TA Nancy, du 01-06-2023, n° 2102343
A59929ZX
Référence
Par une requête et un mémoire enregistrés les 6 août 2021 et 8 août 2022, la société par actions simplifiées (SAS) Elres Reseaux, représentée par Me Muller, demande au tribunal :
1°) d'annuler le marché public de travaux de requalification de la voirie de la rue Claude Bernard, à Jarny, signé entre la commune de Jarny et la société Eurovia le 19 juillet 2021 ou, à défaut, d'en prononcer la résiliation ;
2°) de condamner la commune de Jarny à lui verser la somme de 18 551 euros en réparation de ses préjudices financiers ;
3°) de mettre à la charge de la commune de Jarny la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Elle soutient que :
- elle a intérêt à agir en tant que candidate évincée ;
- l'absence d'allotissement du marché n'est pas motivée ;
- le marché est illégal à défaut d'allotissement des prestations qui le composent, en méconnaissance des dispositions de l'article L. 2113-10 du code de la commande publique🏛 ;
- il méconnaît les principes de libre accès à la commande publique ;
- la régularisation du non-allotissement n'est pas possible ;
- le juge peut procéder à l'annulation dès lors que les prestations n'ont pas débuté.
Par deux mémoires en défense enregistrés les 15 juillet et 18 décembre 2022, la commune de Jarny, représentée par Me Cossalter, conclut, d'une part, au non-lieu à statuer sur les conclusions en résiliation et au rejet du surplus des conclusions de la requête ou, à défaut, au rejet de la requête et, d'autre part, à la mise à la charge de la société requérante de la somme de 1 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le marché ayant été entièrement exécuté, les conclusions à fin de résiliation du contrat ont perdu leur objet ;
- il n'existe pas d'obligation de motivation du choix de ne pas allotir un marché ;
- l'absence d'allotissement est justifié par le risque que la dévolution en lots séparés rende financièrement plus coûteuse l'exécution des prestations, qu'elle en prolonge les délais d'exécution et en augmente la dangerosité ;
- les vices dont le requérant soutient que le marché litigieux serait entaché ne justifient pas l'annulation du contrat ;
- le lien de causalité entre l'irrégularité fautive de la procédure de passation et le préjudice dont se prévaut la société requérante n'est pas établi dès lors que cette société a présenté une offre irrégulière et était ainsi dépourvue de toute chance d'obtenir le contrat ;
- la société requérante ne peut demander à la fois l'indemnisation de ses charges, notamment les frais généraux et les frais d'études, et l'indemnisation de son manque à gagner, dès lors que les premières sont incluses dans le calcul de l'indemnisation du deuxième ;
- les pièces produites par la société requérante ne permettent pas de comprendre le calcul du manque à gagner dont elle se prévaut.
La requête de la SAS Elres Réseaux a été communiquée le 16 août 2021 à la société Eurovia qui n'a pas présenté d'observations.
Par un courrier du 17 mars 2023, la SAS Elres Réseaux a été invitée à régulariser sa requête en produisant, dans le délai de quinze jours, la preuve qu'elle a bien formulé une demande indemnitaire préalable auprès de la commune de Jarny afin de lier le contentieux.
Vu les autres pièces des dossiers.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Di Candia,
- les conclusions de Mme Sousa Pereira, rapporteure publique,
- et les observations de Me Cossalter, pour la commune de Jarny.
1. La commune de Jarny a lancé une procédure adaptée en vue d'attribuer un marché public de travaux de requalification de la voirie de la rue Claude Bernard, à Jarny. Le règlement de consultation de ce marché, qui comprenait des prestations de réfection de voirie, de réfection des réseaux humides et secs, notamment du réseau d'éclairage public, et d'aménagements d'espaces verts, prévoyait que le contrat serait attribué en lot unique. Le 23 juin 2021, la société Elres Réseaux a présenté une offre relative aux seules prestations sur le réseau d'éclairage public. Par un courriel du 13 juillet 2021, la commune a rejeté cette offre comme irrecevable. Le 19 juillet 2021, le marché a été conclu avec la société Eurovia. La société Elres Réseaux demande au tribunal d'annuler, ou, à défaut, de résilier le marché public de travaux signé par la commune de Jarny le 19 juillet 2021 et de condamner cette dernière à lui verser la somme de 18 551 euros en réparation de ses préjudices financiers.
Sur la validité du contrat :
2. Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l'excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d'un contrat, tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. Si le représentant de l'Etat dans le département et les membres de l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l'appui du recours ainsi défini, les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l'intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d'une gravité telle que le juge devrait les relever d'office. Un concurrent évincé ne peut ainsi invoquer, outre les vices d'ordre public dont serait entaché le contrat, que les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction.
