Cour européenne des droits de l'homme4 mars 2003
Requête n°27215/95
YASAR KEMAL GÖKÇELI
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YASAR KEMAL GÖKÇELI c. TURQUIE
(Requêtes n°s 27215/95 et 36194/97)
ARRÊT
STRASBOURG
4 mars 2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Yasar Kemal Gökçeli c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
M. J.-P. Costa, président,
M. A.B. Baka,
M. Gaukur Jörundsson,
M. L. Loucaides,
M. C. Bîrsan,
M. M. Ugrekhelidze, juges,
M. F. Gölcüklü, juge ad hoc,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 mai 2001 et 11 février 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 27215/95 et 36194/97) dirigées contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Yasar Kemal Gökçeli (" le requérant "), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") les 3 avril 1995 et 21 mars 1997 respectivement en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").
2. Le requérant est représenté devant la Cour par Mes E. Nalbant et E. Pekmezci, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (" le Gouvernement ") n'a pas désigné d'agent pour la procédure devant la Cour.
3. Le requérant alléguait une violation des articles 6 § 2 et 10 de la Convention en raison de sa condamnation au pénal pour avoir écrit un article.
4. A la suite de la communication des requêtes au Gouvernement par la Commission, les affaires ont été transférées à la Cour le 1er novembre 1998 en vertu de l'article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention.
5. Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner les affaires (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Par une décision du 3 mai 2001, la chambre a décidé de joindre les requêtes (article 43 § 1 du règlement) et de les déclarer partiellement recevables.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond des affaires (article 59 § 1 du règlement). La chambre a décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement).
8. Le 1er novembre 2001, la Cour a recomposé ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section dans sa nouvelle composition.
EN FAIT
9. Le requérant est né en 1926 et réside à Istanbul.
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10. Le requérant publia deux articles intitulés " Le ciel noir sur la Turquie " et " Que ton oppression augmente " dans un livre paru le 2 février 1995, sous le nom de " La liberté d'expression et la Turquie ". Ces articles avaient déjà été publiés à l'étranger, après traduction vers une autre langue. Ce livre était un recueil d'articles de plusieurs écrivains qui critiquaient et commentaient la politique menée par les autorités turques sur " le problème kurde " depuis la fondation de la République. Dans la préface, vingt écrivains invitaient le gouvernement turc à apporter des modifications à la loi relative à la lutte contre le terrorisme, pour la sauvegarde de la liberté d'expression. Dans les articles suscités, le requérant exposa notamment :
< traduction >
a) " Le ciel noir sur la Turquie
(...) Les dirigeants de la Turquie ont décidé d'assécher l'étang pour attraper le poisson et ont déclaré une guerre générale. On a rapidement vu et appris comment l'étang devait être asséché et le poisson pris. Le monde entier aussi l'a vu et l'a appris. Mais le peuple d'origine turque n'était pas vraiment au courant, parce qu'il était interdit aux journaux d'évoquer l'assèchement de l'étang, ou bien parce que notre presse non censurée, entièrement dévouée à la patrie et très nationaliste, ne donnait pas d'informations sur l'étang, pensant que le monde n'entendrait pas, ne saurait pas et ne verrait pas ce qui se passait. La méthode employée pour assécher l'étang était si cruelle qu'une fumée épaisse montait jusqu'au septième étage du ciel. Mais pour notre presse, amadouer le monde, amadouer notre peuple - ou en réalité croire qu'elle parvenait à amadouer - relevait du plus grand patriotisme, du plus grand nationalisme. Elle n'était pas consciente de son crime contre l'humanité. Les yeux injectés de sang, les bouches écumantes, elle s'écria d'une seule voix : " Nous ne céderons pas une seule pierre, pas une seule poignée de terre ". (...) " Eh ! cher camarade, grand patriote, personne ne veut un caillou ou une poignée de terre. Nos concitoyens kurdes veulent leur langue, leur culture que l'on est en train d'anéantir. Même s'ils ne voulaient pas cela, les dirigeants seraient obligés de le leur accorder du fait qu'ils sont des êtres humains. Mais pour obtenir leurs droits, nos camarades kurdes font à présent la guerre. (...) Pendant la guerre d'indépendance, nous avons combattu ensemble, coude à coude. Ensemble, nous avons fondé cet Etat. Peut-on couper la langue de son frère ! " (...) D'autres crient, plus faiblement mais ne voulant écouter personne : " Lorsqu'il y a des pillages, nous offrons aux Kurdes l'ensemble des droits de l'homme, comme si ces droits étaient les biens de leurs pères, pour qu'ils accèdent eux aussi à l'indépendance " (...). N'est-il pas écrit dans ces déclarations que tu as signées que chaque nation, chaque groupe ethnique a droit à l'autodétermination ?
