Cass. soc., Conclusions, 07-02-2024, n° 22-20.258
A85312RE
Référence
AVIS DE M. HALEM, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 164 du 7 février 2024 (B) – Chambre sociale Pourvois n° 22-20.258 & 22-20.321 Décision attaquée : Cour d'appel de Grenoble du 16 juin 2022 la société Adecco France la société Petzl Distribution C/ Mme [N] [C] _________________
Mme [C] (ci-après “la salariée”) a été mise à disposition à titre temporaire par la société Adecco France (ci-après “l'entreprise de travail temporaire”) de la société Petzl distribution (ci-après l'“entreprise utilisatrice”) entre les 8 avril et 23 décembre 2015. Le 13 janvier 2016, l'entreprise de travail temporaire et la salariée ont conclu un contrat à durée indéterminée intérimaire (ci-après “CDII”), dans cadre duquel celle-ci a été successivement mise à disposition de l'entreprise utilisatrice, du 13 janvier 2016 au 31 mai 2019, puis de deux autres sociétés jusqu'au 30 août 2019. Le 26 septembre 2019, la salariée a saisi la juridiction prud'homale afin d'obtenir la requalification de ses missions en contrat à durée indéterminée (ci-après “CDI”) et de contester la rupture de la relation de travail avec l'entreprise utilisatrice.
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Le 26 novembre 2019, elle a été licenciée pour faute grave par l'entreprise de travail temporaire. Par jugement du 4 septembre 2020, le conseil de prud'hommes de Grenoble a débouté la salariée de l'ensemble de ses demandes. Par arrêt du 16 juin 2022, la cour d'appel de Grenoble a infirmé le jugement, requalifié les missions d'interim en CDI à l'égard de l'entreprise utilisatrice à compter du 8 avril 2015, dit que la salariée avait été licenciée par celle-ci sans cause réelle et sérieuse le 31 mai 2019 et condamné l'entreprise utilisatrice à lui payer diverses sommes au titre de la rupture de la relation contractuelle, jugeant en outre sans cause réelle et sérieuse le licenciement notifié par l'entreprise de travail temporaire, avec les conséquences indemnitaires afférentes. Le 16 août 2022, l'entreprise de travail temporaire (n° Z2220258) et l'entreprise utilisatrice (n° T2220321) ont chacune formé un pourvoi en cassation, la salariée ayant formé un pourvoi incident dans le cadre du premier.
DISCUSSION * Le pourvoi principal de l'entreprise de travail temporaire se fonde sur un unique moyen de cassation divisé en sept branches et le pourvoi incident de la salariée étagement sur un seul moyen (n° Z2220258). * Le pourvoi de l'entreprise utilisatrice (n° T2220321) développe deux moyens de cassation. Le premier moyen, divisé en deux branches, expose que le CDII est régi par les dispositions du contrat de travail relatives au CDI : (i) si les missions effectuées par le salarié dans le cadre du CDII sont régies par les articles L.1251-5 à L.1251-63 du code du travail, à l'exception de certaines dispositions parmi lesquelles ne sont pas mentionnées celles de l'article L. 1251-40 du code du travail, la requalification avec l'entreprise utilisatrice est nécessairement exclue dans la mesure où le salarié intérimaire ne peut être lié, pour une même prestation de travail, par deux CDI distincts ; or la cour d'appel a dit que la relation contractuelle entre l'entreprise utilisatrice et la salariée devait être requalifiée en un CDI à compter du 8 avril 2015, que celle-ci avait été licenciée sans cause réelle et sérieuse le 31 mai 2019, avec les conséquences indemnitaires afférentes, en considérant que les dispositions légales relatives au CDII n'excluaient pas la requalification auprès de l'entreprise utilisatrice et que faute d'une justification du motif du recours au travail temporaire pour la période antérieure à 2016, les missions effectuées pour le compte la société utlisatrice devaient être requalifiées en CDI à compter de la première d'entre elles (violation de l'article 56 de la loi n° 2015994 du 17 août 2015, ensemble les articles L. 1251-581 à L. 1251-58-5 du code du travail, ainsi que les articles L. 1251-5, L. 1251-6, et L. 1251-40 du même code) ;
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(ii) même en admettant la faculté pour le salarié de solliciter la requalification de son CDII en CDI à l'égard de l'entreprise utilisatrice, le fait que celle-ci cesse de fournir du travail au salarié au terme d'une mission conclue dans ce cadre ne peut s'assimiler à une rupture produisant les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse ; la cour d'appel, après avoir requalifié les missions effectuées pour le compte l'entreprise utilisatrice en un CDI, a retenu que dès lors que celle-ci avait cessé de fournir du travail à la salariée après le 31 mai 2019, elle avait rompu le contrat sans respecter une procédure de licenciement, ce qui s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse ; or la non-fourniture de travail au salarié intérimaire après sa mission ne pouvait s'analyser en une rupture du CDI issu de la requalification, de surcroît produisant les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, ce d'autant que la salariée avait été immédiatement envoyée en mission chez d'autres utilisatrices en application de son CDII (violation de l'article 56 de la loi n° 2015-994 du 17 août 2015, ensemble les articles L. 1251-581 à L. 1251-58-5 du code du travail, ainsi que les articles L. 1251-5, L. 1251-6, et L. 1251-40 du même code).
