Cour européenne des droits de l'homme20 mai 1999
Requête n°21980/93
Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège
AFFAIRE BLADET TROMSØ ET STENSAAS c. NORVÈGE
(Requête n° 21980/93)
ARRÊT
STRASBOURG
20 mai 1999
En l'affaire Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège,
La Cour européenne des Droits de L'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole n° 11, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. A. Pastor Ridruejo,
G. Bonello,
J. Makarczyk,
R. Türmen,
J.-P. Costa,
Mmes F. Tulkens,
V. Stránická,
MM. W. Fuhrmann,
M. Fischbach,
V. Butkevych,
J. Casadevall,
Mme H.S. Greve,
MM. A.B. Baka,
R. Maruste,
Mme S. Botoucharova,
ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 et 28 janvier et 21 avril 1999,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour, telle qu'établie en vertu de l'ancien article 19 de la Convention3 par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 24 septembre 1998 et par le gouvernement norvégien (« le Gouvernement ») le 29 octobre 1998, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 21980/93) dirigée contre le Royaume de Norvège et dont une société à responsabilité limitée, Bladet Tromsø A/S, qui publie le journal Bladet Tromsø, ainsi que son ancien rédacteur en chef, M. Pål Stensaas, citoyen norvégien, avaient saisi la Commission le 10 décembre 1992 en vertu de l'ancien article 25.
La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration norvégienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46) ; la requête du Gouvernement renvoie aux articles 44 et 48. Elles ont l'une et l'autre pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 § 3 d) de l'ancien règlement B de la Cour, les requérants ont désigné leurs conseils (article 31).
3. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 5 dudit Protocole, l'examen de l'affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit Mme H.S. Greve, juge élu au titre de la Norvège (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kûris, M. R. Türmen, Mme F. Tulkens, Mme V. Stránická, M. V. Butkevych, M. J. Casadevall, M. A.B. Baka, M. R. Maruste et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement). Par la suite, M. W. Fuhrmann, juge suppléant, a remplacé M. Kûris, empêché (article 24 § 5 b) du règlement).
4. M. Wildhaber a consulté, par l'intermédiaire de la greffière adjointe, l'agent du Gouvernement, les conseils des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure écrite. Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants et celui du Gouvernement le 5 janvier 1999. Le 15 janvier 1999, la secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué s'exprimerait à l'audience.
A diverses dates s'échelonnant entre le 29 janvier et le 17 mars 1999, le Gouvernement et les requérants ont déposé des observations supplémentaires au titre de l'article 41 de la Convention.
5. Ainsi qu'en avait décidé le président, l'audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 27 janvier 1999.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
MM. F. Elgesem, avocat, bureau de l'avocat général
(affaires civiles), agent,
T. Stabell, avocat général adjoint
(affaires civiles),
K. Kallerud, premier procureur,
service du procureur général, conseillers ;
pour les requérants
MM. K. Boyle, Barrister-at-Law,
S. Wolland, avocat, conseils ;
pour la Commission
M. A.S. Arabadjiev, délégué.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Arabadjiev, M. Wolland, M. Boyle, M. Elgesem et M. Stabell.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. Genèse de l'affaire
6. La première requérante, Bladet Tromsø A/S, est une société à responsabilité limitée qui publie le quotidien Bladet Tromsø, dans la ville de Tromsø. Le second requérant, M. Pål Stensaas, en était le rédacteur en chef. Il est né en 1952 et réside à Nesbrua, près d'Oslo.
Tromsø, capitale régionale de la partie septentrionale de la Norvège, est le centre de l'industrie norvégienne issue de la chasse aux phoques ; elle possède une université qui comporte un centre international de recherches polaires.
A l'époque des faits, Bladet Tromsø tirait à quelque 9 000 exemplaires. L'Agence de presse norvégienne (« NTB ») l'utilisait régulièrement comme source, au même titre que les autres journaux locaux norvégiens.
7. M. Odd F. Lindberg avait été à bord du bateau de chasse aux phoques M/S Harmoni (« l'Harmoni ») pendant la saison de 1987, en tant que journaliste indépendant, écrivain et photographe. Bladet Tromsø avait publié plusieurs de ses articles concernant cette saison. Ils n'étaient pas hostiles à la chasse aux phoques. Le 3 mars 1988, M. Lindberg s'adressa au ministère de la Pêche afin d'être désigné inspecteur de la chasse aux phoques pour la saison de 1988 à bord de l'Harmoni. Ainsi désigné le 9 mars 1988, il servit à bord de l'Harmoni du 12 mars au 11 avril 1988, jour où le navire rentra à son port, Tromsø. Après quoi, et jusqu'au 20 juillet 1988, Bladet Tromsø publia vingt-six articles sur l'inspection de M. Lindberg.