(...) On a commencé à assécher l'étang. Les maisons d'environ deux mille villages ont été incendiées. A l'intérieur des maisons, des personnes et de nombreux animaux ont péri. Cela, non seulement nos journaux très nationalistes, mais aussi l'ensemble de la presse mondiale l'ont écrit. Nos autruches ont encore la tête dans le sable. Le sang coule à flot dans le pays, alors comment nos glorieux médias pourraient-ils sortir la tête du sable ?
(...) De toutes parts de l'Est de l'Anatolie, deux millions et demi de personnes ont dû partir pour d'autres régions de la Turquie. Ces deux millions et demi de personnes vivent dans la misère, la faim la plus cruelle, sans domicile, affamées, humiliées dans les bidonvilles des grandes métropoles ; elles succombent à des maladies une à une, deux par deux. Il est clair que cet hiver encore il y aura des décès en masse. Déjà, certaines zones de la Turquie connaissent des épidémies de choléra. (...) Même la Croix-Rouge n'aide pas ou ne peut pas aider ces personnes affamées.
(...) Il est écrit, dit et connu que jusqu'à présent, plus de mille sept cents personnes ont été victimes d'exécutions extrajudiciaires. On dit qu'" une nation commet un génocide lorsqu'elle tue les centaines, voire les milliers de personnes qui forment l'élite d'une ethnie ". Désormais, il est écrit que la Turquie a également commis le crime de génocide. De plus, outre le débat sur les violations des droits de l'homme, on discute de l'établissement d'un tribunal des droits de l'homme qui jugerait les dirigeants de la Turquie. Ainsi que de la mise en place d'un embargo économique contre la Turquie... Choisis donc pour la Turquie l'une de ces beautés !
(...) Ils ont brûlé la quasi-totalité des forêts de l'Est de l'Anatolie sous prétexte que la guérilla s'y cachait. (...) Dernièrement, le préfet de Gaziantep s'est rendu dans les forêts de la sous-préfecture d'Islahiye, où onze guérilleros avaient été tués. Là-bas, il s'est adressé aux journaux en ces termes : " Que pouvons-nous y faire, si nous avons brûlé la forêt ? Nous avons incendié la forêt, certes, mais avec elle onze guérilleros ont brûlé ". Un grand commandant qui a remporté de grandes victoires et dont la tête est auréolée de couronnes d'or. Tu as brûlé des forêts, la nation t'en est reconnaissante. Avec les forêts qui brûlent et le génocide perpétré par le biais des exécutions extrajudiciaires, deux millions et demi de personnes contraintes de quitter leur village (...) ; avec les forêts c'est la Turquie toute entière qui brûle, et personne ne lève le petit doigt. (...)
Les dirigeants du pays sont allés si loin que depuis la fondation de la Turquie, la liberté d'expression est devenue le plus grave des crimes, et à cause de cela des individus sont piétinés en prison, tués ou chassés (...).
Face à des crimes si cruels, que l'on me dise si la liberté d'expression est elle aussi un crime. Aujourd'hui, plus de deux cents personnes sont condamnées et emprisonnées. Des centaines sont en instance de jugement. Parmi elles se trouvent des membres du corps universitaire, des journalistes, des dirigeants syndicaux. (...) Et que dire des conditions inhumaines qui règnent au sein des prisons. (...) L'être humain de l'après seconde guerre mondiale n'est pas celui d'avant. (...) Sinon, comment l'espèce humaine aurait-elle pu résister au Rwanda, en Somalie, en Bosnie-Herzégovine, en Anatolie de l'Est ?
(...) Comme si le régime raciste et oppressif [de la Turquie] ne suffisait pas, trois coups d'Etat militaires ont eu lieu en soixante-dix ans. (...) Chacun de ces coups d'Etat a fait régresser, a détruit un peu plus les peuples de Turquie. (...) [Le coup d'Etat militaire] les a pulvérisés à la base. Il pulvérise encore et encore leur culture, leur humanité, leur langue. (...) Je le répète : le peuple kurde ne demande rien d'autre que les droits de l'homme. Comme le peuple turc, il veut pouvoir pratiquer sa langue, recouvrer son identité, faire évoluer sa culture. Vous me direz que ces droits n'ont pas été octroyés au peuple turc (...).
Le régime oppressif a tout fait pour coloniser, humilier et affamer les Anatoliens. En soixante-dix ans, ce régime leur a fait subir toute sorte de [châtiments]. (...)
