Cour de justice des Communautés européennes16 novembre 2000
Affaire n°C-279/98
Cascades SA
c/
Commission des Communautés européennes
61998J0279
Arrêt de la Cour (cinquième chambre)
du 16 novembre 2000.
Cascades SA contre Commission des Communautés européennes.
Pourvoi - Concurrence - Article 85, paragraphe 1, du traité CE (devenu article 81, paragraphe 1, CE) - Imputabilité du comportement infractionnel - Amende - Motivation - Principe de non-discrimination.
Affaire C-279/98P.
Recueil de jurisprudence 2000 page I-9693
Dans l'affaire C-279/98 P,
Cascades SA, établie à Bagnolet (France), représentée par Me J.-Y. Art, avocat au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Arendt et Medernach, 8-10, rue Mathias Hardt,
partie requérante,
ayant pour objet un pourvoi formé contre l'arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes (troisième chambre élargie) du 14 mai 1998, Cascades/Commission (T-308/94, Rec. p. II-925), et tendant à l'annulation de cet arrêt, l'autre partie à la procédure étant: Commission des Communautés européennes, représentée par MM. R. Lyal et E. Gippini Fournier, membres du service juridique, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. C. Gómez de la Cruz, membre du même service, Centre Wagner, Kirchberg, partie défenderesse en première instance,
LA COUR
(cinquième chambre),
composée de MM. A. La Pergola, président de chambre, M. Wathelet (rapporteur), D. A. O. Edward, P. Jann et L. Sevón, juges,
avocat général: M. J. Mischo,
greffier: M. R. Grass,
vu le rapport du juge rapporteur,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 18 mai 2000,
rend le présent
Arrêt
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 23 juillet 1998, Cascades SA a, en vertu de l'article 49 du statut CE de la Cour de justice, formé un pourvoi contre l'arrêt du Tribunal de première instance du 14 mai 1998, Cascades/Commission (T-308/94, Rec. p. II-925, ci-après l'"arrêt attaqué"), par lequel celui-ci a rejeté le recours dirigé à l'encontre de la décision 94/601/CE de la Commission, du 13 juillet 1994, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CE (IV/C/33.833 - Carton) (JO L 243, p. 1, ci-après la "décision").
Les faits
2 Par la décision, la Commission a infligé des amendes à 19 fabricants fournisseurs de carton dans la Communauté, du chef de violations de l'article 85, paragraphe 1, du traité CE (devenu article 81, paragraphe 1, CE).
3 Il ressort de l'arrêt attaqué que cette décision faisait suite aux plaintes informelles déposées, en 1990, par la British Printing Industries Federation, organisation professionnelle représentant la majorité des fabricants de boîtes imprimées du Royaume-Uni, et par la Fédération française du cartonnage, ainsi qu'aux vérifications auxquelles avaient procédé, en avril 1991, sans avertissement préalable, des agents de la Commission, agissant au titre de l'article 14, paragraphe 3, du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204), dans les locaux de plusieurs entreprises et associations professionnelles du secteur du carton.
4 Les éléments obtenus dans le cadre de ces vérifications et à la suite de demandes de renseignements et de documents ont amené la Commission à conclure que les entreprises concernées avaient, du milieu de l'année 1986 à avril 1991 au moins (dans la plupart des cas), participé à une infraction à l'article 85, paragraphe 1, du traité. En conséquence, elle a décidé d'engager une procédure en application de cette dernière disposition et a, par lettre du 21 décembre 1992, adressé une communication des griefs à chacune des entreprises concernées, qui, toutes, ont répondu par écrit. Neuf entreprises ont demandé à être entendues oralement.
