Cour européenne des droits de l'homme
10 avril 2003
Requête n°44482/98
HUTT-CLAUSS
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE HUTT-CLAUSS c. FRANCE
(Requête n° 44482/98)
ARRÊT
STRASBOURG
10 avril 2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Hutt-Clauss c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
J.-P. Costa,
P. Kuris,
B. Zupancic,
J. Hedigan,
K. Traja, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 31 janvier 2002 et 20 mars 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 44482/98) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Philippe Hutt et Mme Anne Hutt-Clauss (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 15 juillet 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, Mme Michèle Dubrocard, sous-directrice des droits de l'homme à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants se plaignaient en particulier de la durée d'une procédure de partage d'une succession et invoquaient l'article 6 § 1 de la Convention.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du 5 septembre 2000, la chambre a déclaré irrecevables certains griefs.
7. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
8. Le 31 janvier 2002, la chambre a déclaré le restant de la requête recevable pour autant qu'elle concernait la requérante et irrecevable concernant le requérant.
9. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
La requérante est une ressortissante française, née en 1967 et résidant à Strasbourg.
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10. Suite au décès de son père en 1983, la requérante engagea plusieurs procédures dans le cadre de la succession du défunt ainsi que de celle d'une tante de ce dernier décédée en 1990.
A. Procédure en référé
11. Suivant exploit du 20 octobre 1993, la requérante assigna en référé sa mère, en paiement à titre provisionnel et à valoir sur ses parts dans la succession de son père de plusieurs sommes, dont 300 000 francs (FRF) au titre de la vente de l'officine de pharmacie du défunt, ainsi qu'à celui de la succession de sa tante.
12. Par une ordonnance de référé du 23 novembre 1993, le président du tribunal de grande instance de Metz alloua à la requérante une provision de 50 000 FRF à valoir sur ses droits en nue propriété dans la succession de son père ainsi que les sommes de 33 627 et 5 000 FRF à valoir sur ses droits dans la succession de sa tante. Il renvoya les parties pour le surplus devant le juge du fond. La mère de la requérante fit appel de cette ordonnance.
13. Par un arrêt du 1er juin 1995, la cour d'appel de Metz confirma l'ordonnance et accorda à la requérante une provision supplémentaire de 40 000 FRF correspondant à des allocations décès que sa mère avait perçues et qui lui revenaient.
B. Procédure en partage judiciaire
14. Par une requête du 26 novembre 1993 enregistrée au greffe le 6 décembre suivant, la requérante demanda au tribunal d'instance de Sarrebourg d'ordonner l'ouverture de la procédure de partage judiciaire concernant les biens de son père restés en indivision et de commettre à cet effet Me Krebs, notaire à Sarrebourg.
15. Le 23 décembre 1993, la mère de la requérante ainsi que ses deux frères contestèrent la proposition de notaire faite par la requérante ainsi que la recevabilité et la consistance des biens à soumettre au partage.
16. Par une ordonnance du 31 janvier 1994, le tribunal d'instance ordonna le partage judiciaire des biens en question. A cette fin, il commit deux notaires, Mes Krebs et L'Huillier, pour procéder aux opérations en précisant :
« Attendu que la procédure de partage judiciaire du droit local ressort du domaine de la juridiction gracieuse régie par les articles 220 et suivants de la loi d'introduction du 1er juin 1924 ;
Que par conséquent, si, dans le cadre de cette procédure, seul le tribunal d'instance est compétent pour statuer sur les incidents d'un partage judiciaire, notamment la désignation du notaire, il n'en est pas de même lorsque les contestations affectent le partage dans son fond, sa nature, sa recevabilité ;
Que de telles contestations sont réservées à la juridiction contentieuse et portées, selon l'importance du litige, soit devant le tribunal d'instance, soit le tribunal de grande instance ;
Attendu qu'en l'espèce, les requis contestent non seulement la proposition du notaire par les requérants mais aussi la recevabilité du partage et la consistance des biens à soumettre au partage ;
Attendu que s'agissant d'une procédure gracieuse, le tribunal ne se prononce que sur la forme de la requête et vérifie notamment comme l'exige l'alinéa 3 de l'article 221 de la loi d'introduction, si la requête contient l'indication claire des parties intéressées et la masse à partager, et les propositions éventuelles sur le choix du notaire ;
(...) »
17. Le 9 février 1994, la mère de la requérante ainsi que ses deux frères formèrent un « pourvoi immédiat » contre cette ordonnance.