8. Le 12 avril 1988, Bladet Tromsø publia un entretien avec M. Lindberg au cours duquel celui-ci avait déclaré notamment que certains chasseurs de l'Harmoni avaient enfreint le règlement sur la chasse aux phoques (forskrifter for utøvelse av selfangst) pris par le ministère de la Pêche en 1972 et modifié en 1980. L'article était ainsi intitulé (traduction) :
« Des recherches révèlent de cruelles méthodes de chasse sur la banquise occidentale
Violations déplorables du règlement »
Le chapeau de l'article citait M. Lindberg en ces termes (en caractères plus grands) :
« Si l'on veut que la chasse aux phoques continue, certains chasseurs doivent cesser de tuer les phoques selon les méthodes qu'ils emploient actuellement. Au cours des deux derniers hivers, que j'ai passés dans l'océan Arctique, j'ai découvert beaucoup de choses qui ne sont manifestement pas conformes aux méthodes acceptables de chasse aux phoques. Mais que ce soit bien clair : quelques chasseurs seulement se rendent coupables de [tels agissements] et ces rares personnes desservent l'industrie [dérivée de la chasse aux phoques] et apportent de l'eau au moulin de Greenpeace. C'est totalement regrettable et parfaitement superflu ! »
Dans la suite de l'interview, on pouvait notamment lire ceci :
« Si l'on veut que la chasse aux phoques continue et je pense que ce doit être le cas il faut un inspecteur sur chaque bateau. Un inspecteur qui veillera à ce que les animaux soient abattus dans des conditions correctes et sans souffrances inutiles.
(...) Permettez-moi de préciser que je suis favorable à la chasse aux phoques, à cela près qu'elle doit se dérouler de manière exemplaire.
(...)
M. Lindberg déclare que des chasseurs l'ont sommé, en le menaçant, de garder le silence sur ce qu'il avait observé et expérimenté au cours de la chasse aux phoques sur la banquise occidentale. Il ne veut pas entrer dans les détails (...)
J'en parlerai dans le rapport que je vais écrire (...) »
L'article ne mentionnait le nom d'aucun chasseur et ne fournissait aucune précision sur les méthodes de chasse prétendument illégales.
9. Afin de se défendre contre les accusations figurant dans l'article susmentionné du 12 avril 1988, le capitaine de l'Harmoni et trois membres de l'équipage donnèrent des interviews que Bladet Tromsø publia le 13 avril. Le chapeau du principal entretien indiquait (en caractères plus grands) notamment ceci :
« L'équipage de (...) l'Harmoni est vraiment furieux. Les allégations du « chercheur », M. Lindberg, concernant (...) les méthodes d'abattage cruelles employées par les chasseurs de phoques (...) sont dures à avaler. Ce que dit M. Lindberg est un pur mensonge. Il se prétend chercheur mais ignore tout de ce dont il parle, déclare M. Kvernmo [membre de l'équipage]. »
Une interview séparée de M. Kvernmo intitulée « Ils s'estiment salis » (en caractères plus grands), citait ce marin en ces termes :
« J'ignore ce que M. Lindberg recherche en portant de telles accusations d'abattage bestial des phoques. Mais nous nous sentons salis et nous ne voulons pas que cette réputation nous poursuive. »
L'interview rapporte plus loin les propos de M. Kvernmo :
« (...) M. Lindberg nous décrit comme des meurtriers assoiffés de sang mais nous suivons les règles et sommes humains. (...) »
10. Le rapport officiel de M. Lindberg sur l'expédition de chasse fut prêt le 30 juin 1988, deux mois et demi après l'expédition, donc sensiblement au-delà du délai imparti d'habitude pour la préparation de rapports de ce genre et après que le ministère de la Pêche s'en fut enquis. Le ministère le reçut le 11 juillet et, en raison des vacances d'été, ne l'examina pas de suite.
