Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 01-12-2021, n° 19-24.766

Cass. soc., Conclusions, 01-12-2021, n° 19-24.766

A85532R9

Référence

Cass. soc., Conclusions, 01-12-2021, n° 19-24.766. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409126-cass-soc-conclusions-01122021-n-1924766
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AVIS DE Mme BERRIAT, PREMIER AVOCAT GÉNÉRAL

Arrêt n° 1388 du 1er Décembre 2021 – Chambre sociale Pourvoi n° 19-24.766 Décision attaquée : 25 septembre 2019 de la cour d'appel de Paris M. [O] [T] C/ la société Frost & Sullivan Limited _________________

Rappel des faits et de la procédure Le salarié, victime d'un accident du travail le 24 juin 2010, a repris son activité le 5 juillet suivant et continué de travailler dans l'entreprise jusqu'à son licenciement le 14 novembre 2012 pour insuffisance professionnelle, alors que la visite de reprise prévue à l'article R. 4624-22 du code du travail n'avait pas eu lieu1. 1

Dans la version de ces articles alors applicables : R. 4624_22 : « Le salarié bénéficie d'un examen de reprise du travail par le médecin du travail : 1° Après un congé de maternité ; 2° Après une absence pour cause de maladie professionnelle ; 3° Après une absence d'au moins trente jours pour cause d'accident du travail, de maladie ou d'accident non professionnel ».

Il a saisi le conseil de prud'hommes de demandes visant notamment à ce que soit prononcée la nullité de son licenciement. Par un arrêt du 6 octobre 2017 votre chambre a cassé la décision qui avait écarté cette demande. La cour d'appel de renvoi a jugé le licenciement nul comme ayant été notifié durant une période de suspension du contrat de travail. En condamnant l'employeur à réintégrer le salarié, elle a toutefois débouté celui-ci de sa demande tendant à voir ajouter à l'indemnité d'éviction le versement d'une indemnité compensatrice de congés payés. Le salarié présente deux pourvois identiques sous les n° N 19-24.766 et W 19-26.269, et l'employeur un pourvoi sous le n° Z 19-25.812.

Les moyens

Les pourvois du salarié s'articulent en six moyens, qui contestent la déduction opérée sur l'indemnité d'éviction des revenus de remplacement (premier moyen), des congés payés afférents (deuxième moyen) ainsi que le point de départ de la majoration par application d'intérêts au taux légal (troisième moyen). Il reproche en outre à l'arrêt d'avoir écarté ses demandes portant sur la mise à niveau de son salaire (quatrième et cinquième moyens) et la réparation d'un préjudice fiscal (sixième moyen). L'employeur fait grief à l'arrêt d'avoir jugé le licenciement nul et de l'avoir condamné à réintégrer le salarié ainsi qu'à lui verser une indemnité d'éviction. Sur l'ensemble de ces moyens, pour les raisons développées par Madame le rapporteur, seul le deuxième moyen du pourvoi du salarié sera examiné, les autres n'étant pas de nature à entraîner la cassation.

Discussion L'article 7 de la directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003 dispose que « 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d'un congé annuel payé d'au moins quatre semaines, conformément aux conditions d'obtention et d'octroi prévues par les législations et/ou pratiques nationales. 2. La période minimale de congé annuel payé ne peut être remplacée par une indemnité financière, sauf en cas de fin de relation de travail ». Or l'article L. 3141-3 du code du travail prévoit que le salarié « a droit à un congé de deux jours et demi ouvrables par mois de travail effectif chez le même employeur ». Répondant à une question préjudicielle posée par la Cour de cassation à propos du droit à congé d'un salarié victime d'un accident de trajet, la CJUE dans son arrêt du 24