18. Par un arrêt du 5 février 1997, la cour d'appel de Metz confirma l'ordonnance, sauf pour les frais de la procédure, et rejeta les contestations en tant qu'elles portaient sur la détermination des masses à partager au motif que :
« (..) en droit local, la juridiction saisie d'une demande de partage judiciaire n'a pas vocation à déterminer les masses à partager ; que cette tâche incombe au notaire commis qui agit comme délégué du tribunal et qui a la direction de la procédure en vertu des articles 224 et suivants de la loi susvisée [loi du 1er juin 1924] ; qu'aux termes de l'article 232, si des difficultés s'élèvent pendant les opérations et si elles n'ont pas reçu de solution, le notaire doit dresser un procès verbal sur les contestations et renvoyer les parties à se pourvoir par voie d'assignation ; qu'il appartient ainsi au notaire de connaître en premier lieu des difficultés rencontrées et de tenter de les aplanir, que ce n'est qu'à défaut de solution amiable que le notaire par un procès-verbal de difficultés renverra les parties à saisir la juridiction compétente statuant au fond (...) »
19. Les 23 octobre et 27 novembre 1997, les notaires désignés établirent des procès-verbaux de débats faisant ressortir les divergences des parties tant sur la consistance de la masse à partager que sur l'évaluation de celle-ci. Les parties décidèrent de se réunir ultérieurement.
20. Une autre réunion entre les parties se tint le 14 septembre 1998.
21. Par un courrier du 25 janvier 1999, le juge d'instance du tribunal d'instance de Sarrebourg écrivit aux notaires en charge du partage judiciaire ce qui suit :
« [la requérante] expose en substance :
- qu'il existe dans cette procédure de profondes divergences entre les parties, concernant notamment les droits respectifs de celles-ci et les rapports à effectuer ;
- que malgré divers reports, aucun arrangement amiable n'a pu être trouvé ;
- qu'elle souhaite dès lors qu'il soit dressé un procès-verbal de difficulté, afin que la juridiction contentieuse compétente puisse être saisie ;
- qu'elle se heurterait de votre part ainsi que de celle de votre confrère à une inertie dans la rédaction du procès-verbal de difficulté, votre neutralité étant clairement mise en doute.
Afin de mettre un terme à cette situation de suspicion, qui ne fait qu'envenimer un contexte familial déjà conflictuel, vous voudrez bien procéder dans les meilleurs délais à la rédaction du procès-verbal de difficulté dont l'établissement apparaît, en l'état des éléments dont je dispose, nécessaire à l'évolution du dossier, ou bien m'informer de tout motif qui s'y opposerait. »
22. Par une ordonnance du 14 mai 1999, le juge d'instance remplaça Me Krebs et commit Me Krummenacker.
23. Par un courrier du 9 mai 2000, la requérante écrivit au juge du tribunal d'instance ce qui suit :
« Je vous réitère mes demandes d'interventions selon mes courriers du 11 avril dernier et 1er février précédent, pour obtenir délivrance du procès-verbal de difficultés sans nouvelle réunion. (...) A défaut, vous voudrez bien pour le moins prendre acte de l'absence d'établissement de procès-verbal de la dernière réunion de partage du 14 septembre 1998. (...) Vous implorant d'intervenir d'urgence pour mettre un terme aux divers et graves errements de cette procédure (...) »
24. Le 18 mai 2000, un procès-verbal fut établi. En présence des désaccords, les notaires constatèrent l'existence de difficultés et, conformément à l'article 232 de la loi du 1er juin 1924, renvoyèrent les parties à se pourvoir devant le tribunal de grande instance par voie d'assignation, afin de faire trancher les points non résolus.
