, rend sinon impossible, du moins très difficile, la vérification des faits allégués qui est pourtant la contrepartie de cette atteinte à la réputation d'autrui, comme le rappelle la Cour européenne des droits de l'Homme : “209. La Cour considère qu'il doit exister des motifs particuliers pour relever un journal de l'obligation qui lui incombe en principe de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires visant des particuliers. À cet égard, entrent particulièrement 14
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en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause, ainsi que la question de savoir à quel point le journal concerné peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations litigieuses (McVicar c. RoyaumeUni, § 84 ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], § 66).15 “ Il convient de rappeler que c'est d'ailleurs là un point central de la loi sur la presse écrite de 1881 qui a historiquement fixé un régime libéral en faveur de la presse marqué, notamment, par l'absence de contrôle a priori, de la publication, mais en contrepartie d'une mise en responsabilité possible des responsables de la publication qui sont soumis, à cette fin, à une obligation d'identification 16. Et au demeurant, des obligations similaires pèsent sur les éditeurs en ligne (voir article 6 III de la loi LCEN dans sa version applicable au présent litige 17). Autrement dit, l'identification d'un responsable du contenu est l'une des contreparties de la liberté de publication tant pour s'assurer du statut de ce qui est publié, que pour permettre, d'identifier la personne susceptible de répondre de ce contenu et ainsi, le cas échéant, aux personnes visées par cette information, de la contredire. Sur ce dernier point, la liberté d'expression doit donc se concilier également avec le droit au recours et l'accès au juge car la personne dont l'honneur est atteint ne peut agir contre le responsable du contenu qui le vise18. 15
Ibidem
Article 6 : “Toute publication de presse doit avoir un directeur de la publication. (...)” Sur ce point, voir le répertoire Dalloz : “51. Responsabilité et identification. - La liberté de la presse inclut, certes, une liberté de traitement et d'analyse des informations. (...) Pour autant, l'édition d'un journal ou périodique ne doit pas fournir les moyens de réaliser dans l'anonymat des abus de la liberté de la presse. En dehors même de tout comportement de ce type, les lecteurs doivent être en mesure d'identifier précisément l'entreprise qui les informe (V. spécialement, en ce sens, DEBBASCH [dir.], op. cit., no 38). Les dispositions relatives au directeur de la publication répondent surtout au premier impératif (V. infra, nos 52 s.). Les mentions à faire figurer dans chaque numéro se veulent centrées sur le second (V. infra, nos 63 s.). - Frédéric Bondil (université Antilles-Guyane) : Répertoire IP/IT et Communication- Presse : Sociétés et entreprises de – Entreprises éditrices 16
“III.-1. Les personnes dont l'activité est d'éditer un service de communication au public en ligne mettent à disposition du public, dans un standard ouvert : 17
a) S'il s'agit de personnes physiques, leurs nom, prénoms, domicile et numéro de téléphone et, si elles sont assujetties aux formalités d'inscription au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, le numéro de leur inscription ; b) S'il s'agit de personnes morales, leur dénomination ou leur raison sociale et leur siège social, leur numéro de téléphone et, s'il s'agit d'entreprises assujetties aux formalités d'inscription au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, le numéro de leur inscription, leur capital social, l'adresse de leur siège social ; c) Le nom du directeur ou du codirecteur de la publication et, le cas échéant, celui du responsable de la rédaction au sens de l'
article 93-2 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982🏛 précitée ; d) Le nom, la dénomination ou la raison sociale et l'adresse et le numéro de téléphone du prestataire mentionné au 2 du I.”
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Et c'est là un point supplémentaire que le juge doit prendre en compte dans la pesée qu'il doit faire, des intérêts et principes en présence et qui peut donc se résumer, en l'espèce, d'un côté, à un contenu au statut incertain qui, de ce fait, ne saurait prétendre concourir davantage au débat public qu'une rumeur, de l'autre, à une atteinte à l'honneur et à la probité de quatre personnalités qui se trouvent en pratique privées de la possibilité d'en rechercher le responsable et de soumettre le litige à un juge au contradictoire de ce dernier. Or, en l'espèce, si la cour d'appel a considéré que la société Google avait exécuté sa part d'obligation en communiquant les données d'identification dont elle disposait, il ressort aussi de l'arrêt que les responsables du contenu litigieux n'étaient en réalité pas identifiés à ce stade, ni par les quatre personnes visées par ce contenu, ni par la société Google, la décision entreprise estimant qu'il appartenait aux appelants de prouver “l'impossibilité d'identification” des auteurs ou des éditeurs du contenu.