janvier 2012, aff.C-282/10, Dominguez avait affirmé que l'article 7 de la directive s'opposait à des dispositions ou à des pratiques nationales prévoyant que le droit au congé annuel payé serait subordonné à une période de travail effectif minimale pendant la période de référence. La Cour avait imposé aux juridictions des Etats membres d'interpréter le droit interne afin d'aboutir à une solution conforme aux finalités de la directive et réaffirmé les effets directs de la directive à l'égard d'un employeur public. En l'espèce, l'article L. 223-4 devenu L. 3141-5 considérant comme périodes de travail effectif les périodes de suspension pour cause d'accident du travail, la Cour avait fait obligation aux juridictions d'interpréter cet article afin d'assimiler l'absence du travailleur pour cause d'accident de trajet à une absence pour accident du travail et par conséquent à une période de travail effectif. Vous en avez décidé ainsi dans votre arrêt du 3 juillet 2012, n° 08-44.834 P. Cependant, si vous avez interprété l'article L. 3141-5 à la lumière de l'article 7 de la directive, cette extension des périodes assimilées à du temps de travail effectif a rapidement trouvé ses limites. A titre d'exemple, vous avez jugé, à propos d'un salarié demandant à bénéficier d'un droit à congé qu'il soutenait avoir acquis durant une période d'arrêt de travail pour une maladie non professionnelle que « la Directive n° 2003/88/CE ne pouvant permettre, dans un litige entre des particuliers, d'écarter les effets d'une disposition de droit national contraire, la cour d'appel a retenu à bon droit, au regard de l'article L. 3141-3 du Code du travail, que le salarié ne pouvait prétendre au paiement d'une indemnité compensatrice de congés payés au titre d'une période de suspension du contrat de travail ne relevant pas de l'article L. 3141-5 du Code du travail " (Soc 13 mars 2013, n° 11-22.285 P). Vous reconnaissez toutefois que la directive est applicable au litige opposant un salarié à un «organisme chargé en vertu d'un acte de l'autorité publique d'accomplir, sous le contrôle de cette dernière, un service d'intérêt public et disposant à cet effet de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre particuliers » (Soc 22 juin 2016, n° 15-20.111 P). A défaut d'une telle application directe et en dehors des situations limitativement énoncées par l'article L. 3141-5, l'acquisition d'un droit au congé demeurait donc subordonnée à l'accomplissement d'une période de deux mois de travail effectif. Ainsi que l'a rappelé Madame le rapporteur, vous ne considérez pas la période d'éviction des salariés non protégés, qui ne se prête pas à une interprétation conforme de l'article L. 3141-5, comme un temps de travail effectif2. Cependant, ce refus ne peut se perpétuer face à l'évolution de la jurisprudence de la CJUE. En effet, par un arrêt du 29 novembre 2017 la Cour a jugé que « s'il appartient aux États membres de définir les conditions d'exercice et de mise en œuvre du droit au 2

Voir les arrêts Soc 11 mai 2017, n° 15-19.731 P, Soc 28 novembre 2018 n° 17-19.004 et Soc 30 janvier 2019, n° 16-25.672.

