TA Lyon, du 16-02-2024, n° 2401449
A73272NP
Référence
Par la requête, enregistrée au greffe du tribunal, le 13 février 2024, M. A C, représenté par Me Chartron et Me Mirabeau, demande au juge des référés :
1°) d'ordonner, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative🏛, la suspension de l'exécution de l'arrêté du 13 février 2024 par lequel la préfète du Rhône a interdit le concert de Freeze Corleone, produit par la société Survolta, prévu le samedi 17 février 2024 à 20 heures à la Halle Tony Garnier, à Lyon ;
2°) d'enjoindre à la préfète du Rhône de laisser Freeze Corleone se produire sur la scène de la Halle Tony Garnier pour son concert prévu le 17 février 2024 ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme d'un euro symbolique en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Il soutient que :
- la condition d'urgence est satisfaite : la décision critiquée préjudicie de manière grave et immédiate à sa situation, dès lors qu'il ne pourra pas se produire sur la scène de la Halle Tony Garnier pour son concert prévu le 17 février 2024 ;
- l'arrêté en litige constitue une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés d'expression, de réunion et d'entreprendre ;
- tous ses concerts en France et à l'étranger se sont déroulés sans aucune polémique ou trouble à l'ordre public ;
- l'arrêté relaye une polémique diffamatoire qui n'a débouché sur aucune poursuite en justice, le Procureur de la République ayant, le 14 septembre 2021, classé sans suite les poursuites ; le titre " Shavkat " dans lequel l'artiste entend dénoncer la pédophilie et les violences policières, sur fond de racisme, comme l'ensemble de son œuvre n'a fait l'objet d'aucune condamnation pénale, se bornant à relayer les débats de société ; de fait, il a lui-même porté à la connaissance du procureur de la République, le constat d'huissier de son concert du 12 octobre 2023 afin de déclencher des poursuites pénales s'il y avait lieu mais aucune poursuite n'a été diligentée ; en outre, l'artiste Freeze Corleone n'a jamais pris position publiquement sur un sujet de politique nationale ou internationale, ni davantage sur l'actualité géopolitique ;
- les tours de chants qui se sont tenus à Bordeaux, le 12 novembre 2023 et à Paris, le 25 novembre 2023 ont fait l'objet de constats d'huissier ; la liste des titres n'a fait l'objet d'aucune condamnation ni même poursuite pénale ;
- le titre " Haaland " ne sera pas chanté le 17 février 2023 et n'a, en tout état de cause, fait l'objet d'aucune condamnation pénale ;
- ainsi la mesure en litige est totalement disproportionnée, en l'absence de tout risque de trouble matériel ou immatériel à l'ordre public.
Par un mémoire enregistré le 15 février 2024, la préfète du Rhône conclut au rejet de la requête.
Elle fait valoir que :
- la condition d'urgence n'est pas contestable ;
- l'absence de condamnation pénale de M. C au jour de la prise de décision ne lie pas le juge administratif dans l'examen de la légalité de l'arrêté d'interdiction de spectacle ;
- l'arrêté du 13 février 2024 est motivé par les risques avérés de troubles à l'ordre public que le concert du 17 février 2024 est susceptible d'induire ; en effet, il existe un risque élevé que soient à nouveau tenus, lors du spectacle prévu le 17 février sur la scène de la Halle Tony Garnier ou en marge de ce dernier, par l'artiste ou des spectateurs, des propos constitutifs d'une infraction pénale ou de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine et, dès lors, aux termes de la jurisprudence administrative, de troubler gravement l'ordre public ;
- s'il est exact que dans ses titres les plus récents (dernier album " ADC " sorti le 11 septembre 2023, dont de nombreux titres ont été chantés lors des concerts des 12, 24 et 25 novembre 2023), les références antisémites et faisant l'apologie du nazisme sont voilées, elles n'ont toutefois pas disparu, le requérant ne cachant pas son admiration pour le régime nazi ; il ne s'agit pas de simples provocations mais de propos contribuant à la banalisation de l'antisémitisme ;
- la liste des chansons prévues pour le concert lyonnais reprend les titres qui contiennent des propos faisant l'apologie du terrorisme et de l'antisémitisme ; aussi, il n'est pas possible d'écarter le risque de réitération de propos antisémites au cours du futur concert ;
- l'antisémitisme et l'apologie de l'idéologie nazie excèdent la sphère artistique et se retrouvent également dans certaines publications de l'intéressé, contrairement à ce qu'il allègue, tant sur les réseaux sociaux que sur des publications qui ont pu générer des commentaires du même ordre ; aussi, l'adhésion de nombre de spectateurs à ses thèses laisse craindre la commission d'infractions pénales lors du concert prévu le 17 février 2024 ;