5 Au terme de la procédure, la Commission a adopté la décision, qui comprend les dispositions suivantes:
"Article premier
Buchmann GmbH, Cascades SA, Enso-Gutzeit Oy, Europa Carton AG, Finnboard - the Finnish Board Mills Association, Fiskeby Board AB, Gruber & Weber GmbH & Co KG, Kartonfabriek De Eendracht NV (dont le nom commercial est BPB de Eendracht NV), NV Koninklijke KNP BT NV (anciennement Koninklijke Nederlandse Papierfabrieken NV), Laakmann Karton GmbH & Co KG, Mo Och Domsjö AB (MoDo), Mayr-Melnhof Gesellschaft mbH, Papeteries de Lancey SA, Rena Kartonfabrik AS, Sarrió SpA, SCA Holding Ltd [anciennement Reed Paper & Board (UK) Ltd], Stora Kopparbergs Bergslags AB, Enso Española SA (anciennement Tampella Española SA) et Moritz J. Weig GmbH & Co KG ont enfreint l'article 85 paragraphe 1 du traité CE en participant:
- dans le cas de Buchmann et de Rena, de mars 1988 environ jusqu'à fin 1990 au moins,
- dans le cas de Enso Española, de mars 1988 au moins jusqu'à fin avril 1991 au moins,
- dans le cas de Gruber & Weber, de 1988 au moins jusqu'à fin 1990,
- dans les autres cas, à compter de mi-1986 jusqu'à avril 1991 au moins,
à un accord et une pratique concertée remontant au milieu de 1986, en vertu desquels les fournisseurs de carton de la Communauté européenne:
- se sont rencontrés régulièrement dans le cadre de réunions secrètes et institutionnalisées, afin de négocier et d'adopter un plan sectoriel commun de restriction de la concurrence,
- ont décidé d'un commun accord des augmentations régulières des prix pour chaque qualité de produit dans chaque monnaie nationale,
- ont planifié et mis en oeuvre des augmentations de prix simultanées et uniformes dans l'ensemble de la Communauté européenne,
- se sont entendus pour maintenir les parts de marché des principaux fabricants à des niveaux constants, avec des modifications occasionnelles,
- ont pris, de plus en plus fréquemment à partir de début 1990, des mesures concertées de contrôle de l'approvisionnement du marché communautaire, afin d'assurer la mise en oeuvre desdites augmentations de prix concertées,
- ont échangé des informations commerciales sur les livraisons, les prix, les arrêts de production, les commandes en carnet et les taux d'utilisation des machines, afin de soutenir les mesures mentionnées ci-dessus.
...
Article 3
Les amendes suivantes sont infligées aux entreprises suivantes pour les infractions constatées à l'article 1er:
...
ii) Cascades SA, une amende de 16 200 000 écus;
..."
6 Il ressort, en outre, des faits tels qu'énoncés dans l'arrêt attaqué:
"9 Selon la décision, l'infraction s'est déroulée au sein d'un organisme dénommé 'Groupe d'étude de produit Carton'(ci-après 'GEP Carton'), composé de plusieurs groupes ou comités.
10 Cet organisme a été doté, au milieu de l'année 1986, d'un 'Presidents Working Group'(ci-après 'PWG') réunissant des représentants de haut niveau des principaux fournisseurs de carton de la Communauté (environ huit).
11 Le PWG avait notamment pour activités la discussion et la concertation concernant les marchés, les parts du marché, les prix et les capacités. En particulier, il a pris des décisions d'ordre général concernant le calendrier et le niveau des augmentations de prix à mettre en oeuvre par les fabricants.
12 Le PWG faisait rapport à la 'President Conference'(ci-après 'PC') à laquelle participait (plus ou moins régulièrement) la quasi-totalité des directeurs généraux des entreprises concernées. La PC s'est réunie deux fois par an pendant la période en cause.
13 À la fin de l'année 1987 a été créé le 'Joint Marketing Committee'(ci-après 'JMC'). Son objet principal consistait, d'une part, à déterminer si, et, dans l'affirmative, comment, des augmentations de prix pouvaient être mises en oeuvre et, d'autre part, à définir les modalités des initiatives en matière de prix décidées par le PWG pays par pays et pour les principaux clients en vue d'établir un système de prix équivalent en Europe.
14 Enfin, le comité économique (ci-après 'COE') débattait, notamment, des fluctuations de prix sur les marchés nationaux et des commandes en carnet et faisait rapport sur ses conclusions au JMC ou, jusqu'à la fin de l'année 1987, au prédécesseur du JMC, le Marketing Committee. Le COE était composé de directeurs commerciaux de la plupart des entreprises en cause et se réunissait plusieurs fois par an.
15 Il ressort, en outre, de la décision que la Commission a considéré que les activités du GEP Carton étaient soutenues par un échange d'informations par l'intermédiaire de la société fiduciaire Fides, dont le siège est à Zurich (Suisse). Selon la décision, la plupart des membres du GEP Carton fournissaient à la Fides des rapports périodiques sur les commandes, la production, les ventes et l'utilisation des capacités. Ces rapports étaient traités dans le cadre du système Fides et les données agrégées étaient envoyées aux participants.
16 La requérante Cascades SA (ci-après 'Cascades') a été constituée en septembre 1985. Son capital est majoritairement détenu par la société de droit canadien Cascades Paperboard International Inc.
17 Le groupe canadien est entré sur le marché européen du carton en mai 1985, en procédant à la reprise de la société Cartonnerie Maurice Franck (devenue Cascades La Rochette SA, ci-après 'Cascades La Rochette'). En mai 1986, Cascades a acquis la cartonnerie de Blendecques (devenue Cascades Blendecques SA, ci-après 'Cascades Blendecques').
18 La décision relate que la société de droit belge Van Duffel NV (ci-après 'Duffel') et la société de droit suédois Djupafors AB (ci-après 'Djupafors'), reprises par la requérante en mars 1989, participaient, avant leur acquisition, à l'entente visée par l'article 1er de la décision. Dès 1989, les deux entreprises ont, toujours selon la décision, reçu une nouvelle raison sociale et ont poursuivi leurs activités en tant que filiales indépendantes au sein du groupe Cascades (point 147 des considérants). Toutefois, en ce qui concerne tant la période antérieure que la période postérieure à leur acquisition par Cascades, la Commission a considéré qu'il convenait d'adresser la décision au groupe Cascades, représenté par la requérante.
