Jurisprudence : Cass. crim., Conclusions, 12-05-2023, n° 22-82.468

Cass. crim., Conclusions, 12-05-2023, n° 22-82.468

A83622R7

Référence

Cass. crim., Conclusions, 12-05-2023, n° 22-82.468. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105408935-cass-crim-conclusions-12052023-n-2282468
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AVIS DE M. MOLINS, PROCUREUR GÉNÉRAL

Arrêt n° 669 du 12 mai 2023 – Assemblée Plénière Pourvoi n° 22-82.468 Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 4 avril 2022

M. [P] [W] C/ La Fédération [3] Le Centre [4] Monsieur [H] [F] Monsieur [G] [Z] La Ligue [1] _________________

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PLAN Faits et procédure 1. Sur le moyen tiré de la qualité de l'auteur des tortures au sens de l'article 689-2 du code de procédure pénale et de l'article 1er de la Convention de New York du 10 décembre 1984 contre la torture (1er moyen) 1.1.

Position de la question 1.1.1. La compétence universelle des juridictions françaises en matière de lutte contre la torture : les textes en cause 1.1.2. Les motifs de l'arrêt attaqué 1.1.3. Le moyen du pourvoi et les questions posées

1.2. La qualité « d'agent public » ou de « personne agissant à titre officiel », condition à la compétence universelle des juridictions françaises 1.2.1. Une compétence universelle déterminée par des actes de torture tels que définis à l'article 1er de la Convention de New York de 1984 1.2.2. Une définition des actes de torture à l'article 1er de la Convention de New York de 1984 couvrant exclusivement « la torture officielle » 1.3. La qualité « d'agent public » ou de « personne agissant à titre officiel » : une notion appelant une interprétation large 1.3.1. Les travaux préparatoires à la Convention 1.3.2. L'interprétation du Comité contre la torture 1.3.3. L'interprétation de juridictions étrangère et internationale 1.3.3.1. L'interprétation de la Cour suprême du Royaume-Uni 1.3.3.2. La définition coutumière de la torture par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie 1.4. Appréciation conclusive 2. Sur le moyen tiré de la violation de la condition de double incrimination prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale (4ème moyen) 2.1. Position de la question 2.1.1. L'absence d'incrimination spécifique du crime de guerre en droit syrien 2.1.1.1. La définition du crime de guerre en droit français 2.1.1.2. Une incrimination inexistante en tant que telle en droit syrien 2.1.2. La contestation tirée de la violation de l'article 689-11 du code de procédure pénale 2.1.2.1. La contestation articulée devant la chambre de l'instruction 2.1.2.2. Les motifs de l'arrêt attaqué 2.1.2.3. Le moyen du pourvoi et la question posée 2.1.3. Les enjeux de la question 2.1.3.1. Des enjeux procéduraux cruciaux 2.1.3.2. Des enjeux fondamentaux de politique pénale 2.2. Des restrictions à la compétence universelle ne comportant pas l'exigence d'une identité de qualification 2.2.1. La compétence universelle de la France en matière de crimes contre l'humanité et crimes de guerre 2.2.1.1. Le Statut de Rome ratifié par la France 2.2.1.2. La loi du 9 août 2010 instaurant l'article 689-11 du code de procédure pénale

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2.2.2. Des restrictions fortement critiquées 2.2.2.1. Une compétence restrictive 2.2.2.2. Un mécanisme critiqué 2.2.3. Une condition de double incrimination se prêtant à une interprétation souple 2.2.3.1. Une interprétation souple conforme à la volonté du législateur 2.2.3.2. Une interprétation souple favorisée par la lettre de l'article 689-11 du code de procédure pénale 2.2.3.3. Une interprétation souple en cohérence avec la solution retenue dans d'autres cadres a) La condition de réciprocité d'incrimination pour l'exercice de poursuites en France b) La condition de réciprocité d'incrimination en matière d'extradition : le double contrôle du juge judiciaire et du juge administratif 2.3. Appréciation conclusive 3. Sur le moyen tiré de la violation de la condition de résidence habituelle prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale (3ème moyen) 3.1. Une notion d'application très diverse qui ne peut recevoir une définition unique 3.1.1. Une notion figurant dans diverses dispositions pénales mais demeurant non définie par les textes ou la jurisprudence 3.1.2. Une notion présente dans de très nombreux textes en dehors de la matière pénale qui a donné lieu à une jurisprudence importante et variée 3.2.

Une définition autonome de la résidence habituelle au sens et pour l'application de l'article 689-11 du code de procédure pénale 3.2.1. La nécessité de déterminer une définition autonome de la notion de résidence habituelle prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale 3.2.2. La volonté du législateur 3.2.3. Une appréciation portée par la chambre de l'instruction conforme à la volonté du législateur

4.

Le moyen tiré de la violation de l'article 689-13 du code de procédure pénale relatif à la compétence universelle des juridictions françaises pour les disparitions forcées (deuxième moyen)

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Faits et procédure Le 26 juin 2019, une plainte était déposée par plusieurs particuliers, ainsi que par trois associations [3], [4] et [1], auprès du procureur de la République de Paris, par laquelle ils dénonçaient des faits constitutifs de tortures et actes de barbarie, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre commis par le groupe islamiste salafiste Jaysh Al-Islam (JAI), commis entre 2012 et 2018, en Syrie, dans le cadre de la lutte armée menée par ce groupe dans le but de remplacer le régime de [B] [M]. M. [P] [W] y était identifié comme étant l'ancien porte-parole du groupe JAI.x Le 11 janvier 2020, les plaignants informaient le parquet de la présence de ce dernier à [Localité 5] où il résidait pour suivre un cycle de conférences à l'Université de [Localité 5]. Le 13 janvier 2020, une enquête préliminaire était ouverte des chefs d'actes de tortures, disparitions forcées, crimes de guerre (atteinte volontaires à la vie, atteintes volontaires à l'intégrité physique ou psychique de la personne ainsi que l'enlèvement et la séquestration de personnes protégées par le droit international humanitaire) commis en Syrie entre 2012 et avril 2018. Le 29 janvier 2020, M. [P] [W] était interpellé à [Localité 5]. Présenté au juge d'instruction le 31 janvier 2020, M. [P] [W] était mis en examen des chefs d'actes de torture et traitements inhumains et dégradants et complicité de ces crimes comme autorité au sein du groupe armé Jaysh al Islam, groupe exerçant un contrôle effectif et des fonctions quasi gouvernementales sur la Ghouta orientale, complicité de disparitions forcées en tant que supérieur hiérarchique du groupe armé JAI (au sens de l'article 221-13 du code pénal), crimes de guerre et complicité de ces crimes, à tout le moins en tant que supérieur hiérarchique du groupe armé JAI (au sens de l'article 462-7 du code pénal) lors d'un conflit armé et en relation avec ce conflit, en l'espèce des atteintes volontaires à la vie, à l'intégrité physique et psychique, des traitements humiliants ou dégradants, la conscription ou l'enrôlement de mineurs dans un groupe armé, en l'espèce JAI et association de malfaiteurs en vue de la préparation de crimes ou délits de guerre. Par requête du 23 juillet 2020, M. [P] [W] a demandé l'annulation d'actes de procédure à savoir d'une part, celle du réquisitoire introductif, du réquisitoire supplétif et de l'interrogatoire de première comparution en raison de l'incompétence des juridictions françaises s'agissant tant du crime de torture que celui de disparitions forcées, que des crimes et délits de guerre, d'autre part, celle de sa mise en examen pour absence d'indices graves et concordants. Par arrêt du 4 avril 2022, la chambre de l'instruction a dit n'y avoir lieu à annulation. Le même jour, M. [W], par l'intermédiaire de son avocat, a formé un pourvoi contre cette décision. Le 19 avril 2022, la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret s'est constituée au soutien des intérêts de M. [W]. Le 13 avril 2022, la SCP Piwnica et Molinié s'est constituée en défense au soutien des intérêts des parties civiles dans la cause à la date à laquelle l'arrêt attaqué a été rendu. Par ordonnance du 10 juin 2022, le président de la chambre criminelle a ordonné, sur le fondement des articles 570 et 571 du code de procédure pénale, l'examen immédiat du pourvoi. Des mémoires en demande et en défense ont été déposés dans les délais impartis.

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Par requête du 29 août 2022, le procureur général près la Cour de cassation a sollicité le renvoi de l'examen de ce pourvoi devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation. Par ordonnance du 9 septembre 2022, le premier président de la Cour de cassation a ordonné ce renvoi. Pour les besoins de la démonstration, les moyens du pourvoi ne seront pas examinés dans l'ordre dans lequel ils sont présentés. Seront ainsi examinés le premier moyen relatif à la qualité de l'auteur des tortures, puis, dans cet ordre, les quatrième et troisième moyens, relatifs aux conditions de la compétence universelle des juridictions françaises en matière de crimes contre l'humanité et crimes de guerre, à savoir, d'une part, la condition de double incrimination et, d'autre part, la condition de résidence habituelle. Enfin, sera examiné le deuxième moyen relatif à la compétence des juridictions françaises en matière de disparition forcée et pour lequel un avis de non admission conforme à l'avis du rapporteur est proposé.

1. Sur le moyen tiré de la qualité de l'auteur des tortures au sens de l'article 689-2 du code de procédure pénale et de l'article 1er de la Convention de New York du 10 décembre 1984 contre la torture (1er moyen) 1.1.

Position de la question 1.1.1.

La compétence universelle des juridictions françaises en matière de lutte contre la torture : les textes en cause

« La compétence universelle est attribuée aux tribunaux répressifs français, quelle que soit la nationalité de la personne poursuivie ou de la victime, pour juger des infractions particulièrement graves qui lèsent la Communauté internationale tout entière. Le plus souvent, elle est prévue par le droit français en application de conventions internationales ou d'un acte européen (…) Elle est subordonnée à la présence en France de la personne poursuivie. »1 Ces conditions générales de mise en œuvre de la compétence universelle sont édictées aux articles 689 et 689-1 du code de procédure pénale.2 Une telle compétence des juridictions françaises entraîne de facto l'application de la loi pénale française, au nom du principe de solidarité des compétences législative et judiciaire.3 On dénombre aujourd'hui douze cas d'une telle compétence pour l'application d'autant de conventions internationales relatives à des contentieux divers comme la répression du terrorisme, la lutte contre les disparitions forcées ou encore la lutte contre la torture. Dans cette matière, la France, par la loi n° 85-1173 du 12 novembre 1985, a ratifié la convention de New York du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

1 André Huet, Renée Koering-Joulin et Kevin Mariat, Jurisclasseur, procédure pénale, articles 689 à 693, fascicule n°30, mis à jour le 1er mai 2022 2 Article 689 du CPP : « Les auteurs ou complices d'infractions commises hors du territoire de la République peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises soit lorsque, conformément aux dispositions du livre Ier du code pénal ou d'un autre texte législatif, la loi française est applicable, soit lorsqu'une convention internationale donne compétence aux juridictions françaises pour connaître de l'infraction. » Article 689-1 du CPP : « En application des conventions internationales visées aux articles suivants, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s'est rendue coupable hors du territoire de la République de l'une des infractions énumérées par ces articles. Les dispositions du présent article sont applicables à la tentative de ces infractions, chaque fois que celle-ci est punissable. » 3 Crim., 3 mai 1995, pourvoi n° 95-80.725, Bull. crim. 1995, n° 161 et Crim., 23 octobre 2002, pourvoi n° 02-85.379, Bull. crim. 2002, n° 195

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Comme le soulignait le rapport établi au nom de la commission des affaires étrangères du Sénat sur le projet de loi autorisant la ratification d'une convention contre la torture4, cette Convention qui définit la torture comme une infraction pénale et invite les Etats à prendre des dispositions de nature à en faciliter la prévention et la répression5, impliquait pour la France d'une part, d'introduire dans le code pénal une incrimination spécifique et, d'autre part, de prévoir la compétence universelle des juridictions françaises pour poursuivre et juger les auteurs de tels actes. C'est ainsi qu'ont été insérés dans notre droit l'article 689-2 du code de procédure pénale6 prévoyant la compétence universelle des juridictions françaises en matière de lutte contre la torture, et l'article 222-1 du code pénal réprimant de façon autonome les actes de tortures qui n'étaient jusque-là définis que comme circonstance aggravante des crimes. Aux termes de l'article 689-2 du code de procédure pénale, il est prévu que : « Pour l'application de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984, peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 toute personne coupable de tortures au sens de l'article 1er de la convention. » * L'article 1er de la Convention de New-York prévoit : « 1. Aux fins de la présente Convention, le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s'étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. Cet article est sans préjudice de tout instrument international ou de toute loi nationale qui contient ou peut contenir des dispositions de portée plus large. » L'article 222-1 alinéa 1 du code pénal dispose : « Le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie est puni de quinze ans de réclusion criminelle. » 1.1.2.

Les motifs de l'arrêt attaqué

Dans sa requête en nullité, M. [W] a soutenu que les juridictions françaises étaient incompétentes pour connaître des crimes de torture lui étant reprochés, dès lors que, n'étant

4 Rapport n° 9 (1985-1986) de M. Jean-Pierre BAYLE, déposé le 2 octobre 1985 au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat portant sur le projet de loi autorisant la ratification d'une convention contre la torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants. 5 Convention de NY du 10 octobre 1984 : « Article 4 1. Tout État partie veille à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard de son droit pénal. Il en est de même de la tentative de pratiquer la torture ou de tout acte commis par n'importe quelle personne qui constitue une complicité ou une participation à l'acte de torture. [...] Article 5 [...] 2. Tout État partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l'auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit État ne l'extrade pas » 6 Issu de la loi n°85-1407 du 30 décembre 1985

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pas un agent de l'Etat syrien, la condition relative à la qualité d'auteur des tortures définie à l'article 1er de la Convention de New York à laquelle renvoie l'article 689-2 du code de procédure pénale n'était pas remplie. Pour écarter cette argumentation, l'arrêt attaqué, énonce : « De fait, rien ne justifie qu'il faille adopter une conception restrictive de la compétence universelle en matière de torture prônée par le requérant. ll résulte au contraire de la lettre de la Convention de New York qu'elle s'est donnée comme but “d'accroître l'efficacité de la lutte contre la torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants dans le monde entier“. L'article 1er contient d'ailleurs un alinéa 2 qui précise que l'article qui précède "est sans préjudice de tout instrument international ou de toute loi nationale qui contient ou peut contenir des dispositions de portée plus large". Selon l'article 5 alinéa 3, “la présente Convention n'écarte aucune compétence pénale exercée conformément aux lois nationales ". Comme l'indiquent les parties civiles, l'objectif de la Convention en évoquant les agents de la fonction publique et "toute autre personne agissant à titre officiel" est d'éviter qu'elle soit utilisée pour des actes privés commis par des particuliers, et non de restreindre, de quelque manière que ce soit, son champ d'application pour les actes obéissant au contraire à une stratégie et une logique collective. En outre, force est de constater que le JAI s'est comporté dans la Ghouta orientale comme une entité composée de plusieurs milliers de combattants qui a exercé, non seulement les pouvoirs décrits par les parties civiles, mais surtout des pratiques généralisées d'intimidation, de pression et de répression, infligeant dans ce cadre des violences et causant des douleurs et des souffrances, soit exactement le cadre prévu par la Convention de New York. Dans la mesure où il ne convient pas à ce stade d'apprécier les éléments constitutifs de l'infraction de torture, mais seulement de vérifier que les conditions d'application de la compétence universelle résultant de ladite Convention sont réunies, le moyen tendant à l'incompétence des juridictions françaises sera rejeté. »

1.1.3.

Le moyen du pourvoi et les questions posées

Au soutien de son pourvoi, le demandeur, par son premier moyen, fait grief à la chambre de l'instruction d'avoir retenu, pour rejeter le moyen pris de l'incompétence des juridictions françaises pour poursuivre M. [W] du chef de torture, que les stipulations de l'article 1er de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984, visées par l'article 689-2 du code de procédure pénale, permettent la répression d'actes de torture imputés à des personnes ayant obéi « à une stratégie et à une logique collective » alors pourtant que le champ d'application de ces stipulations est limité aux crimes de torture perpétrés « par des agents de la fonction publique de l'État concerné, ou des personnes agissant à titre officiel pour cet État. » La question posée par ce moyen et à laquelle votre Assemblée devra répondre est en réalité double et peut s'énoncer de la manière suivante : La qualité de l'auteur des tortures telle qu'énoncée à l'article 1er de la Convention de New York de 1984 est-elle une condition pour retenir la compétence universelle des juridictions françaises telle que prévue par l'article 689-2 du code de procédure pénale ? -

Le cas échéant, et au regard de l'article 1er de la Convention de New York de 1984 qui se réfère à la notion d'« agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel », la compétence universelle des juridictions françaises peut-elle être retenue lorsque les faits de torture poursuivis sont reprochés à des représentants d'une entité non étatique mais agissant comme telle ?

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A titre liminaire, nous indiquerons que sont actuellement en cours au pôle crimes contre l'humanité du parquet national anti-terroriste, deux informations judiciaires (dont celle objet du présent pourvoi) et cinq enquêtes préliminaires concernant des actes de tortures perpétrés par des agents non étatiques. Il sera également rappelé que le 2 novembre 2022, la cour d'assises de Paris a prononcé une condamnation du chef d'actes de torture et actes de torture aggravés sur le fondement de l'article 689-2 du code de procédure pénale, outre de complicité de crimes contre l'humanité, alors même que l'accusé n'était pas un agent de l'Etat. La Cour d'assises, pour retenir sa culpabilité, a rappelé que le groupe armé ULIMO au sein duquel l'accusé était pourvu d'un pouvoir de commandement, devait être considéré comme une autorité agissant à titre officiel au sens de l'article 1er de la Convention de New York de 1984, compte tenu du contrôle effectif que ce groupe exerçait sur le territoire qu'il occupait dans le district de Foya au Libéria, et des pouvoirs quasi-régaliens qu'il y exerçait pendant la période des faits poursuivis. 1.2.