- le requérant présente à son public, le terrorisme sous un jour favorable ainsi qu'en témoignent la date de sortie de ses albums (11 septembre ou 13 novembre) mais également le fait que l'intéressé développe de manière récurrente deux leitmotivs dans ses textes, l'un ayant pour objet de représenter son rap comme du terrorisme, l'autre ayant pour but de comparer sa personne à celles d'individus connus pour leurs agissements terroristes ;
- les références au terrorisme et l'apologie qui s'en dégage, présentes dans ses anciens albums, sont réitérées à travers la référence constante aux "deux tours" jumelles, présentes dans de nombreux morceaux de son nouvel album " ADC " support de sa tournée ; or l'apologie du terrorisme consistant à présenter ou commenter favorablement soit les actes terroristes en général, soit des actes terroristes précis déjà commis est un délit, conformément aux dispositions de l'article 421-2-5 du code pénal🏛 ; à ce titre, Freeze Corleone fait actuellement l'objet d'une enquête judiciaire pour apologie du terrorisme par le parquet de Nice à l'occasion d'un titre " Haaland " ;
- ainsi la mesure contestée constitue une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée pour prévenir la survenance de graves troubles à l'ordre public, notamment en termes d'atteinte à la dignité humaine, d'incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence et de commission d'infractions pénales durant le concert, ainsi que dans son prolongement et le maintien du spectacle du 17 février 2024 à Lyon est de nature à créer de sérieuses difficultés pour préserver l'ordre public à l'intérieur et aux abords de la salle.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;
- le code pénal ;
- le code de justice administrative.
La présidente du tribunal a désigné Mme Baux, vice-présidente, pour statuer sur les demandes de référé.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience qui s'est tenue le 15 février 2024 à 14 heures.
Au cours de l'audience publique tenue en présence de Mme Gros, greffière d'audience, Mme Baux a lu son rapport et entendu :
- Me Chartron, représentant M. C qui conclut aux mêmes fins que la requête et par les mêmes moyens et qui précise, en outre, que :
. les tribunaux de Rennes et de Paris ont suspendu les interdictions prononcées ;
. aucun trouble à l'ordre public n'a été constaté à la suite des précédents concerts ;
. M. C n'a jamais pris de positions politiques ou géopolitiques ;
. les titres qui vont être chantés faisaient partie de la liste communiquée au Conseil d'Etat ;
. l'artiste n'a jamais été poursuivi, un signalement n'étant synonyme ni de poursuite ni encore moins de condamnation ;
. enfin, les faits antisémites commis à Lyon ne sont pas en lien direct avec le futur concert.
- M. D et M. B, représentant la préfète du Rhône, font valoir que :
. la situation est " incandescente " à Lyon et dans le Rhône ;
. l'atteinte à la dignité de la personne humaine que constituent certaines paroles des chansons de Freeze Corleone sont en elles-mêmes un trouble à l'ordre public immatériel.
La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience, à 14 heures 50.
1. Par la présente requête, M. A C, de son nom de scène "Freeze Corleone", demande au juge des référés, saisi sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de l'arrêté du 13 février 2024 par lequel la préfète du Rhône a interdit le concert de Freeze Corleone, produit par la société Survolta, prévu le samedi 17 février 2024 à 20 heures à la Halle Tony Garnier, à Lyon.
2. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. ".
3. L'exercice de la liberté d'expression est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l'exercice de la liberté de réunion. Les atteintes portées, pour des exigences d'ordre public, à l'exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées. En outre, même en l'absence de circonstances locales particulières, il appartient également à l'autorité investie du pouvoir de police de prendre les mesures nécessaires, adaptées et proportionnées pour prévenir une atteinte à l'ordre public, dont le respect de la dignité de la personne humaine constitue l'une des composantes. Sont notamment de nature à porter atteinte à la dignité humaine les propos et gestes à caractère antisémite, incitant à la haine raciale et faisant l'apologie des persécutions et exterminations perpétrées au cours de la seconde guerre mondiale. Il appartient en outre à la même autorité de prendre les mesures nécessaires, adaptées et proportionnées pour prévenir la commission des infractions pénales susceptibles de constituer un trouble à l'ordre public. Dans tous les cas, l'autorité investie du pouvoir de police ne doit pas porter d'atteinte excessive à l'exercice par les citoyens de leurs libertés fondamentales, au nombre desquelles figurent la liberté d'expression, la liberté de réunion et la liberté d'entreprendre.