Voir sur ce point : “L'immunité paradoxale offerte aux auteurs anonymes de contenus diffamatoires - in Légipresse 2024 p. 425, à propos de la décision du tribunal judiciaire de Paris du 24 avril 2024 : M. L. c Sté Twitter : " Pour obtenir à la fois le retrait du contenu litigieux et la communication des données d'identification et de connexion de son auteur, le demandeur se prévalait également d'un second dommage illicite résultant du caractère diffamatoire des propos. Pour apprécier l'existence d'un dommage, la juridiction n'entre toutefois même pas dans un débat sur la caractérisation du délit de diffamation publique, au sens de la loi du 29 juillet 1881. Elle rappelle simplement que le délit de diffamation n'est pas constitué si l'auteur des propos bénéficie de l'exception de vérité ou de l'exception de bonne foi. S'agissant de cette seconde exception, il suffirait en effet théoriquement que l'auteur des propos montre que le tweet litigieux s'inscrit dans un débat d'intérêt général et que ce tweet repose sur une base factuelle suffisante pour qu'une juridiction puisse lui accorder le bénéfice de la bonne foi et considérer que le délit de diffamation publique n'est pas caractérisé. 18
Or, l'hébergeur n'est bien évidemment pas en mesure de se prononcer sur l'examen de telles exceptions, qui induit nécessairement un débat contradictoire en présence de la personne ayant causé le dommage. Le président du tribunal est ainsi confronté à une impossible articulation entre, d'une part la LCEN qui autorise le juge à prescrire des mesures propres à faire cesser un dommage, y compris lorsque ce dommage est causé par un contenu diffamatoire, et d'autre part la loi du 29 juillet 1881 qui offre des garanties procédurales spécifiques lorsqu'il s'agit d'examiner la qualification du délit de diffamation (garanties qui ne peuvent s'exercer qu'en présence de la personne ayant publié le contenu). (...) Le président du tribunal contourne cette difficulté en ne tranchant pas la question de la caractérisation du délit de diffamation publique. Il ne discute ainsi ni du caractère diffamatoire des propos, ni de l'exception de vérité, ni de l'exception de bonne foi, et se contente d'affirmer que « seul un abus caractérisé de la liberté d'expression peut justifier que le juge prenne des mesures telles qu'un retrait de contenu, même partiel ». Ce faisant, la juridiction s'écarte très substantiellement de la lettre de l'article 6-I-8 (désormais art. 6-3) de la LCEN en soumettant l'appréciation d'un dommage à la démonstration d'un « abus caractérisé de la liberté d'expression », expression qui ne figure pas dans la loi et qui ne connaît pas de définition jurisprudentielle précise. (...) Cette jurisprudence a pour effet de « sortir » totalement la diffamation publique du champ d'application du texte, alors qu'elle représente probablement, en volume, la première source de dommages subis par les justiciables en matière de liberté d'expression. Cette position s'avère ainsi très éloignée de l'intention affichée par le législateur avec la loi du 24 août 2021, qui prétendait au contraire renforcer la lutte contre les contenus illicites en ligne. Les juges n'ont toutefois pas été aidés par le législateur qui n'a absolument pas anticipé la façon dont l'article 6-I-8 (désormais art. 6-3) de la LCEN pourrait s'articuler avec les règles propres à la diffamation publique (et en premier lieu avec la prescription trimestrielle, créant un écheveau qu'il reviendra à la Cour de cassation de tenter de démêler lorsqu'elle sera saisie en la matière."
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Indépendamment du fait qu'il s'agit-là d'une preuve impossible ou quasi impossible (quelles démarches auraient du être entreprises par les intéressés ? Quelles obligations pèsent sur eux à cet égard ?), il ne paraît guère proportionné à l'atteinte portée à l'honneur des quatre personnes visées, de leur interdire toute action en cessation du dommage alors que la véracité du contenu n'est pas vérifiable auprès de ceux qui devraient en répondre et qui ont en outre fait en sorte de ne pas en répondre par le biais d'un anonymat voulu, en contravention avec les dispositions de la loi LCEN précitée. La cassation paraît donc bien encourue sur le second moyen du pourvoi, à tout le moins pris en sa deuxième branche. Statuer en ce sens permettrait de conférer au référé institué par la loi LCEN et voulu par le législateur, sa véritable portée, an restituant au juge son plein office d'arbitre dans la recherche d'un équilibre entre les libertés de chacun sur internet. Avis de cassation
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