La qualité « d'agent public » ou de « personne agissant à titre officiel », condition à la compétence universelle des juridictions françaises 1.2.1.

Une compétence universelle déterminée par des actes de torture tels que définis à l'article 1er de la Convention de New York de 1984

Le mémoire en défense soutient que dès lors que l'alinéa 2 de la Convention de New York permet aux lois nationales de prévoir une incrimination plus large que celle prévue à l'alinéa 1 et que l'article 222-1 du code pénal réprime « le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie » sans condition préalable relative à l'auteur des faits, cette condition ne peut être imposée aux juridictions françaises pour retenir leur compétence universelle. Le demandeur au pourvoi affirme au contraire que la compétence universelle des juridictions françaises est nécessairement conditionnée à la qualité de l'auteur des faits de torture poursuivis selon les termes de la Convention. Sur l'ensemble des textes relatifs à la compétence universelle des juridictions françaises prévue par les articles 689 et suivants du code de procédure pénale, seuls les articles 689-2 et 689-6 du code de procédure pénale7 ne renvoient pas à des infractions prévues par la loi française, mais uniquement aux dispositions des conventions appliquées. Il est certain qu'au moment où la loi du 30 décembre 1985 ayant inséré l'article 689-2 du code de procédure pénale a été votée, il n'était pas possible de faire référence à l'article 221-1 du code pénal définissant l'infraction autonome d'actes de torture, ce texte n'ayant été voté qu'en 1992. Néanmoins, malgré les modifications apportées à ce texte par deux lois du 16 décembre 1992 et du 23 juin 19998, le législateur n'a pas souhaité faire référence à l'article 221-1 du code pénal, mais bien toujours et seulement à l'article 1er de la Convention de New York. L'article 222-1 du code pénal précité ne définit d'ailleurs pas la notion de torture. Comme rappelé au rapport, pour dire n'y avoir lieu à renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur ce texte et visant à voir le voir déclaré inconstitutionnel comme contraire au principe de légalité des délits et des peines pour ne pas définir précisément la

7 Art.689-6 du CPP relatif à l'application de la convention pour la répression de la capture illicite

d'aéronefs, signée à La Haye le 16 décembre 1970, du protocole complémentaire à la convention pour la répression de la capture illicite d'aéronefs, fait à Pékin le 10 septembre 2010, de la convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile, signée à Montréal le 23 septembre 1971, et de la convention sur la répression des actes illicites dirigés contre l'aviation civile internationale, faite à Pékin le 10 septembre 2010. 8 Loi n°92-1336 du 16 décembre 1992 - art. 60 () JORF 23 décembre 1992 en vigueur le 1er mars 1994 et loi n°99-515 du 23 juin 1999 - art. 30 () JORF 24 juin 1999

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notion de torture, la chambre criminelle a énoncé que « les actes relevant de la torture et de la barbarie sont définis par l'article premier de la Convention de New-York du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ratifiée par la France le 18 février 1986 ».9 Pour autant, si les juridictions nationales appliquant l'article 222-1 du code pénal, se réfèrent à l'article 1er de la Convention de New York de 1984 pour la définition des actes constituant des tortures, sans égard pour la qualité de l'auteur, les mêmes juridictions, intervenant dans le cadre de leur compétence universelle pour lutter contre la torture peuvent-elles opérer de la même façon ? Est-il en effet, réellement envisageable de faire abstraction de la qualité de l'auteur pour retenir la compétence universelle des juridictions françaises, alors même que cette compétence en matière de lutte contre la torture fait exclusivement référence à l'article 1 er de la Convention de New York qui prévoit que la qualité de l'auteur est un élément constitutif des faits de torture qu'elle entend voir réprimer ? 1.2.2.

Une définition des actes de torture à l'article 1er de la Convention de New York de 1984 couvrant exclusivement « la torture officielle »

Les débats parlementaires accessibles, relatifs à la loi du 30 décembre 1985 portant application de la Convention de New York ne montrant pas que la notion de torture ou d'auteur de torture ait été débattue, ils ne peuvent nous éclairer sur l'intention du législateur quand il a décidé que la compétence universelle des juridictions françaises ne ferait référence qu'à l'article 1er de la Convention de New York. La lecture des travaux préparatoires de la Convention est plus éclairante et démontre que la Convention entend opérer une distinction entre les tortures commises dans un cadre privé et celles commises dans un cadre officiel, pour ne s'intéresser qu'à ces dernières. Ce choix a été justifié dans les termes suivants : « Selon cette définition, la torture est limitée aux actes commis "par un agent de la fonction publique ou avec son consentement ou son acquiescement". L'idée d'agent de la fonction publique est retenue pour rendre la Convention plus largement acceptable en dissipant toute crainte que le droit pénal international n'essaie d'empiéter sur le domaine traditionnellement réservé au droit interne. Dans les cas où aucun agent de la fonction publique n'est en rien impliqué, il est des plus probables que le tortionnaire sera appréhendé et puni conformément aux lois du pays : en l'occurrence une convention internationale n'est pas nécessaire. »10 Si la France, dans le cadre de ces travaux, s'était opposée à la définition de la torture qui a finalement été retenue11, il n'en demeure pas moins que c'est bien à celle-ci qu'elle a accepté de se référer en prévoyant une compétence universelle des juridictions françaises pour l'application de cette Convention en ne visant que le seul article 1er de la Convention. Ainsi, pour reprendre les propos d'un auteur cités au rapport, l'article 1er de la Convention de 1984 est le « résultat d'un compromis et ne concerne que la « torture officielle », c'est-à-dire celle qui est pratiquée ou ordonnée par une personne investie d'une fonction officielle, à l'exclusion des tortures pratiquées entre personnes privées. »12 Au regard de ces éléments, il serait paradoxal, alors que la Convention de New York n'entend lutter que contre les tortures « officielles » au regard de la personne les ayant commises ou ordonnées, que la loi pénale française portant adaptation de cette convention fasse abstraction

9 Crim., 21 juin 2017, pourvoi n° 17-82.068 10 Conseil économique et social des Nations Unies, commission des droits de l'homme, 35ème

session, E/CN.4/1314, 19 décembre 1978, § 29 11 « La torture étant condamnable en elle-même, la convention ne peut avoir d'autre raison que de la proscrire absolument et ne saurait se limiter à des cas particuliers définis d'après la qualité des auteurs d'actes de torture. » - ibid §31 12 Christine Chanet, « La convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », Annuaire français de droit international, éditions du CNRS, 1984, p. 625-636.

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de cette exigence liée à la qualité de l'auteur des faits. Et ce d'autant plus que l'article 689-2 du code de procédure pénale ne renvoie qu'à l'article 1er de la Convention. Il s'en déduit que la qualité de l'auteur des tortures est une condition nécessaire pour que puisse être retenue la compétence universelle des juridictions françaises prévue à l'article 6892 du code de procédure pénale. Est-ce à dire pour autant que la formulation « agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel » ne fasse référence qu'aux seuls agents de l'Etat dans le cadre d'une appréhension restrictive de cette notion ? 1.3.

La qualité « d'agent public » ou de « personne agissant à titre officiel » : une notion appelant une interprétation large

Si l'on admet que la qualité de la personne auteur des tortures est une condition de la compétence universelle des juridictions françaises, se pose la question de l'interprétation à donner à la qualité d'« agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel » prévue à l'article 1er de la Convention de New York de 1984. Peut-on, comme le soutient le mémoire en défense, considérer que ces notions permettent d'y inclure des personnes appartenant ou agissant pour le compte d'organisations non étatiques sous certaines conditions ? Ou doit-on exclure une telle possibilité comme le soutient le pourvoi ? A ce jour, aucune décision n'a été rendue par la Cour de cassation sur l'interprétation à donner à la qualité d'auteur d'actes de torture au sens de l'article 689-2 du code de procédure pénale et de l'article 1er de la Convention contre la torture. Il convient donc de se référer à l'interprétation internationale qui a pu en être faite. 1.3.1.

Les travaux préparatoires à la Convention

Les travaux préparatoires à la Convention, démontrent une volonté des Etats d'adopter une définition large de la qualité d'auteur de tortures au sens de l'article 1er. En effet, alors que le projet initial de la Convention contre la torture employait les seuls termes « par des agents de la fonction publique ou à leur instigation », plusieurs pays ont émis des observations visant à élargir la qualité des faits de torture à des individus non fonctionnaires. Ils ont ainsi souhaité y intégrer les personnes ayant un pouvoir comparable à celui de l'Etat ou un pouvoir se substituant à celui de l'Etat et partant, ont voulu que soit ajoutée à la notion « d'agents de la fonction publique », celle de « personne agissant à titre officiel ».13 Ce sont finalement tous les Etats qui se sont accordés pour une telle extension de la définition de l'auteur des tortures.14 1.3.2.

L'interprétation du comité contre la torture

Institué par l'article 17 de la Convention de New York, le comité contre la torture est chargé de surveiller l'application de la Convention par ses États parties et d'assurer l'interprétation du contenu des dispositions de la Convention. A l'occasion de différentes décisions rendues en application du mécanisme de plainte des organes conventionnels de l'ONU, le Comité a pu préciser les contours de la qualité d'auteur de torture. Il en ressort que les qualités d'« agent de la fonction publique » ou « de personne ayant agi à titre officiel» sont interprétées de manière relativement large par le Comité. Ainsi, dans une décision Elmi c. Australie15, le Comité a considéré, après avoir relevé que la Somalie ne disposait plus de gouvernement central et que des factions avaient mis en place des institutions quasi gouvernementales, que l'expression « agent de la fonction publique ou 13

Herman Burgers and Hans Danelius, The United Nations Convention against Torture: A Handbook on the Convention against Torture and Other Cruel, Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (1988) - cité dans arrêt du CAT, Elmi c. Australie, 25 mai 1999, Doc. ONU CAT/C/22/D/120/1998, § 4.8 14 Conseil économique et social des Nations Unies, commission des droits de l'homme, 35ème session, E/CN.4/1314, 19 décembre 1978 et Comité contre la torture, communication n°120/1998 Sadiq Shek Elmi v. Australia, 14 mai 1999, CAT/C/22/D/120/1998 15 CAT, Elmi c. Australie, 25 mai 1999, Doc. ONU CAT/C/22/D/120/1998, § 6.5.

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personne agissant à titre officiel » pouvait inclure les autorités de facto, y compris les groupes rebelles et insurgés qui «exercent certains pouvoirs qui sont comparables à ceux qu'exerce normalement un gouvernement légitime ». Le Comité avait alors relevé, afin de qualifier des acteurs non-étatiques « d'agent de la fonction publique ou de personne ayant agi à titre officiel » : - le fait que le pays considéré, ou au sein duquel les actes présumés ont été commis, était dénué d'un gouvernement central, - le fait que l'acteur non-étatique considéré avait mis en place des institutions quasigouvernementales, - et le fait que l'acteur non-étatique exerçait certaines prérogatives comparables à celles exercées habituellement par les gouvernements dits légitimes.16 Dans un arrêt postérieur concernant de nouveau la Somalie17, le Comité, constatant cette fois qu'un gouvernement de transition relativement stable était en place, a en conséquence, eu une interprétation moins large de la qualité d'auteur de tortures et après avoir relevé que si « dans l'affaire Elmi c. Australie, le Comité a estimé que, dans la circonstance exceptionnelle d'une absence totale d'autorité de l'État, les actes de groupes exerçant une autorité quasigouvernementale pouvaient relever de la définition de l'article premier, et donc appeler l'application de l'article 3 (…) la Somalie possède actuellement une autorité étatique sous la forme d'un Gouvernement national de transition, qui entretient des relations avec la communauté internationale en sa qualité de gouvernement central, même si certains doutes peuvent exister quant à l'étendue de son autorité territoriale et à sa permanence », a considéré que le cas qui lui était soumis « ne relev[ait] pas de la situation exceptionnelle de l'affaire Elmi et que les actes d'entités telles que celles qui existent actuellement en Somalie ne relèvent généralement pas du champ d'application de l'article 3 de la Convention18 ». En effet, en-dehors de circonstances exceptionnelles, le Comité considère généralement que « la question de savoir si l'État partie a l'obligation de s'abstenir d'expulser une personne qui risquerait de se voir infliger des douleurs ou des souffrances par une entité non gouvernementale, sans le consentement exprès ou tacite du Gouvernement, n'entre pas dans le champ d'application de l'article 3 de la Convention ».19 Ces décisions soulignent l'importance que le Comité a pu accorder au critère de l'absence d'un gouvernement centralisé dans le pays au sein duquel un groupe armé non étatique exerce son influence, afin de déterminer si les membres d'un tel groupe peuvent être considérés comme auteurs de tortures au sens de l'article 1er de la Convention. Néanmoins, dans une décision SS c. Pays-Bas20, le Comité a précisé que la Convention contre la torture trouve à s'appliquer aux douleurs et souffrances infligées par une entité nongouvernementale lorsque celle-ci occupe le territoire vers lequel le requérant serait renvoyé et exerce une autorité quasi gouvernementale sur ce territoire, sans poser d'autre critère. L'analyse des décisions du Comité contre la torture par la doctrine et notamment selon le commentaire de la Convention de Manfred Nowak, Moritz Birk et Giuliana Monina, cité au rapport, est que le terme « autre personne agissant à titre officiel » est clairement plus large que les seuls agents de la fonction publique et inclut « les groupes de rebelles, de guerilleros

16 Ibid, § 5.5. « En ce qui concerne la Somalie, il existe de nombreuses preuves que les clans, au moins depuis 1991, ont, dans certaines régions, rempli le rôle, ou exercé l'apparence, d'une autorité comparable à l'autorité gouvernementale. » (traduction libre) 17 Comité des Nations-Unies contre la torture (CAT), H.M.H.I c. Australie, Doc. ONU CAT/C/28/D/138/1999, 20 avril 2002, § 6.4 (disponible uniquement en anglais). 18 Art. 3, 1. « Aucun Etat partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture. » 19 Comité des Nations-Unis contre la torture (CAT), S.V et al. c. Canada, Doc. ONU CAT/C/26/D/49/1996, 15 mai 2001, § 9.5 et M.P.S c. Australie, Doc. ONU CAT/C/28/D/138/1999, 20 avril 2002, § 7.4 (disponibles uniquement en anglais). 20 Comité des Nations-Unies contre la torture (CAT), S.S. c. Pays-Bas, Doc. ONU CAT/C/30/D/191/2001, 5 mai 2003, § 6.4 (version française disponible sur le site du Haut commissariat pour les droits de l'homme des Nations unies).

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ou d'insurgés exerçant une autorité de facto dans certaines régions ainsi les factions belligérantes dans les États dits défaillants.».21 1.3.3.

L'interprétation de juridictions étrangère et internationale

1.3.3.1. L'interprétation de la Cour suprême du Royaume-Uni La Cour suprême du Royaume-Uni, amenée à interpréter la notion d'auteur de tortures, telle que définie par l'article 1er de la Convention contre la torture, dans un arrêt R v. Reeves Taylor v. Crown Prosecution Service du 13 novembre 2019, a elle-même retenu une lecture large de cette notion. Dans cette décision, la Cour se réfère à l'interprétation du Comité retenue dans la décision précitée S.S. c. Pays-Bas reconnaissant la qualité d'auteur de tortures aux groupes armés non étatiques qui « occupe[nt] et exerce[nt] une autorité quasi gouvernementale sur un territoire donné » sans tenir compte de l'existence ou non d'un gouvernement central, pour retenir que l'expression « une personne agissant à titre officiel » recouvre toute personne « qui occupe un poste officiel ou agit à titre officiel dans une entité exerçant un contrôle gouvernemental sur une population civile sur un territoire sur lequel elle détient un contrôle de fait ».22 Une telle position nous paraît pleinement justifiée et conforme à l'objectif de la Convention contre la torture qui « cherche à établir un régime de réglementation internationale de la torture « officielle » par opposition aux actes privés des individus. La torture perpétrée au nom d'une autorité gouvernementale de facto est manifestement un sujet de préoccupation pour la communauté internationale » 23 et l'on peine à trouver une justification au fait d'exclure ce type de comportement du domaine d'application de la Convention. 1.3.3.2. La définition coutumière de la torture par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie Enfin, pour compléter notre propos, dans une affaire « Le procureur contre Kunarac, Kovac et Vukovic »24, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a retenu la culpabilité des accusés pour des actes de torture poursuivis à leur encontre dans le cadre de crimes contre l'humanité, alors même que ces derniers n'étaient pas des agents étatiques, mais des membres de l'armée bosno-serbe de la Republika Srpska. La chambre de première instance, confirmée par la chambre d'appel, s'éloignant de la définition de la torture telle que prévue par la Convention de New York, a ainsi jugé que « la définition de la torture en droit international humanitaire ne comporte pas les mêmes éléments que celle généralement appliquée dans le domaine des droits de l'homme » et estime notamment « que la présence d'un agent de l'Etat ou de toute autre personne investie d'une autorité n'est pas requise pour que la torture soit constituée en droit international humanitaire. »

21 Manfred Nowak, Moritz Birk, Giuliana Monina, The United Nations Convention against torture and its optionnal protocol, A commentary, Oxford, second edition, 2019, 22 Supreme Court, 13 novembre 2019, R v. Reeves Taylor v. Crown Prosecution Service, UKSC 2019/0028 (arrêt et résumé disponibles uniquement en anglais) – Extraits du résumé juridique de la décision (traduction libre) : « Les juges majoritaires concluent que l'expression « une personne agissant à titre officiel » au sens du paragraphe 134(1) de la LCJ comprend une personne qui agit ou prétend agir, autrement qu'à titre privé et individuel, pour ou pour le compte d'une organisation ou d'un organisme qui exerce, sur le territoire contrôlé par cette organisation ou cet organisme et où le comportement en question a lieu : les fonctions normalement exercées par les gouvernements sur leurs populations civiles. » 23 Ibid, §76 24 TPIY, Le Procureur c/ D. Kunarac, R. Kovac et Z. Vukovic, Chambre de première instance, 22 février 2001, Affaire N°IT-96-23-T&IT-96-23/1-T, § 496 et Chambre d'appel, 12 juin 2002, Affaire N°IT-9623-T&IT-96-23/1-A, § 147 et 148 (« En conséquence, la Chambre de première instance a eu raison de conclure en l'espèce que le droit international coutumier n'exige pas que le crime soit commis par un agent de la fonction publique lorsque la responsabilité pénale d'un individu est mise en cause en dehors du cadre fixé par la Convention relative à la torture. »)

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1.4.