Ce moyen pose les deux questions suivantes : - un salarié intérimaire mis à disposition d'une entreprise utilisatrice dans le cadre d'un CDII peut-il obtenir la requalification de ses missions en CDI à l'égard de celle-ci lorsqu'elle ne justifie pas du motif du recours au travail temporaire ? - la cessation de fourniture de travail par une entreprise utilisatrice à un salarié intérimaire, mis à disposition au titre d'un CDII, ayant terminé sa mission ensuite requalifiée en CDI peut-elle s'analyser en un licenciement sans cause réelle et sérieuse ? Par ailleurs, il conviendra de prononcer un rejet non spécialement motivé du moyen unique du pourvoi principal de l'entreprise de travail temporaire et du pourvoi incident de la salariée dans la première affaire (n° Z2220258) ainsi que du second moyen du pourvoi de l'entreprise utilisatrice (n° T2220321), qui ne sont manifestement pas, pour les raisons exposées au rapport, de nature à entraîner la cassation. S'agissant du premier moyen du pourvoi de l'entreprise utilisatrice (n° T2220321) restant, l'applicabilité, dans le cadre d'un CDII, de la sanction de requalification à l'égard de l'entreprise utilisatrice (I - branche 1) et du régime du licenciement sans cause réelle et sérieuse à la rupture de la relation de travail avec l'entreprise
utilisatrice requalifiée en CDI (II - branche 2) sera successivement étudiée.
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I - Sur l'applicabilité, dans le cadre d'un CDII, de la sanction de requalification à l'égard de l'entreprise utilisatrice (premier moyen branche 1) Soumis à un régime hybride relevant à la fois du CDI et du contrat de travail temporaire (1), le CDII permet au salarié intérimaire de solliciter la requalification de ses missions en CDI à l'égard de l'entreprise utilisatrice sans contradiction avec les règles du premier (2), comme l'a exactement jugé la cour d'appel (3).
1. Le CDII est soumis à un régime hybride combinant le cadre du CDI de droit commun et les conditions de recours au travail temporaire 1.1. Le CDII peut être défini comme un CDI conclu dans les conditions du droit commun entre une entreprise de travail temporaire et un salarié pour la réalisation de missions successives non déterminées à l'avance auprès d'entreprises utilisatrices, dont les périodes d'intermission sont assimilées à du temps de travail effectif et en contrepartie d'une rémunération mensuelle minimum garantie. Initialement mis en œuvre dans le cadre d'un accord national conclu le 10 juillet 20131, étendu par un arrêté du 22 février 20142 ensuite annulé par le Conseil d'Etat3, le CDII a été pérennisé et intégré dans le code du travail par la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel (article 116)4. A l'instar du contrat de travail temporaire classique, il instaure une relation triangulaire associant une entreprise de travail temporaire employeur, liée par un CDI à un salarié temporaire, lui-même missionné au sein d'une entreprise utilisatrice en application d'un contrat de mise à disposition conclu entre celle-ci et l'employeur. L'article L. 1251-58-1 du code du travail issu de la loi du 5 septembre 2018 dispose ainsi : “Une entreprise de travail temporaire peut conclure avec le salarié un contrat à durée indéterminée pour l'exécution de missions successives. Chaque mission donne lieu à : 1° La conclusion d'un contrat de mise à disposition entre l'entreprise de travail temporaire et le client utilisateur, dit “ entreprise utilisatrice ” ; 2° L'établissement, par l'entreprise de travail temporaire, d'une lettre de mission”.
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Accord du 10 juillet 2013 portant sur la sécurisation des parcours professionnels des salariés intérimaires.
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Arrêté du 22 février 2014 portant extension d'un accord relatif à la sécurisation des parcours professionnels des salariés intérimaires des entreprises de travail temporaire (JORF n° 0055 du 6 mars 2014). 3
CE, 28 novembre 2018, n° 379677.
