Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 04-09-2024, n° 22-23.648

Cass. soc., Conclusions, 04-09-2024, n° 22-23.648

A98706B8

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Cass. soc., Conclusions, 04-09-2024, n° 22-23.648. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/112300730-cass-soc-conclusions-04092024-n-2223648
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AVIS DE Mme WURTZ, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 806 du 4 septembre 2024 (B) – Chambre sociale Pourvoi n° 22-23.648⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 7 septembre 2022 Mme [F] [R] C/ la société ICADE _________________

1- FAITS ET PROCÉDURE Madame [R], engagée en qualité de gardienne d'immeuble par la société Icade, a été victime d'un accident du travail. En arrêt de travail depuis octobre 2002, puis classée en invalidité catégorie 2, elle a été déclarée inapte par le médecin du travail le 7 mars 2014 et licenciée par lettre recommandée avec accusé de réception du 26 mai 2014. Elle a saisi la juridiction prud'homale pour voir déclaré son licenciement sans cause réelle et sérieuse et obtenir le paiement de diverses sommes. Par jugement du 3 septembre 2019, le conseil de prud'hommes a jugé le licenciement infondé et condamné l'employeur à lui régler des sommes à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et pour manquement à une obligation de faire, outre le remboursement de loyers indûment perçus. Par arrêt du 7 septembre 2022, la cour d'appel a infirmé le jugement et statuant à nouveau, a débouté la salariée de l'ensemble de ses demandes. C'est l'arrêt attaqué par le pourvoi formé par Madame [R] lequel est fondé sur quatre moyens.

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2- DISCUSSION 2-1 Sur les premier, deuxième et quatrième moyens : Je partage les propositions de rejet de ces moyens en leurs différentes branches pour les motifs exposés par madame le conseiller rapporteur. Le premier moyen, sous couvert d'un manque de base légale et d'une violation de l'interdiction faite au juge de ne pas dénaturer les éléments de la cause, ne tend qu'à revenir sur le pouvoir souverain des juges du fond d'appréciation de la régularité de la consultation de l'instance représentative du personnel et de la suffisance des éléments fournis par l'employeur sur les possibilités de reclassement de la salariée. Le deuxième moyen qui soutient que la contribution forfaitaire de la salariée prévue par l'accord SCIC du 4 décembre 1986 au titre du logement mis à sa disposition ne pouvait être maintenue pendant la suspension du contrat, dès lors que le salarié ne percevait plus qu'une partie de son salaire, nouveau, mélangé en fait et en droit est donc irrecevable. Le quatrième moyen qui fait grief à l'arrêt de rejeter la demande en paiement de dommages et intérêts pour non-respect du maintien du salaire pendant la période de suspension doit également être rejeté dans ses différentes branches, comme manquant en fait dans sa première branche et nouvelles donc irrecevables en ses deuxième et troisième branches. 2-2 Sur le troisième moyen : Le préjudice lié au manquement de l'employeur à son obligation de soumettre la salariée à un examen médical relève-t-il du régime du préjudice nécessaire ? Cette notion de « préjudice nécessaire », admise régulièrement par la chambre en cas de non-respect par l'employeur de nombre de ses obligations essentielles, a toutefois été abandonnée par un arrêt de principe du 13 avril 2016 1 pour revenir au droit commun de la responsabilité civile. Pour ouvrir droit à réparation, il est donc exigé la caractérisation d'un préjudice en lien de causalité direct avec la faute reprochée, éléments laissés à l'appréciation du pouvoir souverain des juges du fond. Cet abandon du régime du préjudice nécessaire a été appliqué par la chambre, y compris pour les visites médicales réglementaires à organiser par l'employeur 2. Or, en l'espèce, il est fait grief à la cour d'appel d'avoir débouté la salariée de sa demande de dommages et intérêts, aux motifs qu'elle ne justifiait d'aucun préjudice né du retard dans l'organisation de la visite de reprise ayant donné lieu à la constatation de son inaptitude au poste et au licenciement subséquent 3. 1

Soc.13 avril 2016, n° 14-28.293⚖️

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Soc. 30 septembre 2020, n° 19-15.922⚖️ s'agissant de la visite de reprise ; Soc. 27 juin 2018, n° 17-15.438⚖️ s'agissant de la visite d'embauche 3

Plusieurs années se sont écoulées entre l'information par le salarié de son invalidité et l'organisation par l'employeur de l'examen de reprise