Appréciation conclusive

Au regard de l'ensemble de ces éléments, il est donc demandé à votre Assemblée de juger que les termes « agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel » mentionnés à l'article 1er de la Convention contre la torture auquel renvoie l'article 689-2 du code de procédure pénale, incluent toute personne agissant pour le compte ou à la demande d'une entité exerçant un contrôle gouvernemental ou quasi gouvernemental, de fait, sur la population civile d'un territoire donné. Votre Assemblée plénière est ainsi invitée à rejeter ce premier moyen du pourvoi après avoir approuvé l'arrêt de la chambre de l'instruction de Paris qui, ayant constaté que « le JAI s'est comporté dans la Ghouta orientale comme une entité composée de plusieurs milliers de combattants qui a exercé, non seulement les pouvoirs décrits par les parties civiles, mais surtout des pratiques généralisées d'intimidation, de pression et de répression, infligeant dans ce cadre des violences et causant des douleurs et des souffrances », a justement retenu la compétence des juridictions françaises.

2. Sur le moyen tiré de la violation de la condition de double incrimination prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale (4ème moyen)

2.1.

Position de la question 2.1.1.

L'absence d'incrimination spécifique du crime de guerre en droit syrien 2.1.1.1. La définition du crime de guerre en droit français

Les crimes de guerre sont désormais prévus et réprimés par les articles 461-1 à 461-31 du code pénal, créés par la loi n° 2010-930 du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale qui les a placés dans un livre quatrième bis intitulé « Des crimes et des délits de guerre ». Ils correspondent ainsi aux crimes prévus par l'article 8 du Statut de Rome. Ces crimes sont des infractions de droit commun commises dans un contexte particulier : le conflit armé. L'article 461-1 du code pénal, qui en donne la définition générale, dispose : « Constituent des crimes ou des délits de guerre les infractions définies par le présent livre, commises, lors d'un conflit armé international ou non international et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de la guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés, à l'encontre des personnes ou des biens visés aux articles 461-2 à 461-31. » Le code pénal distingue les crimes et délits de guerre punis quelle que soit la nature du conflit dans lequel ils ont été perpétrés (articles 461-2 à 461-18), de ceux commis exclusivement dans un conflit armé international (articles 461-19 à 461-29) et enfin ceux réalisés lors de conflits armés non internationaux (articles 461-30 et 461-31). Plus particulièrement s'agissant des atteintes volontaires à la vie, il ressort des dispositions de l'article 461-2 du code pénal que : « Sont passibles des aggravations de peines prévues à l'article 462-1 les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l'intégrité physique ou psychique de la personne ainsi que l'enlèvement et la séquestration, définis par le livre II du présent code et commis à l'encontre d'une personne protégée par le droit international des conflits armés en vertu des lois et coutumes de guerre et du droit international humanitaire. »

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Concernant l'enrôlement des mineurs, l'article 461-7 du code pénal dispose : « Le fait de procéder à la conscription ou à l'enrôlement de mineurs de dix-huit ans dans les forces armées ou dans des groupes armés, ou de les faire participer activement à des hostilités est puni de vingt ans de réclusion criminelle. Ces dispositions ne font pas obstacle à l'enrôlement volontaire des mineurs de plus de quinze ans. » Aucun arrêt n'a été rendu par la chambre criminelle relativement à la définition des crimes de guerre, depuis la loi du 9 août 2010.

2.1.1.2. Une incrimination inexistante en tant que telle en droit syrien Au vu des recherches effectuées25, et étant rappelé que la Syrie n'a pas ratifié le Statut de Rome, il semble qu'aucune disposition du droit interne syrien ne réprime expressément les crimes de guerre au sens de la loi française, à l'exception de l'implication d'enfants dans les hostilités. Certes, sous la qualification de crimes de guerre, plusieurs dispositions du code pénal syrien définissent des infractions commises dans le contexte d'un conflit armé ou y étant associées. 26 Mais, comme le souligne votre rapporteure, ces infractions ont vocation à protéger avant tout la sûreté intérieure et extérieure de l'État syrien, et n'y figurent pas les notions de personne protégée, de bien protégé ou d'atteinte aux libertés et aux droits des personnes. Le code pénal et de procédure pénale militaire de 1950 contiennent par ailleurs des dispositions réprimant des actes commis sur une zone de combat militaire ou un champ de bataille, mais les faits incriminés doivent nécessairement avoir été commis sur des militaires.27 En revanche, le code pénal syrien du 22 juin 1949 incrimine le meurtre28, les violences29, le viol30, la séquestration31 et la torture dans le cas particulier d'extorsion d'aveux et de renseignements32. La torture est également interdite par la Constitution33 et sa répression a été renforcée de manière récente par la loi n°16 du 28 mars 2022 relative à la criminalisation de la torture qui l'incrimine désormais formellement et prévoit de lourdes sanctions pénales. Surtout, l'article 488 bis du code pénal, relatif à l'implication d'enfants dans les hostilités, et créé par une loi n° 11 de 2013, dispose : « 1. Quiconque recrute un enfant de moins de 18 ans dans le but de l'impliquer dans des hostilités ou tous autres actes connexes tels que le port d'armes, d'équipements ou de munitions, leur transport ou la pose d'explosifs, ou encore dans le but de le positionner à des checkpoints, de l'envoyer en reconnaissance, de l'utiliser pour tromper l'ennemi ou comme bouclier humain, ou de le mettre au service des meneurs des hostilités, sous quelque forme Voir notamment « Syrie : crimes contre l'humanité et crimes de guerre », DAEI, Secrétariat général de la Chancellerie, 4 novembre 2022 (note versée aux débats) 26 Livre II « Des infractions » - titre I « Des infractions contre la sûreté de l'État » du code pénal syrien - Les dispositions de ces textes sont intégralement retranscrites dans la note « Syrie : crimes contre l'humanité et crimes de guerre », DAEI, Secrétariat général de la Chancellerie, 4 novembre 2022, pages 15 et 16 (note versée aux débats). 27 L'article 132 : « Tout militaire ou non militaire ayant commis les actes suivants dans une zone de combats militaires est passible de : A - L'arrestation provisoire s'il pille un militaire blessé [ou] malade .... B - De la peine capitale s'il cause, par la violence, des blessures supplémentaires à un militaire blessé [ou] malade ... en vue de le piller. » Et l'article 117 selon lequel : « Le fait de commettre des actes de violence ou de cruauté sur un champ de bataille à l'encontre d'un soldat blessé ou malade, qui n'est pas en mesure de se défendre, constitue une infraction pénale. » - ibid 28 Articles 533 et suivants du code pénal syrien 29 Articles 540 et suivants du code pénal syrien 30 Articles 489 et suivants du code pénal syrien 31 Articles 555 et suivants du code pénal syrien 32 Article 391 du code pénal syrien 33 Article 53 de la Constitution syrienne de 2012 25

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que ce soit, est puni de travaux forcés temporaires de 10 à 20 ans et d'une amende de 1 à 3 millions de livres sterling. 2. La peine mentionnée au paragraphe précédent est portée aux travaux forcés à perpétuité si l'acte commis a causé un handicap permanent à l'enfant ou s'il a été abusé sexuellement ou si on lui a donné des drogues ou des substances psychotropes, et la peine devient la peine de mort si le crime commis a causé la mort de l'enfant. » De surcroît, l'article 46 de la loi n°21/2021 sur la protection des enfants, promulguée le 15 août 2021, interdit de recruter ou d'impliquer un enfant dans des opérations de combat ou d'autres actes connexes.34 La Syrie a par ailleurs ratifié les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 sur les blessés malades et naufragés des forces armées sur terre et sur mer, sur les prisonniers de guerre et sur les personnes civiles et a adhéré à son protocole additionnel du 8 juin 1977 (I) 35, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, en 1983. Ces conventions prévoient une obligation, pour les États parties, d'ériger en infractions certains comportements. Ainsi, l'article 50 de la Convention de Genève I, l'article 51 de la Convention de Genève II, l'article 130 de la Convention de Genève III et l'article 147 de la Convention de Genève IV contiennent une liste exhaustive des infractions les plus graves sur lesquelles les États s'engagent à enquêter, puis à poursuivre ou à extrader les auteurs présumés. Ils précisent ainsi que « les infractions graves visées à l'article précédent sont celles qui comportent l'un ou l'autre des actes suivants, s'ils sont commis contre des personnes ou des biens protégés par la Convention : l'homicide intentionnel, la torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques, le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé, la destruction et l'appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire ». Enfin, les principes du droit international consacrés par le Statut du tribunal de Nuremberg, adoptés par la résolution 95 (I) de l'Assemblée générale des Nations Unies le 11 décembre 1946, font partie du droit international coutumier. Parmi ces principes, il convient de souligner en particulier le sixième relatif aux crimes contre la paix, aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité, ainsi que le septième, traitant quant à lui de la complicité. Pour autant, il ne semble pas que ces textes internationaux ou la coutume internationale permettent de considérer comme remplie la condition d'incrimination par la loi syrienne des crimes de guerre. En effet, dès lors que le droit pénal international n'est pas d'applicabilité directe36 et que la loi syrienne ne renvoie pas à la coutume internationale pour la répression des crimes internationaux, il ne semble pas possible de considérer que la loi syrienne incrimine les crimes de guerre au sens de l'article 689-11 du code de procédure pénale, hormis l'enrôlement des mineurs.

2.1.2.

La contestation tirée de la violation de l'article 689-11 du code de procédure pénale

34 Art. 46 de la loi n° 21/2021 :

« a) Il est interdit de recruter ou d'impliquer un enfant dans des opérations de combat ou d'autres actes connexes. b) L'État s'efforce de prendre les mesures appropriées pour réadapter physiquement et psychologiquement l'enfant victime du recrutement en vue de sa réinsertion dans la société interdit de recruter ou d'impliquer un enfant dans des opérations de combat ou d'autres actes connexes. » 35 Le protocole additionnel du 8 juin 1977, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), élargit la liste des infractions graves et affirme, dans son article 86, le devoir de répression des États ayant adhéré au Protocole. 36 André Huet et Renée Koering-Joulin « Droit pénal international », PUF, coll. Thémis, 3ème édition, 2005, p.95 cité au rapport.

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2.1.2.1. La contestation articulée devant la chambre de l'instruction Hors les cas où la Cour pénale internationale est compétente pour en connaître en application des dispositions du sous-titre Ier du titre Ier du livre IV, l'article 689-11 du code de procédure pénale, créé par la loi n° 2010-930 du 9 août 201037, confère aux juridictions pénales françaises compétence pour connaître des crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale, indépendamment de la nationalité de l'auteur ou de la victime. Dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 applicable en la cause, il dispose que « peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger l'une des infractions suivantes : 1° Le crime de génocide défini au chapitre Ier du sous-titre Ier du titre Ier du livre II du code pénal ; 2° Les autres crimes contre l'humanité définis au chapitre II du même sous-titre Ier, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée ; 3° Les crimes et les délits de guerre définis aux articles 461-1 à 461-31 du même code, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée (…) ». Dans sa requête en nullité, M. [W] a soutenu que les juridictions françaises étaient incompétentes pour connaître des crimes de guerre lui étant reprochés dès lors notamment, qu'en l'absence d'incrimination spécifique de ces crimes dans le droit pénal syrien, la condition de double incrimination prévue par les dispositions précitées en leur 3° n'était pas remplie. 2.1.2.2. Les motifs de l'arrêt attaqué Pour écarter cette argumentation, l'arrêt attaqué énonce : “Il résulte des dispositions de l'article 461-1 du code pénal que "constituent des crimes ou des délits de guerre les infractions définies par le présent livre commises, lors d'un conflit armé international ou non international et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés, à l'encontre des personnes ou des biens visés aux articles 461-2 à 461-31", et que sont donc visés les atteintes volontaires à la vie ou à l'intégrité physique ou psychique de la personne, l'enlèvement ou la séquestration, les mutilations, les expériences médicales ou scientifiques, la grossesse ou la prostitution forcées, la stérilisation contrainte, les traitements humiliants ou dégradants, les atteintes à la liberté individuelle, l'enrôlement de mineurs de dix-huit ans, commis donc lors d'un conflit. Il convient en conséquence de rechercher si ces infractions sont aussi réprimées par la législation syrienne. Or, les parties civiles rappellent que le code pénal syrien, dans ses articles 489, 533, 534, 535, 540, 555 et suivants, incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture. S'agissant plus spécifiquement d'un conflit armé, l'article 488 bis de ce code syrien, sous le titre "implication d'enfants dans les hostilités", réprime le fait de recruter un enfant de moins de 18 ans "dans l'intention de l'engager dans des opérations de combat et d'autres travaux connexes, tels que le port ou le transport d'armes, d'équipements ou de munitions, la pose d'explosifs ou leur utilisation aux points de contrôle, la surveillance, la reconnaissance, l'utilisation comme distraction ou comme un bouclier humain, ou l'assistance sous quelque forme aux auteurs de tels actes", soit des infractions similaires aux atteintes à l'intégrité physique ou à l'intégrité psychique commises lors d'un conflit et punies par le code pénal français, et exactement identiques aux dispositions de l'article 461-7 de notre code pénal, réprimant "le fait de procéder à la conscription ou à l'enrôlement des mineurs de dix-huit ans

37 Loi n° 2010-930 du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour

pénale internationale.

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dans les forces armées ou dans les groupes armés, ou de les faire participer activement à des hostilités". En outre, la Syrie a ratifié le 2 novembre 1953 les quatre Conventions de Genève, conventions qui, comme l'indique le Comité international de la Croix-Rouge, "sont des traités internationaux qui contiennent les règles essentielles fixant des limites à la barbarie de la guerre", ce qui va dans le sens d'une reconnaissance par ce pays de l'incrimination des crimes de guerre. Comme le signalent les parties civiles, la République arabe syrienne a écrit dans son rapport du 17 novembre 2021 destiné au Conseil des droits de l'Homme des Nations Unies ; "La Syrie est partie à la plupart des instruments internationaux et participe activement aux travaux des comités des Nations Unies chargés de promouvoir le respect du droit international. Résolument attachés au droit international et à la Charte des Nations Unies et agissant conformément à ses obligations constitutionnelles, la Syrie a pris des dispositions et des mesures pour protéger ses citoyens contre les violations commises par les groupes terroristes armés" [...] La Syrie est partie à la plupart des conventions de droit international humanitaire, notamment les Conventions de Genève de 1949, et a formé un comité national du droit international humanitaire dont la mission est de favoriser et coordonner les actions nationales visant à faire connaître les règles régissant ce droit'', ajoutant que, "pour s'acquitter de son devoir national et constitutionnel, la Syrie accorde une attention particulière à la question de la protection des civils, en particulier dans les zones où il y a eu des affrontements militaires avec des groupes terroristes armés". Enfin, la République arabe syrienne a ratifié la Convention pour les droits de l'enfant de 1989, écrivant dans son rapport que "la Syrie est un État partie au Protocole concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés auquel elle est très attachée. L'enrôlement d'enfants et leur implication dans les hostilités par quelque partie que ce soit est, au regard de la loi, une infraction pénale pour laquelle des peines sévères pouvant aller jusqu'à la peine de mort sont prévues". Il en résulte que, à part l'identité parfaite qui vient d'être relevée relative à l'enrôlement et la participation des mineurs à des hostilités, nombre d'autres crimes et délits de guerre tels que définis dans le code pénal français sont prévus par équivalence dans la législation syrienne, et sont conformes à la volonté affichée de ce pays de lutter contre ces infractions. La condition de la double incrimination est donc elle aussi remplie. » 2.1.2.3. Le moyen du pourvoi et la question posée Par la première branche de son premier moyen, tirée de la violation de l'article 689-11 du code de procédure pénale, le pourvoi fait grief à la chambre de l'instruction d'avoir jugé que la condition de double incrimination exigée par ce texte était remplie dès lors que le droit syrien incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture, alors que cette condition ne pouvait être caractérisée que si le droit pénal syrien prévoyait une infraction comportant un élément constitutif relatif à l'existence d'un conflit armé avec lequel les faits réprimés étaient en relation. Le pourvoi pose ainsi la question inédite et d'importance de l'interprétation à donner à la condition de double incrimination prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale permettant de retenir la compétence universelle des juridictions françaises pour juger des crimes de guerre. Comme le souligne votre rapporteure, cette condition de double incrimination implique-telle – comme cela est soutenu par le pourvoi – la prévision dans la loi étrangère, d'une incrimination de l'infraction internationale dont il s'agit ? Ou suffit-il – comme l'a jugé la chambre de l'instruction de Paris – que les faits soient incriminés sous une qualification

17

ne comportant aucun élément constitutif relatif à l'existence d'un conflit armé avec lequel les faits réprimés seraient en relation ?

2.1.3.