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La même loi (article 116, II) a sécurisé les CDII conclus sur le fondement de l'accord annulé, en prévoyant que ceux conclus entre le 6 mars 2014 et le 19 août 2015 sont présumés conformes à l'article 56 de la loi n° 2015994 du 17 août 2015, qui avait conféré un fondement légal à cette forme contractuelle.
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Le contrat de travail liant le salarié à l'entreprise de travail temporaire obéit à un formalisme précis, devant être établi par écrit et, afin de garantir l'affectation du salarié à une mission répondant aux conditions de recours au travail temporaire, comporter la mention, selon l'article L. 1251-8-2, alinéa 3, 5°, du code du travail, de “La description des emplois correspondant aux qualifications du salarié”. 1.2. Introduit dans le code du travail par amendement en première lecture au Sénat, après un bilan positif de l'expérimentation, le CDII vise à lutter contre la précarité de la situation des salariés temporaires en leur garantissant une intégration durable dans l'emploi tout en préservant la flexibilité des recrutements5. Le CDII suit dès lors un régime hybride inspiré à la fois du CDI et du contrat de travail temporaire. D'une part, il repose au premier chef sur un principe de soumission aux “dispositions du code du travail relatives au contrat à durée indéterminée, sous réserve des dispositions de la (...) section” du même code relative au CDII (article L. 1251-58-2, alinéa 1er, du code du travail). D'autre part, les conditions de la mise à disposition du salarié auprès de l'entreprise utilisatrice sont régies par les règles du code du travail relatives au contrat de travail temporaire. Il résulte en effet de l'article L. 1251-58-4 du code du travail que : “Les missions effectuées par le salarié lié par un contrat de travail à durée indéterminée avec l'entreprise de travail temporaire sont régies par les articles L. 1251-5 à L. 1251-63, sous réserve des adaptations prévues à la présente section et à l'exception des articles L. 1251-14, L. 1251-15, L. 1251-19, L. 1251-26 à L. 1251-28, L. 1251-32, L. 1251-33 et L. 1251-36”6.
Il peut être relevé, au regard de l'objet du présent litige, que figurent parmi les dispositions du code du travail relatives au travail temporaire applicables au CDII : - l'article L. 1251-5 du code du travail sur les conditions de recours du travail temporaire, issu de l'ancien article L. 124-7 du code du travail7 créé par Voir les débats au Sénat lors de la séance du 16 juillet 2018 sur l'amendement n° 649 : “Au-delà du succès du dispositif auprès des acteurs du secteur, son expérimentation a montré que le CDI intérimaire était un contrat gagnant-gagnant : gagnant pour le salarié, qui bénéficie d'un cadre contractuel fixe qui réduit sa situation de précarité et permet d'assurer son employabilité grâce aux formations qui lui sont dispensées ; gagnant pour l'entreprise de travail temporaire, puisque le dispositif lui permet de continuer à offrir à ses clients la flexibilité attendue, tout en répondant à leurs besoins actuels et futurs en termes de compétences”. 5
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Ne peuvent ainsi être appliquées au CDII les dispositions du code du travail relatives au contrat de travail temporaire portant sur la période d'essai (articles L. 1251-14 et L. 1251-15), l'indemnité compensatrice de congé payé (article L. 1251-19), la rupture anticipée du contrat de mission (articles L. 1251-26 à L.1251-28), l'indemnité de fin de mission (articles L. 1251-32 et L. 1251-33) et la succession des contrats de mission (article L. 1251-36). Article L. 124-7, alinéa 1er, du code du travail, issu de l'ordonnance n° 82-130 du 5 février 1982 : “Si l'utilisateur continue à faire travailler après la fin de sa mission un salarié temporaire sans avoir conclu avec lui un contrat de travail ou sans nouveau contrat de mise à disposition, ce salarié est réputé lié à l'utilisateur 7
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l'ordonnance n° 82-130 du 5 février 1982, afin de limiter le recours au travail précaire8, selon lequel: “Le contrat de mission, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise utilisatrice” ;
- l'article L. 1251-40 du code du travail relatif à la sanction de requalification à l'égard de l'entreprise utilisatrice, le premier alinéa de ce texte indiquant : “Lorsqu'une entreprise utilisatrice a recours à un salarié d'une entreprise de travail temporaire en méconnaissance des dispositions des articles L. 1251-5 à L. 1251-7, L. 125110, L. 1251-11, L. 1251-12-1, L. 1251-30 et L. 1251-35-1, et des stipulations des conventions ou des accords de branche conclus en application des articles L. 1251-12 et L. 1251-35, ce salarié peut faire valoir auprès de l'entreprise utilisatrice les droits correspondant à un contrat de travail à durée indéterminée prenant effet au premier jour de sa mission”.
