Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 25-10-2023, n° 22-18.303

Cass. soc., Conclusions, 25-10-2023, n° 22-18.303

A84322RQ

Référence

Cass. soc., Conclusions, 25-10-2023, n° 22-18.303. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409005-cass-soc-conclusions-25102023-n-2218303
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AVIS DE Mme WURTZ, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 1071 du 25 octobre 2023 (B) – Chambre sociale Pourvoi n° 22-18.303 Décision attaquée : Cour d'appel de Rennes du 29 avril 2022

La société Jemaïa C/ Mme [C] [D] _________________

1. FAITS ET PROCEDURE Engagée par la société Jemaia, à compter du 1 er janvier 2007, en qualité de gommeuse/masseuse, Mme [D] a subi plusieurs arrêts maladie avant d'être déclarée inapte à son poste par le médecin du travail le 1er juillet 2021. Saisie par la salariée d'une contestation de l'avis médical, la juridiction prud'homale a, par jugement du 25 aout 2021, débouté l'intéressée de l'ensemble de ses demandes. Un licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement lui a été notifié le 31 aout 2021. Sur appel interjeté par la salariée, la cour d'appel a infirmé le jugement et statuant à nouveau, a annulé l'avis d'inaptitude.

1

C'est l'arrêt attaqué par le pourvoi formé par la société Jemaia, fondé sur un moyen unique articulé en trois branches. La première branche du moyen invoque qu'en « affirmant que la référence erronée au poste occupé par le salariée portée par le médecin du travail sur son avis d'inaptitude permettait d'annuler cet avis d'inaptitude, la cour d'appel qui n'a à aucun moment relevé que la procédure préalable à l'établissement d'un avis d'inaptitude n'aurait pas été respectée, a violé les articles R.4624-42 dans sa version issue du décret n°2016-1908 du 27 décembre 2016 et L. 4624-7,dans sa version issue de l'ordonnance n°2019-738 du 17 juillet 2019, du code du travail » ;

La deuxième branche fait valoir qu'en « reprochant à l'employeur de ne pas produire la fiche de poste de « 562 Gommeuse » et en affirmant que dans son courrier du 22 juillet 2021, le médecin du travail n'avait apporté aucune précision sur la description du poste que lui avait faite l'employeur lors de l'étude de poste et des échanges qu'il avait eu avec lui, la cour d'appel a exigé la production de documents particuliers, et partant a violé l'article 1315 devenu l'article 1353 du code civil, et le principe de la liberté de la preuve en matière prud'homale ; »

La troisième branche soutient qu'en « annulant l'avis d'inaptitude du 1er juillet 2021 compte tenu de la référence erronée par le médecin du travail au poste occupé par la salariée, la cour d'appel a statué par un motif inopérant et partant a violé les articles R. 4624-42, dans sa version issue du décret n°2016-1908 du 27 décembre 2016 et L. 4624-7, dans sa version issue de l'ordonnance n°2019-738 du 17 juillet 2019, du code du travail ».

Aux termes de son rapport, M. le conseiller rapporteur a soulevé d'office un moyen de pur droit comme suit : « Il appartient à la chambre de s'interroger sur la possibilité, pour la cour d'appel saisie en application de l'article L.4624-7 du code du travail, d'annuler la décision du médecin du travail alors qu'aux termes du III de ce texte, dans sa version issue de l'ordonnance n° 2019-738 du 17 juillet 2019, la décision du conseil de prud'hommes se substitue aux avis, propositions, conclusions écrites ou indications contestés. »

Les parties ont déposé leurs observations sur ce moyen. Mon présent avis sera développé sur le seul moyen de pur droit soulevé par M. le rapporteur.

2. DISCUSSION La juridiction prud'homale, saisie d'une contestation sur un avis d'inaptitude, peut-elle prononcer son annulation sans prendre une décision au fond se substituant à l'avis contesté ? Cette question impose que soit à nouveau précisé quel est l'office du juge saisi d'une contestation d'un avis médical, quel qu'il soit. 2-1 L'office du juge saisi d'une contestation d'un avis médical La loi du 8 aout 2016 qui a notamment modifié le régime de l'inaptitude, a également organisé le transfert du contentieux des avis médicaux, initialement de la compétence administrative, aux juridictions judiciaires, comme suit :

