CE 6/4 SSR, 18-10-2000, n° 208168
A1833AIQ
Référence
CONSEIL D'ÉTAT
statuant au contentieux
N°208168
M. TERRAIL
M. Benassayag
Rapporteur
M. Seban
Commissaire du Gouvernement
Séance du 11 septembre 2000
Lecture du 18 octobre 2000
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le Conseil d'État statuant au contentieux
(Section du contentieux, 6ème et 4ème sous-sections réunies)
Sur le rapport de la 6ème sous-section de la Section du contentieux
Vu la requête enregistrée le 25 mai 1999 au secrétariat du contentieux du
Conseil d'État, présentée pour M. Alain TERRAIL demeurant 6, place du Colonel
Fabien à Paris (75019) ; M. TERRAIL demande au Conseil d'État d'annuler
pour excès de pouvoir :
1°) la décision en date du 25 mars 1999 par laquelle le garde des sceaux,
ministre de la justice, a prononcé à son encontre la sanction disciplinaire de
mise à la retraite d'office ;
2°) le décret du 29 mars 1999 par lequel le Président de la République a mis
fin à son maintien en activité en surnombre ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution du 4 octobre 1958 modifiée notamment par la loi
constitutionnelle n° 93-952 du 27 juillet 1993 ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales ;
Vu l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée ;
Vu la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu le décret n° 94-199 du 9 mars 1994 ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30
septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu en audience publique :
Sur la légalité de la décision du garde des sceaux ministre de la justice du 25
mars 1999 :
En ce qui concerne les moyens de légalité externe :
Considérant que lorsque le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa
formation compétente à l'égard des magistrats du parquet, est appelé à
connaître, en vertu de l'avant-dernier alinéa de l'article 65 de la
Constitution, de l'éventualité d'infliger une sanction disciplinaire, il ne
dispose d'aucun pouvoir de décision et se borne à émettre un avis à l'autorité
compétente sur le principe du prononcé d'une sanction disciplinaire et, s'il y
a lieu, sur son quantum ; qu'ainsi, il ne constitue ni une juridiction, ni
un tribunal au sens de l'article 6, paragraphe 1 de la convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'au
demeurant, les stipulations de cet article, relatives aux contestations sur des
droits et obligations de caractère civil et aux accusations en matière pénale,
ne visent pas le régime disciplinaire applicable à des personnes qui, comme
c'est le cas pour les magistrats de l'ordre judiciaire, participent, de par
leurs fonctions, à l'exercice de la puissance publique et à la sauvegarde des
intérêts généraux de l'Etat ; qu'il suit de là que les moyens tirés de
l'irrégularité, au regard de l'article 6 de la convention précitée, de l'avis
émis par le Conseil supérieur de la magistrature sur le cas de M. TERRAIL, ne
peuvent qu'être écartés ;
Considérant que la composition du Conseil supérieur de la magistrature,
notamment lorsqu'il est appelé à donner son avis sur les sanctions
disciplinaires concernant les magistrats du parquet, est fixée par les
dispositions combinées des troisième, quatrième et huitième alinéas de
l'article 65 de la Constitution, dans leur rédaction issue de la loi
constitutionnelle du 27 juillet 1993, et par la loi organique n° 94-100 du 5
février 1994 prise sur le fondement du dernier alinéa de l'article 65 ;
qu'il en résulte que la composition de cette formation du Conseil repose,
indépendamment de la préservation d'un équilibre entre, d'une part, les
personnalités n'appartenant pas au corps judiciaire et, d'autre part, les
membres ayant la qualité de magistrat, sur la nécessité d'assurer la
représentation, au sein de cette dernière catégorie de membres, de magistrats
du parquet appartenant aux différents grades de la hiérarchie ; que, par
ces dispositions, la loi organique a entendu exclure qu'il soit fait
application du principe selon lequel un agent public doit s'abstenir de siéger
au sein d'un organisme appelé à émettre un avis sur la manière de servir d'un
agent de grade hiérarchiquement supérieur ; qu'ainsi le requérant n'est
pas fondé à soutenir que la composition du Conseil supérieur de la magistrature
aurait été irrégulière du fait qu'ont siégé des magistrats membres dudit
Conseil dont le grade est inférieur à celui de magistrat hors hiérarchie qui
était le sien ;
Considérant que l'article 65 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958
portant loi organique relative au statut de la magistrature dispose, dans sa
rédaction issue de l'article 21 de la loi organique n° 94-101 du 5 février
1994, que la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature
"délibère à huis clos" ; que ces dispositions ne sont pas
incompatibles avec l'article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans la mesure
où, comme il a été dit ci-dessus, le Conseil supérieur de la magistrature,
lorsqu'il est appelé à émettre un avis sur les faits reprochés à un magistrat
du parquet, n'intervient pas en tant que juridiction, et ne statue, en tout
état de cause, ni sur une contestation portant sur des droits et obligations de
caractère civil, ni sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale ;
Considérant que l'article 65 de l'ordonnance précitée implique qu' aient lieu à
huis clos, non seulement la discussion à l'issue de laquelle les membres du
Conseil supérieur arrêtent les termes de leur avis, mais également le