2. L'entreprise utilisatrice, exposée à la requalification en CDI en cas de nonrespect des conditions de recours au travail temporaire, l'y est donc également dans le cadre d'un CDII, sans contradiction entre les deux régimes 2.1. Il découle de la prohibition du recours au travail temporaire énoncée à l'article L. 1251-5 du code du travail précité que son utilisation est limitée par l'article L. 1251-6 du même code - également inclus dans le régime du CDII par renvoi de l'article L. 1251-58-4 de ce code - à “l'exécution d'une tâche précise et temporaire” et à des cas déterminés, tenant pour l'essentiel : (i) au remplacement d'un salarié, d'un chef d'entreprise ou d'une exploitation agricole ; (ii) à l'accroissement temporaire de l'activité de l'entreprise ; (iii) à des emplois de caractère saisonnier en raison de la nature de l'activité exercée et de leur caractère par nature temporaire.
par un contrat de travail à durée indéterminée. Dans ce cas l'ancienneté du salarié est appréciée à compter du premier jour de sa mission chez l'utilisateur. Elle est déduite de période d'essai éventuellement prévue”. Au départ limité au dépassement du terme initial du contrat, ce texte a été progressivement élargi à d'autres causes de requalification, figurant à l'actuel article L. 1251-40 du code du travail. 8
Voir sur ce point les termes explicites du rapport au président de la république de l'ordonnance Auroux n° 82130 du 5 février 1982 : “(...) C'est pourquoi la présente ordonnance répond à deux objectifs essentiels. En premier lieu, elle affirme le principe selon lequel le contrat de travail de droit commun est le contrat à durée indéterminée, le recours aux contrats à durée déterminée étant limité à des cas où l'emploi pourvu ne présente manifestement pas un caractère permanent. En outre, ces contrats doivent être, sauf dans certains cas, limités dans le temps. En second lieu, l'ordonnance garantit aux salariés titulaires de contrats à durée déterminée, le bénéfice des dispositions légales et conventionnelles et des usages applicables aux salariés permanents. (...) La limitation du recours au contrat à durée déterminée s'accompagne de mesures tendant à éviter tout abus. C'est ainsi que tout contrat irrégulier est requalifié de contrat à durée indéterminée et que la succession de contrats à durée déterminée est limitée”.
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Ainsi, une entreprise ne peut recourir de façon systématique aux missions d'intérim pour faire face à un besoin structurel de main-d'œuvre (Soc, 4 décembre 2013, n° 11-28.314 ; Soc, 13 juin 2012, n° 10-26.387). N'est pas respectée l'interdiction de pourvoir durablement par ce moyen des emplois liés à l'activité normale et permanente de l'entreprise lorsque les postes successivement occupés par le salarié pendant plusieurs années en contrat de travail temporaire, en raison de l'accroissement durable de l'activité de l'entreprise, révèlent une identité d'emploi (Soc, 21 janvier 2004, n° 02-46.150). Il est en outre exclu qu'un contrat de mission, conclu pour remplacer un salarié absent, soit immédiatement suivi d'un contrat de mission conclu pour un accroissement temporaire d'activité (Soc, 24 avril 2013, n° 12-11.793 et n° 12-11.754)9. En outre, en cas de litige sur le motif du recours au travail temporaire, c'est à l'entreprise utilisatrice qu'il incombe de rapporter la preuve de la réalité du motif énoncé dans le contrat (Soc, 12 novembre 2020, n° 18-18.294 ; Soc, 10 octobre 2018, n° 16-26.535 ; Soc, 15 septembre 2010, n° 09-40.473 ; Soc, 28 novembre 2007, n° 06-44.843). 2.2. Il a été exposé plus haut que le renvoi de l'article L. 1251-58-4 du code du travail à l'article L. 1251-40 du même code emporte application au CDII de la sanction de requalification en cas de violation des conditions de fond ou de forme du contrat de mise à disposition, de sorte que le salarié peut faire valoir auprès de l'entreprise utilisatrice les droits afférents à un CDI prenant effet au premier jour de sa première mission irrégulière (Soc, 11 mai 2022, n° 20-12.271 ; Soc, 30 juin 2021, n° 19-16.655; Soc, 21 octobre 2020, n° 19-12.477 et 19-11.955 ; Soc, 12 novembre 2015, n° 14-23.253 ; Soc, 21 janvier 2004, n° 03-42.76910). Il en est ainsi par exemple lorsque les différents contrats de mission de salariés intérimaires s'inscrivent dans un accroissement durable et constant de l'activité de la société utilisatrice (Soc, 21 janvier 2004, n° 03-42.769, précité). A cet égard, il convient de souligner que dans une décision récente la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé comme non sérieuse une question prioritaire de constitutionnalité qui invoquait la contrariété à la liberté contractuelle et au droit au maintien de l'économie des conventions légalement conclues de la faculté de requalification d'un CDII en CDI (Soc, 25 janvier 2023, n° 22-40.018). 2.3. L'application de la sanction de requalification en CDI à l'égard de l'utilisatrice, ainsi validée par la Cour de cassation au regard du cadre 9
