Jurisprudence : TA Poitiers, du 06-02-2023, n° 2100996


Références

Tribunal Administratif de Poitiers

N° 2100996

3ème chambre
lecture du 06 février 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 7 avril 2021 et 27 août 2021, M. B A, représenté par la SELARL MDMH, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler la décision du ministre de l'intérieur du 27 juillet 2021 rejetant son recours administratif préalable obligatoire formé contre la décision du 2 septembre 2020 par laquelle le ministre de l'intérieur lui a accordé le bénéfice de la protection fonctionnelle seulement sous la forme d'une assistance juridique, d'un accompagnement institutionnel et d'un soutien psychologique, médical et social ;

2°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur de lui accorder le bénéfice de la protection fonctionnelle dans son acception la plus large :

3°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 25 000 euros en réparation du préjudice résultant des agissements de harcèlement moral dont il a été victime ;

4°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 5 916 euros en réparation du préjudice financier résultant des frais exposés à l'occasion de la demande initiale et de la procédure administrative préalable obligatoire devant la commission des recours des militaires ;

5°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

Il soutient que :

- l'administration a commis une erreur d'appréciation en restreignant ses droits à la protection fonctionnelle à une simple protection juridique, alors qu'il est fondé à obtenir la réparation de l'ensemble de ses préjudices ;

- l'administration a manqué à son obligation de sécurité dès lors qu'aucune mesure préventive n'a été engagée pour faire cesser le harcèlement moral dont il était victime et cette faute est de nature à engager sa responsabilité ;

- son préjudice moral et les troubles dans ses conditions d'existences peuvent être évalués à la somme de 15 000 euros ;

- son préjudice résultant de la perte de chances de poursuivre une carrière professionnelle normale peut être évalué à 10 000 euros ;

- il est fondé à obtenir le remboursement des honoraires d'avocats engagés préalablement à la saisine du tribunal administratif.

Par un mémoire en défense, enregistré le 16 novembre 2022, le ministre de l'intérieur, conclut au rejet de la requête.

Il soutient qu'aucun des moyens soulevés par M. A n'est fondé.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la défense ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme C,

- les conclusions de Mme Bréjeon, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. B A, sous-officier de gendarmerie, est affecté depuis l'année 2015 à la brigade territoriale autonome de Saint-Martin-de-Ré (Charente-Maritime). A la suite d'agissement de harcèlement moral dont il a dit avoir été victime, le ministre de l'intérieur lui a accordé, par une décision du 2 septembre 2020, le bénéfice de la protection fonctionnelle sous la forme d'une assistance juridique, d'un accompagnement institutionnel et d'un soutien psychologique, médical et social. Par courrier du 12 octobre 2020, M. A a formé un recours administratif préalable obligatoire devant la commission de recours des militaires à l'encontre de cette décision. Par une décision du 27 juillet 2021, le ministre de la défense a rejeté son recours.

Sur les conclusions indemnitaires :

En ce qui concerne la responsabilité de l'administration :

2. Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement de l'agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour l'agent victime doit alors être intégralement réparé.

3. Il résulte de l'instruction que, le 14 août 2017, le requérant a saisi la plateforme " stop discri " de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) aux fins de dénoncer les agissements de harcèlement moral dont il s'estimait victime de la part de son commandant de brigade depuis le 1er juin 2015. Le 12 septembre 2017, le commandant de l'IGGN a prescrit l'ouverture d'une enquête administrative. Par courrier du 16 février 2018, le commandant adjoint de la région de gendarmerie de Nouvelle Aquitaine a informé M. A que le comportement de son commandant d'unité n'était pas conforme à ce qui était attendu d'un gradé supérieur et avait pu engendrer un certain mal-être auprès de plusieurs militaires. L'administration a alors muté d'office ce commandant d'unité le 16 juin 2018 après l'avoir temporairement détaché, dès le 19 octobre 2017. Dans la présente instance, l'administration n'apporte aucun élément de nature à démontrer que les agissements en cause étaient justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. Si le ministre de l'intérieur fait valoir que M. A a fait l'objet de deux sanctions disciplinaires en raison de son comportement les 27 décembre 2017 et 17 juillet 2020, celles-ci ne permettent pas, dans les circonstances de l'espèce, d'écarter la qualification de harcèlement moral. Par suite, les agissements dont a été victime M. A de la part de son commandant de brigade entre 2015 et 2017 doivent être regardés comme constitutifs de harcèlement moral. La circonstance que l'administration ait accompli les diligences nécessaires pour faire cesser cette situation dès que M. A l'en a informée ne fait pas obstacle au droit de l'intéressé à la réparation intégrale du préjudice dont il a été victime du fait de ces agissements.

En ce qui concerne les préjudices :

4. En premier lieu, le requérant soutient que les agissements de harcèlement moral dont il a été victime ont entrainé une dégradation de son état de santé alors qu'il avait toujours été jugé apte à servir sans restriction et ne présentait aucun antécédent physiologique. Il fait valoir qu'il a développé des manifestations de stress avec douleurs thoraciques, migraines, troubles visuels et lombalgies, qu'il prend un traitement anti-anxiolitique, qu'il a été en arrêt maladie à plusieurs reprises entre février 2020 et mai 2020, et que le médecin du centre médical des armées a estimé, en février 2021, qu'il était inapte à la reprise du service et devait être placé en congé de longue maladie. Compte tenu de l'ensemble de ces circonstances, il sera fait une juste appréciation de son préjudice moral et de ses troubles dans les conditions d'existence en lui allouant une somme de 5 000 euros.