25. A ce jour, aucune des parties n'aurait saisi la juridiction compétente.
C. Procédures pénales
26. La requérante déposa plusieurs plaintes avec constitution de partie civile contre ses frères pour témoignages mensongers ainsi que pour escroquerie, abus de confiance, faux et usage de faux en écriture privée commis par sa mère et son compagnon dans le cadre de la succession de son père défunt.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
1. Le code civil
27. L'article 837 dispose :
« Si, dans les opérations renvoyées devant un notaire, il s'élève des contestations, le notaire dressera procès-verbal des difficultés et des dires respectifs des parties, les renverra devant le commissaire nommé pour le partage (...). »
2. La procédure de partage en Alsace-Moselle
28. La procédure de partage applicable en matière successorale en Alsace et en Moselle est une procédure gracieuse régie par la loi d'introduction du 1er juin 1924 (qui a repris pour l'essentiel les dispositions d'une loi d'Empire de 1888). L'article 220 de cette loi dispose :
« Le partage judiciaire a lieu d'après les prescriptions de la présente loi par voie de juridiction gracieuse. Il est réservé aux parties intéressées le droit de provoquer par voie d'assignation une décision sur le fond et la recevabilité du partage. »
L'article 25 du code civil, relatif à la matière gracieuse, prévoit quant à lui que le juge ne peut statuer en cette matière qu'en l'absence de litige. Selon l'article 232 de la loi précitée, « s'il s'élève des difficultés pendant les opérations devant le notaire et si elles n'ont pas reçu de solution, le notaire dresse procès-verbal sur les contestations et renvoie les parties à se pourvoir par voie d'assignation ». Enfin, selon l'article 235 de la loi, « si toutes les prescriptions sur la procédure ont été observées, le tribunal homologue l'acte de partage remis par les notaires ».
Le jurisclasseur Alsace-Moselle (fascicule 362 - Difficultés prévues par l'article 232 de la loi d'introduction) indique :
« (...)
Dans la procédure de partage judiciaire, le notaire se voit investi d'une mission de conciliation. Si donc des difficultés surgissent entre les parties il a le devoir d'essayer de les aplanir. Ce n'est qu'après qu'il fera le renvoi prévu par l'article 232 de la loi d'introduction (...)
Le tribunal d'instance compétent pour la procédure de partage et statuant en matière de juridiction gracieuse n'a aucune compétence pour s'immiscer dans les contestations qui surgissent entre les parties et qui sont relatives au fond du droit. (...)
L'article 232 de la loi d'introduction charge le notaire de dresser un procès-verbal des contestations et de renvoyer ensuite les parties à se pourvoir par voie d'assignation.
Le procès-verbal doit, dans la mesure du possible, contenir une énumération précise et une analyse exacte des contestations sans que pour autant un procès-verbal de difficultés incomplet puisse avoir une influence quelconque sur la validité de la procédure. Il résulte, en effet, des motifs de la loi de 1888 que l'assignation doit même être admise sur des points qui ne sont pas mentionnés au procès-verbal de difficultés.
L'arrêt sus-énoncé de la cour d'appel de Colmar du 1er août 1950 considère d'ailleurs que l'assignation sur une question de fond est possible en dehors de tout envoi par le notaire, lorsqu'un partage judiciaire se trouve en cours. La solution résultant de cet arrêt nous paraît cependant contestable. En effet, le partage ne sort du domaine de la juridiction gracieuse qu'à la suite du renvoi fait par le notaire, et si le notaire a l'obligation de faire ce renvoi en vertu de l'article 232. D'autre part, toute la procédure de partage judiciaire du droit local est axée sur des essais de conciliation devant le notaire. Admettre une assignation sans renvoi par le notaire serait donc contrevenir à l'esprit des textes relatifs au partage judiciaire, et certainement aussi à la lettre de l'article 232. D'ailleurs, la seule assignation admise en dehors d'un renvoi par le notaire est celle que prévoit l'article 220 de la loi d'introduction et qui concerne la recevabilité du partage et son fond, c'est à dire l'existence de l'indivision et les droits des parties sur la masse indivise non pas quant à leur étendue, mais quant à leur existence (Motifs de la loi de 1888). Un arrêt de la cour d'appel de Colmar du 2 mai 1972 (RJE 1972, p. 78) admet même qu'un différend entre cohéritiers puisse être tranché dans le cadre d'une procédure contentieuse sans passer au préalable par la procédure gracieuse du partage judiciaire. Cette décision est tout aussi critiquable que l'arrêt de 1950. (...)
En cas de renvoi, le tribunal compétent ne se trouve pas saisi d'office. Il appartient à la partie la plus diligente de réaliser l'assignation. Fort souvent, les parties hésitent à la réaliser de sorte que la procédure se trouve indéfiniment retardée. Parfois, également, la partie qui a soulevé la difficulté ne procède pas à l'assignation dans le simple but d'éterniser la procédure. Pour y remédier, la pratique a imaginé de fixer un délai aux intéressés au cours duquel ils devront y procéder. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
29. La requérante se plaint de la durée de la procédure de partage de la succession. Elle invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Période à prendre en considération
30. Le Gouvernement soutient que la procédure a débuté le 6 décembre 1993, date d'enregistrement de la requête en partage judiciaire successoral, et s'est achevée le 18 mai 2000 avec le procès-verbal de difficultés.