En toute hypothèse, le recours à des contrats de missions successifs impose au juge du fond de vérifier qu'il est justifié par des raisons objectives qui s'entendent de l'existence d'éléments concrets établissant le caractère par nature temporaire de l'emploi (Soc, 12 novembre 2020, n° 19-11.402 ; Soc, 20 septembre 2017, n° 16-13.362 ; Soc, 4 février 2015, n° 13-26.600 ; Soc, 17 décembre 2014, n° 13-23.176 ; Soc, 23 janvier 2008, n° 06-44.197 et n° 06-43.040), ce qu'il appartient à l'employeur de démontrer (Soc, 4 décembre 2019, n° 18-11.989 ; Soc, 13 mars 2019, n° 18-10.857 ; Soc, 3 novembre 2016, n° 15-15.764). 10
Voir aussi les numéros de pourvoi 03-42.770, 03-42.774, 03-42.776, 03-42.775, 03-42.754, 03-42.777, 0342.756, 03-42.779, 03-42.780, 03-42.781, 03-42.782, 03-42.760, 03-42.783, 03-42.784, 03-42.763, 03-42.764 et 03-42.765.
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constitutionnel applicable, n'apparaît pas incompatible avec le régime du CDII liant le salarié à l'entreprise de travail temporaire, pour quatre raisons principales. En premier lieu, il est admis de longue date que le salarié puisse exercer concurremment deux actions en requalification à l'encontre de l'entreprise utilisatrice et de l'entreprise de travail temporaire (Soc, 20 mai 2009, n° 07-44.755 ; Soc, 13 avril 2005, n° 03-41.967 ; Soc, 19 juin 2002, n° 00-41.354), lesquelles relèvent de deux fondements différents, ce qui impose aux employeurs de répondre in solidum des conséquences de la rupture du contrat (Soc, 12 novembre 2020, n° 18-18.294 ; Soc, 20 décembre 2017, n° 15-29.519 ; Soc, 24 avril 2013, n° 12-11.793 et 12-11.954). En second lieu, le fait pour un salarié intérimaire d'être titulaire de deux CDI, le CDII originel conclu avec l'entreprise de travail temporaire et le CDI issu de la requalification prononcée contre l'entreprise utilisatrice, n'est pas en tant que tel prohibé par le code du travail. La seule limite pesant sur les parties est le respect des durées maximales de travail prévues par la loi (articles L. 8261-1 et L. 8261-2 du code du travail), non la conclusion du second contrat (Soc, 27 avril 1989, n° 8713.951). En pratique, le premier contrat, de par ses périodes d'intermission ou sa durée à temps partiel, peut en outre être compatible avec l'exécution du second, à charge pour l'employeur de réduire le temps de travail en cas de dépassement des maxima légaux ou de mettre en demeure le salarié d'opter pour l'un des deux contrats (Soc, 10 mars 2009, n° 07-43.985). Dans ces conditions, l'éventuelle délégation du salarié dans une nouvelle mission ne saurait y faire obstacle11 et tend au contraire à écarter pour l'avenir l'objection soulevée par le moyen d'une dualité de contrats pour une même prestation de travail. En troisième lieu, la requalification interviendra la plupart du temps, en pratique, après la rupture du contrat de travail initial par l'entreprise de travail temporaire, sans que le salarié puisse solliciter sa réintégration (pour un CDD : Soc, 21 septembre 2017, n° 16-20.460), et aura pour principale conséquence d'indemniser le salarié pour la période passée au titre des prestations effectuées au sein de l'entreprise utilisatrice, en violation des conditions de recours au travail temporaire. En quatrième lieu, l'objectif d'une relation de travail stabilisée entre le salarié et l'entreprise de travail temporaire attaché au CDII s'inscrit dans celui plus large, confirmé par les travaux parlementaires de la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018, d'une lutte contre le recours abusif au travail précaire, en partie imputable à l'employeur en cas de délégation d'un salarié intérimaire pour un emploi durable et permanent, ce qui justifie l'application d'une sanction dissuasive à l'égard de l'entreprise utilisatrice et réparatrice pour le travailleur.