Les enjeux de la question 2.1.3.1. Des enjeux procéduraux cruciaux

Il résulte de la note établie par le procureur général de Paris à notre demande et versée aux débats, qu'au 19 octobre 2022, les enquêtes et informations judiciaires en cours au pôle CCH, et susceptibles d'être remises en cause s'il était fait droit au pourvoi se répartissent de la façon suivante : o

85 enquêtes préliminaires dont 36 susceptibles d'être remises en cause sur le plan de la compétence des juridictions françaises ;

o

79 informations judiciaires dont 14 dossiers susceptibles de poser une difficulté en termes de compétence sur le fondement de l'article 689-11 du code de procédure pénale ;

o

13 personnes sont actuellement mises en examen dans des dossiers où la question de la compétence des juridictions françaises pourrait poser difficulté : 8 mises en examen du chef de crimes contre l'humanité, 2 pour crimes de guerre et 3 pour ces deux crimes cumulés.

Cette note précise par ailleurs que, de manière générale, sur les 30 zones sur lesquelles le pôle CCH travaille dans le cadre d'enquêtes préliminaires ou d'informations judiciaires, 16 zones sont susceptibles d'être directement concernées par l'arrêt que votre Assemblée va rendre, à savoir la Syrie, le Sri Lanka, le Libéria, la Chine, la Libye, l'Irak, la Russie, l'Ukraine, l'Erythrée, le Liban, la République centrafricaine, le Congo-Brazzaville, la République de Côte d'Ivoire, le Tchad, le Soudan et la Somalie. De plus, de nouveaux signalements ont été adressés au pôle CCH par l'OFPRA, dont certains concernent de nouvelles zones susceptibles de poser une difficulté procédurale en termes de compétence, à savoir le Burundi et la Turquie. Il convient également de noter que trois autres pourvois posant de façon similaire la question de la compétence des juridictions françaises en matière de crimes de guerre et crimes contre l'humanité sont actuellement pendants devant la chambre criminelle, la chambre de l'instruction de Paris ayant décidé de maintenir la position adoptée dans la décision attaquée par le présent pourvoi, et ainsi de ne pas suivre la solution dégagée par la chambre criminelle dans son arrêt du 24 novembre 2021 – désormais frappé d'opposition devant votre Assemblée - par lequel elle a refusé la compétence universelle des juridictions françaises faute d'incrimination spécifique du crime contre l'humanité dans le droit syrien.38 Egalement consulté, l'OFPRA nous a indiqué que depuis l'entrée en vigueur de la loi n°2015925 du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile, l'office a adressé 441 signalements au pôle CCH du parquet national anti-terroriste concernant des décisions de rejet à l'encontre de demandeurs d'asile et de bénéficiaires d'une protection internationale, pour lesquels les autorités de l'asile ont estimé qu'il existait « des raisons sérieuses de penser qu'ils ont engagé leur responsabilité individuelle dans la commission de crimes contre la paix, de crimes de

38 Crim., 24 novembre 2021, pourvoi n° 21-81.344

«12. Les crimes contre l'humanité sont définis au chapitre II du sous-titre Ier du code pénal, et nécessairement commis en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique. 13. Dès lors, l'exigence posée par l'article 689-11 du code de procédure pénale, selon laquelle les faits doivent être punis par la législation de l'État où ils ont été commis inclut nécessairement l'existence dans cette législation d'une infraction comportant un élément constitutif relatif à une attaque lancée contre une population civile en exécution d'un plan concerté.

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guerre, de crimes contre l'humanité et d'agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. »39 Partant, si votre Assemblée devait déclarer les juridictions françaises incompétentes, de nombreuses procédures s'en trouveraient remises en question, et les personnes signalées à l'autorité judiciaire par l'OFPRA qui ne peuvent bénéficier du statut de réfugiés de ce fait, mais qui ne sont ni expulsables, ni extradables (en raison des risques de persécution en cas de retour), resteront impunies sur notre territoire qui pourrait alors devenir une sorte de « refuge » pour des criminels de guerre, des tortionnaires ou criminels contre l'humanité. C'était là, une des principales inquiétudes exprimées par certains professionnels et associations spécialisées dans la lutte contre les crimes internationaux à la suite de l'arrêt de la chambre criminelle du 24 novembre 2021 précité. 40 2.1.3.2. Des enjeux fondamentaux de politique pénale Au-delà des enjeux procéduraux, la décision qu'est appelée à rendre votre Assemblée plénière s'inscrira dans un débat vif et sensible portant sur le positionnement de la France en matière de lutte contre l'impunité des auteurs d'atrocités constitutives d'atteintes au droit international humanitaire. La France rappelle régulièrement son engagement à mener une politique pénale active et ambitieuse dans la lutte contre les crimes les plus graves que sont les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité et sa volonté de ne pas en laisser les auteurs impunis. Elle l'a fait encore récemment par un communiqué conjoint du ministère de la justice et du ministère des affaires étrangères publié le 9 février 2022 à la suite de la décision rendue par la chambre criminelle du 24 novembre 202141, réaffirmant que « la France est pleinement mobilisée en faveur de la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux commis en Syrie comme partout dans le monde » qui reste une « priorité » 42. Ce communiqué indique par ailleurs, après avoir rappelé la solution retenue par l'arrêt précité, que « cette décision est toutefois susceptible de faire l'objet d'un nouvel examen » et que « nos ministères suivront donc avec attention les prochaines décisions de justice devant intervenir. En 39 Note de l'OFPRA, octobre 2022, versée aux débats

- Aurélia Devos, « La France pourrait-elle devenir un refuge d'impunité pour les criminels contre l'humanité ? » et Patrick Baudoin, « Le besoin de justice est criant pour les victimes de crimes abominables commis par le régime syrien », Le Monde du 17 décembre 2021. - Ghislain Poissonnier, " Crimes internationaux commis en Syrie : la Cour de cassation enterre la compétence du juge français ", Recueil Dalloz 2022, p. 150. - Lettre ouverte au président de la République adressée par plusieurs associations et ONG et un syndicat de magistrats, « La France ne doit pas être une terre d'impunité pour les tortionnaires syriens », 3 décembre 2021. 41 Crim., 24 novembre 2021, pourvoi n° 21-81.344 précité. 42 Extraits du communiqué conjoint : « La France est pleinement mobilisée en faveur de la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux commis en Syrie comme partout dans le monde. Le gouvernement a présenté un projet de loi autorisant l'approbation de la Convention de coopération judiciaire internationale entre le gouvernement de la République française et l'Organisation des Nations Unies, représentée par le Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII) pour la Syrie (…) Cette convention (…) s'inscrit dans le cadre de la priorité accordée par la France à la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux (….) Dans un arrêt du 24 novembre 2021, la Cour de cassation a jugé nécessaire l'existence en droit syrien d'une incrimination comparable à celle du droit français (…) pour retenir la compétence extraterritoriale des juridictions françaises en matière de crimes internationaux. Cette décision est toutefois susceptible de faire l'objet d'un nouvel examen. Nos ministères suivront donc avec attention les prochaines décisions de justice devant intervenir. En fonction de ces décisions, nos ministères se tiennent prêts à définir rapidement les évolutions, y compris législatives, qui devraient être effectuées afin de permettre à la France de continuer à inscrire résolument son action dans le cadre de son engagement constant en faveur de la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux ». 40

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fonction de ces décisions, nos ministères se tiennent prêts à définir rapidement les évolutions, y compris législatives, qui devraient être effectuées afin de permettre à la France de continuer à inscrire résolument son action dans le cadre de son engagement constant contre l'impunité des crimes internationaux ». Enfin, le 7 juin 2022, une proposition de loi visant à élargir la compétence extraterritoriale des juridictions nationales françaises concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale, présentée par M. Gouffier-Cha, a été enregistrée à l'Assemblée nationale. Elle propose la suppression des conditions de résidence habituelle, de double incrimination ainsi que le monopole du ministère public prévues à l'article 689-11 du code de procédure pénale, afin de permettre une plus grande effectivité de la compétence universelle en France.43 Les termes du débat étant ainsi posés, il revient à votre Assemblée par le biais de ce pourvoi, de déterminer l'interprétation à donner à la condition de double incrimination exigée par l'article 689-11 du code de procédure pénale permettant de retenir la compétence universelle des juridictions françaises pour poursuivre et juger des crimes de guerre.

2.2. Des restrictions à la compétence universelle ne comportant pas l'exigence d'une identité de qualification 2.2.1.

La compétence universelle de la France en matière de crimes contre l'humanité et crimes de guerre 2.2.1.1. Le Statut de Rome ratifié par la France

Outil de lutte contre l'impunité des auteurs de violations graves des droits humains, la compétence universelle a émergé comme principe du droit pénal international à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Il « repose sur l'idée qu'il existe certains intérêts protecteurs qui sont si fondamentaux que tous les États ont le droit et, parfois, l'obligation de les protéger. La caractéristique commune des crimes couverts par la compétence universelle est qu'ils sont considérés comme dirigés contre l'ensemble de la communauté internationale et qu'il existe donc un intérêt international supérieur à leur répression »44. En vertu de ce principe, et par dérogation aux règles habituelles de compétence des juridictions nationales fondées sur trois critères selon lesquels l'infraction doit avoir été commise sur le territoire de la République, par un auteur ou sur une victime ayant la nationalité française, un Etat a la possibilité, voire parfois l'obligation, de poursuivre les auteurs de certaines infractions commises en dehors de son territoire alors que ni le criminel ni la victime ne sont de ses ressortissants. C'est à la suite de la ratification par la France du Statut de Rome créant la Cour pénale internationale qu'a été instaurée dans notre droit national, une compétence universelle des juridictions françaises pour la poursuite et le jugement des auteurs de génocides, crimes contre l'humanité et crimes de guerre. Le 17 juillet 1998 à Rome, une conférence diplomatique a adopté le statut de la Cour pénale internationale, compétente en matière de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre dès lors qu'ils ont été commis sur le territoire d'un État partie à la convention ou par un ressortissant d'un État partie, sauf si elle est saisie directement par le Conseil de sécurité de l'ONU.

43 Proposition de loi n°5256. Il peut être rappelé ici que l'exposé des motifs de cette proposition de loi fait directement référence à l'arrêt de la chambre criminelle du 24 novembre 2021. 44

Cour suprême suédoise (HÖGSTA DOMSTOLENS), décision Ö 1314-22 du 10 novembre 2022 –citée et traduite dans la note de la DAEI, Secrétariat général du Ministère de la justice, 23 novembre 2022, « Les conditions d'exercice de la compétence universelle en matière de crimes contre l'humanité, crimes de guerre et génocide ».

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La France a ratifié le Statut de Rome le 9 juin 2000, après qu'a été introduit dans la Constitution, à la suite de la décision n° 98-408 DC du 22 janvier 2010 du Conseil constitutionnel, l'article 53-2 ainsi rédigé : “La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998". Le traité de Rome est entré en vigueur le 1er juillet 2002, après sa ratification par 60 pays et la France a adopté dès le 26 février 2002 une loi définissant les modalités de coopération entre les autorités judiciaires françaises et la Cour pénale internationale. Elle s'est par ailleurs dotée, depuis le 1er janvier 2012, d'un pôle judiciaire spécialisé en matière de génocide, crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre au sein du tribunal judiciaire de Paris. Parallèlement, et sans qu'elle n'y soit contrainte, la France s'est attachée à élargir la compétence de ses juridictions afin de pouvoir poursuivre et juger les auteurs des crimes relevant de la Cour pénale internationale, conformément à l'esprit du Statut de Rome. En effet, si le traité n'impose pas aux Etats d'instaurer dans leur droit national une compétence universelle en la matière, son préambule énonce toutefois que « les crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale » et que « déterminés à mettre un terme à l'impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes (...) il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux (…). La Cour pénale internationale dont le présent Statut porte création [étant] complémentaire des juridictions pénales nationales ».45 2.2.1.2. La loi du 9 août 2010 instaurant l'article 689-11 du code de procédure pénale Par la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, le législateur français a donc inséré un article 689-11 dans le code de procédure pénale afin d'élargir la compétence territoriale des juridictions françaises et leur permettre la poursuite et le jugement des auteurs de génocides, crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis à l'étranger et alors que les auteurs comme les victimes sont de nationalité étrangère. Dans sa version initiale, l'article 689-11 du code de procédure pénale disposait que : « Peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises toute personne qui réside habituellement sur le territoire de la République et qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale en application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale signée à Rome le 18 juillet 1998, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont elle a la nationalité est partie à la convention précitée. La poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne. A cette fin, le ministère public s'assure auprès de la Cour pénale internationale qu'elle décline expressément sa compétence et vérifie qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre Etat n'a demandé son extradition. » Depuis, ce texte a été modifié par la loi précitée du 23 mars 201946 qui a : 45 Kevin Mariat, La compétence universelle peut attendre, 1er mars 2022, AJ pénal 2022. p.80 : «

Même si, contrairement au droit international humanitaire, le Statut de Rome ne demande pas expressément aux États parties d'inscrire dans leur droit la compétence universelle de leurs tribunaux nationaux pour les crimes qu'il incrimine, le principe de complémentarité les appelle à se mettre en capacité de poursuivre les personnes soupçonnées d'avoir commis ces crimes lorsqu'elles se trouvent sur leur territoire. » 46 Article 689-11 du CPP dans sa version actuellement en vigueur : “Hors les cas prévus au sous-titre Ier du titre Ier du livre IV pour l'application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale, ouverte à la signature à Rome le 18 juillet 1998, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger l'une des infractions suivantes : 1° Le crime de génocide défini au chapitre Ier du sous-titre Ier du titre Ier du livre II du code pénal

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-

instauré un mécanisme de compétence des juridictions françaises pour connaitre des crimes contre l'humanité et autres crimes graves, autonome des conditions de mise en œuvre du Statut de Rome,

-

supprimé la condition de double incrimination pour la poursuite des seuls crimes de génocide,

-

ajouté la possibilité de poursuivre et juger les délits de guerre, et confié la poursuite des crimes mentionnés à cet article à la compétence du parquet national anti-terroriste.

Ainsi, quatre conditions sont posées par ce texte pour la poursuite des crimes et délits de guerre et des crimes contre l'humanité : la personne soupçonnée doit résider habituellement sur le territoire français ; -

la condition de double incrimination doit être remplie lorsque les faits ont eu lieu sur le territoire d'un État non partie au Statut de Rome et/ou ont été commis par le ressortissant d'un État également non partie au Statut ;

-

seul le ministère public peut déclencher l'action pénale si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne ;

-

le ministère public doit s'assurer « qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre État n'a demandé son extradition » conférant ainsi à cette compétence extraterritoriale un caractère subsidiaire. 2.2.2.

Des restrictions fortement critiquées

Tant le caractère singulier de l'article 689-11 du code de procédure pénale au sein des dispositions relatives à la compétence universelle des juridictions françaises, que les réactions à la loi ayant inséré cet article dans le code de procédure pénale, permettent d'affirmer que le législateur a souhaité que la compétence universelle des juridictions françaises pour la poursuite des crimes de guerre et crimes contre l'humanité ne puisse intervenir que de façon limitée. 2.2.2.1. Une compétence restrictive Au regard des dispositions des articles 689 et suivants du code de procédure pénale qui prévoient la compétence universelle des juridictions françaises pour l'application de douze conventions internationales relatives à des contentieux divers comme la répression du

; 2° Les autres crimes contre l'humanité définis au chapitre II du même sous-titre Ier, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée ; 3° Les crimes et les délits de guerre définis aux articles 461-1 à 461-31 du même code, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée. La poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu'à la requête du procureur de la République antiterroriste et si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne. A cette fin, le ministère public s'assure de l'absence de poursuite diligentée par la Cour pénale internationale et vérifie qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre Etat n'a demandé son extradition. Lorsque, en application de l'article 40-3 du présent code, le procureur général près la cour d'appel de Paris est saisi d'un recours contre une décision de classement sans suite prise par le procureur de la République antiterroriste, il entend la personne qui a dénoncé les faits si celle-ci en fait la demande. S'il estime le recours infondé, il en informe l'intéressé par une décision écrite motivée.”

