Cass. soc., Conclusions, 11-05-2023, n° 21-25.522
A84642RW
Référence
AVIS DE Mme MOLINA, AVOCATE GÉNÉRALE RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 528 du 11 mai 2023 – Chambre sociale Pourvoi n° 21-25.522 Décision attaquée : Cour d'appel de Poitiers du 18 novembre 2021
La société Nautitech Catamarans C/ M. [Y] [T] _________________
Suivant contrat à durée indéterminée, la société Nautitech Catamarans a engagé M. [Y] [T] à compter du 24 août 2015 en qualité de directeur général des opérations. Par courrier du 3 août 2018, l'employeur a convoqué le salarié à un entretien préalable à son licenciement pour motif économique. Le salarié a adhéré au contrat de sécurisation professionnelle. Contestant son licenciement et souhaitant obtenir notamment le paiement d'heures supplémentaires et de la rémunération variable pour l'année 2017/2018, le salarié a saisi le conseil de prud'hommes de Rochefort-sur-mer le 15 octobre 2018. Par jugement du 21 octobre 2019, le conseil de prud'hommes a notamment débouté le salarié de sa demande de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ; dit et jugé que le motif économique du licenciement est bien réel selon l'article L. 1233-3 du code du travail ; débouté le salarié de l'ensemble de ses autres demandes. Sur appel du salarié, la cour d'appel de Poitiers, dans un arrêt du 18 novembre 2021 a notamment infirmé le jugement rendu le 21 octobre 2019 par le conseil de prud'hommes de Rochefort-sur-mer en toutes ses dispositions ; statuant à nouveau, dit que le licenciement du salarié est dépourvu de cause réelle et sérieuse ; condamné l'employeur à payer au salarié une
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somme à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ; ordonné le remboursement par l'employeur fautif, aux organismes intéressés des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, à hauteur de six mois au maximum d'indemnités de chômage ; dit que la convention individuelle de forfait en heures sur l'année est inopposable au salarié à compter du 26 octobre 2015 ; condamné l'employeur à payer au salarié des sommes au titre des heures supplémentaires outre une somme relative aux congés payés afférents, au titre des heures supplémentaires réalisées au-delà du contingent annuel outre une somme relative aux congés payés afférents ; condamné l'employeur à payer au salarié une somme au titre du solde de sa rémunération variable 2017/2018 outre une somme relative aux congés payés afférents ; y ajoutant, rejeté la demande reconventionnelle en paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive ; dit n'y avoir lieu à prononcer une amende civile. L'employeur s'est pourvu en cassation. La convention annuelle de forfait en heures dont bénéficie un salarié exclut-elle par principe la qualité de cadre dirigeant à son égard ? Telle est la question que nous soumet le pourvoi qui reproche à la cour d'appel d'avoir condamné l'employeur à payer au salarié des sommes au titre des heures supplémentaires outre des congés payés afférents, ainsi qu'au titre des heures supplémentaires réalisées audelà du contingent annuel et des congés payés afférents, considérant que la signature d'une convention de forfait en heures n'est pas incompatible avec le statut de cadre dirigeant. Au titre de son pouvoir de direction, l'employeur détient des prérogatives quant à l'aménagement ou à la répartition du temps de travail de ses salariés. Toutefois, afin de préserver les temps de repos et de congés de ces derniers dans un objectif de garantie de leur droit à la santé et à la sécurité ainsi qu'au respect de leur vie personnelle et familiale, l'action de l'employeur sur la durée de travail des salariés reste limitée. Elle l'est tant par le contrat de travail que par les normes de durée du travail énoncées dans le code du travail. Ainsi, les dispositions de celui-ci encadrent les heures supplémentaires ou les conventions de forfait qui impliquent un dépassement de la durée légale du travail. Les dispositions relatives à la durée du travail figurent dans une troisième partie du code du travail “Durée du travail, salarie, intéressement, participation et épargne salariale”, livre premier “Durée du travail, repos et congés”. Selon l'article L. 3111-1 du code du travail, premier article du titre premier “Champ d'application” contenant un chapitre unique, “les dispositions du présent livre sont applicables aux employeurs ainsi qu'à leurs salariés.” Cependant, l'article L. 3111-2 suivant dispose “Les cadres dirigeants ne sont pas soumis aux dispositions des titres II et III. Sont considérés comme ayant la qualité de cadre dirigeant les cadres auxquels sont confiées des responsabilités dont l'importance implique une grande indépendance dans l'organisation de leur emploi du temps, qui sont habilités à prendre des décisions de façon largement autonome et qui perçoivent une rémunération se situant dans les niveaux les plus élevés des systèmes de rémunération pratiqués dans leur entreprise ou