TA Amiens, du 18-09-2023, n° 2302902
A40861HS
Référence
► L'existence de faits de racisme, d'homophobie, de discrimination à l'embauche et de harcèlement managérial, soulevée par divers témoignages et ayant un impact financier sur l'entreprise, un impact sur la santé des salariés exerçant leur droit de retrait et un impact sur l'organisation même de l'entreprise, caractérise une situation d'urgence qui justifie que soit prononcée la suspension de la décision de l'inspecteur du travail refusant le licenciement d'une salariée protégée.
Par une requête enregistrée le 30 août 2023, l'association Somme Multi-activités (SMA), représentée par Me Eyrignoux, demande au juge des référés :
1°) de suspendre, en application de l'article L. 521-1 du code de justice administrative🏛, l'exécution de la décision du 30 juin 2023 par laquelle l'inspecteur du travail a refusé le licenciement de Mme C A ;
2°) d'enjoindre à l'administration de réexaminer sa demande d'autorisation de licenciement et d'autoriser le licenciement de Mme A ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Elle soutient que :
Sur la condition d'urgence :
- cette condition est remplie, dès lors que treize salariés du service blanchisserie ont exercé leur droit de retrait le 7 juillet 2023 à l'annonce de la réintégration de Mme A consécutive à la décision de l'inspecteur du travail ;
- qu'au retour des congés estivaux de Mme A, le travail a été réorganisé afin de permettre aux salariés de travailler de nuit, mais que ce dispositif destiné à éviter les risques psycho-sociaux pour les salariés en évitant tout contact avec Mme A qui travaille de jour, ne peut toutefois perdurer ;
- qu'en outre, Mme A refuse cette organisation provisoire et en entrave le fonctionnement ;
- que l'attitude de Mme A entraîne des pertes financières pour l'association, estimées à 366,7 euros pour 4 jours d'activité pour les 4 premiers jours d'août ; que Mme A ne facture pas toutes les prestations aux clients, ce qui occasionne une perte de 487,14 euros à ce jour ;
- que les salariés vulnérables en réinsertion, et les deux encadrantes du service, sont exposés à des troubles psycho-sociaux depuis la réintégration de Mme A ;
- que le travail de nuit entraîne un préjudice financier pour l'association du fait des majorations de salaires et d'heures de récupération ; la réintégration de Mme A porte atteinte à la réputation de l'employeur ; que plusieurs clients se plaignent du comportement de Mme A ;
Sur le doute sérieux sur la légalité de la décision en litige :
- la décision attaquée est insuffisamment motivée et incohérente en ce qui concerne le matérialité des faits ;
- l'inspecteur du travail ne s'est pas prononcé sur la gravité des faits ;
- la décision attaquée est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation compte tenu des faits reprochés à Mme A, qui, contrairement à ce qu'a estimé l'inspecteur du travail, sont matériellement établis ;
- la décision se fonde sur des témoignages n'ayant pas été transmis à l'employeur.
Par un mémoire en défense, enregistré le 7 septembre 2023, le ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- la condition tenant à l'urgence n'est pas satisfaite, dès lors qu'il ne peut être reproché à la salariée d'avoir refusé d'être placée en décharge d'activité après la décision de l'inspecteur du travail ; l'organisation du service mise en place en août a pour conséquence que Mme A travaille en horaires de jour avec l'équipe de jour (5 h - 12 h20), certes sur des horaires plus réduits, mais avec des salariés partiellement présents en même temps que Mme A ; les témoignages des salariés ne suffisent pas à établir l'urgence et à démontrer que le risque d'atteinte à la santé et à la sécurité des salariés est établi ; aucun témoignage postérieur au
10 juillet 2023 n'est fourni alors que Mme A côtoie certains salariés depuis le 31 juillet 2023 ; les pertes financières ne sont pas établies ; il n'est pas prouvé que l'organisation mise en place nuit au bon déroulement du travail ; il n'est pas établi que Mme A porte atteinte à la réputation de l'établissement ;
- le recours hiérarchique présenté par l'association étant actuellement en cours d'instruction, il ne peut pas se prononcer à ce stade sur la légalité de la décision attaquée.
La requête a été communiquée à Mme A, qui n'a pas produit d'observations.
Vu :
- la requête au fond n° 2302905, enregistrée le 30 août 2023 ;
- les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code du travail ;
- le code de justice administrative.