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terrorisme ou encore la lutte contre la torture ou les disparitions forcées47, l'article 689-11 dudit code fait preuve de singularité. Tout d'abord parce que c'est à ce jour le seul cas où une clause de compétence extraterritoriale est reconnue au juge pénal français sans habilitation d'une convention internationale, le traité portant statut de la Cour pénale internationale, comme indiqué précédemment, ne prévoyant, ni n'imposant l'instauration d'une telle clause pour son application. C'est donc dans le seul cadre de son pouvoir souverain que le législateur a souhaité donner aux juridictions françaises une telle compétence en la matière. Ensuite parce que la compétence qu'il donne aux juridictions françaises est beaucoup plus strictement encadrée. En effet, le texte prévoit pour la poursuite des crimes contre l'humanité et crimes de guerre, quatre conditions cumulatives que nous avons précédemment rappelées, là où l'article 689-1 du code de procédure pénale n'en pose qu'une, à savoir que l'auteur des faits « se trouve sur le territoire national ». Ainsi, l'exigence de réciprocité d'incrimination ne s'impose jamais dans le cadre des autres dispositions relatives à la compétence extraterritoriale des juridictions françaises où elle est indifférente. Et l'on peut rappeler sur ce point, que parmi les vingt-et-un Etats objets de l'étude établie par la Délégation aux Affaires européennes et internationales du Secrétariat général du ministère de la justice versée aux débats48, la France est le seul pays à avoir posé une telle condition, pourtant nullement exigée par le Statut de Rome. 47 - la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984 (article 689-2 du code de procédure pénale). - la convention européenne pour la répression du terrorisme, signée à Strasbourg le 27 janvier 1977 et l'accord entre les États membres des Communautés européennes concernant l'application de la convention européenne pour la répression du terrorisme, fait à Dublin le 4 décembre 1979 (article 689-3 du code de procédure pénale); - la convention sur la protection physique des matières nucléaires, ouverte à la signature à Vienne et New York le 3 mars 1980 (article 689-4 du code de procédure pénale) ; - la convention pour la répression d'actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime et le protocole pour la répression d'actes illicites contre la sécurité des plates-formes fixes situées sur le plateau continental, faits à Rome le 10 mars 1988 (article 689-5 du code de procédure pénale) ; - la convention sur la répression de la capture illicite d'aéronefs, signée à La Haye le 16 décembre 1970 et la convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile, signée à Montréal le 23 septembre 1971 (article 689-6 du code de procédure pénale) ; - le protocole pour la répression des actes illicites de violence dans les aéroports servant à l'aviation civile internationale, fait à Montréal le 24 février 1988, complémentaire à la convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile, faite à Montréal le 23 septembre 1971 (article 689-7 du code de procédure pénale) ; - le protocole à la convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes fait à Dublin le 27 septembre 1996 et la convention relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l'Union européenne, faite à Bruxelles le 26 mai 1997 (article 689-8 du code de procédure pénale) ; - la convention internationale pour la répression des attentats terroristes, ouverte à la signature à New York le 12 janvier 1998 (article 689-9 du code de procédure pénale) ; - la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, ouverte à la signature à New York le 10 janvier 2000 (article 689-10 du code de procédure pénale) ; - le règlement (CE) n°561 / 2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 relatif à l'harmonisation de certaines dispositions de la législation sociale dans le domaine des transports par route (article 689-12 du code de procédure pénale) ; - la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée à New York, le 20 décembre 2006 (article 689-13 du code de procédure pénale) ; - et la convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, faite à La Haye le 14 mai 1954, et du deuxième protocole relatif à la convention de la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, fait à La Haye le 26 mars 1999. 48 « Les conditions d'exercice de la compétence universelle en matière de crimes contre l'humanité, crimes de guerre et génocide (Allemagne, Angleterre et Pays de Galles, Argentine, Autriche, Belgique, Bulgarie, Canada, Chypre, Croatie, Espagne, Finlande, Hongrie, Italie, Lettonie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Suède et Suisse) », note de la DAEI, Secrétariat général du Ministère de la justice, 23 novembre 2022

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Ainsi, pour reprendre les propos d'un auteur, « alors que notre modèle classique de compétence universelle est plutôt libéral, posant comme unique condition d'exercice la présence du suspect sur le territoire de la République (art. 689-1 CPP), la disposition applicable aux crimes internationaux les plus graves (génocide, crime contre l'humanité, crimes et délits de guerre) se distingue par sa rigueur ».49 2.2.2.2. Un mécanisme critiqué Ce texte a dès lors fait l'objet de nombreuses critiques en ce qu'il posait des conditions telles que certains y ont vu le risque que soit réduite à néant la compétence des juridictions françaises.50 Une partie de la doctrine semblait en effet tenir pour acquis que la répression des crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, au regard de l'exigence de double incrimination, devait exister en tant que telle dans l'arsenal répressif de l'Etat en cause. Un auteur indiquait ainsi que « les crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, ne seront poursuivis en France qu'à la condition d'être incriminés par la loi pénale du pays où ils ont été commis. Or, bien souvent, les pays qui n'incriminent pas ce type d'actes sont justement les plus susceptibles d'être concernés par ces infractions ». 51 Dans le même sens, deux autres auteurs soulignaient que « très souvent ces crimes sont commis avec l'assentiment voire à l'instigation des gouvernements du pays où ils ont eu lieu. Non seulement, le risque d'une incrimination dans le pays où ils ont été commis est aléatoire mais même lorsque cette incrimination existe, il faudrait qu'elle corresponde exactement à la définition française pour que cette condition soit remplie. »52 Une même conclusion pourrait se déduire de la proposition de loi déposée le 6 septembre 2012 au Sénat par M. Jean-Pierre Sueur53 et votée à l'unanimité par cette Chambre, supprimant les conditions de résidence habituelle, de double incrimination et de subsidiarité à l'égard de la Cour pénale internationale prévues par l'article 689-11 du code de procédure pénale. En effet, la lecture de l'exposé des motifs de cette proposition de loi, révèle que ses auteurs voyaient dans les quatre conditions posées à la compétence des juridictions françaises et notamment dans la condition de double incrimination un véritable risque de laisser pour lettre morte la volonté de la France de lutter contre l'impunité des crimes les plus graves. 54 « La compétence universelle à l'épreuve de la double incrimination », Commentaire par Amane Gogorza, Droit pénal n°1, janvier 2022, comm.3 50 - J. Baroudy se demande « s'il était bien utile d'instituer un titre de compétence extraterritoriale assorti de conditions telles qu'il semble programmé pour rester lettre morte ». In « La compétence universelle en mutation… (À propos de la loi française n° 2010-930, 9 août 2010) », RSC 2011. P.228 – - Delphine Brach-Thiel évoque, quant à elle, la compétence « ultraverrouillée » de l'article 689-11 du code de procédure pénale (Répertoire Dalloz). - André Huet, Renée Koering-Joulin et Kevin Mariat soulignent que : « Loin de la volonté parfois affichée par le Gouvernement de lutter contre l'impunité, sa volonté politique semble pour l'instant se traduire par une conception très restrictive de la compétence universelle en matière de crimes supranationaux, pourtant parmi les plus graves », Jcl. Procédure pénale, mai 2022 « Art. 689 à 693 Fasc. 30 : Compétence des tribunaux répressifs français et de la loi pénale française - Infractions commises à l'étranger ». 51 J. Baroudy, article précité 52 Xavier Philippe et Anne Desmarest, « Remarques critiques relatives au projet de loi portant adaptation du droit pénal français à l'institution de la Cour pénale internationale », Revue française de droit constitutionnel 2010/1 (n° 81), pp. 41 à 65 53 Proposition de loi du 6 septembre 2012 (n° 753) tendant à modifier l'article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale. Cette proposition de loi, bien que votée au Sénat à l'unanimité, n'a jamais été mise à l'ordre du jour de l'Assemblée. 54 Exposé des motifs de la PPL du 6 septembre 2012 : « (…) L'article 689-11 autorise les juridictions françaises à poursuivre et juger « toute personne qui réside habituellement sur le territoire de la République et qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale. 49

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Dans son rapport M. Sueur au nom de la commission des lois affirmait à propos de cette condition : « La justice pénale internationale est en effet née du constat que certains crimes particulièrement graves constituent une violation de valeurs universelles, qui portent atteinte à l'humanité toute entière. Imposer la règle de la double incrimination revient à nier l'universalité qui sous-tend la mise en place de cette justice pénale internationale. »55 Il se déduit de l'ensemble de ces commentaires et initiatives que, dans l'esprit de certains, la condition de double incrimination serait susceptible de constituer un obstacle à la répression de crimes commis sur le territoire d'un Etat ne les incriminant pas spécifiquement. Il est évident que la répression des crimes de guerre serait moins encadrée si la condition de double incrimination n'existait pas. Pour autant, il n'est pas certain que cette condition revête la portée qui lui est ainsi prêtée. 2.2.3. Une condition de double incrimination se prêtant à une interprétation souple 2.2.3.1. Une interprétation souple conforme à la volonté du législateur Si devant le Sénat, la question de la portée de la condition de double incrimination n'a été abordée ni en commission, ni en séance publique, elle a en revanche donné lieu à d'importants débats devant l'Assemblée nationale. Ainsi, dans son rapport fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur le projet de loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, M. Thierry Mariani indique à propos de la condition de double incrimination : « cette condition est la traduction du principe de légalité des peines et vise à conférer une légitimité juridique à l'intervention de la justice française. Elle ne signifie, en revanche, pas que les faits doivent recevoir une incrimination identique dans les deux États : les faits doivent être effectivement réprimés dans l'autre pays, même s'ils y sont qualifiés différemment et si on leur applique des peines plus ou moins sévères. »56 De même, dans son avis fait au nom de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale sur le projet de loi adopté par le Sénat portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale57, Mme Nicole Ameline – pourtant favorable à la suppression de cette condition – indiquait : « Il faut souligner que l'exigence de la double incrimination – aussi qualifiée de réciprocité d'incrimination – ne signifie pas que les faits doivent recevoir une incrimination identique dans les deux Etats : les faits doivent être effectivement réprimés dans l'autre pays même s'ils y sont qualifiés différemment et si on leur applique des peines plus ou moins sévères. Ainsi le fait qu'un pays ne reconnaisse pas les crimes de guerre ne fait pas

Au reste, la condition de double incrimination a été supprimée dans le cadre du mandat d'arrêt européen pour les infractions les plus graves (terrorisme, trafic d'armes et traite des êtres humains Cette extension de compétence n'est toutefois pas encore à la mesure des exigences de la lutte contre les crimes internationaux les plus graves. Le mécanisme de compétence extraterritoriale reste en effet subordonné à quatre conditions qui en limitent la portée. (…) Par ailleurs, la condition de double incrimination prévue par l'article 689-11 du code de procédure pénale qui implique que les faits soient punissables à la fois par le droit français et par la législation de l'État où ils ont été commis, affaiblit la volonté de réprimer des faits portant atteinte à des valeurs universelles. , par exemple). Ensuite, cette condition n'est exigée dans aucune autre des dispositions relatives à la compétence extraterritoriale des tribunaux français. Ensuite, elle apparaît en retrait par rapport à la compétence des juridictions françaises concernant les crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda, en effet, les lois de coopération avec les tribunaux pénaux internationaux ne prévoient pas cette restriction. Enfin, elle n'est pas requise par le statut de la Cour pénale internationale. » 55 Rapport de M. Jean-Pierre Sueur au nom de la commission des lois relatif à la proposition de loi du 6 septembre 2012 (n° 753) tendant à modifier l'article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale ; p.27. 56 Rapport n° 2517 du 19 mai 2010 de M. Thierry Mariani, fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, p.85 57 Rapport n° 1828 de Mme Nicole Ameline, fait au nom de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée Nationale sur le projet de loi adopté par le Sénat portant adaptation du droit pénal à l'institution de la cour pénale internationale, p.53

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obstacle à la poursuite de l'un de ses ressortissants par la France à ce titre pour un meurtre ou un viol, si l'un ou l'autre est sanctionné dans ce pays, ce qui est universellement le cas. Il faut néanmoins reconnaître que tous les crimes de guerre ne peuvent pas être rapprochés d'une incrimination de droit commun. »58 Lors des débats en séance publique à l'Assemblée nationale le 13 juillet 2010, Mme Chantal Bourragué a déposé un amendement visant à supprimer la condition de double incrimination, et rappelait alors : « Si la compétence de la France est conditionnée à l'existence de crimes dans le droit de l'autre pays, elle ne pourra pas s'exercer pour certains faits commis dans les pays où le droit est moins complet et moins sévère et où il n'y a aucune chance qu'ils soient poursuivis par la justice nationale ». Le rapporteur du texte, s'inscrivant en faux contre cet argument, répondait : « Cette condition n'est jamais que la traduction du principe de légalité des peines. Elle vise à conférer une légitimité juridique à l'intervention des juridictions françaises. Elle n'implique en revanche pas qu'il faille que les faits aient une incrimination identique dans les deux États. Les faits doivent effectivement être réprimés dans l'autre pays même s'ils sont qualifiés différemment ou si on leur applique des peines différentes. Comment justifier que l'on poursuivrait quelqu'un pour des faits qui ne sont pas punis dans son propre pays ? Ce serait aller à l'encontre du principe fondamental de légalité des délits et des peines. J'ajoute qu'aucun pays au monde ne laisse le meurtre ou les faits de barbarie impunis dans sa législation pénale. On ne peut donc pas arguer qu'en maintenant la condition de double incrimination, on laisserait impunis les auteurs d'un génocide par exemple. » Jean-Marie Bocquel, secrétaire d'Etat, représentant le gouvernement, ajoutait dans le même sens : « Ce critère de la double incrimination est une exigence universellement reconnue des droits de l'homme. De plus comme l'a souligné le rapporteur, cela n'empêche pas de poursuivre des faits graves. D'ailleurs contrairement à ce qui est expliqué dans l'exposé sommaire de ces amendements, il n'est imposé une identité ni des qualifications, ni des peines encourues. Aucun fait grave, que ce soit un génocide, un assassinat, un viol, n'échappera à la compétence des juridictions françaises en raison de cette exigence de double incrimination ; tout le monde en a conscience. Il n'y a pas de risque. » Il résulte ainsi de ces débats que la volonté du législateur en prévoyant cette condition, n'a pas été d'imposer une identité d'incriminations, mais seulement de s'assurer du respect du principe de légalité qui veut que les faits commis soient également punissables dans l'Etat de leur commission ou dans l'Etat d'origine de l'auteur présumé des faits. Si la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice59 a supprimé la condition de double incrimination pour les crimes de génocide tout en la maintenant pour les crimes contre l'humanité et les crimes et délits de guerre, il convient de ne pas en tirer de fausses conséquences60, la volonté très explicite du législateur de 2010 ne semblant pas avoir changé.61 58 Ibid - Ce même argument était de nouveau développé p.59 du rapport : « Cette condition de

double incrimination (…) ne signifie pas que les faits doivent recevoir une incrimination identique dans les deux Etats : ils doivent être effectivement réprimés dans l'autre pays, même s'ils y sont qualifiés différemment et si on leur applique des peines moins sévères. Si une partie des crimes visés par le statut de Rome, comme les meurtres ou les viols par exemple, sont sanctionnés dans tous les pays, tel n'est pas le cas de tous les crimes contre l'humanité et de tous les crimes de guerre. » 59 Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. 60 D. Rebut indique concernant cette distinction, que c'est la nature de norme impérative du droit international attachée au génocide dont la définition fait consensus, « qui a justifié qu'elle cessât d'être soumise à la condition de double incrimination prévue par l'article 689-11 du CPP. » - in Droit pénal international, Précis Dalloz, 3ème édition 2019, n° 209. 61 Lors des discussions relatives aux amendements déposés en vue de modifier l'article 689-11 du CPP pour supprimer certaines conditions à la compétence universelle des juridictions françaises, la question de la double incrimination a été peu développée et les débats ne disaient pas grand-chose sur ce que recherchait le législateur en maintenant cette condition. L'on peut citer ici l'intervention de Mme Belloubet, alors garde des Sceaux, devant l'Assemblée Nationale, lors de la séance publique le 23 novembre 2018 : « En ce qui concerne enfin l'exigence de

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De surcroit, et bien qu'il ne s'agisse plus là de la voix du législateur mais de l'interprétation gouvernementale du texte adopté en 2010, il est très éclairant de lire les observations développées sur les recours portés devant le Conseil constitutionnel contre la loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale.62 Sur la condition de double incrimination il y est notamment dit : « Le nouvel article 689-11 subordonne la poursuite et le jugement des affaires en France à la circonstance que les faits soient punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou que cet Etat ou l'Etat dont le prévenu a la nationalité soit partie à la convention. Le Gouvernement souhaite signaler que cette condition de double incrimination ne constituera jamais, en fait, un obstacle à la poursuite et au jugement des crimes les plus graves. Il n'est pas nécessaire en effet, pour l'application de l'article, que les dénominations des crimes soient identiques (notamment que le génocide soit, en tant que tel, incriminé) : il suffit que les faits soient pénalement sanctionnés ; or tous les Etats du monde incriminent l'assassinat et le meurtre. » Au regard de l'ensemble de ces éléments, s'il est incontestable, pour reprendre les propos d'un auteur, que « l'article 689-11 du CPP prévoit des conditions plus restrictives qui traduisent les ambivalences et résistances d'un législateur français inquiet des débordements politiques possibles de ces procédures extraterritoriales »63, il n'apparaît pas que ce dernier ait voulu que la condition de double incrimination fasse l'objet de l'interprétation restrictive proposée au soutien du pourvoi. Comme le dit fort justement ce même auteur, « l'universalité du droit de punir est (…) un mécanisme d'attribution d'une compétence extraterritoriale qui trouve justement sa raison d'être dans les défaillances de l'Etat où les faits ont été commis. Ce sont les lacunes législatives et judiciaires de ces Etats fragiles, terrains des crimes les plus graves, qui justifient l'octroi d'une compétence subsidiaire de poursuivre et de juger à l'Etat où le suspect a été arrêté. Il est donc paradoxal d'exiger de ceux-ci, en vertu d'une application rigoureuse de la condition de double incrimination, l'existence d'une législation complète sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre (…). » 64 Partant, il apparaît que, sauf à vider largement de sa portée la compétence universelle des juridictions françaises en matière de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, il convient de ne s'attacher qu'à la « punissabilité » des faits reprochés à la personne mise en cause, conformément à la volonté du législateur qui trouve son expression dans la lettre du texte. 2.2.3.2. Une interprétation souple favorisée par la lettre de l'article 68911 du code de procédure pénale

double incrimination, il s'agit d'un principe fondamental du droit international. Il ne paraît dès lors possible d'y déroger que de façon tout à fait exceptionnelle. Je vous demande par conséquent de réserver cette dérogation au crime de génocide. Une telle exception est justifiée par la spécificité absolue, historiquement sans précédent, de ce crime, objet de la convention onusienne du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée à l'unanimité : elle stipule que « le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l'esprit et les fins des Nations unies et que le monde civilisé condamne ». La jurisprudence de la Cour internationale de justice a du reste établi que l'interdiction du génocide constituait une norme impérative du droit international. J'observe par ailleurs que notre code pénal, dans sa version adoptée en 1992, distingue clairement le génocide des autres crimes contre l'humanité : il les fait figurer dans deux chapitres différents et définit le génocide, en son article 211-1, de façon particulièrement précise par l'existence d'« un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire ». Les autres crimes contre l'humanité et les crimes de guerre font l'objet de définitions plus larges pouvant donner lieu à des interprétations susceptibles d'être parfois contestées ». 62 Observations du Gouvernement sur les recours dirigés contre la loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale - JORF n°0183 du 10 août 2010 - Texte n° 6 63 Pascal Beauvais, « Les paradoxes de la compétence universelle de la France pour juger les crimes contre l'humanité », commentaires sous Crim., 24 novembre 2021, RSC 2022 p.41 64 Ibid