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Pour asseoir sa thèse, le pourvoi invoque le devoir des Etats membres de garantir l'effectivité des normes supranationales et constitutionnelles sur la protection de la santé du travailleur, notamment au moyen de la reconnaissance d'un préjudice nécessaire en cas de violation de celles-ci. Ainsi et selon le moyen, pour tout examen médical destiné à protéger la santé du travailleur, les manquements de l'employeur en la matière devraient nécessairement être sanctionnés par l'allocation de dommages et intérêts. Il vous est donc demandé de revenir sur votre jurisprudence précitée. Or si, à l'occasion de récents arrêts, la chambre a réintroduit une indemnisation de principe sur certains manquements de l'employeur, elle a entendu circonscrire un tel régime à quelques exceptions seulement : Sur les exceptions d'origine légale : Il s'agit des situations où la sanction de la violation de l'obligation est requise par un texte légal. Tel est le cas de l'article L.1235-5 du code du travail🏛 qui impose la réparation de la perte injustifiée de son emploi ou encore de l'article 9 du code civil🏛 qui permet au juge de prescrire différentes mesures « sans préjudice de la réparation du dommage subi »4. Dans ces deux cas de figure, la violation de l'obligation ou l'atteinte au droit entraîne, de par la loi, nécessairement sanction ou réparation, avec des dommages et intérêts relevant en conséquence davantage de la sanction. Sur les exceptions d'origine supra-nationale : Comme rappelé par le Doyen de la chambre, « Il appartient au juge de concilier la norme nationale qu'il se doit de respecter avec les obligations européennes ou internationales auxquelles la République française s'est engagée » 5. A ce titre, c'est le mécanisme d'interprétation conforme de la règle nationale à l'objectif poursuivi par la norme supranationale qui doit être mobilisé par le juge pour permettre d'en assurer l'effectivité. Pour autant, la violation d'une norme internationale, laquelle s'impose d'abord aux Etats, n'est invocable dans les rapports entre particuliers que si la « disposition est suffisamment claire, précise et inconditionnelle pour que l'on puisse identifier qu'elle crée des droits subjectifs au profit des particuliers dont ils peuvent se prévaloir devant le juge pour demander réparation du préjudice causé par leur violation »6. Sous cette réserve, dès lors qu'une disposition européenne ou internationale applicable en droit interne exige une sanction en cas de manquement à une obligation ou nonrespect des droits qu'elle protège, il incombe aux juges nationaux d'en assurer l'effectivité, au besoin en allouant des dommages et intérêts.

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Soc.13 septembre 2017, n° 16-13.578⚖️ ; Soc. 12 novembre 2020, n° 19-20.583⚖️

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Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale, La Cour de cassation et la réparation en droit du travail » Dr.soc.2023 6

Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale,op-cit

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C'est le sens de votre jurisprudence, s'agissant de l'obligation de l'employeur de mettre en place des institutions représentatives des salariés 7, du respect de la durée maximale de travail hebdomadaire et quotidien, ainsi que de l'obligation de respecter un temps minimum de repos entre deux services 8. En l'espèce, le pourvoi invoque une violation des articles du code du travail relatifs au suivi individuel renforcé des travailleurs et à la visite de reprise devant le médecin du travail, tels qu'ils doivent être interprétés à la lumière des articles 6.1 et 14.2 de la directive 89/391 du 12 juin 1989, en lien avec l'article 31.1 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'article 4.2 de la Convention n° 187 de l'OIT et l'alinéa 11 du Préambule de la Constitution. L'article 6.1 de la directive-cadre, intitulé « Obligations générales des employeurs », précise : «Dans le cadre de ses responsabilités, l'employeur prend les mesures nécessaires pour la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, y compris les activités de prévention des risques professionnels, d'information et de formation ainsi que la mise en place d'une organisation et de moyens nécessaires. L'employeur doit veiller à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. » En son § 2, il énumère les neuf principes généraux de prévention et de protection lesquels permettent à l'employeur de remplir les « mesures nécessaires » visées au $ 1 : éviter les risques ; évaluer les risques qui ne peuvent être évités ; combattre les risques à la source ; adapter le travail à l'homme ; tenir compte de l'état d'évolution de la technique ; remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ; planifier la prévention, prendre des mesures de protection collectives en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelles ; donner les instructions appropriées aux travailleurs. La surveillance médicale des salariés ne figure donc pas parmi ces principes énoncés à l'article 6 puisqu'elle relève de l'article 14 de la directive dont le paragraphe 1 renvoie à la législation nationale. En effet, l'article 14 de la directive énonce que : « 1 . Pour assurer la surveillance appropriée de la santé des travailleurs en fonction des risques concernant leur sécurité et leur santé au travail, des mesures sont fixées conformément aux législations et/ ou pratiques nationales ». 2.2. Les mesures visées au paragraphe 1 sont telles que chaque travailleur doit pouvoir faire l'objet, s'il le souhaite, d'une surveillance de santé à intervalles réguliers. »

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Soc.28 juin 2023, n° 22-11.699⚖️ ; s'agissant de l'article 8§1 de la directive 2002/14/CE du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs 8

Soc. 26 janvier 2022, n° 20-21.636⚖️ ; Soc.11 mai 2023, n° 21-22.281⚖️ ; Soc.27 septembre 2023, n° 21-24.782⚖️ ; Soc.7 février 2024, n° 21-22.994