établissement.” Le titre deuxième s'intitule “Durée du travail, répartition et aménagement des horaires” tandis que le titre troisième se nomme “Repos et jours fériés”. Ainsi, dès que les conditions posées par l'article précité sont réunies, les cadres concernés ne peuvent pas se voir appliquer la réglementation relative à la durée du travail, ni celle concernant les repos et congés. Du fait de ce régime particulier, alors que la législation sur la durée du travail revêt un caractère d'ordre public, la loi prévoit que la qualification de cadre dirigeant ne peut être retenue que de façon restrictive. Les cadres, pour relever de cette catégorie, doivent donc remplir les trois critères cumulatifs énoncés à l'article L. 3111-2 du code du travail (cadres auxquels sont confiées des responsabilités dont l'importance implique une grande indépendance dans l'organisation de leur emploi du temps, qui sont habilités à prendre des
décisions de façon largement autonome et qui perçoivent une rémunération se situant dans les niveaux les plus élevés des systèmes de rémunération pratiqués dans leur entreprise ou établissement). En outre, la chambre juge que “le juge doit vérifier précisément les conditions réelles d'emploi du salarié concerné, peu important que l'accord collectif applicable retienne pour la fonction occupée par le salarié la qualité de cadre dirigeant.” (Soc., 13 janvier 2009, pourvoi n° 06-46.208, Bull. 2009, V, n° 12) et sans se limiter aux mentions du contrat de travail (Soc., 5 octobre 2011, pourvoi n° 10-17.110). Par ailleurs, la chambre juge que les trois critères cumulatifs impliquent que seuls relèvent de cette catégorie les cadres participant à la direction de l'entreprise (Soc., 31 janvier 2012, pourvoi n° 10-24.412, Bull. 2012, V, n° 45 ; Soc., 19 juin 2019, pourvoi n° 17-28.544), sans toutefois faire de cette dernière circonstance un quatrième critère, autonome et distinct se substituant aux trois critères légaux (Soc., 22 juin 2016, pourvoi n° 14-29.246, Bull. 2016, V, n° 137). Si la chambre retient que la qualité de cadre dirigeant doit être appréciée concrètement aux regard des conditions réelles d'emploi du salarié par rapport aux trois critères légaux cumulatifs, est-il néanmoins possible d'admettre que certaines stipulations du contrat de travail ne sont pas compatibles avec la qualité de cadre dirigeant ? La chambre le conçoit en retenant que certaines mentions peuvent exclure à elles seules une telle qualification. Ainsi, elle juge que la conclusion d'une convention de forfait en jours ne permet pas à l'employeur de soutenir que le salarié relève de la catégorie des cadres dirigeants (Soc., 5 juin 2019, pourvoi n° 18-11.935 ; Soc., 8 juillet 2020, pourvoi n° 18-21.793 ; Soc., 12 janvier 2022, pourvoi n° 19-25.080). Conscient de cette position de la Cour, laquelle a été adoptée par la cour d'appel alors que l'employeur indiquait que le salarié avait la qualité de cadre dirigeant pour s'opposer à sa demande en paiement d'heures supplémentaires, le pourvoi sollicite un revirement de jurisprudence. Toutefois, si les décisions précitées sont intervenues dans le cadre de la conclusion de convention de forfait en jours, dans notre espèce, la cour d'appel, sans être contestée par les parties, a retenu que le contrat de travail du salarié comportait une convention individuelle de forfait annuel en heures. La jurisprudence rappelée ci-dessus doit-elle recevoir application dans ce cadre ? En premier lieu, il convient de constater que les dispositions relatives aux conventions individuelles de forfait se trouvent, et se trouvaient, dans leur version antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue sociale et à la sécurisation des parcours professionnels, dans le titre II “Durée du travail, répartition et aménagement des horaires”, du livre premier de la troisième partie du code du travail, auquel les cadres dirigeants ne sont pas soumis, ainsi que je l'ai précédemment rappelé. Deux sortes de conventions de forfait permettent d'écarter les salariés concernés de l'application de certains points de la réglementation de la durée du travail : la convention de forfait en heures sur une semaine, un mois ou une année et la convention de forfait en jours, nécessairement annuel. Selon les dispositions législatives, dans leur version antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, les conventions de forfait en heures doivent être prévues par un accord collectif préalable1 et ne concernent que certaines catégories de salariés2. La convention individuelle
Article L. 3121-39 du code du travail : “La conclusion de conventions individuelles de forfait, en heures ou en jours, sur l'année est prévue par un accord collectif d'entreprise ou d'établissement ou, à défaut, par une convention ou un accord de branche. Cet accord collectif préalable détermine les catégories de salariés 1