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Dans son mémoire en défense, la FIDH soutient que l'article 689-11 du code de procédure pénale faisant exclusivement référence aux « faits » et non à leur qualification ou aux éléments constitutifs de celle-ci, il serait contraire au texte de dire que l'exigence de double incrimination posée par ce dernier inclut nécessairement l'existence dans la législation syrienne d'une infraction comportant les éléments constitutifs des crimes de guerre tels que définis à l'article 461-1 de notre code pénal, à savoir que les faits soient en relation avec un conflit armé. Cette lecture plus ouverte de la condition de double incrimination semble effectivement autorisée et même favorisée par une approche littérale de l'article 689-11 du code de procédure pénale, dont les dispositions, qui ne font référence qu'aux « faits »65, confortent le sentiment que le texte stricto sensu n'emporte aucune obligation qui supposerait une superposition parfaite d'incriminations. C'est parallèlement, au regard des faits commis et non des qualifications juridiques existantes, que la Cour pénale internationale met en œuvre le principe du non bis in idem66. L'analyse de sa jurisprudence - telle que précisément rappelée au rapport 67 - démontre qu'en la matière, la Cour se fonde uniquement sur l'existence d'une identité des comportements poursuivis, et donc des faits, sans qu'une identité de qualifications juridiques ne soit requise. 2.2.3.3. Une interprétation souple en cohérence avec la solution retenue dans d'autres cadres a)

La condition de réciprocité d'incrimination pour l'exercice de poursuites en France

Si la condition de double incrimination se retrouve encore aujourd'hui dans plusieurs domaines du droit pénal, elle tend néanmoins à être de moins en moins exigée, et lorsqu'elle l'est, à être exigée de façon très souple. C'est ainsi que dans le cadre d'infractions commises hors du territoire de la République, la condition de réciprocité d'incrimination n'est retenue que pour les délits (article 113-6 du code pénal), hormis les cas où la victime est française (art. 113-7 du code pénal), et n'est jamais exigée lorsqu'il s'agit d'un crime. Cette exigence a même été supprimée s'agissant des faits liés au « tourisme sexuel », considérés comme d'une particulière gravité par le législateur. Par ailleurs et comme on l'a vu précédemment, concernant la compétence universelle des juridictions françaises, cette condition n'est pas prévue par les articles 689 et suivants du code de procédure pénale, comme elle n'est pas exigée par le Statut de Rome. Dans le cadre de la coopération internationale, elle a été supprimée des dispositions relatives au mandat d'arrêt européen, s'agissant des infractions les plus graves (article 695-23 du code de procédure pénale) au regard du principe de « confiance mutuelle » entre les Etats membres. Pour les cas où elle est encore exigée, elle est interprétée de façon très souple.68 Enfin, si elle reste un des fondements du droit de l'extradition, la condition de double incrimination est désormais interprétée, en la matière, de manière souple par la Cour de 65 Article 689-11 du CPP : « (…) peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si

elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger [...] les autres crimes contre l'humanité définis au chapitre II du même sous-titre 1er, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis”. 66 Article 17 du Statut de Rome : « une affaire est jugée irrecevable par la Cour lorsque (….) c) la personne concernée a déjà été jugée pour le comportement faisant l'objet de la plainte, et qu'elle ne peut être jugée par la Cour en vertu de l'art. 20, par. 3 ». 67 Voir rapport, pages 68 et 69 68 Dans un arrêt récent - CJUE, 14 juillet 2022, « Vincenzo Vecchi », C-168/21 - la Cour de justice de l'Union européenne a rappelé que la condition de double incrimination, permise seulement pour les infractions ne relevant pas de la liste de l'article 2, paragraphe 2 de la décision-cadre, était satisfaite dès lors que les faits qui fondent le mandat d'arrêt européen constituent également une infraction dans le droit de l'Etat d'exécution, peu important que les incriminations soient identiques (« … la condition de la double incrimination du fait, prévue à ces dispositions, est satisfaite dans la situation où un mandat d'arrêt européen est émis aux fins de l'exécution d'une peine privative de liberté prononcée pour des faits qui relèvent, dans l'État membre d'émission, d'une infraction nécessitant que ces faits portent atteinte à un intérêt juridique protégé dans cet État membre, lorsque de tels faits font également l'objet d'une infraction pénale au regard du droit de l'État membre d'exécution pour laquelle l'atteinte à cet intérêt juridique protégé n'est pas un élément constitutif. »).

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cassation, et il semble qu'un tel raisonnement pourrait trouver une application similaire s'agissant de la compétence universelle des juridictions françaises pour juger les auteurs des crimes internationaux. b)

La condition de réciprocité d'incrimination en matière d'extradition : le double contrôle du juge judiciaire et du juge administratif

Pour déterminer comment interpréter la condition de double incrimination en matière de lutte contre les crimes contre l'humanité et crimes de guerre dans le cadre de la compétence universelle de la France, un parallèle peut être fait avec la procédure d'extradition dans le cadre de laquelle la chambre criminelle a récemment fait évoluer sa jurisprudence, et, à l'instar du Conseil d'Etat, interprète désormais de façon très souple la condition de double incrimination. L'article 696-3 du code de procédure pénale prévoit que l'extradition ne peut être accordée par le gouvernement français « si le fait n'est pas puni par la loi française d'une peine criminelle ou correctionnelle ». La chambre criminelle a d'abord eu une lecture stricte de la condition de double incrimination en matière de génocide et crime contre l'humanité puisque par trois arrêts du 26 février 2014 69 pris en matière d'extradition, elle a jugé, pour confirmer le refus d'une extradition, que « les infractions de génocide et de crimes contre l'humanité auraient-elles été visées par des instruments internationaux, en l'espèce la Convention sur le génocide du 9 décembre 1948 et celle sur l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité du 26 novembre 1968, applicables à la date de la commission des faits, en l'absence, à cette même date, d'une définition précise et accessible de leurs éléments constitutifs ainsi que de la prévision d'une peine par la loi rwandaise, le principe de légalité criminelle, consacré par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que par la Convention européenne des droits de l'homme et ayant valeur constitutionnelle en droit français, fait obstacle à ce que lesdits faits soient considérés comme punis par la loi de l'Etat requérant, au sens de l'article 696-3, 1°, du code de procédure pénale. » Cette solution – fondée sur le principe de légalité criminelle dont la Cour de cassation considérait qu'il faisait obstacle à toute extradition au Rwanda pour les faits en cause – a été confirmée par deux arrêts du 14 octobre 2015 et du 5 octobre 2016. 70 Depuis, la chambre criminelle a toutefois fait évoluer sa position dans une décision relative à une demande d'extradition formée par l'Argentine et, par un arrêt du 24 mai 2018, a jugé que : « S'il appartient aux juridictions françaises, lorsqu'elles se prononcent sur une demande d'extradition, de vérifier si les faits pour lesquels elle est demandée étaient incriminés par l'Etat requérant au moment de leur commission, il ne leur appartient pas de vérifier si ces faits ont reçu, de la part des autorités de cet Etat, l'exacte qualification juridique au regard de la loi pénale de ce dernier. » Et en a conclu que « justifie sa décision, en application de ce principe, la chambre de l'instruction qui donne un avis partiellement favorable à la demande d'extradition formulée par l'Etat argentin, d'une personne soupçonnée de crimes contre l'humanité commis pendant la dictature militaire, tels que définis par la législation argentine applicable, ces crimes pouvant être qualifiés de séquestration arbitraire aggravée selon le droit français ».71 Le conseiller Christian Guéry dans son rapport sous le pourvoi n°21-81.344 en déduisait que « la chambre criminelle admet donc que la qualification selon l'Etat requérant ne fasse pas l'objet d'un contrôle autre que celui de l'existence des faits pouvant supporter cette qualification. » Soulignons que dès avant 2018, la chambre criminelle avait déjà admis que la condition de double incrimination était remplie au motif que les faits qualifiés de crimes contre l'humanité dans le pays requérant pouvaient recevoir la qualification d'assassinat en droit français.72

69 Cass. crim., 26 févr. 2014, pourvois n° 13-86.631 n° 13-87.846 et n° 13-87.888, Bull. crim. 2014, n° 60. 70 D. Rebut, « Principe de double incrimination et principe de la légalité », JCP 2016, 56 71 Crim., 24 mai 2018, pourvoi n° 17-86.340, Bull. crim. 2018, n° 102 72 Crim., 12 juillet 2016, pourvoi n° 16-82.664

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De la même manière, pour le Conseil d'Etat, qui exerce également un contrôle en matière d'extradition, le respect du principe de la double incrimination par la législation de l'Etat requérant et par celle de l'Etat requis n'implique pas que la qualification pénale des faits soit identique dans ces deux législations, mais requiert seulement qu'ils soient incriminés par l'une et l'autre et satisfassent aux pénalités encourues.73 Il a ainsi jugé « qu'il résulte des principes généraux du droit de l'extradition, qu'il n'appartient pas aux autorités françaises, lorsqu'elles se prononcent sur une demande d'extradition, de vérifier si les faits pour lesquels l'extradition est demandée ont reçu, de la part des autorités de l'Etat réclamant, une exacte qualification juridique au regard de la loi pénale de cet Etat »74. S'agissant du décret d'extradition d'une personne de nationalité bosniaque poursuivie pour des faits qualifiés de crimes contre l'humanité par l'Etat requérant, le Conseil d'Etat a par ailleurs considéré que l'absence de législation réprimant cette infraction à la date de sa commission ne fait pas obstacle à ce que soit poursuivie et condamnée une personne ayant commis des actes qui, au moment de leur commission, constituaient des infractions conformément aux principes généraux du droit international.75 Ainsi, comme le rappelle un auteur, en matière de coopération pénale, concernant la condition de double incrimination, « il ne s'agit pas de regarder in abstracto le droit des deux Etats concernés et de s'assurer de l'existence d'une similitude d'incrimination légales, mais de regarder in concreto les faits bruts et de s'assurer qu'ils sont bien punissables dans les deux Etats ».76 Transposer ce raisonnement à la mise en œuvre de la compétence universelle prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale, permettrait ainsi d'affirmer que, pour apprécier si la condition de double incrimination est remplie, le juge doit seulement s'assurer que le comportement du mis en cause était répréhensible dans l'Etat où les faits ont été commis ou dans l'Etat dont il est originaire, sans qu'une identité d'incrimination ne soit requise. Nous n'ignorons pas qu'une telle transposition du droit de la coopération pénale dans le cadre de la compétence universelle est critiquée par certains auteurs des plus autorisés en la matière au motif notamment que leurs fondements diffèrent77. D'autres y sont toutefois moins réticents.78 Il nous apparaît qu'appliquer cette jurisprudence souple au contrôle de la double 73 Conseil d'état, 2ème et 7ème sous-sections réunies, 27 juillet 2005, n° 272098 mentionné aux tables du recueil Lebon. 74 Conseil d'état, 2/6 SSR, 24 mai 1985, n° 65207, publié au recueil Lebon ; v. Conseil d'Etat, 3 / 5 SSR, du 27 juillet 1979, n° 14349, publié au recueil Lebon. 75 Conseil d'état, 2ème -7ème chambres réunies, 18 juin 2018, n° 415046, publié au recueil Lebon ; v. conclusions de M. Guillaume Odinet, rapporteur public. 76 Pascal Beauvais, article précité 77 - K. Mariat, article précité : « La compétence universelle repose cependant sur un présupposé inverse à celui de l'extradition. Alors que l'extradition est un arrangement entre États souverains négociant diplomatiquement l'exercice du droit de punir, la compétence universelle est un pis-aller pour permettre, dans des cas particulièrement graves, que justice soit faite alors qu'aucun État concerné ne souhaite, a priori, exercer son droit de punir. » - D. Rebut, « Principe de double incrimination et principe de la légalité », JCP 2016, p.56 : « La comparaison avec l'extradition n'est cependant pas pertinente, parce que la condition de double incrimination y a un fondement différent. Ce fondement réside dans le principe de réciprocité qui régit les relations entre Etats. Il s'agit de garantir que l'extradition ne soit pas accordée sans pouvoir en escompter la réciprocité, ce qui serait contraire au principe d'égalité des Etats. C'est pourquoi elle peut se limiter à une application substantielle de la condition de double incrimination qui vérifie seulement que les faits visés par la demande de l'Etat étranger correspondent à une infraction quelconque du droit pénal français. Il n'en va pas de même pour la condition de double incrimination prévue par l'article 689-11 du CPP qui ne vise pas à garantir que la compétence universelle française des crimes contre l'humanité aurait sa réciprocité dans le droit étranger en cause. Cette réciprocité est indifférente (…). En outre la condition de double incrimination prévue par l'article 689-11 du CPP s'apprécie par rapport au droit étranger alors que celle de l'extradition est envisagée par rapport au droit français, ce qui confirme leur différence. » 78 Pascal Beauvais, article précité : « Si la condition de double incrimination a des fondements différents dans la coopération pénale internationale et dans la compétence universelle, elle joue néanmoins des rôles voisins qui justifient de comparer leurs régimes. En effet, poursuivre et juger une

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incrimination exigée par l'article 689-11 du code de procédure pénale – solution proposée par le mémoire en défense – serait cohérent et opportun. 2.3. Appréciation conclusive Pour conclure sur cette première branche du premier moyen, il nous semble que tant les arguments juridiques ci-avant développés que les enjeux attachés à la décision qui sera rendue plaident pour une interprétation souple de la condition de double incrimination. Certes, certains auteurs, ayant défendu la position prise par la chambre criminelle dans son arrêt du 24 novembre 2021 précité, ont tenu à souligner s'agissant du crime contre l'humanité que « l'essence [de ce ] crime résid[ait] presque entièrement dans son élément contextuel qu'est la planification et l'exécution d'une attaque généralisée ou systématique contre les populations civiles »79 et que les faits commis par la personne mise en examen n'étaient pas punissables en droit syrien « sous la plus haute expression pénale possible qui aurait permis de saisir sa pleine dimension criminologique»80. Une telle remarque pourrait bien sûr être faite en l'espèce concernant le crime de guerre qui se trouverait dépourvu « du critère finaliste qui lui confère sa nature internationale »81. Toutefois, quand bien même un des éléments constitutifs la définition française du crime de guerre ne se retrouverait pas à l'identique dans le droit syrien, les faits reprochés à M. [W] comme actes sous-jacents des crimes de guerre étaient punissables en Syrie et l'auteur des faits poursuivis, à les supposer établis, ne pouvait ignorer qu'il enfreignait des dispositions expressément incriminées dans son pays. En conséquence, votre Assemblée pourra donc raisonnablement juger (pour paraphraser la question de droit exposée par le conseiller Christian Guéry dans son rapport sous le pourvoi n°21-81.34482) qu'une compétence dérogatoire au droit commun, susceptible de rendre les tribunaux français compétents en matière de répression de faits commis à l'étranger par un étranger dès lors qu'il s'agit de crime de guerre doit pouvoir s'entendre en présence seulement des faits matériels sur lesquels cette qualification est assise, sans que soit apprécié s'ils ont été « commis lors d'un conflit armé international ou non international et en relation avec ce conflit ». Et en conséquence rejeter ce moyen du pourvoi et approuver l'arrêt de la chambre de l'instruction de Paris qui a justement retenu la compétence des juridictions françaises.

personne en vertu de la compétence universelle constitue une forme de coordination pénale qui représente une alternative aux mécanismes classiques de la coopération judiciaire tels que l'extradition. Dans les deux cas, la règle de la double incrimination impose un minimum d'interdits pénaux partagés entre les États concernés. Toutefois, cette exigence d'un « langage pénal en commun » semble a priori moins nécessaire dans le cadre de la compétence universelle que dans celui de l'extradition. L'universalité du droit de punir est en effet un mécanisme d'attribution d'une compétence extraterritoriale qui trouve justement sa raison d'être dans les défaillances de l'État où les faits ont été commis. Ce sont les lacunes législatives et judiciaires de ces États fragiles, terrains des crimes les plus graves, qui justifient l'octroi d'une compétence subsidiaire de poursuivre et de juger à l'État où le suspect est arrêté. Il est donc paradoxal d'exiger de ceux-ci, en vertu d'une application rigoureuse de la condition de double incrimination, l'existence d'une législation complète sur les crimes contre l'humanité alors que la compétence universelle a justement pour fonction de pallier leurs déficiences juridiques. Une telle interprétation stricte se justifie d'autant moins que la condition de double incrimination de la compétence universelle n'a jamais été imposée par le droit international - alors qu'en matière de coopération pénale, elle en constitue une règle centrale. » 79 K. Mariat, article précité. 80 Pascal Beauvais, article précité. 81 Thomas Besse, « L'impunité des criminels, la persévérance des juges », commentaire sur l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 4 avril 2000, n°2020/06201, Dalloz actualité, 13 mai 2022. 82 Pourvoi portant sur la question de la condition de double incrimination prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale concernant les crimes contre l'humanité et ayant donné lieu à l'arrêt de la chambre criminelle du 24 novembre 2021 frappé d'opposition.