La présidente du tribunal a désigné Mme Galle, vice-présidente, pour statuer sur les demandes de référé.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique du 12 septembre 2023 :
- le rapport de Mme Galle,
- les observations de Me Eyrignoux, représentant l'Association SMA, qui conclut aux mêmes fins que sa requête par les mêmes moyens et souligne en outre que : l'inspecteur du travail a déjà enquêté dans les locaux de l'entreprise au sujet des risques psycho-sociaux liés au comportement de Mme A durant l'année 2022 et a conclu à la mise en cause du management de Mme A dans les risques psychosociaux relevés dans la structure ; que les mesures mises en place à la suite de cette enquête n'ont pas permis de faire évoluer son comportement ; que le service de blanchisserie ne peut pas fonctionner sans les salariés permanents, qui ont tous exercé leur droit de retrait lors de la réintégration de Mme A ; le passage en service de nuit désorganise considérablement le service ; les faits reprochés à la salariée sont matériellement établis par des attestations nombreuses et concordantes, et partiellement reconnus par l'inspecteur du travail dans sa décision, la circonstance que l'intéressée nie les faits ne pouvant suffire pour refuser l'autorisation de licenciement ; qu'en particulier, les faits de discrimination à l'embauche sont établis par l'attestation de Mme D qui relate les propos explicites de Mme A quant au motif du non recrutement d'une stagiaire ; que les quatre salariés permanents ont témoigné des propos de dénigrement, des menaces, du harcèlement, des insultes, et des mensonges reprochés à Mme A, y compris des cas d'insultes visant sa hiérarchie en présence de clients ; qu'une salariée en insertion a également témoigné du comportement déplacé de Mme A à son encontre ; que depuis son retour, Mme A n'accomplit pas correctement son travail notamment ses tâches de facturation, ce qui entraîne un manque à gagner pour l'association ; que le travail de nuit est coûteux pour l'employeur puisqu'il conduit à une majoration de salaire de 10 % et à l'octroi de 25 % de repos compensateurs ; qu'il est source de fatigue ; que l'instruction du recours hiérarchique a commencé, un rendez-vous ayant été fixé à l'employeur le 4 octobre 2023 ;
- les explications de M. B, directeur général de l'association SMA.
La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.
1. L'association Somme Multi Activités (SMA), située à Abbeville, est une entreprise d'insertion. Par une décision du 30 juin 2023, l'inspecteur du travail a refusé de l'autoriser à licencier Mme C A, responsable du secteur blanchisserie de cette association, et titulaire du mandat de membre du comité social et économique. L'association SMA, qui a parallèlement exercé un recours hiérarchique contre cette décision, demande au juge des référés, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative de suspendre l'exécution de cette décision.
Sur les conclusions aux fins de suspension :
2. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision () ".
En ce qui concerne l'urgence :
3. L'urgence justifie que soit prononcée la suspension d'un acte administratif lorsque l'exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte litigieux sur la situation de ce dernier ou, le cas échéant, des personnes concernées, sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce.
4. Il résulte de l'instruction que la demande d'autorisation de licenciement de Mme A était fondée sur trois griefs, tenant d'une part aux propos racistes et homophobes tenus de manière répétée par l'intéressée, ainsi qu'une discrimination à l'embauche du fait de la transidentité supposée d'une candidate ; d'autre part à un management déstabilisant et injuste, marqué par des dénigrements et propos vexatoires répétés, impactant la santé mentale des salariés, et enfin, un comportement non professionnel et agressif envers la clientèle. Il résulte également de l'instruction qu'après avoir été mise à pied à titre conservatoire, Mme A a été réintégrée à compter du 7 juillet 2023, à la suite de la décision de refus d'autorisation de licenciement prise le 30 juin 2023, et a refusé d'être placée en situation de dispense totale d'activité. Le 7 juillet 2023, les quatre salariés permanents de la blanchisserie, ainsi que neuf salariés en insertion sur 10, ont exercé leur droit de retrait en invoquant l'impossibilité de travailler avec Mme A. Cette dernière est alors partie en congés estivaux, et à son retour le 31 juillet 2023, l'employeur en concertation avec les salariés a mis en place un travail de nuit sur la base d'un protocole normalement applicable en cas de grosses chaleurs, consistant pour la moitié des salariés, en alternance hebdomadaire, à travailler de 5h à 12h20, et pour l'autre moitié à travailler de 18h30 à 1h50, tandis que Mme A était chargée d'assurer l'accueil de la blanchisserie durant les heures d'ouverture au public en journée, l'organisation mise en place ayant pour objet de limiter au maximum les contacts entre les salariés et Mme A. L'association fait valoir sans être sérieusement contestée que cette organisation, qui a un impact financier substantiel puisqu'elle entraîne une majoration salariale de 10 % et l'augmentation de 25 % des heures de récupération, ne peut perdurer dans le temps, compte tenu également de la fatigue pour les salariés, et de la désorganisation qu'elle entraîne pour l'activité de la blanchisserie, qui emploie en outre des salariés en insertion professionnelle devant bénéficier d'un accompagnement spécifique. Dans ces conditions, et alors que le ministre du travail a reçu le recours hiérarchique formé par l'employeur le 28 août 2023 et dispose d'un délai de quatre mois pour y statuer, à l'expiration duquel interviendra une décision implicite de rejet si aucune décision explicite n'est intervenue avant, l'association SMA doit être regardée comme justifiant, à la date de la présente ordonnance, d'une atteinte suffisamment grave et immédiate à ses intérêts et à ceux de ses salariés, caractérisant une situation d'urgence au sens de l'article L. 521-1 du code de justice administrative.