M. Lindberg faisait état de plusieurs violations du règlement sur la chasse aux phoques et énonçait des allégations contre cinq membres de l'équipage nommément désignés. Il déclarait notamment ce qui suit :
« J'ai aussi remarqué que des [phoques] qui avaient été tirés d'une telle manière qu'on les croyait morts se sont « réveillés » alors qu'on les dépeçait (...). J'ai constaté plusieurs fois que des bêtes dépecées « vivantes » montraient des signes que l'activité électrique de leur cerveau n'avait pas cessé. »
M. Lindberg recommandait de placer un inspecteur de la chasse aux phoques sur chaque bateau et d'organiser une formation obligatoire pour tous ceux qui chassaient pour la première fois. Il fallait aussi s'assurer qu'ils connaissaient le règlement. M. Lindberg recommandait enfin de modifier celui-ci s'agissant de l'abattage de phoques adultes dans le cas où quelqu'un viendrait à se trouver en état de légitime défense.
B. Ordre de ne pas publier le rapport
11. Le ministère de la Pêche décida à titre provisoire (paragraphe 14 ci-dessous) de ne pas rendre public le rapport de M. Lindberg, en application de l'article 6, point 5, d'une loi de 1970 relative à l'accès du public aux documents de l'administration (lov om offentlighet i forvaltningen, loi n° 69 du 19 juin 1970). D'après cette disposition, le ministère pouvait interdire la publication du rapport au motif qu'il contenait des allégations d'infractions à la loi.
Un article paru dans Bladet Tromsø du 15 juillet 1988 rendit compte de la décision ministérielle en ces termes :
« Le rapport revêt un tel caractère que nous en avons interdit la publication, dit [un conseiller du ministère]. Pour l'instant, nous l'avons simplement parcouru. Lorsque nous aurons eu le temps de l'étudier de près, il sera envoyé à l'inspection des pêches et au conseil de la chasse aux phoques. Mais d'abord nous vérifierons toutes les informations que nous fournit l'inspecteur, M. Lindberg, en particulier tout incident qui relèverait du code pénal. Quiconque est personnellement mentionné dans le rapport aura la faculté de s'expliquer et de se défendre. »
C. Les articles querellés publiés les 15 et 20 juillet 1988
12. Dans l'article susmentionné du 15 juillet 1988, Bladet Tromsø, qui avait reçu un exemplaire du rapport que M. Lindberg avait transmis au ministère de la Pêche, reproduisit certaines des déclarations de l'intéressé à propos des manquements prétendus au règlement sur la chasse aux phoques auxquels se seraient livrés des membres de l'équipage de l'Harmoni. Les manchettes de la première page étaient les suivantes :
« Rapport-choc »
« Des phoques dépecés vivants »
Le texte publié en première page était ainsi libellé :
« L'inspecteur de la chasse aux phoques, M. Lindberg, critique les chasseurs de phoques norvégiens dans un rapport-choc sur la dernière (...) saison. [Il] fait état de méthodes illicites d'abattage, de l'ébriété de membres de l'équipage et d'un démarrage illégal de la chasse avant l'ouverture de la saison. Surtout, le rapport fait état de ce que des chasseurs furieux auraient roué l'intéressé de coups et l'auraient aussi menacé de le frapper à la tête avec un harpon [hakapik] s'il ne se taisait pas. Le rapport revêt un tel caractère que nous en avons interdit la publication, a déclaré un porte-parole du ministère de la Pêche. »
13. Les 19 et 20 juillet 1988, Bladet Tromsø publia en deux parties l'intégralité du rapport, en le faisant précéder de l'introduction que voici :
« (...) Au cours des derniers jours [le rapport de M. Lindberg] a provoqué de sérieux remous dans la [profession] des chasseurs de phoques. La plupart y voient une attaque particulièrement grave contre une profession qui rencontre déjà de l'opposition, au plan national comme international. Dans leurs réactions adressées à Bladet Tromsø, plusieurs personnes allèguent clairement que M. Lindberg est un agent de Greenpeace.
M. Lindberg nous a fait voir ses notes sur l'[expédition]. Depuis lors, le ministère a traité le rapport (...) comme confidentiel notamment parce que celui-ci désigne nommément diverses personnes qu'il relie aux manquements au règlement. Nous avons supprimé les noms (...)
Le rapport (...) ne renferme pas des critiques partiales (...) M. Lindberg félicite aussi plusieurs membres de l'équipage. [Il] se définit en outre comme un sympathisant de la chasse aux phoques. Mais pas de la manière dont elle a été menée sur la banquise occidentale cette année. »