4. Pour interdire la tenue du concert de Freeze Corleone, le 17 février 2024, à la Halle Tony Garnier de Lyon, la préfète du Rhône s'est fondée sur les motifs tirés, d'une part de ce que nombre des titres du chanteur contiennent des propos complotistes, ouvertement antisémites et empreints d'une admiration pour la personne d'Adolf Hitler et le IIIème Reich, que d'autres comportent des propos homophobes, que l'ensemble des paroles de ces chansons incitent sciemment à la haine qu'elle soit dirigée vers les juifs, les policiers ou la société plus globalement et, font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie du nazisme voire du terrorisme, d'autre part de ce que le concert intervient dans un contexte géopolitique particulièrement tendu depuis le 7 octobre 2023, les conséquences des affrontements au Moyen-Orient se faisant sentir sur le territoire national et particulièrement dans le Rhône et à Lyon, enfin qu'il existe des raisons sérieuses de penser que la tenue de ce concert est de nature à donner lieu à des propos et gestes pénalement répréhensibles.
5. En l'espèce, au regard du spectacle prévu, tel qu'il a été annoncé et programmé, les allégations de M. C selon lesquelles d'une part, les propos pénalement répréhensibles contenus dans de précédents titres ne seraient pas prononcés lors du concert du 17 février 2024 et d'autre part, les titres interprétés sont ceux qui ont été communiqués au Conseil d'Etat et enfin, les nouveaux titres n'ont à ce jour fait l'objet d'aucune poursuite pénale, ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, au regard non seulement des paroles composant plusieurs morceaux qui sont annoncés comme devant être joués, tels que " J'me coffre au bled comme les nazis en Amérique du Sud ", " les goûts d'Hitquestion de locomotion ", " Faut brûler tous les pédocriminels comme Polanski et Jack Lang " (Amérique du Sud), " J' préfère être accusé d'antisémitisme que de viol comme Gérald Darmanin " ( Shavkat), " peine de mort pour Pierre Palmade, si possible avec des techniques qui viennent d'Allemagne ou de chez Mohammed ben Salmane ", " dans le complot comme Jacques Attali " (Tse Chi lop), " J'arrive raciste comme quatre aryens " (L'homme méthode) ou " Tout est nazi, tout est allemand " (Voldemort) issus de son dernier album ADC daté du 11 septembre 2023, mais également de ce que les constatations effectuées par les commissaires de justice mandatés par l'artiste pour les concerts de Bordeaux et de Paris montrent que la programmation est susceptible de diverger, la liste communiquée au tribunal administratif de Paris comportant sept titres de moins que le nombre de titres ayant été réellement interprétés, la circonstance alléguée que les titres ajoutés n'étaient que le fait d'autres artistes invités étant à cet égard sans influence.
6. Si par ailleurs, le requérant soutient qu'il n'a jamais pris position publiquement sur un sujet de politique nationale ou internationale, il résulte de l'instruction et des éléments non sérieusement contestés avancés par la préfète du Rhône, que l'artiste Freeze Corleone non seulement, a " tweeté " son soutien à la Palestine, le 10 octobre 2023 mais encore, a publié, le 2 décembre 2022, une " story " sur Instagram, postant une photographie de lui aux côtés du chanteur américain Kanye West alors que ce dernier venait de faire ouvertement l'apologie d'Adolf Hitler et du nazisme et enfin, a republié, le 28 février 2023, le discours de Louis Farrakhan, chef religieux américain, suprémaciste noir, dirigeant de l'organisation politico-religieuse afro-américaine Nation of Islam, manifestement antisémite, considérant qu'Hitler est un " très grand homme " et que les juifs, " sont des sangsues et des suppôts de Satan ".
7. Par suite, alors même que M. C n'aurait fait l'objet, à la date de l'arrêté en litige, d'aucune enquête ou poursuite pénale, le risque sérieux que soient tenus des propos de nature à porter de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, est constitué, alors en outre qu'il s'inscrit dans un contexte tendu notamment à l'égard de la communauté juive en France, dont la préfète du Rhône démontre également la réalité sur le plan local en faisant état de plusieurs actes antisémites commis dans le Rhône ainsi que de mouvements organisés d'appels à la haine. Dans ces conditions, en se fondant sur le motif tiré de ce que la tenue du concert du 17 février 2024 ferait naître un risque avéré de commission d'infractions susceptibles de porter atteinte au respect de la dignité de la personne humaine et de caractériser un trouble à l'ordre public dans un contexte prégnant de tensions et de sécurité renforcée, la préfète du Rhône n'a pas porté, dans l'exercice de ses pouvoirs de police administrative, d'atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales en cause.
7. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence, que les conclusions présentées par le requérant sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative doivent être rejetées. Il en est de même de ses conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 1er : La requête de M. A C est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. A C et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée à la préfète du Rhône.
Fait à Lyon, le 16 février 2024.
La juge des référés,La greffière,
A. Baux E. Gros
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
Un greffier,