19 Enfin, selon la décision, la requérante a participé aux réunions du PWG, du JMC et du COE pendant la période allant du milieu de 1986 jusqu'à avril 1991. Elle a été considérée par la Commission comme l'un des 'chefs de file' de l'entente, devant porter une responsabilité particulière.
...
20 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 6 octobre 1994, la requérante a introduit le présent recours.
21 Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 4 novembre 1994, elle a également introduit une demande de sursis à l'exécution des articles 3 et 4 de la décision. Par ordonnance du 17 février 1995, Cascades/Commission (T-308/94 R, Rec. p. II-265), le président du Tribunal a ordonné qu'il fût sursis, sous certaines conditions, à l'obligation, pour la requérante, de constituer en faveur de la Commission une caution bancaire pour éviter le recouvrement immédiat de l'amende infligée par l'article 3 de la décision. Il a également ordonné à la requérante de communiquer à la Commission, dans un délai déterminé, certaines informations particulières."
7 Seize des dix-huit autres entreprises mises en cause ainsi que quatre entreprises finlandaises, membres du groupement professionnel Finnboard et, à ce titre, tenues pour solidairement responsables du paiement de l'amende infligée à celui-ci, ont introduit des recours contre la décision (affaires T-295/94, T-301/94, T-304/94, T-309/94 à T-311/94, T-317/94, T-319/94, T-327/94, T-334/94, T-337/94, T-338/94, T-347/94, T-348/94, T-352/94 et T-354/94, ainsi que affaires jointes T-339/94 à T-342/94).
L'arrêt attaqué
Sur la demande d'annulation de la décision
8 Dès lors que le pourvoi concerne, à l'exception d'un moyen, les motifs de l'arrêt attaqué portant sur la demande d'annulation de l'amende ou de réduction de son montant, il y a lieu seulement d'indiquer que le Tribunal a rejeté la demande d'annulation de la décision elle-même, en considérant, notamment, comme non fondé le moyen tiré d'une absence d'imputabilité à Cascades du comportement de Duffel et de Djupafors antérieur à l'acquisition de ces entreprises.
9 À cet égard, le Tribunal a jugé:
"139... Il convient... en premier lieu, d'examiner la motivation de la décision sur ce point et de vérifier si la Commission a correctement appliqué les critères retenus dans la décision à l'égard de la requérante. En second lieu, sera examiné le bien-fondé de la décision relativement à l'imputation à la requérante du comportement infractionnel de Djupafors et de Duffel antérieur à leur acquisition.
140 Il ressort d'une jurisprudence constante que la motivation d'une décision faisant grief doit permettre l'exercice effectif du contrôle de sa légalité et fournir à l'intéressé les indications nécessaires pour savoir si la décision est, ou non, bien fondée. Le caractère suffisant d'une telle motivation doit être apprécié en fonction des circonstances de l'espèce, notamment du contenu de l'acte, de la nature des motifs invoqués et de l'intérêt que les destinataires peuvent avoir à recevoir des explications. Pour remplir les fonctions précitées, une motivation suffisante doit faire apparaître, d'une manière claire et non équivoque, le raisonnement de l'autorité communautaire, auteur de l'acte incriminé. Lorsque, comme en l'espèce, une décision d'application des articles 85 ou 86 du traité concerne une pluralité de destinataires et pose un problème d'imputabilité de l'infraction, elle doit comporter une motivation suffisante à l'égard de chacun de ses destinataires, particulièrement de ceux d'entre eux qui, aux termes de cette décision, doivent supporter la charge de cette infraction (voir, notamment, arrêt AWS Benelux/Commission, précité, point 26).
141 En l'espèce, les points 140 à 146 des considérants de la décision exposent de manière suffisamment claire les critères généraux sur lesquels la Commission s'est fondée pour déterminer les destinataires de ladite décision.
142 Selon le point 143, la Commission a en principe adressé la décision à l'entité mentionnée dans la liste des membres du GEP Carton, sauf:
'1) lorsque plusieurs sociétés d'un même groupe [avaient] participé à l'infraction
2) lorsqu'il [existait] des preuves précises impliquant la société mère dans la participation de la filiale à l'entente,
[cas dans lesquels] la décision a été adressée au groupe (représenté par la société mère)'.
143 La requérante admet que la Commission a pu la tenir pour responsable du comportement infractionnel de Djupafors et de Duffel postérieur à leur acquisition, en application du critère selon lequel la décision devait être adressée au groupe, représenté par la société mère, lorsque plusieurs sociétés de ce groupe avaient participé à l'infraction.