5. En deuxième lieu, si le requérant demande la réparation de la perte de chance de mener à terme sa carrière militaire, il n'établit pas que son évolution de carrière aurait été compromise en raison des faits de harcèlement dont il a été victime alors que les avis d'inaptitudes prononcés par le médecin militaire sont temporaires. Par suite, il n'y a pas lieu de l'indemniser à ce titre.

6. En troisième lieu, le requérant sollicite la prise en charge de ses frais d'avocats. Toutefois, ces frais relèvent de la protection fonctionnelle et ne constituent pas un préjudice pouvant donner lieu à indemnisation au titre du harcèlement moral.

7. Il résulte de ce qui précède que l'Etat doit être condamné à verser à M. A une somme de 5 000 euros en réparation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence résultant de faits constitutifs de harcèlement moral.

Sur les conclusions à fin d'annulation de la décision du 27 juillet 2021 :

8. Aux termes de l'article L. 113-1 du code de la sécurité intérieure🏛 : " La protection dont bénéficient () les militaires de la gendarmerie nationale () en vertu de l'article L. 4123-10 du code de la défense🏛, couvre les préjudices qu'ils subissent à l'occasion ou du fait de leurs fonctions. () ". Aux termes de l'article L. 4123-10 du code de la défense : " Les militaires sont protégés par le code pénal et les lois spéciales contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont ils peuvent être l'objet. / L'Etat est tenu de les protéger contre les menaces et attaques dont ils peuvent être l'objet à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté. Il est subrogé aux droits de la victime pour obtenir des auteurs des menaces ou attaques la restitution des sommes versées aux victimes. () ".

9. Ces dispositions établissent à la charge de l'Etat et au profit des agents publics, lorsqu'ils ont été victimes d'attaques à raison de leurs fonctions, sans qu'une faute personnelle puisse leur être imputée, une obligation de protection à laquelle il ne peut être dérogé, sous le contrôle du juge, que pour des motifs d'intérêt général. Cette obligation de protection a pour objet, non seulement de faire cesser les attaques auxquelles le fonctionnaire ou l'agent public est exposé, mais aussi de lui assurer une réparation adéquate des torts qu'il a subis. La mise en œuvre de cette obligation peut notamment conduire l'administration à assister son agent dans l'exercice des poursuites judiciaires qu'il entreprendrait pour se défendre. Il appartient dans chaque cas à l'autorité administrative compétente de prendre les mesures lui permettant de remplir son obligation vis-à-vis de son agent, sous le contrôle du juge et compte tenu de l'ensemble des circonstances.

10. Des agissements répétés de harcèlement moral peuvent permettre à l'agent public qui en est l'objet d'obtenir la protection fonctionnelle prévue par les dispositions citées au point 8 contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont les fonctionnaires et les agents publics non titulaires sont susceptibles d'être victimes à l'occasion de leurs fonctions.

11. Il ressort des pièces du dossier que, par une décision du 2 septembre 2020, confirmée le 27 juillet 2021, l'administration a octroyé à M. A le bénéfice de la protection fonctionnelle sous la forme d'une assistance juridique, d'un accompagnement institutionnel et d'un soutien psychologique, médical et social. Toutefois, en n'incluant pas la prise en charge des frais exposés dans le cadre d'instances juridictionnelles, notamment devant les juridictions administratives, l'administration a entaché sa décision d'une erreur d'appréciation, nonobstant la circonstance que le requérant n'ait pas souhaité engager de procédure pénale. Par suite, la décision du 27 juillet 2021 doit être annulée en tant qu'elle n'inclut pas la prise en charge des frais exposés dans le cadre d'instances juridictionnelles.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

12. Il y a lieu d'enjoindre au ministre de l'intérieur d'étendre la protection fonctionnelle octroyée à M. A à la prise en charge des frais exposés dans le cadre d'instances juridictionnelles.

Sur les frais du litige :

13. Compte tenu de ce qui a été dit au point précédent, ses frais d'avocats ayant vocation à être pris en charge au titre de la protection fonctionnelle, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande présentée par M. A sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DECIDE :

Article 1er : L'Etat est condamné à verser à M. A la somme de 5 000 euros en réparation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence résultant de faits constitutifs de harcèlement moral.

Article 2 : La décision du 27 juillet 2021 accordant la protection fonctionnelle à M. A est annulée en tant qu'elle n'inclut pas la prise en charge des frais exposés dans le cadre d'instances juridictionnelles.

Article 3 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur d'étendre la protection fonctionnelle octroyée à M. A à la prise en charge des frais exposés dans le cadre d'instances juridictionnelles.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : Le présent jugement sera notifié à M. B A et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Délibéré après l'audience du 19 janvier 2023, à laquelle siégeaient :

Mme Bruston, présidente,

Mme Thèvenet-Bréchot, première conseillère,

Mme Gibson-Théry, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 6 février 2023.

La rapporteure,

Signé

A. THEVENET-BRECHOTLa présidente,

Signé

S. BRUSTON

La greffière,

Signé

N. COLLET

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Pour le greffier en chef,

La greffière,

N. COLLET

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