S'agissant des conclusions à fin d'annulation du contrat :
3. En premier lieu, aux termes de l'article L. 2113-10 du code de la commande publique : " Les marchés sont passés en lots séparés, sauf si leur objet ne permet pas l'identification de prestations distinctes. / L'acheteur détermine le nombre, la taille et l'objet des lots. / Il peut limiter le nombre de lots pour lesquels un même opérateur économique peut présenter une offre ou le nombre de lots qui peuvent être attribués à un même opérateur économique ". Aux termes de l'article L. 2113-11 du même code : " L'acheteur peut décider de ne pas allotir un marché dans l'un des cas suivants : 1° Il n'est pas en mesure d'assurer par lui-même les missions d'organisation, de pilotage et de coordination ; 2° La dévolution en lots séparés est de nature à restreindre la concurrence ou risque de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteuse l'exécution des prestations. / Lorsqu'un acheteur décide de ne pas allotir le marché, il motive son choix en énonçant les considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de sa décision ".
4. Saisi d'un moyen tiré de l'irrégularité de la décision de ne pas allotir un marché, il appartient au juge administratif de déterminer si l'analyse à laquelle le pouvoir adjudicateur a procédé et les justifications qu'il fournit sont, eu égard à la marge d'appréciation dont il dispose pour décider de ne pas allotir lorsque la dévolution en lots séparés présente l'un des inconvénients que les dispositions précitées mentionnent, entachées d'appréciations erronées.
5. D'une part, contrairement à ce que soutient la commune en défense, la société requérante, dont l'offre a été rejetée comme irrégulière au motif qu'elle ne concernait qu'une partie des prestations dont le règlement de la consultation prévoyait l'attribution en lot unique, peut utilement soutenir que les dispositions du règlement de la consultation sur lesquelles le pouvoir adjudicateur s'est fondé pour déclarer son offre irrégulière étaient elles-mêmes illégales, en ce qu'elles méconnaissaient l'obligation d'allotissement, ce manquement allégué aux règles applicables à la passation du contrat en litige étant en rapport direct avec son éviction.
6. D'autre part, si la commune soutient que l'exécution du marché serait plus coûteuse s'il était alloti, elle n'apporte, dans ses écritures, aucune justification au soutien de ses allégations. Elle n'établit pas davantage que la nature des travaux de réfection et d'aménagement de la voirie en litige présentait des difficultés telles qu'elles excèderaient celles inhérentes à ce type de chantier, justifiant que le marché ne soit pas alloti par le maître d'ouvrage. Par suite, la société Elres Réseaux est fondée à soutenir qu'en n'allotissant pas le marché en litige, la commune de Jarny a entaché son analyse des prestations en litige d'une erreur d'appréciation.
7. Toutefois, il appartient au juge du contrat, lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, d'en apprécier l'importance et les conséquences. Ainsi, il lui revient, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, soit d'inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu'il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat. En présence d'irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l'exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s'il se trouve affecté d'un vice de consentement ou de tout autre vice d'une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d'office, l'annulation totale ou partielle de celui-ci. Il peut enfin, s'il en est saisi, faire droit, y compris lorsqu'il invite les parties à prendre des mesures de régularisation, à des conclusions tendant à l'indemnisation du préjudice découlant de l'atteinte à des droits lésés.
8. En l'espèce, le défaut d'allotissement entache la régularité de la procédure de passation du contrat en litige. Toutefois, un tel vice, qui ne constitue ni un vice de consentement, ni un vice d'une particulière gravité, et qui ne saurait confier au contrat un contenu illicite, n'est pas au nombre des irrégularités justifiant l'annulation du marché public signé le 19 juillet 2021. Les conclusions présentées en ce sens par la société requérante ne peuvent qu'être rejetées.
S'agissant des conclusions présentées à titre subsidiaire par la société Elres Réseaux aux fins de résiliation :
9. Il est constant que le marché en litige conclu le 19 juillet 2021 a été entièrement exécuté à la date du présent jugement. Il n'y a en conséquence plus lieu de se prononcer sur les conclusions de la requête de la société requérante tendant à la résiliation du marché.
Sur la recevabilité des conclusions indemnitaires :
10. Aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative🏛 : " () Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle. () ". Aux termes de l'article R. 612-1 du même code🏛 : " Lorsque des conclusions sont entachées d'une irrecevabilité susceptible d'être couverte après l'expiration du délai de recours, la juridiction ne peut les rejeter en relevant d'office cette irrecevabilité qu'après avoir invité leur auteur à les régulariser. () / La demande de régularisation mentionne que, à défaut de régularisation, les conclusions pourront être rejetées comme irrecevables dès l'expiration du délai imparti qui, sauf urgence, ne peut être inférieur à quinze jours. La demande de régularisation tient lieu de l'information prévue à l'article R. 611-7. ".