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« I.- Le salarié ou l'employeur peut saisir le conseil de prud'hommes en la forme des référés d'une contestation portant sur les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail reposant sur des éléments de nature médicale en application des articles L. 4624-2, L. 4624-3 et L. 4624-4. Le médecin du travail, informé de la contestation par l'employeur, n'est pas partie au litige. « II.- Le conseil de prud'hommes peut confier toute mesure d'instruction au médecin inspecteur du travail territorialement compétent pour l'éclairer sur les questions de fait relevant de sa compétence. Celui-ci peut, le cas échéant, s'adjoindre le concours de tiers. À la demande de l'employeur, les éléments médicaux ayant fondé les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail peuvent être notifiés au médecin que l'employeur mandate à cet effet. Le salarié est informé de cette notification. « III.- La décision du conseil de prud'hommes se substitue aux avis, propositions, conclusions écrites ou indications contestés ». Aux termes de l'article R.4624-42 du code du travail, modifié par le décret n°2016-1908 du 27 décembre 2016 : « Le médecin du travail ne peut constater l'inaptitude médicale du travailleur à son poste de travail que : 1° S'il a réalisé au moins un examen médical de l'intéressé, accompagné, le cas échéant, des examens complémentaires, permettant un échange sur les mesures d'aménagement, d'adaptation ou de mutation de poste ou la nécessité de proposer un changement de poste ; 2° S'il a réalisé ou fait réaliser une étude de ce poste ; 3° S'il a réalisé ou fait réaliser une étude des conditions de travail dans l'établissement et indiqué la date à laquelle la fiche d'entreprise a été actualisée ; 4 ° S'il a procédé à un échange, par tout moyen, avec l'employeur. Ces échanges avec l'employeur et le travailleur permettent à ceux-ci de faire valoir leurs observations sur les avis et les propositions que le médecin du travail entend adresser. S'il estime un second examen nécessaire pour rassembler les éléments permettant de motiver sa décision, le médecin réalise ce second examen dans un délai qui n'excède pas quinze jours après le premier examen. La notification de l'avis médical d'inaptitude intervient au plus tard à cette date. Le médecin du travail peut mentionner dans cet avis que tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi. »

Le champ matériel du recours organisé par l'article L.4624-7 a donné lieu à beaucoup d'interrogations. Toutefois, votre avis du 17 mars 2021 et vos arrêts postérieurs ont stabilisé le sujet. En effet, a été précisé que «La contestation dont peut être saisi le conseil de prud'hommes, en application de l'article L.4624-7 du code du travail doit porter sur l'avis du médecin du travail. Le conseil de prud'hommes peut, dans ce cadre, examiner les éléments de toute nature sur lesquels le médecin du travail s'est fondé pour rendre son avis. Il ne peut déclarer inopposable à une partie l'avis rendu par le médecin du travail»1. 1

Avis du 17 mars 2021, n°21-70.002

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La Lettre de la chambre n°9 (mars-avril 2021) ajoute : « A la question de savoir si le conseil de prud'hommes statuant sur la procédure prévue à l'article L.4624-7 précité est compétent pour connaître de l'irrespect, par le médecin du travail, des procédures et diligences prescrites par la loi et le règlement, notamment celles issues des articles L.4624-4 et R.4624-42 du code du travail, la chambre sociale répond que la contestation porte sur le sens même de l'avis (...) Le conseil de prud'hommes peut examiner tous les éléments ayant conduit à cet avis : à cet égard, la juridiction peut estimer que ces éléments sont insuffisants, notamment parce que le médecin se serait abstenu de procéder à l'une ou plusieurs des investigations prévues par l'article R.4624-42 du code du travail : une telle irrégularité, si elle ne permet pas au conseil de prud'hommes de déclarer l'avis inopposable, peut toutefois justifier que le conseil de prud'hommes, s'il l'estime nécessaire, ordonne une mesure d'instruction confiée au médecin-inspecteur du travail

»2. En effet, si tant la lettre du texte de l'article R. 4624-42, que son esprit tendent à considérer que les mesures énoncées à l'article R.4624-42 du code du travail relèvent de conditions qui assoient l'avis d'inaptitude, nulle disposition ne prévoit cependant de façon expresse la sanction de la nullité en cas d'irrégularité dans la procédure de constat. Or, la sanction de la nullité exige un texte pour l'appliquer, sauf atteinte à une liberté fondamentale. Dans un arrêt du 7 décembre 2022, la chambre a donc opté pour une marge d'appréciation laissée aux juges du fond quant à l'incidence d'une telle irrégularité ( en l'espèce, l'absence d'étude de poste) sur la validité de cet avis : « Il résulte des articles L. 4624-7 et R. 4624-42 du code du travail dans leur rédaction applicable au litige, que le juge saisi d'une contestation de l'avis d'inaptitude peut examiner les éléments de toute nature sur lesquels le médecin du travail s'est fondé pour rendre son avis. Il substitue à cet avis sa propre décision après avoir, le cas échéant, ordonné une mesure d'instruction. La cour d'appel, qui a procédé à l'examen de la procédure suivie par le médecin du travail et relevé que l'inaptitude de l'intéressé ne résultait pas des conditions de travail mais d'une dégradation des relations entre les parties pendant l'arrêt de travail et des conséquences psychiques qui en sont résultées, a pu en déduire que l'absence d'études récentes était sans influence sur les conclusions du médecin du travail qui concernaient une période postérieure à l'arrêt de travail et décider que le salarié était inapte à son poste de travail ainsi qu'à tout poste dans l'entreprise.»3

Vous avez également eu l'occasion de préciser s'agissant d'une absence d'étude de poste que : « Ayant constaté, par motifs propres et adoptés, que le médecin du travail s'était rendu dans l'entreprise le 23 janvier 2019, qu'il avait réalisé une étude de poste du salarié dont il avait vérifié concrètement les conditions d'exercice des fonctions et échangé avec l'employeur qui avait pu faire des observations, la cour d'appel qui a relevé que l'erreur mentionnée dans

2

Phrase mise en gras par l'auteur du présent avis

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Soc.7 décembre 2022, n°21-17.927

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l'avis d'inaptitude sur la dénomination du poste occupé par le salarié n'avait pas affecté la validité de son avis, a légalement justifié sa décision »4.