Si l'on n'avait pas tenté d'interdire puis d'éradiquer les langues et les cultures autres que celles du peuple turc, l'Anatolie aurait grandement contribué à la culture mondiale. Nous ne serions pas une telle nation sur cette terre, un pays à moitié affamé, perdant sa force créatrice. (...)
Cette guerre qui dure depuis dix ans a beaucoup coûté à la Turquie et lui coûtera encore. (...) Des centaines de livres seront écrits, des centaines de films seront tournés sur cette guerre. (...) L'humanité ne pardonne pas, même si elle fait semblant de le faire... En Allemagne, Hitler et ses partisans ont perpétré les crimes les plus graves de l'histoire. (...) Si Thomas Mann, Heinrich Mann, Stefan Zweig, Bertolt Brecht, Erich Maria Remarque, etc., n'avaient pas été là pour combattre Hitler, aujourd'hui les Allemands ne pourraient marcher la tête haute au sein de la communauté humaine. (...)
Je le répète. Je le dirai mille fois encore. (...) La guerre turco-kurde n'a aucun sens. Elle n'a pas non plus de raison d'être. Il n'y a qu'un seul motif à cette guerre : le racisme, cancer de l'humanité. (...)
C'est à cause de cette mentalité que la Turquie se trouve sur cette voie sans issue. Notre pays a du sang sur les mains. Face au monde, nous avons perdu notre dignité. (...) Nous n'avons pas de Thomas Mann pour combattre ce régime prétendument démocratique qui nous opprime, nous torture et nous humilie. Nous n'avons pas non plus de Freud, de Frank, de Dr Nissen, d'Einstein. (...)
Chaque année depuis trois mille ans, et aujourd'hui encore, les Kurdes fêtent le Newroz ; lors du jugement dernier, croyez-vous que le monde pardonnera à ceux qui ont tué quatre-vingt personnes sans distinguer les enfants, les jeunes filles, les malades, les infirmes ou les vieux, et qu'il pardonnera au peuple du pays qui a permis cela ? Les générations futures de l'Anatolie pardonneront-elles notre barbarisme actuel ?
(...) Après le déplacement de deux millions et demi de personnes, un embargo alimentaire a été imposé dans l'Est de l'Anatolie. Parce que les villageois auraient donné une partie de leurs vivres à la guérilla. Les semailles, les pistachiers, les arbres fruitiers avec les forêts, les animaux appartenant aux villageois qui refusent de devenir gardes de village mais qui acceptent de quitter leur village sont incendiés, tués. Pourquoi les villages sont-ils incendiés ? Pour que la guérilla ne puisse pas s'y réfugier ou s'y alimenter. D'après ce que l'on entend à Istanbul, la guérilla s'approvisionnerait auprès des " gardes de village ", grands bienfaiteurs de l'Etat. Il y a quelques jours, les journaux ont rapporté que la guérilla s'était emparée de sept cents moutons appartenant aux gardes de village. Ceux-ci sont au nombre de cinquante mille dans l'Est de l'Anatolie. Toute cette région est asservie, soumise aux gardes de village, qui représentent l'Etat, qui représentent tout là-bas. Ils pendent et coupent, cassent et renversent, brûlent et tuent. Ils ne connaissent aucune règle humaine, aucune loi.
(...) La population de l'Est de l'Anatolie que l'on a brûlée et détruite est passée de vingt-cinq mille à cinq mille personnes ; les militaires et les gardes de village ne laissent même pas entrer le Premier ministre de la République de Turquie dans les bourgs de la région. Vous me direz que comme il s'agit d'une femme, c'est à cause de leur machisme ; mais alors pourquoi refusent-ils de faire entrer les ministres hommes ? Qu'ils les laissent entrer ou pas, il est facile d'identifier le maître de l'Est de l'Anatolie. Actuellement, le maître de l'Anatolie, ce n'est ni les Kurdes ni la République de Turquie. Si l'ombre de la République de Turquie s'étendait à l'Est, y aurait-il eu ce massacre, ce pillage, cet incendie ? Une grande ville telle que Sirnak et les sous-préfectures de Cizre, Nusaybin et Lice auraient-elles été incendiées et transformées en enfer ? (...)
Les muhtars des villages de la sous-préfecture d'Ovacik qui avaient déclaré " les soldats ont brûlé nos villages " ont été retrouvés morts quelques jours plus tard dans l'incendie des forêts proches de leurs villages. Quant au ministre Köylüoglu, qui avait dit " les soldats brûlent les villages ", il revint quelques jours plus tard en affirmant " les soldats ne peuvent pas incendier les villages ; c'est le PKK qui les brûle ". Et tout cela, bizarrement, est paru dans les " journaux libres de notre pays ".