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3. Sur le moyen tiré de la violation de la condition de résidence habituelle prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale (3ème moyen) Le troisième moyen développé par le pourvoi et tiré de la violation de l'article 689-11 du code de procédure pénale, fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir retenu la compétence des juridictions françaises en considérant que la condition de résidence habituelle exigée par le texte précité était remplie, alors qu'il résultait des pièces du dossier que M. [W] résidait de manière stable, effective et durable en Turquie et qu'il n'était en France que pour une durée limitée de trois mois afin d'y suivre des conférences universitaires de sorte que sa résidence habituelle ne pouvait être fixée sur le territoire de la République. Le moyen pose donc la question de l'interprétation à donner à la notion de « résidence habituelle » telle que prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale. 3.1 Une notion d'application très diverse qui ne peut recevoir une définition unique 3.1.1 Une notion figurant dans diverses dispositions pénales mais demeurant non définie par les textes ou la jurisprudence Comme il a été vu dans le cadre de l'examen du moyen précédent, l'article 689-11 du code de procédure pénale, issu de la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale et prévoyant la compétence universelle des juridictions françaises en matière de lutte contre les génocides, crimes contre l'humanité et crimes et délits de guerre, pose quatre conditions pour que cette compétence puisse être retenue, dont l'exigence que la personne poursuivie ait sa résidence habituelle sur le territoire national.83 Cette condition se distingue de celle plus souple prévue habituellement pour retenir la compétence universelle des juridictions françaises pour l'application d'une convention internationale, puisque l'article 689-1 du code de procédure pénale exige seulement que l'auteur « se trouve sur le territoire national ».84 85

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Art. 689-11 du CPP : « Hors les cas prévus au sous-titre Ier du titre Ier du livre IV pour l'application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale, ouverte à la signature à Rome le 18 juillet 1998, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger l'une des infractions suivantes : (…) 3° Les crimes et les délits de guerre définis aux articles 461-1 à 461-31 du même code, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée. » 84 Art. 689-1 du CP : « En application des conventions internationales visées aux articles suivants, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s'est rendue coupable hors du territoire de la République de l'une des infractions énumérées par ces articles. Les dispositions du présent article sont applicables à la tentative de ces infractions, chaque fois que celle-ci est punissable. » 85 Seul l'article 694-14 du code de procédure pénale pour l'application de la convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, prévoit également cette même condition de « résidence habituelle ». Art. 689-14 du CPP issu de la loi n°2018-607 du 13 juillet 2018 : « Pour l'application de la convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, faite à La Haye le 14 mai 1954, et du deuxième protocole relatif à la convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, fait à La Haye le 26 mars 1999, peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 toute personne qui réside habituellement sur le territoire de la République et qui s'est rendue coupable des infractions d'atteinte aux biens culturels mentionnés aux a à c du 1 de l'article 15 du protocole précité. La poursuite de ces infractions ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public. »

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Cette condition de résidence sur le territoire national se retrouve dans d'autres articles du code pénal et du code de procédure pénale. Ainsi, par extension de la compétence personnelle active ou passive prévue aux articles 113-6 et 113-7 du code pénal86, la compétence des juridictions françaises peut être parfois retenue pour des faits commis à l'étranger, alors que ni l'auteur, ni la victime ne sont de nationalité française, dès lors qu'il est établi que soit l'auteur87, soit la victime88, réside habituellement sur le territoire national. La notion de résidence habituelle peut par ailleurs être une condition pour l'application ou au contraire la non application d'un texte pénal, et ce, dans des domaines variés. Le rapport cite l'exemple de l'article 729-3 du code de procédure pénale en matière de libération conditionnelle qui peut être accordée à un condamné exerçant l'autorité parentale sur un enfant de moins de dix ans ayant chez lui sa résidence habituelle. On pourrait encore et sans être exhaustif, mentionner l'article 131-30-1, 3° du code pénal qui fait obstacle à ce que soit prononcée une peine d'interdiction du territoire français contre « un étranger qui justifie par tous moyens qu'il réside habituellement en France depuis plus de quinze ans… ».89 Ni l'article 689-11 du code de procédure, ni aucun des autres textes de droit pénal ou de procédure pénale qui s'y réfèrent, ne définissent cependant la notion de résidence habituelle en France et à ce jour, aucune définition n'en a été donnée par la jurisprudence. Tout au plus la chambre criminelle a-t-elle eu l'occasion de juger, dans un arrêt de 1984, pour déterminer la compétence de la juridiction saisie, qu'une même personne pouvait avoir deux résidences habituelles.90 3.1.2 Une notion présente dans de très nombreux textes en dehors de la matière pénale qui a donné lieu à une jurisprudence importante et variée La notion de résidence habituelle se retrouve par ailleurs dans de très nombreux textes non pénaux, qu'il n'est pas possible de tous citer ici, mais qui font apparaître que cette notion est mise en œuvre dans des cas de figure très divers.

86 Art. 113-6 al.1er du CP : « La loi pénale française est applicable à tout crime commis par un

Français hors du territoire de la République. » Art. 113-7 du CP : « La loi pénale française est applicable à tout crime, ainsi qu'à tout délit puni d'emprisonnement, commis par un Français ou par un étranger hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française au moment de l'infraction. » 87 Ainsi en est-il pour : La participation à des actes de terrorisme (Article 113-13 du code pénal) ; le meurtre ou les actes de torture et de barbarie contre une personne afin de la contraindre à contracter un mariage ou à conclure une union ou en raison de son refus de contracter ce mariage ou cette union (Article 221-5-4 et 222-6-3 du code pénal) ; l'agression sexuelle par une personne majeure sur un mineur (Article 222-22 code pénal) ou les infractions sexuelles sur des mineurs (Article 227-27-1 du code pénal) ; le recours à la prostitution (Article 225-12-3 du code pénal) ; la corruption et le trafic d'influence (Article 435-6-2 et Article 435-11-2 du code pénal) ; la participation à une activité mercenaire (Article 436-3 du code pénal) ; le prélèvement de gamètes en vue de clonage (Article 511-1-1 du code pénal). 88Ainsi en est-il pour : Les violences commises contre des mineurs (Article 222-16-2 du code pénal) ; les violences commises contre une personne afin de la contraindre à contracter un mariage ou à conclure une union ou en raison de son refus de contracter ce mariage ou cette union (Article 222-16-3 du code pénal). 89 Pour être un peu plus exhaustif, peuvent également être cités l'article 227-7 du code pénal relatif à la soustraction de mineurs, l'article 131-22 sur l'assignation à résidence, l'article 763-1 du code de procédure pénale sur l'assignation à résidence ou encore le D 48-12 du CPP relatif à l'exécution dans un Etat membre de l'Union européenne des sanctions pécuniaires prononcées par les autorités françaises. 90 Crim., 4 août 1984, pourvoi n° 84-92.765, Bull. crim. 1984 N° 266

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Que ce soit dans le code de la sécurité sociale pour l'obtention de prestations sociales, dans le code du travail pour établir la prise en charge des frais de transport entre le lieu de travail et la résidence habituelle, dans le code de procédure civile pour établir la compétence du juge des tutelles ou encore dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile pour l'obtention d'un titre de séjour, cette notion est au cœur de nombreux dispositifs. Sa définition varie en fonction du rôle qui lui est attribué par ses différents textes. Sans prétendre à l‘exhaustivité, on peut citer quelques solutions, qui, tout à la fois, mettent en évidence l'impossibilité de donner une définition unique de ce que doit être la résidence habituelle et permettent de dégager quelques critères d'appréciation. Ainsi, en droit de la famille, la résidence habituelle, qui permet notamment de déterminer la juridiction compétente et la loi applicable à l'instance, a été définie par la première chambre civile de la Cour de cassation comme « le lieu où l'intéressé a fixé, avec la volonté de lui conférer un caractère stable, le centre permanent ou habituel de ses intérêts, qu'ils soient matériels ou familiaux »91. En matière de nationalité, la résidence habituelle prévue à l'article 54 du code de la nationalité, s'entend « d'une résidence présentant un caractère effectif et stable coïncidant avec le centre des attaches familiales et des occupations de l'intéressé. »92 En matière de succession, le juge, pour déterminer la résidence habituelle du défunt, apprécie « la durée et la régularité de la présence du défunt dans l'Etat concerné ainsi que les conditions et les raisons de cette présence, révélant un lien étroit et stable avec l'Etat concerné ». 93

91 - 1re Civ., 14 décembre 2005, pourvoi n° 05-10.951, Bull. 2005, I, n° 506 : « Ne méconnaît pas

l'article 2 du règlement CE n° 1347 du 29 mai 2000 alors applicable, la cour d'appel qui, pour écarter la compétence du juge aux affaires familiales français pour connaître d'une action en divorce fondée sur la résidence habituelle du défendeur, fait application de la définition de la résidence habituelle, notion autonome du droit communautaire, comme le lieu où l'intéressé a fixé avec la volonté de lui conférer un caractère stable, le centre permanent ou habituel de ses intérêts, et relève souverainement d'une part que le séjour en France de l'épouse, dans la résidence secondaire de la famille était temporaire et avait pour but principal d'aider l'enfant commun à poursuivre momentanément sa scolarité en France, et d'autre part, qu'il ne ressort pas des pièces produites, notamment par l'épouse, qu'elle ait eu la volonté de transférer en France le centre habituel et permanent de ses intérêts. » ; - 1re Civ., 25 mars 2015, pourvoi n° 13-25.225, Bull. 2015, I, n° 70 : « La résidence habituelle des enfants dans un Etat membre, au sens de l'article 8 du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 (Bruxelles II bis), devant être entendue comme ne se limitant pas, au moment de la saisine de la juridiction, à une simple présence à caractère temporaire ou occasionnel, mais comme s'inscrivant dans la durée et traduisant une certaine intégration dans un environnement social et familial, une cour d'appel a légalement justifié sa décision de décliner la compétence des juridictions françaises, sur le fondement de ce texte, pour connaître d'une demande de modification de la fixation de la résidence des enfants, dès lors qu'il ressort de ses constatations et appréciations que la résidence de ces derniers en Allemagne, à la suite de leur déplacement licite de la France vers ce pays, fût-il antérieur de quelques jours à la date de la saisine de la juridiction française, s'inscrivait dans la durée et traduisait une certaine intégration dans un environnement familial et social. » - 1re Civ., 12 juin 2020, pourvoi n° 19-24.108, publié au bulletin : « Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne relative à la résidence habituelle de l'enfant, au sens du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003, que celle-ci correspond au lieu où se situe, dans les faits, le centre de sa vie. » 92 1re Civ., 10 avril 1996, pourvoi n° 94-15.664, Bulletin 1996 I n° 175 : « La résidence habituelle au sens de l'article 54 du Code de la nationalité s'entend d'une résidence présentant un caractère effectif et stable coïncidant avec le centre des attaches familiales et des occupations de l'intéressé » ; dans le même sens 1re Civ., 10 mars 1993, pourvoi n° 91-18.915. 93 1re Civ., 29 mai 2019, pourvoi n° 18-13.383, publié au bulletin : Pour déterminer la résidence habituelle du défunt il convient de « procéder à une évaluation d'ensemble des circonstances de la vie du défunt au cours des années précédant son décès et au moment de son décès, prenant en compte tous les éléments de fait pertinents, notamment la durée et la régularité de la présence du défunt dans l'Etat concerné ainsi que les conditions et les raisons de cette présence, révélant un lien étroit et stable avec l'Etat concerné ».

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En matière de naturalisation enfin, le caractère de stabilité et de permanence doit coïncider avec le centre des attaches familiales et des occupations professionnelles du postulant.94 Par ailleurs et comme le souligne votre rapporteure, la notion de « résidence habituelle » est aujourd'hui omniprésente en droit européen et en droit international et spécialement en droit international de la famille95. Il constitue en la matière, le principal critère de rattachement relatif à la compétence judiciaire et à la loi applicable. Cependant, ni les textes internationaux, ni les textes européens ne donnent une définition de la notion. Dans sa jurisprudence telle qu'exposée au rapport, la Cour de justice de l'Union européenne ne la donne pas davantage. Elle propose des critères d'appréciation permettant de déterminer la « résidence habituelle » au regard de la matière concernée et des faits de l'espèce, qui y sont donnés. Tant la Cour de Luxembourg que la Cour de cassation rappellent avec constance, que la détermination de la résidence habituelle est une question de faits qui doit être laissée à l'appréciation des juges du fond. Ainsi, par son arrêt du 22 décembre 2010 intervenu en droit de la famille, la Cour de justice de l'Union a : - relevé que l'utilisation de l'adjectif « habituelle » permet simplement de déduire que la résidence doit présenter un certain caractère de stabilité ou de régularité ; - souligné, afin de distinguer la résidence habituelle d'une simple présence temporaire, que celle-ci doit, en principe être d'une certaine durée pour traduire une stabilité suffisante ; - précisé que, plus que la durée, « compte surtout la volonté de l'intéressé d'y fixer, avec l'intention de lui conférer un caractère stable, le centre permanent ou habituel de ses intérêts » de sorte que « la durée d'un séjour ne saurait servir que d'indice dans le cadre de l'évaluation de la stabilité de la résidence, cette évaluation devant être effectuée à la lumière de l'ensemble des circonstances de fait particulières du cas d'espèce ». 96 Se fondant sur cette décision, la première chambre civile de la Cour de cassation a énoncé que la notion de résidence habituelle, au sens de l'article 3, § 1, sous a), du règlement CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003, est caractérisée, en principe, par deux éléments, à savoir, d'une part, la volonté de l'intéressé de fixer le centre habituel de ses intérêts dans un lieu déterminé, d'autre part, une présence revêtant un degré suffisant de stabilité sur le territoire de l'État membre concerné, l'environnement d'un adulte étant de nature variée, composé d'un vaste spectre d'activités et d'intérêts, notamment professionnels, socioculturels, patrimoniaux, ainsi que d'ordre privé et familial, diversifiés. Ces éléments étant appréciés souverainement par les juges du fond.97

94 CE, Section, 28 février 1986, n°50277.

Ministère de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire, Circulaire n° NOR IMIC1000113C,27 juillet 2010, p.8 , p.8 95 - La Convention de la Haye sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants du 25 octobre 1980 ; - La Convention de la Haye en matière de protection des mineurs du 5 octobre 1961 ; - La Convention européenne du Luxembourg en matière de garde d'enfants du 20 mai 1980 (Article 8) ; - La Convention européenne en matière de l'exercice du droit des enfants du 25 janvier 1996 (Article 5) ; - Les Règlements Rome I et II ; - Le Règlement de Bruxelles 1347/2000 du 29 mai 2000, ensuite abrogé et remplacé par le Règlement Bruxelles II bis 2201/2003 du 27 novembre 2003. 96 CJUE, 22 décembre 2010, Mercredi, C-497/10 PPU - §44 et §51 97 1re Civ., 30 novembre 2022, pourvoi n° 21-15.988, publié au Bulletin.

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3.2 Une définition autonome de la résidence habituelle au sens et pour l'application de l'article 689-11 du code de procédure pénale 3.2.1 La nécessité de déterminer une définition autonome de la notion de résidence habituelle prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale Il résulte de ces solutions, que la notion de résidence habituelle, intervenant dans des matières extrêmement variées ne saurait revêtir une seule et unique définition et que le sens qui lui est donné, varie nécessairement au gré de l'objectif poursuivi par le texte qui la prévoit. La Cour de Luxembourg l'a elle-même expressément affirmé, en précisant que sa jurisprudence relative à la notion de résidence habituelle dans d'autres domaines du droit de l'Union européenne ne saurait être directement transposée dans le cadre de l'appréciation de la résidence habituelle des enfants, au sens de l'article 8, paragraphe 1, du règlement.98 Il serait en effet erroné de penser qu'il faudrait une interprétation unique d'une notion intervenant dans des domaines aussi variés que ceux qui viennent d'être évoqués et dont la finalité est à chaque fois différente. Il paraîtrait en effet tout aussi incongru qu'inopérant de vouloir transposer à la lutte contre l'impunité des auteurs de génocides, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, les solutions qui ont été retenues en droit de la famille, en droit de la nationalité ou encore en droit des successions tant il semble évident que la condition de résidence habituelle ne peut être analysée de la même façon lorsqu'elle est exigée pour accorder la nationalité française ou un titre de séjour et lorsqu'elle l'est pour déterminer la compétence des juridictions françaises en matière de crimes internationaux. C'est donc à l'aune de la volonté du législateur qui a imposé que la condition de résidence habituelle figure à l'article 689-11 du code de procédure pénale, que votre Assemblée devra – après avoir dégagé certains critères d'interprétation de cette notion au sens de cet article – déterminer, dans le cadre du contrôle de la motivation des juges du fond, si c'est à bon droit, que l'arrêt attaqué a jugé que cette condition était en l'espèce remplie. 3.2.2

La volonté du législateur

La rédaction d'origine proposée pour l'article 689-11 du code de procédure pénale ne prévoyait pas comme condition de la compétence universelle, la résidence habituelle de l'auteur des faits sur le territoire national, mais seulement sa présence.99 La lecture des débats parlementaires au Sénat montre que cette condition a été fortement débattue avant que ne soit adopté le texte final prévoyant la résidence habituelle sur le territoire national de la personne poursuivie. Se sont ainsi affrontés les partisans d'une telle condition, et ceux qui s'y opposaient et pour lesquels la seule présence sur le territoire national d'auteurs des crimes internationaux les plus graves devait suffire à donner compétence à nos juridictions pour les poursuivre et les juger. 98 CJUE, 2 avril 2009, Mme A, C-523/07 99 Article 689-11 du CPP tel que prévu dans la version initiale du projet de loi portant application

dans le droit pénal de la Convention instituant la CPI : « Peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, toute personne qui se trouve sur le territoire de la République et qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale en application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale signée à Rome le 18 juillet 1998, si les faits sont punis par la législation de l'État où ils ont été commis ou si cet État dont il a la nationalité est partie à la convention précitée. La poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne. À cette fin, le ministère public s'assure auprès de la Cour pénale internationale qu'elle décline expressément sa compétence et vérifie qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre État n'a demandé son extradition. »