En ce qui concerne l'existence d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :
5. L'inspecteur du travail a estimé que les faits reprochés à Mme A en ce qui concerne les propos racistes et homophobes et l'existence d'une discrimination à l'embauche ne pouvaient être regardés comme matériellement établis, en raison du caractère insuffisant ou contradictoire des témoignages produits par l'employeur et de la circonstance que la salariée ne reconnaissait pas les faits, de sorte que le doute devait bénéficier à la salariée protégée mise en cause. S'agissant du comportement de Mme A envers les salariés de la blanchisserie, l'inspecteur du travail a estimé que si son comportement alimente le climat de tension au sein de l'association, et si la matérialité des faits était en partie établie, l'enquête n'a pas permis de conclure que ce climat de tensions était exclusivement imputable au comportement de
Mme A. Enfin, l'inspecteur du travail a estimé qu'au regard des attestations de clients fournies par l'employeur et des attestations en sens contraire fournies par Mme A, la matérialité des faits reprochés à Mme A quant à son comportement vis-à-vis de la clientèle n'était pas établie.
6. Il résulte toutefois de l'instruction que de nombreux témoignages précis et concordants émanant des salariés de la blanchisserie, du directeur général de l'association, de la stagiaire s'étant déclarée victime d'une discrimination à l'embauche, d'une collaboratrice auprès de la laquelle Mme A a commenté le refus opposé à cette candidate, des autres stagiaires recrutées par Mme A, et, enfin, de clients de la blanchisserie, viennent accréditer les différents éléments soumis par l'employeur au soutien de sa demande d'autorisation de licenciement. Ces différents témoignages ne sont au demeurant pas contestés dans le cadre de la présente instance, le ministre du travail indiquant ne pouvoir se prononcer sur la légalité de la décision de l'inspecteur du travail alors que l'instruction du recours hiérarchique est toujours en cours, et Mme A n'ayant pas présenté d'observations en défense. Ces éléments sont en outre corroborés par la circonstance que la procédure de licenciement de Mme A intervient après un avertissement notifié par son employeur en décembre 2022 en raison de violences verbales envers trois salariées, et une enquête réalisée au sein de l'association en avril 2022, à l'issue de laquelle l'inspecteur du travail a relevé l'existence de risques psycho-sociaux et de témoignages mettant en cause le management de Mme A. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que, contrairement à ce qu'a estimé l'inspecteur du travail, les faits reprochés à Mme A sont matériellement établis et peuvent lui être imputés, est, en l'état de l'instruction, de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée.
7. Il résulte de ce qui précède que les deux conditions posées par l'article L. 521-1 du code de justice administrative étant remplies, il y a lieu d'ordonner la suspension de l'exécution de la décision du 30 juin 2023 refusant l'autorisation de licencier Mme A.
Sur les conclusions aux fins d'injonction :
8. D'une part, le juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, ne peut, sans excéder son office, ordonner une mesure qui aurait des effets en tous points identiques à ceux qui résulteraient de l'exécution par l'autorité administrative d'un jugement annulant la décision administrative contestée. D'autre part, lorsque le juge des référés a suspendu une décision de refus, il incombe à l'administration, sur injonction du juge des référés ou lorsqu'elle est saisie par le demandeur en ce sens, de procéder au réexamen de la demande ayant donné lieu à ce refus.
9. Il y a lieu, dans ces conditions, d'enjoindre à l'inspecteur du travail de réexaminer la demande d'autorisation de licenciement présentée par l'association SMA, à la lumière des motifs de la présente ordonnance, et de prendre une nouvelle décision dans un délai de huit jours à compter de la notification de la présente ordonnance.
Sur les frais liés au litige :
10. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 1er : L'exécution de la décision du 30 juin 2023 refusant à l'association SMA l'autorisation de licencier Mme C A est suspendue.
Article 2 : Il est enjoint à l'inspecteur du travail de réexaminer la demande présentée par l'association SMA et de prendre une nouvelle décision dans un délai de huit jours à compter de la notification de la présente ordonnance.
Article 3 : L'Etat versera à l'association SMA une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Somme Multi-Activités, au ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion, et à Mme C A.
Copie en sera adressée à la direction régionale de l'emploi, du travail et des solidarités.
Fait à Amiens le 18 septembre 2023.
La juge des référés,
Signé :
C. GalleLa greffière d'audience,
Signé :
S. Grare
La République mande et ordonne au ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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