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L'ajustement, le cas échéant, de la nouvelle mission, intéressera uniquement la relation entreprise travail temporaire-entreprise utilisatrice, dans les conditions stipulées par le contrat de mise à disposition, auquel le salarié est tiers.
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3. En l'espèce, la cour d'appel a à bon droit considéré que le salarié intérimaire pouvait, dans le cadre d'un CDII, solliciter la requalification de ses missions en CDI Après avoir rappelé l'ensemble des textes applicables à la requalification des missions d'intérim à l'égard de l'entreprise utilisatrice, la cour d'appel a en effet jugé qu'une telle sanction était applicable à cette dernière dans le cadre d'un CDII en cas de non-respect des conditions de recours au travail temporaire : “Il se déduit de ses dispositions légales l'applicabilité au contrat de travail à durée indéterminée intérimaire à l'égard de l'entreprise utilisatrice notamment des articles L 12515, L 1251-40 et L 1251-41 du code du travail dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, de sorte que nonobstant la signature par le salarié mis à disposition d'un contrat à durée indéterminée intérimaire, ce dernier peut également solliciter la requalification des missions en contrat à durée indéterminée de droit commun à l'égard de l'entreprise utilisatrice au motif que les missions avaient pour objet ou pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de celleci”. (arrêt attaqué, p. 5).
Elle en a déduit que faute pour la société utilisatrice de justifier sur une partie de la période de délégation de la réalité du motif du recours au travail temporaire tiré de l'accroissement temporaire d'activité de l'entreprise, elle s'exposait à la requalification : “Au cas d'espèce, [la salariée] établit par la production de bulletins de paie dressés par [l'entreprise de travail temporaire] qu'elle a été régulièrement mise à disposition de la société [utilisatrice] à compter du 8 avril 2015, quoiqu'avec des périodes d'interruption, et ce jusqu'au 31 mai 2019. Le motif de recours figurant sur les contrats de mission temporaire puis les lettres de mission temporaire après la conclusion à effet du 13 janvier 2016 d'un contrat à durée indéterminée intérimaire par [la salariée] avec [l'entreprise de travail temporaire] est un surcroît temporaire allégué d'activité. Si la société [utilisatrice] fournit divers justificatifs du surcroît temporaire d'activité en pièces n°2 à 7, ils ne couvrent que les années 2016 à 2019, alors même que [la salariée] demande expressément la requalification de l'ensemble de ses contrats et lettres de mission en contrat à durée indéterminée à l'égard de l'entreprise utilisatrice et ce, depuis le 8 avril 2015. Faute de production du moindre élément justificatif pour la période antérieure à 2016, il convient d'infirmer le jugement entrepris et de requalifier les missions de [la salariée] à l'égard de [l'entreprise utilisatrice] en contrat à durée indéterminée de droit commun à compter du 8 avril 2015” (arrêt attaqué, p. 5 et 6).
La requalification des missions de travail temporaire effectuées en violation des conditions de recours à cette forme dérogatoire de travail étant envisageable à l'égard de l'entreprise utilisatrice, même le dans le cadre d'un CDII, la première branche du premier moyen du pourvoi de l'entreprise utilisatrice (n° T2220321) ne saurait alléguer, au motif que le salarié ne pourrait être lié pour une même prestation de travail par deux CDI distincts, une violation des articles 56 de la loi n°2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi, ensemble les articles L. 1251581 à L. 1251-58-5 du code du travail, ainsi que les articles L. 1251-5, L. 1251-6, et L. 1251-40 du même code. Il conviendra par conséquent de la rejeter.