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Si aucune réelle définition de cette notion n'est ressortie de ces débats, il est permis d'y trouver ce que le législateur a souhaité impérativement éviter en posant une telle condition. C'est lors de la séance publique du 10 juin 2008, que M. Patrice Gélard, rapporteur du projet de loi au Sénat a proposé un amendement n° 61 visant à encadrer plus strictement les possibilités de poursuite en prévoyant notamment la nécessité d'une « résidence habituelle ». Il justifiait le recours à cette notion par le fait qu'une telle condition était déjà prévue dans le code pénal : « La rédaction proposée prévoit un encadrement strict de la compétence des juridictions nationales. Il faut ainsi que la personne ait une résidence habituelle sur le territoire ; je vous renvoie aux articles du code pénal sur le tourisme sexuel, les activités de mercenaire et le clonage commis à l'étranger. » Plusieurs sénateurs ont exprimé leur vive opposition à cette restriction. Ainsi M. Robert Badinter a expliqué que : « Conserver la condition de résidence habituelle signifie, je demande à chacun de le mesurer, que nous ne nous reconnaissons compétents pour arrêter, poursuivre et juger les criminels contre l'humanité, c'est-à-dire les pires qui soient, que s'ils ont eu l'imprudence de résider de façon quasi permanente sur le territoire français. Autrement dit, nous considérons que le simple fait, pour l'auteur de tortures, de se trouver sur le territoire français justifie la compétence de la juridiction française, sous réserve de la Cour pénale internationale, mais que son « patron », en quelque sorte, son supérieur hiérarchique, celui qui a déclenché la vague de tortures et d'assassinats, devrait, lui, pour être inquiété, s'être établi de façon habituelle sur le territoire français ! ». Soutenant une position semblable, M. Jean-Pierre Sueur ajoutait : « Néanmoins, comment expliquerez-vous à ceux qui liront le compte rendu de nos débats et qui commenteront nos échanges que, d'un côté, la République française prend grand soin d'adapter son droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, mais que, d'un autre côté, elle se refuse finalement à engager quelque action que ce soit contre l'auteur de crimes monstrueux qui se trouverait sur notre territoire si celui-ci n'y réside pas de manière habituelle, s'il n'y paie pas ses impôts, son loyer et ne cotise pas à la sécurité sociale ? Personne ne pourra le comprendre ! » Mme Nicole Borvo Cohen-Seat indiquait, elle, que « pour résider habituellement, il [fallait] avoir un titre de séjour ». Le rapporteur, au soutien de son amendement rappelait que d'autres Etats avait posé des conditions à leur compétence universelle et indiquait : « Si certaines conventions reconnaissent la compétence universelle, c'est parce qu'il n'existe pas de juridiction internationale ! […] un État n'est légitime pour exercer la compétence en question que s'il existe un rattachement suffisant de l'auteur du crime avec cet État. Mesdames, messieurs les sénateurs, l'objectif est d'éviter que la France ne soit une terre d'asile pour les auteurs de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre ». Mme Rachida Dati, alors garde des Sceaux, soutenait également l'amendement en faisant là aussi référence aux articles du code pénal prévoyant la compétence des juridictions françaises par extension de la compétence personnelle active et passive100. Dans le cadre des travaux de la commission des lois du Sénat, M. Jean-Yves Leconte indiquait : « Quant à la France, si elle veut rester au cœur de l'activité diplomatique, elle doit pouvoir recevoir, pour des conférences internationales, les protagonistes d'un conflit sans qu'ils risquent d'être poursuivis dès qu'ils posent les pieds sur notre sol. » Sur la condition de résidence habituelle, on peut encore lire dans le rapport fait par la commission des lois de l'Assemblée nationale :

100 Mme Rachida Dati : « Il s'agit d'observer un parallélisme d'écriture. On ne peut pas juger, par exemple, un pédophile étranger pour des actes de tourisme sexuel s'il n'est pas résident habituel sur le territoire français. Il en est de même pour toutes les infractions sexuelles, l'aide à la prostitution, mais aussi les activités de mercenaire – vous l'avez indiqué, monsieur le rapporteur –, ou encore de clonage commises à l'étranger par un étranger. »

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« Votre rapporteur estime que cette condition vise à garantir l'existence d'un véritable lien entre la France et la personne poursuivie. Un simple passage sur notre territoire, pendant quelques heures, ne saurait, aux yeux de votre rapporteur, constituer un lien suffisant, d'autant que la condition de résidence habituelle n'est pas aussi exigeante que celle de résidence permanente ou de résidence principale. Votre rapporteur ajoute que la condition d'une résidence habituelle est déjà prévue par notre code pénal, dont l'article 436-3 dispose : « lorsque les faits mentionnés au présent chapitre (participation d'un mercenaire à un conflit armé) sont commis à l'étranger par un Français ou par une personne résidant habituellement sur le territoire français, la loi française est applicable par dérogation au deuxième alinéa de l'article 113-6 et les dispositions de la seconde phrase de l'article 113-8 ne sont pas applicables ». Dans son rapport fait au nom de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, Mme Nicole Ameline soulignait que « la condition de résidence habituelle - qui existe déjà pour rendre la justice française compétente pour des actes de tourisme sexuel, de clonage ou d'activités de mercenaire reproché à un étranger - vise à garantir qu'il existe un véritable lien entre la France et la personne poursuivie. Un simple passage sur notre territoire pendant quelques heures, ne constitue pas un lien suffisant. La condition de résidence habituelle n'est d'ailleurs pas aussi exigeante que celle de résidence permanente ou de résidence principale ». Au cours de la séance publique à l'Assemblée nationale le 13 juillet 2010, plusieurs députés ont exprimé leur opposition à l'introduction du critère de la résidence habituelle en France pour pouvoir poursuivre les auteurs de crimes internationaux. M. Yanick Paternotte s'exprimait ainsi : « Je vais défendre, avec un certain nombre de mes collègues, cinq amendements sur cet article, en particulier sur l'obligation de résidence. (…) En effet, elle revient, de facto, à garantir l'impunité aux criminels qui sont de passage dans notre pays. Ce texte, tel qu'il est rédigé, en tout cas tel que je le comprends, et tel qu'un certain nombre de mes collègues le comprennent, revient à dire que si un criminel vient à Paris pour passer Noël en famille, il ne risque rien, parce que ce n'est pas le lieu où il a décidé de fixer le centre permanent de ses intérêts. Je trouve que cela est choquant. C'est une atteinte au bon sens et à l'éthique. » Expliquant la position de la commission de retenir cette condition, le rapporteur, M. Thierry Mariani précisait : « La condition de résidence a fait l'objet de davantage de débats devant le Sénat, lequel a finalement tranché en faveur de la résidence habituelle et non d'une simple présence sur notre sol. Je pense qu'il est crucial de maintenir cette condition. Elle garantit, en effet, l'existence d'un véritable lien entre la France et la personne poursuivie. Je ne crois pas qu'un simple passage sur le territoire, ne serait-ce que quelques heures, constitue un lien suffisant et permette aux juridictions françaises de poursuivre un ressortissant étranger ayant commis à l'étranger une infraction relevant de la Cour pénale internationale. Comment organiserait-on autrement une conférence de paix à la fin d'un conflit armé ? La France ne le pourrait plus si la condition de résidence habituelle était abandonnée. D'autre part, que signifie la notion de résidence habituelle ? En 2005, la Cour de cassation l'a définie comme la fixation de manière stable, effective et permanente du centre des attaches familiales et intérêts matériels en France, ce qui est moins rigoureux que la notion de résidence permanente. J'ajoute enfin que la notion de résidence habituelle figure d'ores et déjà dans notre code pénal (…) ». Cette position était soutenue par M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État « L'objectif du Gouvernement est d'interdire que l'auteur de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre puisse trouver asile en France, tout en prévoyant l'existence d'un lien de rattachement suffisant légitimant les poursuites en France. Tel est l'objectif de l'exigence d'une résidence habituelle en France. Au demeurant, cette notion est déjà utilisée dans le code pénal. Ainsi, pour la poursuite et le jugement des mercenaires, la France s'est déclarée compétente pour poursuivre ceux qui résident habituellement sur le territoire de la République. Il convient d'ailleurs d'observer que

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les États étrangers exigent un rattachement équivalent. Nous sommes donc dans la norme internationale, tout simplement. » La question de la suppression de la condition de résidence habituelle, a été de nouveau débattue à l'occasion du dépôt d'un amendement lors du vote de la loi n°2019-222 du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice. Mme Belloubet, garde des Sceaux, s'opposant à une telle suppression rappelait que « les dispositions actuelles, qui exigent la résidence habituelle de la personne sur le territoire français, me paraissent justifiées : elles permettent la poursuite d'une personne ayant commis des crimes contre l'humanité et qui voudrait trouver refuge en France, d'où la terminologie de résidence habituelle. Si cette condition était supprimée, toute personne de passage en France pourrait faire l'objet de poursuites. » Elle ajoutait au cours des débats que cette condition, « tout en assurant la répression des auteurs de ces crimes qui ont voulu se réfugier en France, permet d'éviter l'instrumentalisation politique des juridictions françaises qui consisterait, chaque fois qu'un dirigeant étranger est de passage sur notre territoire, à demander publiquement au ministère public d'engager des poursuites contre lui, ce qui évidemment, porterait gravement atteinte à l'action diplomatique de la France ». De ces débats il ressort qu'en imposant une telle condition, le législateur a incontestablement souhaité limiter la compétence universelle des juridictions françaises prévue par l'article 689-11 du code de procédure pénale, tout en s'assurant que les auteurs des crimes internationaux les plus graves ne puissent trouver refuge ou asile en France. Il est ainsi certain qu'une personne qui se trouverait sur le territoire national de façon occasionnelle, ponctuelle, ou précaire ou qui ne serait que de passage ne pourrait relever de la compétence des juridictions françaises. Pour autant, le législateur n'a pas souhaité assimiler la notion de résidence habituelle à celle de résidence principale ou de résidence permanente. Aussi, sans fixer aucun critère de durée, qui ne doit être qu'un indice parmi d'autres, il n'a pas non plus exigé de caractère exclusif de la résidence mais seulement souhaité que la résidence habituelle réponde à une certaine idée de stabilité, et qu'en ce sens, un lien objectif et suffisant avec la France puisse être établi. Partant, et bien que l'appréciation in concreto de la résidence habituelle dépendra toujours des éléments factuels de chaque cas, votre Assemblée pourra dégager de l'intention du législateur des critères d'appréciation à l'aune desquels les juridictions du fond pourront déterminer si la condition de résidence habituelle est effectivement remplie. Etant rappelé, que pour les raisons évoquées précédemment, ces critères n'auront pas nécessairement vocation à s'appliquer aux autres domaines du droit pénal faisant intervenir cette notion. 2.2.3.

Une appréciation portée par la chambre l'instruction conforme à la volonté du législateur

de

Votre Assemblée devra donc apprécier la motivation de l'arrêt attaqué à l'aune de ces observations. La chambre de l'instruction a motivé sa décision dans les termes suivants : « Cependant, s‘il est manifeste que le texte exige davantage qu'un simple transit ou qu‘un passage de quelques heures sur notre territoire, il apparait en revanche que la notion de résidence habituelle ne se confond ni avec celle de résidence principale, ni avec celle de résidence permanente. Le fait que [P] [W] vive principalement en Turquie, à supposer cette information exacte puisqu'il s'agit en réalité du logement de ses parents (D217), n'a pas pour conséquence automatique qu'aucune autre résidence ne serait pour lui habituelle. De même, comme le font remarquer les parties civiles, "la résidence habituelle doit répondre à une idée de stabilité, sans qu'aucun critère de durée ne soit fixé". En l'espèce, il n'est pas contesté que [P] [W] s‘est installé à [Localité 5] le 7 novembre 2019. Lors de la perquisition à son domicile (…) à [Localité 5], il a été découvert une carte d'étudiant

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Erasmus à son nom pour étudier à l'lREMAN, section de [Localité 5], un ticket de métrode (Localité 5], une carte de bibliothèque universitaire [Localité 5] à son nom, une carte téléphonique française du fournisseur FREE, ainsi qu'une carte pour les transports de [Localité 5] (D202). Depuis qu'il vivait en France, il s'est rendu à [Localité 6] et à [Localité 7], ainsi qu'il l'a confirmé aux enquêteurs (D217), précisant qu'il avait l'intention de se rendre en Belgique et au Danemark "pour le tourisme". Entre ces différents voyages, il est revenu à [Localité 5]. Lors de leurs deux jours de surveillances, les enquêteurs ont noté que l'intéressé restait le plus souvent dans l'appartement de la rue [Adresse 8], ne sortant que pour aller à la Mosquée ou s'alimenter, se comportant ainsi comme un résident effectif et non comme un touriste. Il a également passé de nombreux coups de téléphone avec des correspondants habitant dans la région. Ces différents éléments montrent une stabilité certaine de résidence dans la cite [Localité 1] durant cette période de plus de trois mois. Le critère de résidence habituelle est ainsi rempli. » En l'espèce, il nous apparaît donc que dans le cadre de son appréciation souveraine des faits, la chambre de l'instruction s'est attachée à démontrer au regard d'un faisceau d'indices, que M. [W] n'était pas uniquement de passage en France, que son séjour, bien que limité dans le temps n'avait rien d'occasionnel ni de fortuit puisqu'il s'agissait de suivre des cours dans une université française, et que le temps de cet enseignement, M. [W] s'était comporté comme une personne résidant en France, (installation dans un appartement, abonnements de transport et de téléphone, fréquentation de la mosquée de son quartier) démontrant, outre une stabilité objective du séjour sur le territoire, sa volonté de donner à ce séjour un caractère stable établissant un lien avec la France. C'est donc sans insuffisance ni contradiction que la chambre de l'instruction a jugé, dans le cadre de son appréciation souveraine des faits, que la condition de résidence habituelle était remplie et a pu, en conséquence, retenir la compétence des juridictions françaises.

4. Le moyen tiré de la violation de l'article 689-13 du code de procédure pénale relatif à la compétence universelle des juridictions françaises pour les disparitions forcées (deuxième moyen) Le deuxième moyen au soutien du pourvoi, tiré de la violation des articles 593 et 689-13 du code de procédure pénale, fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir écarté le moyen pris de l'incompétence des juridictions françaises pour instruire et poursuivre M. [W] du chef de crime de disparitions forcées, aux motifs hypothétiques que « l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'Etat [syrien] aux actes d'enlèvements reprochés au mis en examen [était] une éventualité à prendre en considération », sans établir l'existence certaine d'une autorisation, d'un appui ou d'un acquiescement de l'Etat syrien. L'article 689-13 du code de procédure pénale dispose : « Pour l'application de la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée à New York, le 20 décembre 2006, peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 du présent code toute personne coupable ou complice d'un crime défini au 9° de l'article 212-1 ou à l'article 221-12 du code pénal lorsque cette infraction constitue une disparition forcée au sens de l'article 2 de la convention précitée ». Selon le premier alinéa de l'article 221-12 du code pénal, « Constitue une disparition forcée l'arrestation, la détention, l'enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté d'une personne, dans des conditions la soustrayant à la protection de la loi, par un ou plusieurs agents de l'État ou par une personne ou un groupe de personnes agissant avec l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement des autorités de l'État, lorsque ces agissements sont suivis de sa disparition et accompagnés soit du déni de la reconnaissance de la privation de liberté, soit de la dissimulation du sort qui lui a été réservé ou de l'endroit où elle se trouve. »

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La chambre de l'instruction pour rejeter la demande en nullité a retenu que : “… Il ne s'agit pas à ce stade, ainsi qu'il a été dit, de caractériser les infractions pour lesquelles [P] [W] est mis en cause, mais seulement de s'interroger sur la compétence des juridictions françaises. Ainsi que le relèvent les parties civiles, la qualification définitive des faits ne sera acquise qu'au moment du jugement. De même, il s'agit seulement à ce stade de mis en cause, et non d'auteurs condamnés. Pour ce qui est de l'éventuel lien entre ce mis en cause, [P] [W], et les autorités de l‘État, il résulte de certaines pièces de l'information, en particulier de l'avis du journaliste [C] [X] mis en évidence par les parties civiles, qu'il n'est pas impossible que le régime de [B] [M] ait souhaité libérer des prisonniers politiques, dont des membres dirigeants du JAI, sachant ce que ce groupe extrémiste avait fait et pouvait faire encore, à seule fin de faire connaître sa prétendue action contre les terroristes. L'information s'attachera à établir ou infirmer ce lien, mais à ce stade force est donc de constater que l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'État aux actes d'enlèvement reprochés au mis en examen est ainsi une éventualité à prendre en considération. Le moyen de nullité pour raison d'incompétence sera donc rejeté. » Comme le constate votre rapporteure et pour les motifs exposés par elle, ce moyen n'est pas de nature à en permettre l'admission. En effet, selon le grief, pris d'un défaut de base légale, la chambre de l'instruction aurait statué par des motifs hypothétiques. Or, le motif hypothétique, ne vicie la décision que s'il porte sur un point de fait, sur lequel le juge était tenu de procéder à une constatation certaine.101 Comme l'indique votre rapporteure, tel n'était pas le cas en l'espèce, la chambre de l'instruction ayant pu, à ce stade de l'information, se borner à constater que le crime de disparition forcée était susceptible d'être constitué, tout en rappelant que l'information s'attacherait à établir ou infirmer le lien entre la personne mise en examen et l'Etat, lien considéré comme possible au jour de l'arrêt rendu. En conséquence, ce moyen ne saurait être admis.

CONCLUSION Rejeter les premier, troisième et quatrième moyens du pourvoi. Déclarer non admis le deuxième moyen du pourvoi.

101 Jacques et Louis Boré, La cassation en matière pénale, Dalloz 2018/2019, n° 84.22.

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