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doit être établie par écrit et requiert l'accord du salarié3. Elle fixe la durée du travail à l'année, exprimée en heures et ne devant pas excéder le plafond fixé par l'accord collectif, ainsi que la rémunération correspondante. Par interprétation a contrario de l'article L. 3121-43 du code du travail afférent aux conventions de forfait en jours, les salariés concernés par une convention de forfait annuel en heures restent soumis à l'ensemble de la réglementation de la durée du travail4. Leur temps de travail doit par conséquent être décompté. L'article L. 3121-41 du code du travail dispose “La rémunération du salarié ayant conclu une convention de forfait en heures est au moins égale à la rémunération minimale applicable dans l'entreprise pour le nombre d'heures correspondant à son forfait, augmentée des majorations pour heures supplémentaires prévues à l'article L. 3121-22.” Les heures accomplies au-delà du forfait sont des heures supplémentaires qui doivent être rémunérées comme telles. Enfin, la chambre a jugé que “La convention individuelle de forfait annuel en heures, telle que visée à l'article L. 3121-38 du code du travail dans sa rédaction alors applicable, n'instaure pas au profit du salarié un droit à la libre fixation de ses horaires de travail indépendamment de toute contrainte liée à l'horaire collectif fixé par l'employeur dans l'exercice de son pouvoir de direction.” (Soc., 2 juillet 2014, pourvoi n° 13-11.904, Bull. 2014, V, n° 171). Par ailleurs, au regard des conditions cumulatives énoncées par la loi pour attribuer la qualification de dirigeant à un cadre, je considère que ce dernier, lorsqu'il atteint un certain niveau de responsabilités, est rémunéré pour l'accomplissement de ses missions et non pour le temps qu'il y consacre. Ainsi, salaire et temps de travail sont alors décorrélés, et ce, en contrepartie d'une liberté totale dans l'organisation du travail et dans la perception d'une rémunération élevée. C'est pourquoi, si les cadres dirigeants peuvent être rémunérés sur la base de forfaits, compte tenu de leurs responsabilités et de la nature de leurs fonctions, ces forfaits doivent être déterminés sans référence à une durée de travail, que ce soit en heures ou en jours. Or, la convention de forfait annuel en jours ne permet pas, au regard de l'ensemble des textes législatifs qui la régissent, une telle déconnexion entre salaire et temps de travail, ni l'autonomie aussi large que celle dont doivent bénéficier les cadres dirigeants. De plus, les conditions cumulatives qui permettent l'application du statut de cadre dirigeant, contrairement aux conventions de forfait en jours n'exigent pas la conclusion préalable d'un accord collectif, ni, sauf dispositions conventionnelles contraires, l'accord du salarié matérialisé dans un écrit (Soc., 30 novembre 2011, pourvoi n° 09-67.798, 10-17.552, Bull. 2011, V, n° 281). susceptibles de conclure une convention individuelle de forfait, ainsi que la durée annuelle du travail à partir de laquelle le forfait est établi, et fixe les caractéristiques principales de ces conventions.” Article L. 3121-42 du code du travail : “Peuvent conclure une convention de forfait en heures sur l'année, dans la limite de la durée annuelle de travail applicable aux conventions individuelles de forfait fixée par l'accord collectif : 1° Les cadres dont la nature des fonctions ne les conduit pas à suivre l'horaire collectif applicable au sein de l'atelier, du service ou de l'équipe auquel ils sont intégrés ; 2° Les salariés qui disposent d'une réelle autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps.” 2
Article L. 3121-40 du code du travail : “La conclusion d'une convention individuelle de forfait requiert l'accord du salarié. La convention est établie par écrit.” 3
Article L. 3121-43 du code du travail : “Les salariés ayant conclu une convention de forfait en jours ne sont pas soumis aux dispositions relatives : 1° A la durée légale hebdomadaire prévue à l'article L. 3121-10 ; 2° A la durée quotidienne maximale de travail prévue à l'article L. 3121-34 ; 3° Aux durées hebdomadaires maximales de travail prévues au premier alinéa de l'article L. 3121-35 et aux premier et deuxième alinéas de l'article L. 3121-36.” 4
Enfin, le caractère d'ordre public de la durée du travail et sa relation à la santé et à la sécurité du salarié me font considérer que la qualification de cadre dirigeant, dont le statut déroge aux questions de durée du travail, doit rester appliquée de façon restrictive, dans les conditions énoncées par l'article L. 3111-2 du code du travail, alors qu'à mon sens, les conditions de mise en oeuvre d'une convention de forfait annuel en heures ne sont pas compatibles avec ce statut strictement défini. C'est pourquoi, au regard de l'ensemble de ces éléments, j'estime que le salarié qui a bénéficié d'une convention de forfait annuel en heures, même devenue inopposable, ne peut pas se voir reconnaître la qualité de cadre dirigeant, ce que la cour d'appel a valablement décidé. ➤ Je conclus au rejet.
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