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II - Sur l'applicabilité, dans le cadre d'un CDI, du régime du licenciement sans cause réelle et sérieuse à la rupture de la relation de travail avec l'entreprise utilisatrice requalifiée en CDI (premier moyen - branche 2) L'effet rétroactif de la requalification emporte soumission ab initio de la relation de travail intérimaire au régime du CDI (1), de sorte que sa rupture relève du régime du licenciement sans cause réelle et sérieuse même en cas de nouvelle mission (2), comme l'a justement jugé la cour d'appel (3). 1. La requalification de missions de travail temporaire emporte application rétroactive du régime du CDI dès la première mission irrégulière 1.1 Parmi les nombreux effets attachés à cette sanction, deux peuvent être principalement distingués. D'une part, le principe d'unicité, caractérisé par la création d'une relation contractuelle unique et continue, en lieu et place des missions requalifiées. Le salarié a alors droit à une indemnité de requalification unique pour l'ensemble de la période12, due par la seule entreprise utilisatrice13, ce même si la succession de contrats a été interrompue pendant plusieurs mois (Soc, 15 mars 2006, n° 0448.548) et même en cas de poursuite de la relation de travail après la fin de la mission ou la conclusion d'un CDI (Soc, 19 février 2014, n° 12-24.929), l'action pouvant être engagée même après la fin du contrat de mission (Soc, 25 mars 1997, n° 95-42.788; Soc, 7 octobre 1998, n° 97-43.336). Il doit aussi bénéficier de rappels de salaires pour les périodes intermédiaires entre deux missions, s'il s'est tenu à la disposition de l'entreprise utilisatrice14. D'autre part, la rétroactivité, selon laquelle le salarié peut faire valoir auprès de l'entreprise utilisatrice les droits afférents à un CDI prenant effet au premier jour de sa première mission irrégulière15, implique que l'ancienneté du salarié devra être appréciée à compter de cette date et la durée de la mission précédemment effectuée sera, le cas échéant, déduite de la durée de la période d'essai propre au CDI16. Cet effet opère y compris en cas de cession de l'entreprise utilisatrice et dès la première mission chez l'entreprise cédante (Soc, 23 novembre 2022, n° 1916.608).
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Soc, 10 mai 2012, n° 10-23.514 ; Soc, 15 mars 2006, n° 04-48.548 ; Soc, 25 mai 2005, n° 02-44.468 ; Soc, 13 avril 2005, n° 03-44.996 ; Soc, 30 mars 2005, n° 02-45.410. 13
Soc, 1er décembre 2005, n° 04-41.005 ; Soc, 11 juillet 2007, n° 06-41.732 ; Soc, 13 juin 2012, n° 10-26.387.
14
Soc, 10 novembre 2009, n° 08-40.088 ; Soc, 9 décembre 2009, n° 08-41.737 ; Soc, 10 mai 2012, n° 10-23.514 ; Soc, 24 mars 2021, n° 18-23.495. 15
Voir supra § I, 2.2.
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Soc, 29 novembre 2007, n° 06-44.325 ; Soc, 12 novembre 2015, n° 14-23.253 ; pour un contrat à durée déterminée : Soc, 3 mai 2016, n° 15-12.256.
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2. La rupture du CDI issu de la requalification est soumise au régime du licenciement, même si le salarié s'est vu entretemps confier une nouvelle mission 2.1. Le salarié intérimaire bénéficiaire de la requalification étant considéré comme ab initio titulaire d'un CDI à l'égard de l'entreprise utilisatrice, la rupture par cette dernière de ce nouveau contrat, notamment par non-fourniture d'une prestation de travail, lui impose de faire application des règles du licenciement, avec toutes conséquences indemnitaires afférentes (Soc, 30 octobre 2013, n° 12-21.205 ; pour une requalification prononcée à l'égard de l'entreprise de travail temporaire : Soc, 13 avril 2005, n° 03-44.996 ; Soc, 10 mai 2012, n° 10-23.514 ; dans le cas d'un contrat à durée déterminée : Soc, 30 octobre 2002, n° 00-45.608). L'intéressé pourra ainsi solliciter de l'entreprise utilisatrice le paiement d'une indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse et d'une indemnité de préavis, s'ajoutant à l'indemnité de précarité (Soc, 30 mars 2005, n° 02-45.410), voire le cas échéant d'une indemnité de congés payés sur préavis et d'une indemnité conventionnelle de licenciement (Soc, 25 mai 2005, n° 02-44.468). L'entreprise utilisatrice peut en outre être condamnée au remboursement à l'organisme gestionnaire du régime d'assurance chômage des indemnités de chômage éventuellement payées au salarié (Soc, 18 octobre 2007, n° 06-43.771). 2.2. En outre, le fait que le salarié ait pu être délégué par l'entreprise de travail temporaire dans une nouvelle mission ne saurait faire obstacle à l'application des règles du licenciement dans les conditions rappelées ci-dessus. La requalification des missions d'un salarié d'une entreprise de travail temporaire en CDII prononcée à l'égard de l'entreprise utilisatrice lui permet en effet de se prévaloir des droits afférents à un CDI contre l'une et l'autre des deux sociétés, devenues “coemployeurs”, à qui il incombe l'obligation légale de fourniture de travail, dans la limite des durées maximales légales et des contraintes pratiques énoncées plus haut17. Il s'agit pour chacune d'elle d'une obligation propre, attachée au caractère synallagmatique du contrat de travail, qui ne peut être déléguée à l'un quelconque des employeurs, notamment, pour l'entreprise utilisatrice, en s'en remettant aux futures missions éventuellement confiées pour l'avenir par la société d'intérim. Le fait que la dernière mission soit arrivée à son terme n'est pas davantage de nature à remettre en cause le droit pour le salarié temporaire irrégulièrement employé d'obtenir la requalification à l'égard de l'entreprise utilisatrice, à charge pour celle-ci de fournir à son nouveau salarié une prestation de travail à effectuer, ce qui ne s'analyse pas en une poursuite de la mission accomplie et à défaut caractérise une rupture du CDI issu de l'opération de requalification. 3. La cour d'appel a donc exactement considéré que l'absence de fourniture de travail au salarié intérimaire au titre du CDI issu de la requalification 17
Voir supra, § I, 2.3.