congé annuel payé, ils sont tenus de s'abstenir de subordonner à quelque condition que ce soit la constitution même dudit droit qui résulte directement de cette directive »3. Puis, dans l'arrêt Bauer du 6 novembre 20184, elle a procédé à une interprétation de l'article 7 de la directive à la lumière de l'article 31 paragraphe 2 de la Charte en affirmant que « L'article 7 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, ainsi que l'article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une réglementation nationale (...) en application de laquelle, lorsque la relation de travail prend fin en raison du décès du travailleur, le droit à des congés annuels payés acquis (...) et non pris par ce travailleur avant son décès s'éteint sans pouvoir donner naissance à un droit à une indemnité financière au titre desdits congés qui soit transmissible aux ayants droit dudit travailleur par la voie successorale ». Pour la CJUE l'article 31 § 2 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union, qui stipule que " tout travailleur a droit à (...) une période annuelle de congés payés " est d'application directe et se suffit à lui même. Il confère aux travailleurs un droit invocable en tant que tel face à leur employeur, même en l'absence de dispositions du droit de l'Union ou de droit national l'organisant. Si l'arrêt Bauer ne permet pas l'application directe de l'article 7 de la Directive 2003/88 dans un litige entre employeur privé et salarié, il impose d'atteindre ses finalités en procédant à l'application directe de l'article 31 § 2 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Poursuivant son affirmation du droit au congé annuel, la CJUE, saisie de la situation de salariés réintégrés après un licenciement abusif a, par son arrêt n° C-762/18 et C-37/19 du 25 juin 2020, nettement pris position en faveur d'un élargissement de ses conditions de constitution. En se fondant à nouveau sur l'article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, elle a rappelé que le droit au congé annuel ne saurait être interprété de manière restrictive. Assimilant aux périodes de travail effectif les circonstances dans lesquelles l'absence du travail était imprévisible et résultait de motifs indépendants de la volonté du travailleur, comme c'est le cas pour un arrêt maladie, elle a considéré que la période séparant un licenciement abusif de la réintégration du salarié répondait à ces deux critères. En cela, la Cour a suivi son avocat général pour qui il ne « semble pas juste qu'un travailleur qui a été privé de la possibilité de travailler pendant la période où il était licencié en raison d'actes de son employeur qui, par hypothèse, étaient illicites, ait en définitive à subir un préjudice. En d'autres termes, dès lors que, sans les actes illicites de son employeur ayant abouti à son licenciement, le travailleur aurait travaillé pendant la période en question, il ne saurait être en définitive privé du bénéfice du congé annuel payé. » 3 4

Arrêt du 29 novembre 2017, King, C-214/16, EU:C:2017:914, point 34. Affaire C-569/16.

Les circonstances indépendantes de la volonté du travailleur figurent d'ailleurs parmi les critères énoncés à l'article 5, paragraphe 4 de la convention n° 132 de L'OIT pour définir les absences qui doivent être « comptées dans la période de service ». Or, la CJUE a déjà relevé à plusieurs occasions, ainsi que le précise le considérant 6 de la directive 2003/88, que les principes de cette convention doivent être pris en compte lors de l'interprétation de celle-ci 5. La CJUE a déduit de l'ensemble de ces éléments que l'article 7 de la directive s'opposait à une jurisprudence en vertu de laquelle un travailleur illégalement licencié, puis réintégré dans son emploi à la suite de l'annulation de son licenciement par une décision judiciaire, n'aurait pas droit à des congés annuels payés pour la période comprise entre la date du licenciement et la date de sa réintégration dans son emploi, au motif que, pendant cette période, il n'a pas accompli un travail effectif au service de l'employeur. Elle a donc jugé qu'en cas de licenciement après la réintégration, le travailleur a droit « à une indemnité pécuniaire au titre des congés annuels payés non utilisés au cours de la période comprise entre la date du licenciement illégal et celle de sa réintégration dans son emploi. ». Comme dans l'arrêt Bauer, l'impossibilité de prendre les congés annuels acquis donne droit au versement d'une indemnité. L'arrêt du 25 juin 2020 vous impose donc de faire bénéficier le salarié du droit au congé annuel de quatre semaines prévu par l'article 7 de la directive et, si la relation de travail a pris fin, de lui accorder une indemnité à ce titre. En l'absence de toute possibilité d'interprétation conforme des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, il vous revient de les écarter afin d'appliquer directement l'article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, ce qui vous conduira à casser l'arrêt sur le deuxième moyen. Cette évolution de votre jurisprudence complétera celle que vous avez engagée en jugeant par un arrêt du 15 septembre 2021, n° 20-16.010 P que « s'agissant de travailleurs en congé maladie dûment prescrit, le droit au congé annuel payé conféré par cette directive à tous les travailleurs ne peut être subordonné par un Etat membre à l'obligation d'avoir effectivement travaillé pendant la période de référence établie par ledit Etat ».

Avis de cassation sur le deuxième moyen.

5

Article 5 §4 de la convention n° 132 de l'OIT : « 4. Dans des conditions à déterminer par l'autorité compétente ou par l'organisme approprié dans chaque pays, les absences du travail pour des motifs indépendants de la volonté de la personne employée intéressée, telles que les absences dues à une maladie, à un accident ou à un congé de maternité, seront comptées dans la période de service.3

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