Ni les textes, ni le dernier état de votre jurisprudence n'admettent donc comme sanction la simple annulation de l'avis contesté. Commentant l'arrêt du 7 décembre 2022 précité, la lettre de la chambre sociale n° 17 (novembre-décembre 2022) précise ainsi : « Le présent arrêt confirme ainsi que le recours prévu par l'article L. 4624-7 du code du travail porte sur le sens de l'avis du médecin du travail et ne constitue pas un recours en annulation. Le juge reste libre d'apprécier l'opportunité ou non de désigner un expert et de tirer les conséquences de telle ou telle irrégularité des conditions dans lesquelles l'avis a été rendu (en l'espèce, l'absence d'étude de poste, requise par les dispositions de l'article R.4624-42 du code du travail). Sur ce point, la Chambre sociale adopte un contrôle léger de la décision prise par les juges du fond; »

Si, comme le relève le mémoire en défense, le mécanisme d'une décision se substituant à l'avis initial annule nécessairement l'avis en cause, la mission des juges dévolue par la loi est néanmoins de trancher la question justifiant le recours : le salarié est-il ou non apte à occuper son poste ? En effet, le législateur n'a ouvert un tel recours qu'à la condition que le sens de l'avis médical rendu en application des articles L. 46242, L. 4624-3 et L. 4624-4 du code du travail soit contesté. Le juge qui ne tranche pas la contestation du sens de l'avis qui est l'objet même du recours et se borne à l'annuler ne purge donc pas le litige dont il est saisi. De façon pragmatique, le législateur a en effet donné au conseil des prud'hommes une compétence exclusive pour trancher la contestation et prendre une décision se substituant à l'avis initial. Il s'agit d'éviter que le médecin du travail à l'origine de l'avis contesté, soit contraint de reprendre un avis, si le premier a été invalidé, avec le risque que le nouvel avis soit identique à l'initial, le jugement du CPH n'étant nullement opposable au médecin du travail, faute d'être une partie au litige. Ce mécanisme n'est pas nouveau puisqu'il est inspiré de ce qui était jugé par le Conseil d'Etat sous l'empire des textes dévoluant le contentieux des avis médicaux aux inspecteurs du travail, dont les juges du Palais Royal précisaient qu'il « appartient à l'inspecteur du travail de se prononcer lui-même sur l'aptitude d'un salarié à tenir son poste de travail, sans pouvoir se borner à annuler les propositions du médecin du travail et à lui enjoindre d'en formuler de nouvelles » 5. Quelle soit confirmative ou infirmative de l'avis du

médecin du travail, l'appréciation de l'inspecteur du travail devait être regardée comme portée dès la date à laquelle cet avis avait été émis 6. Enfin, l'absence de décision se substituant à l'avis du médecin ne constitue pas une omission de statuer, comme le prétend la défense au pourvoi, mais bien une méconnaissance par le juge de son office, donc une violation de la loi. 4

Soc. 16 juin 2021, n° 20-10.386

5

CE 27 sept. 2006, n 275845, SNC Pneu Laurent, Lebon ; AJDA o 2006.2303 ; D. 2006. 2628 ; Dr. soc. 2006. 1117, chron. J. Savatier 6

CE 16 avr. 2010, n o 326553, Société Presta Service Cuir Color, Lebon ; Dr. soc. 2010. 629, concl. G. Dumortier

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En l'espèce, la cour d'appel, après avoir constaté que la salariée n'occupait pas un poste de gommeuse mais un poste de responsable hygiène des locaux et coordinatrice, ce que n'aurait pas dû ignorer le médecin du travail, a retenu que « Compte tenu de la référence erronée au poste occupé portée par le médecin du travail sur son avis d'inaptitude et de l'absence d'élément pertinent dans la réponse qu'il apporte aux interrogations de la salariée en éludant toute référence à la nature de l'emploi occupé ayant fait l'objet de l'étude de poste, il y a lieu d'annuler l'avis d'inaptitude litigieux manifestement irrégulier».

Aux termes de son dispositif, l'arrêt : « ANNULE l'avis du médecin du travail du 1er juillet 2021 déclarant Mme [C] [D] inapte au poste de '562 GOMMEUSE', en 1 seule visite, précisant que 'l'état de santé de la salariée fait obstacle à tout reclassement dans un emploi. ».

Ce faisant, en s'abstenant de prendre une décision se substituant à l'avis contesté, la cour d'appel a violé l'article L.4624-7 III du code du travail.

AVIS DE CASSATION

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