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Compte tenu de ce renvoi à la législation nationale 9, s'agissant spécifiquement de la surveillance médicale des salariés, il ne peut être retenu un effet direct horizontal de l'article 14§2 de la directive. Ainsi, en l'état du libellé tant de l'article 6 que de l'article 14 de la directive, il me paraît difficile de déduire que tout manquement de l'employeur dans l'organisation d'une visite médicale réglementaire exige à lui seul sanction et réparation, indépendamment de toute caractérisation d'un préjudice. Si vous reteniez une telle option, ce serait revenir sur l'ensemble de votre jurisprudence récente qui écarte « le préjudice nécessaire » dans ce cas de figure10. Mais c'est oublier qu'à défaut d'effet direct, le sens du dernier état de votre jurisprudence est d'assurer l'effectivité de la norme supra nationale en cause. Ainsi, lorsque celle-ci peut être rendue effective par d'autres moyens que des dommages et intérêts, le régime du préjudice nécessaire ne s'impose pas. Or en l'espèce, tant les textes que votre jurisprudence constante précisent que le salarié peut toujours provoquer une visite médicale devant le médecin du travail, y compris une visite de reprise quand l'employeur est défaillant ; en cas de carence, le salarié a même la possibilité de prendre acte de la rupture du contrat de travail pour ce motif. L'allocation de dommages et intérêts n'apparaît donc pas comme la seule issue possible pour le salarié. S'agissant de l'article 31§1 de la Charte des droits fondamentaux, il y est énoncé que : « tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité. » Nulle mention précise n'est faite d'un droit à une surveillance médicale régulière par le médecin du travail. D'ailleurs, à ce titre, il pourrait être davantage renvoyé à l'article 35 de la Charte intitulé « Protection de la santé », en ce qu'il précise que : « Toute personne a le droit d'accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux dans les conditions établies par les législations et pratiques nationales.(...) ». Or, cet article renvoie aux conditions établies par les législations et pratiques nationales, ce qui le prive d'effet direct également. Ensuite, s'agissant de l'article 4.2 c) de la Convention n° 187 de l'OIT, il y est stipulé que : « 2. Le système national de sécurité et de santé au travail doit inclure, entre autres : (c) des mécanismes visant à assurer le respect de la législation nationale, y compris des systèmes d'inspection ; » Tel que libellé, cet article très général et programmatique emporte des obligations à l'égard des seuls Etats, pour l'organisation d'un système national de prévention des risques professionnels. Il ne peut donc être directement invoqué dans les rapports entre particuliers et asseoir une sanction ou indemnisation à la charge d'un employeur défaillant. 9

C'est d'ailleurs conforme à la nécessaire marge de manoeuvre dont disposent les Etats pour l'organisation du système de santé au travail, en lien étroit avec le système de santé publique 10

Soc. 17 mai 2016, n° 14-23.138⚖️ sur défaut d'organisation de la visite de reprise ; Soc. 27 juin 2018, n° 17-15.438 sur absence de visite d'embauche;

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Enfin, s'agissant du Préambule de la Constitution de 1946 : l'alinéa 11 affirme que « la Nation garantit à tous, en particulier aux plus vulnérables, notamment la protection de la santé (...) ». Les mêmes observations que ci-dessus s'imposent. Pour l'ensemble de ces motifs, vous pourrez rejeter le troisième moyen.

A TITRE PRINCIPAL AVIS DE REJET SUBSIDIAIREMENT : La chambre a, par arrêt du 7 juin 2023, posé une double question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union, s'agissant de la surveillance médicale des travailleurs de nuit. Dans l'espèce en cause, le salarié sollicitait des dommages et intérêts notamment pour absence de suivi médical renforcé.

Selon l'article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, les États membres prennent les mesures nécessaires pour que les travailleurs de nuit bénéficient d'une évaluation gratuite de leur santé, préalablement à leur affectation et à intervalles réguliers par la suite. Et aux termes de l'article L. 3122-11 du code du travail🏛, tout travailleur de nuit bénéficie d'un suivi individuel régulier de son état de santé dans les conditions fixées à l'article L. 4624-1. La chambre a posé la question préjudicielle suivante : « 29. En second lieu, il convient de demander à la Cour de justice de l'Union européenne si le défaut de respect des mesures adoptées par le droit national pour assurer l'évaluation de la santé des travailleurs de nuit, constitue en tant que tel une violation de l'article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88/CE, sans qu'il soit besoin, pour obtenir une réparation, de démontrer en outre l'existence d'un préjudice spécifique qui en aurait résulté. » 11. Vous pourriez donc, le cas échéant, surseoir à statuer sur ce moyen, dans l'attente de la réponse de la Cour de justice.

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Soc. 7 juin 2023, n° 21-23.557⚖️

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