déroulement des auditions prescrites par les dispositions combinées des
articles 56 et 64, alinéa 2, de l'ordonnance du 22 décembre 1958 ;
Considérant, toutefois, que la publicité dont, a fait l'objet l'audience au
cours de laquelle M. TERRAIL a présenté sa défense n'a pas, eu égard notamment
au fait que l'intéressé ne s'y est pas opposé, vicié l'avis émis, dans les
circonstances de l'espèce, par le Conseil supérieur ;
Considérant que l'article 56 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 modifiée,
applicable aux magistrats du parquet en vertu du deuxième alinéa de l'article
64 de cette ordonnance, prévoit qu'après audition du directeur des services
judiciaires au ministère de la justice et lecture du rapport fait par le membre
du Conseil supérieur qui en a la charge : "le magistrat déféré est
invité à fournir ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui
sont reprochés" ;
Considérant, d'une part, que la circonstance que le rapporteur se soit borné à
rappeler oralement les aspects essentiels de son rapport écrit, lequel avait
été communiqué au préalable à M. TERRAIL, n'a pas affecté la régularité de la
procédure ;
Considérant, d'autre part, que dans la mesure où M. TERRAIL, qui avait été
invité à s'exprimer en premier, a pu, après l'intervention du directeur des
services judiciaires et du rapporteur, s'exprimer une nouvelle fois et assurer
de manière complète sa défense, les dispositions de l'article 56 de
l'ordonnance n'ont pas été méconnues ;
Considérant que si, aux termes de l'article 14 de la loi organique n° 94-100 du
5 février 1994, "les propositions et avis de chacune des formations du
Conseil supérieur sont formulés à la majorité des voix", aucune
disposition n'exige qu'il en soit fait mention expresse dans le texte de la
proposition ou de l'avis ;
Considérant, enfin, que le garde des sceaux, ministre de la justice, a décidé
d'infliger la sanction proposée par le Conseil supérieur d'une mise à la
retraite d'office et n'a donc pas prononcé une sanction plus grave en
méconnaissance de l'article 66 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958
modifiée ;
En ce qui concerne les moyens de légalité interne :
Considérant qu'ainsi que le rappelle l'article 43 de l'ordonnance du 22
décembre 1958, constitue une faute disciplinaire tout manquement par un
magistrat aux devoirs de son état ou à la dignité ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que M. TERRAIL a publié, dans
le numéro de septembre-octobre 1998 de la revue d'une organisation
professionnelle de magistrats, dont il était le rédacteur en chef, un article
intitulé "murs judiciaires" consacré à M. Albert Lévy, substitut du
procureur de la République près le tribunal de grande instance de Toulon ;
que cet article, critique vis-à-vis de ce magistrat, se termine par les
mots : "Tant va Lévy au four... qu'à la fin il se brûle" ;
que ces termes ne peuvent qu'évoquer le génocide dont ont été victimes les
populations juives pendant la seconde guerre mondiale ; que les faits
reprochés, qui sont établis, constituent une faute disciplinaire quelles
qu'aient pu être, par ailleurs, les intentions de M. TERRAIL et sans que puisse
être retenue la circonstance que l'article en cause a été publié dans le cadre
de ses activités syndicales ; qu'en raison de leur gravité et du fait que
l'intéressé, avocat général à la Cour de cassation, occupait un emploi élevé
dans la hiérarchie judiciaire, le garde des sceaux, ministre de la justice, n'a
pas commis d'erreur manifeste d'appréciation en lui infligeant la sanction de
la mise à la retraite d'office ;
Considérant que si M. TERRAIL avait dépassé l'âge d'admission à la retraite au
moment des faits qui lui ont été reprochés, il avait été maintenu en activité
dans les conditions prévues par la loi organique du 23 décembre 1986 ; que
la mesure contestée pouvait, dès lors, être légalement prise à son
encontre ;
Considérant que le détournement de pouvoir allégué n'est pas établi ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que M. TERRAIL n'est pas fondé à
demander l'annulation de la décision du 25 mars 1999 du garde des sceaux,
ministre de la justice ;
Sur la légalité du décret du Président de la République du 29 mars 1999 mettant
fin au maintien en activité en surnombre de M. TERRAIL :
Considérant qu'en mettant fin au maintien en activité en surnombre de M.
TERRAIL, le Président de la République a tiré les conséquences nécessaires de
la décision par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a, par sa
décision du 25 mars 1999, légalement prononcé la mise à la retraite d'office de
l'intéressé ; qu'en conséquence, le moyen tiré de ce que le décret attaqué
aurait dû être motivé en la forme est inopérant ; que le requérant n'est
donc pas fondé à en demander l'annulation ;
Sur les conclusions de M TERRAIL tendant à l'application des dispositions de
l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 :
Considérant que les dispositions de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991
font obstacle à ce que l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la
partie perdante, soit condamné à payer à M. TERRAIL la somme qu'il demande au
titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
DECIDE :
Article 1er : La requête de M. TERRAIL est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. Alain TERRAIL et au
garde des sceaux, ministre de la justice.
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