31. La requérante estime pour sa part que la procédure a bien débuté le 6 décembre 1993, mais qu'elle est toujours pendante.
32. Le Cour constate que les parties n'ont pas saisi le juge du fond suite à l'établissement du procès-verbal de difficulté établi le 18 mai 2000 afin de donner suite à la procédure de partage de la succession. Elle estime que l'on ne saurait imputer aux autorités nationales le retard pris par les parties pour engager la procédure contentieuse de partage successoral. La Cour considère que la seule période à prendre en compte est celle de la phase gracieuse qui a débuté le 6 décembre 1993 et s'est achevée le 18 mai 2000. Elle est donc de six ans et plus de cinq mois.
B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
33. Le Gouvernement rappelle que le caractère gracieux de la procédure de partage judiciaire applicable en Alsace-Moselle a pour conséquence que le juge se borne à un simple contrôle de celle-ci, dont l'issue dépend de l'accord des parties. Le juge n'est amené en aucune manière à trancher le fond du droit et ce sont en réalité les notaires désignés qui sont responsables de l'établissement du partage des biens composant la succession et du règlement, le cas échéant, des désaccords entre les parties.
34. Le Gouvernement soutient que la procédure en partage successoral était complexe tant par l'ancienneté des faits et l'importance de la succession que par le nombre des parties et leurs relations conflictuelles.
35. Il estime par ailleurs que c'est le choix procédural de la requérante qui a été l'origine de la durée de la procédure. Elle a d'emblée choisi de procéder par la voie du partage judiciaire, qui nécessite l'accord des parties sur la consistance de la masse à partager et son évaluation, alors que les courriers échangés entre elle et sa mère révèlent une opposition tant sur les biens composant la succession que l'évaluation de ceux-ci. Les parties ont en outre conclu à de nombreuses reprises. Enfin, le Gouvernement souligne la diligence du juge d'instance qui, dans la limite des pouvoirs découlant de cette procédure gracieuse, est intervenu, à plusieurs reprises, auprès des notaires en les invitant fermement à établir le procès-verbal de difficultés. Il a ainsi remplacé d'office Me Krebs qui était nommé à d'autres fonctions mais qui avait omis de présenter une requête en remplacement (ordonnance du 14 mai 1999). Il a par ailleurs averti Me L'Huillier que, faute pour lui de déposer le procès-verbal de difficultés, il procéderait d'office à son remplacement (courrier du 6 janvier 2000). Or, les notaires sont des officiers publics et ministériels dont les éventuelles carences ne peuvent engager la responsabilité de l'Etat à raison d'un fonctionnement défectueux du service public de la justice. Ils ont un régime propre de mise en cause de leur responsabilité civile professionnelle, que la requérante aurait pu d'ailleurs tenter d'engager. En conséquence, les pouvoirs du juge d'instance pour remédier à la « carence » des notaires désignés dans le cadre de la procédure judiciaire sont très limités et si la procédure de partage judiciaire a connu une certaine durée, celle-ci n'est aucunement imputable aux autorités judiciaires.
36. En tout état de cause, le Gouvernement relève que celles-ci n'ont jamais été saisies d'une procédure contentieuse puisque, après l'établissement du procès-verbal de difficultés le 18 mai 2000, les parties n'ont pas, à ce jour, déposé d'assignation au fond pour voir trancher les difficultés qu'elles ont soulevées au cours de la phase gracieuse du partage. Or, les notaires désignés pour procéder au partage ne pourront reprendre leur mission que lorsque les difficultés seront tranchées, soit par décision intervenue à l'issue de la procédure contentieuse, soit par arrangement entre les parties. Cela démontre, selon lui, le peu d'intérêt que les parties, et plus particulièrement la requérante, portent aujourd'hui à cette procédure. Le Gouvernement invoque, à l'appui de ses arguments, l'arrêt Ciricosta et Viola c. Italie du 21 novembre 1995, dans lequel la Cour a jugé non fondé le grief tiré de la durée d'une procédure civile de 15 ans et alors pendante, en considérant que les règles procédurales italiennes en l'espèce donnaient aux parties les pouvoirs d'initiative et d'impulsion et qu'en l'occurrence, MM. Ciricosta et Viola n'ont jamais entrepris les démarches tendant à obtenir un examen plus rapide de leur cause.
37. Selon la requérante, la durée de la procédure ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable » tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention. Elle allègue qu'elle n'a pas pu saisir le tribunal de grande instance de Metz suite à l'établissement du procès-verbal de difficultés le 18 mai 2000, car la procédure civile est suspendue dans l'attente de l'issue pénale de l'instruction en cours introduite par ses soins en septembre 1998, en raison du principe « le pénal tient le civil en l'état ».
38. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], n° 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
39. Avec le Gouvernement, la Cour estime que l'affaire présentait une certaine complexité en raison notamment de l'ancienneté des faits et de la particularité de la procédure de partage successoral.
40. Quant au comportement de la requérante après le 18 mai 2000, la Cour note que celle-ci n'a pas fait preuve de la diligence requise pour obtenir un examen plus rapide de sa cause. L'existence du principe « le pénal tient le civil en l'état » ne dispensait pas la requérante de poursuivre parallèlement une procédure au civil. A cet égard, la Cour rappelle que le comportement des requérants constitue un fait objectif, non imputable à l'Etat et à prendre en compte pour répondre à la question de savoir si la procédure a ou non dépassé le délai raisonnable de l'article 6 § 1 (voir Erkner et Hofauer c. Autriche, arrêt du 23 avril 1987, série A n° 117, § 68).
41. Toutefois, même si la requérante peut être tenue pour responsable en partie de certains retards, cela ne saurait justifier la durée de la procédure litigieuse. La Cour rappelle que celle-ci est placée sous le contrôle des autorités judiciaires, responsables notamment de la conduite rapide du procès, et qu'en particulier les notaires effectuent leurs tâches dans le cadre de ce contrôle (voir, mutatis mutandis, Capuano c. Italie, arrêt du 25 juin 1987, série A n° 119, § 30). La Cour observe que la cour d'appel de Metz a mis presque trois ans pour statuer sur un pourvoi introduit par la mère et les frères de la requérante contre une ordonnance du tribunal d'instance de Sarrebourg. Par ailleurs, suite à une dernière réunion tenue entre les parties le 14 septembre 1998, le juge d'instance du tribunal de Sarrebourg adressa, le 25 janvier 1999, un courrier aux deux notaires chargés du partage judiciaire afin de les inviter à dresser le procès-verbal de difficultés, étant donné qu'aucun arrangement amiable n'était possible. Suite à plusieurs lettres de relance de la requérante adressées au tribunal d'instance, le procès-verbal ne fut établi que le 18 mai 2000. Compte tenu de ces éléments, un manque de célérité de la procédure est imputable aux autorités internes.
42. Dans ces circonstances, et eu égard également à la durée de la procédure prise dans sa globalité (six ans et plus de cinq mois pour deux degrés d'instance), la Cour conclut à une violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
43. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
44. La requérante réclame 1 136 804 EUR au titre du préjudice matériel ainsi que 70 000 EUR à celui du préjudice moral.
45. Le Gouvernement rappelle que l'octroi d'une satisfaction équitable vise à compenser les seuls préjudices subis en raison de la violation de la Convention constatée par la Cour. Il souligne que la requérante se plaint devant la Cour de la durée de la procédure de partage des biens de la succession de son père et non pas des procédures pénales qu'elle a engagées et dont l'une a fait l'objet d'une ordonnance de non-lieu aujourd'hui définitive. Elle ne peut se fonder sur ces procédures pour évaluer le préjudice moral qu'elle estime avoir subi en raison de la durée de procédure civile en partage.
Dans l'hypothèse où la Cour estimerait que cette dernière procédure a connu une durée excessive, le Gouvernement estime que le seul constat de violation constituerait une indemnisation suffisante, car à la suite du procès verbal de difficultés du 18 mai 2000, aucune des parties n'a saisi le tribunal compétent pour faire trancher les difficultés soulevées lors de la phase gracieuse du partage.
46. La Cour considère qu'en l'absence de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel invoqué, il n'y pas lieu d'indemniser ce chef de préjudice. En revanche, elle estime que la requérante a sans conteste subi un dommage moral du fait de la durée excessive de la procédure de partage successoral. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour lui alloue 5 000 EUR à ce titre
B. Frais et dépens
47. La requérante sollicite 15 000 EUR au titre des frais et dépens.
48. Le Gouvernement souligne que seuls les frais et dépens exposés devant la Cour, et sous réserve d'être dûment justifiés, pourront éventuellement être pris en compte.
49. La Cour constate que la requérante n'a pas fait appel aux services d'un avocat et n'a apporté aucune précision, ni produit aucun justificatif quant aux frais et dépens engagés devant les organes de la Convention. Dès lors, aucune somme ne saurait lui être allouée à ce titre.
C. Intérêts moratoires
50. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 avril 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Georg Ress
Greffier
Président