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s'analysait, même après sa fin de mission, en un licenciement sans cause réelle et sérieuse Elle a en effet rappelé que par l'effet de la requalification, le salarié se trouvait désormais titulaire de deux CDI, ce qui l'autorisait en cas de rupture injustifiée à réclamer les indemnités afférentes y compris après la fin de sa dernière mission auprès de l'entreprise utilisatrice : “Le salarié est également fondé à solliciter à l'égard tant de l'entreprise utilisatrice, dans le cadre de missions d'interim requalifiées en contrat à durée indéterminée de droit commun, que de l'entreprise de travail temporaire lui ayant notifié son licenciement dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée intérimaire, diverses sommes au titre de deux ruptures injustifiées des contrats de travail dès lors que l'objet des contrats n'est pas le même, y compris lorsque les ruptures interviennent à des périodes concomitantes après la fin d'une mission auprès de l'entreprise utilisatrice puisque l'entreprise de travail temporaire, dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée intérimaire n'a pas pour obligation de fournir des missions à la salariée à l'égard uniquement d'une entreprise utilisatrice comme pour un contrat de mission mais au contraire d'une ou plusieurs entreprises utilisatrices selon des lettres de mission s'intégrant à une relation à durée indéterminée continue avec des périodes inter-missions rémunérées par l'entreprise de travail temporaire employeur” (arrêt
attaqué, p. 5). Partant de ce principe, la cour d'appel a jugé que la salariée était fondée à réclamer, du fait de la rupture de la relation de travail par l'entreprise à l'issue de la dernière mission, sans avoir respecté de procédure de licenciement, le paiement des sommes découlant d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse : “Premièrement, [l'entreprise utilisatrice] a cessé le 31 mai 2019 de fournir du travail à [la salariée] en considérant à tort que le contrat était arrivé à son terme à raison de la fin de l'ultime mission d'interim alors que la relation de travail est requalifiée en contrat à durée indéterminée de droit commun. Le contrat de travail a, dès lors, été rompu sans que ne soit observée la moindre procédure de licenciement de sorte que la rupture s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Deuxièmement, il s'ensuit que [la salariée] est fondée à solliciter de [l'entreprise utilisatrice] une indemnité compensatrice de préavis de 4 627,46 euros bruts, outre 462,75 euros bruts de congés payés afférents ainsi qu'une indemnité de licenciement de 2 412,09 euros prenant en compte son ancienneté depuis le 8 avril 2015. Troisièmement, au visa de l'article L 1235-3 du code du travail dans sa version applicable au jour du licenciement, [la salariée] avait plus de 4 ans d'ancienneté au service de [l'entreprise utilisatrice], de sorte qu'elle a droit à une indemnisation comprise entre 3 et 5 mois de salaire. Elle ne fournit, pour autant, aucun justificatif sur sa situation ultérieure au regard de l'emploi si bien qu'il lui est alloué la somme de 6 842 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et le surplus de la demande est rejeté” (arrêt
attaqué, p. 6). Dans ces conditions, la seconde branche du premier moyen du pourvoi de l'entreprise utilisatrice (n° T2220321) ne saurait reprocher à l'arrêt, du fait qu'il a
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appliqué à bon droit le régime du licenciement à la rupture de la relation de travail par cette entreprise, d'avoir violé l'article 56 de la loi n° 2015-994 du 17 août 2015, ensemble les articles L. 1251-581 à L. 1251-58-5 du code du travail, ainsi que les articles L. 1251-5, L. 1251-6, et L. 1251-40 du même code.
Il conviendra donc comme la première de la rejeter.
Le rejet non spécialement motivé à intervenir du moyen unique du pourvoi principal de l'entreprise de travail temporaire et du pourvoi incident de la salariée dans la première affaire (n° Z2220258) ainsi que du second moyen du pourvoi de l'entreprise utilisatrice (n° T2220321), associé au rejet ci-dessus développé du premier moyen de ce dernier, devra en conséquence conduire au rejet de l'ensemble des deux pourvois en litige.
PROPOSITION Rejet.
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