11. En vue d'obtenir réparation de ses droits lésés, le tiers lésé a la possibilité de présenter devant le juge du contrat des conclusions indemnitaires, à titre accessoire ou complémentaire à ses conclusions à fin de résiliation ou d'annulation du contrat. Il peut également engager un recours de pleine juridiction distinct, tendant exclusivement à une indemnisation du préjudice subi à raison de l'illégalité de la conclusion du contrat dont il a été évincé.
12. Dans les deux cas, la présentation de conclusions indemnitaires par le concurrent évincé n'est pas soumise au délai de deux mois suivant l'accomplissement des mesures de publicité du contrat, applicable aux seules conclusions tendant à sa résiliation ou à son annulation.
13. La recevabilité des conclusions indemnitaires, présentées à titre accessoire ou complémentaire aux conclusions contestant la validité du contrat, est en revanche soumise, selon les modalités du droit commun, à l'intervention d'une décision préalable de l'administration de nature à lier le contentieux, le cas échéant en cours d'instance.
14. La société Elres Réseaux demande la condamnation de la commune de Jarny à lui verser la somme de 18 551 euros, en réparation des préjudices financiers que lui a causé l'irrégularité de la procédure de passation du marché public à l'attribution duquel elle s'est portée candidate. Toutefois, en dépit de l'invitation à régulariser ses conclusions indemnitaires, mise à la disposition de l'intéressée le 17 mars 2023, au moyen de l'application informatique Télérecours, en application des dispositions de l'article R. 612-1 du code de justice administrative, la société requérante n'a produit aucun document permettant d'établir qu'elle aurait formé auprès de la commune de Jarny la demande indemnitaire préalable prévue par les dispositions précitées de l'article R. 421-1 du code de justice administrative. En particulier, le courrier par lequel la société requérante a informé le maire de Jarny de l'existence de la présente requête ne peut tenir lieu de demande indemnitaire préalable. Par suite, les conclusions indemnitaires de la société requérante doivent être rejetées comme irrecevables.
15. Il résulte de tout ce précède que les conclusions à fin d'annulation et les conclusions indemnitaires de la société Elres Réseaux doivent être rejetées et qu'il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions à fin de résiliation.
Sur les frais des instances :
16. Aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Les parties peuvent produire les justificatifs des sommes qu'elles demandent et le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. "
17. En premier lieu, la commune de Jarny n'étant pas, dans la présente instance, la partie perdante, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à sa charge la somme que demande la société Elres Réseaux au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.
18. En second lieu, dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge de la société Elres Réseaux la somme que demande la commune de Jarny au titre des frais exposés par elle et non-compris dans les dépens.
Article 1er : Il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions subsidiaires de la SAS Elres Réseaux tendant à la résiliation du marché public de travaux signé entre la commune de Jarny et la société Eurovia le 19 juillet 2021.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête de la SAS Elres Réseaux est rejeté.
Article 3 : Les conclusions présentées par la commune de Jarny tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à la SAS Elres Réseaux, à la commune de Jarny et à la société Eurovia.
Délibéré après l'audience du 11 mai 2023, à laquelle siégeaient :
- M. Di Candia, président,
- Mme Fabas, conseillère,
- M. Bastian, conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 1er juin 2023.
Le président,
O. Di Candia
L'assesseure la plus ancienne,
L. Fabas
Le greffier,
P. Lepage
La République mande et ordonne au préfet de Meurthe-et-Moselle en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Article, R421-1, CJA Article, R612-1, CJA Travaux publics Réparation d'un préjudice Préjudice financier Allotissement Principes à la commande publique Régularisation possible Résiliation d'un contrat Perte de l'objet Obligation de motivation Prolongement du délai Marché litigieux Présentation d'une offre Obtention d'un contrat Indemnisation du manque à gagner Régularisation d'une requête Demande préalable Aménagement d'un espace Espaces verts Validité d'un contrat Parties à un contrat administratif Clauses réglementaires d'un contrat Membre de l'organe délibérant d'une collectivité territoriale Groupement de collectivités territoriales Concurrent évincé Ordre public Manquements aux règles Permission de l'identification Pouvoirs adjudicateurs Marge d'appréciation Travaux de réfection Maître d'ouvrage Poursuite de l'exécution du contrat possible Mesure de régularisation Effet différé Atteinte excessive à l'intérêt général Vice du consentement Procédures de passation de certains contrats Vice d'une particulière gravité Résiliation du marché Payement des sommes Expiration du délai Obtention de réparation Titre accessoire Publicité Décision préalable Invitation à régulariser Frais d'études Partie condamnée