Jurisprudence : TA Lille, du 14-10-2022, n° 2207769




2207769

FEDERATION NATIONALE DES INDUSTRIES CHIMIQUES CGT SYNDICAT CGT DE LA RAFFINERIE DES FLANDRES

M. Christophe Hervouet

Juge des référés

Ordonnance du 14 octobre 2022

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le président du tribunal administratif de Lille,

juge des référés


Vu la procédure suivante :

Par une requête et trois mémoires enregistrés les 13 octobre 2022 à 15 heures 22 et 20 heures 01, et 14 octobre 2022 à 10 heures 45 et 13 heures 42, la fédération nationale des industries chimiques CGT, représentée par la SELAS JDS Avocats, et le syndicat CGT de la raffinerie des Flandres de l'établissement des Flandres, représenté par Mes Bernard et Marcel, demandent au juge des référés, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du 13 octobre 2022 du préfet du Nord portant réquisition de personnels chargés de l'activité de distribution du carburant au départ du dépôt pétrolier de la Côte d'Opale (site de Mardyck) ;

2°) le cas échéant, de suspendre toute réquisition visant les grévistes du même dépôt qui serait décidée entre la saisine du tribunal et l'ordonnance à intervenir ;

3°) prendre toute mesure nécessaire à la sauvegarde du droit de grève et suspendre l'exécution de toute réquisition visant les grévistes du dépôt pétrolier de la Côte d'Opale du groupe Total ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La fédération nationale des industries chimiques CGT et le syndicat CGT de la raffinerie des Flandres de l'établissement des Flandres soutiennent que :

- la décision porte une atteinte illicite au droit de grève, qui constitue une liberté fondamentale garantie par les textes de valeur constitutionnelle, dès lors que :

- elle méconnaît les dispositions du 4° de l'article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales, le préfet, qui n'a pas envisagé de mesures alternatives à la réquisition, ne justifiant pas de l'absence d'autres moyens pour faire face aux contraintes et risques développés dans son arrêté, l'approvisionnement prioritaire des services publics essentiels pouvant être organisé autrement ;

- l'auteur de la décision, qui ne justifie pas des risques dont il se prévaut, ne recherche pas le maintien de l'ordre public, mais entend seulement fragiliser le mouvement social en cours ;

- la réquisition ne fait aucune distinction entre les services prioritaires devant être approvisionnés par les réserves et le reste des consommateurs et vise en réalité à rétablir un service normal ;

- la proportionnalité de la mesure de réquisition n'est pas justifiée dès lors qu'elle porte sur la totalité des postes affectés aux expéditions et, au surplus, sur d'autres postes ;

- la réquisition n'a pas fait l'objet d'une concertation préalable en méconnaissance des conventions de l'organisation internationale du travail (OIT) relatives à la liberté syndicale, à la protection du droit syndical, au droit d'organisation et de négociation collective qui sont d'application directe ;

- les prescriptions de l'arrêté sont imprécises et renvoient aux décisions de l'employeur ;

- la condition d'urgence est remplie dès lors que la mesure de réquisition est d'effet immédiat et a un caractère irréversible.

- il y a toujours lieu de statuer en urgence alors même que la décision est sortie en vigueur dès lors qu'une deuxième décision de réquisition a été édictée, les conditions d'édiction et de notification des décisions ne devant en outre pas entraver la possibilité d'un recours juridictionnel.

Par un mémoire enregistré le 14 octobre 2022 à 13 heures 25, le préfet du Nord conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

- la condition d'urgence n'est pas établie, une des deux décisions contestées étant totalement exécutée ;

- plus de la moitié des stations-services de la région sont affectées par la pénurie ;

- la pénurie affecte la circulation et la sécurité routière et les conditions de vie des personnes vulnérables ;

- le carburant débloqué a bien vocation à desservir les besoins prioritaires ;

- les salariés réquisitionnés, qui représentent une faible proportion des effectifs du site, ne sont pas substituables ;

- l'exploitant n'a reçu aucune délégation de pouvoir.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ;

- le code général des collectivités territoriales, notamment le 4° de son article L. 2215-1 ;

- le code de justice administrative.

Après avoir convoqué les parties à l'audience publique.

Au cours de l'audience publique du 14 octobre 2022 à 14 h 15, ont été entendus :

- le rapport de M. Hervouet, président du tribunal, informant les parties qu'en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, le tribunal était susceptible de soulever d'office le moyen d'ordre public tiré de l'irrecevabilité des conclusions tendant à à la suspension de réquisitions qui seraient édictées entre la saisine de la juridiction et l'ordonnance à intervenir, et a entendu :

- les observations de Me Galaup, pour la fédération nationale des industries chimiques CGT, et de Me Marcel, pour le syndicat CGT de la raffinerie des Flandres de l'établissement des Flandres, qui maintiennent leurs conclusions contre la mesure de réquisition dont la portée dans le temps a été allongée en cours d'instance, reprennent les moyens de la requête et précisent que :

- d'autres mesures que la réquisition seraient de nature à permettre aux services nécessaires d'accéder au carburant ;

- d'autres dépôts pourraient être sollicités ;

- la durée des réquisitions crée un obstacle à l'accès au juge et une entrave à l'exercice du droit de grève ;

- la réquisition porte en réalité sur la totalité de l'effectif opérationnel de l'activité d'expédition et de mélange des carburants, et même sur un effectif supérieur puisque les remplaçants sont également tenus d'être sur site ;

- les motifs de la décision, en apparence nombreux, ne sont pas clairs ;

- aucune concertation préalable avec les grévistes n'a été engagée par le préfet.

- et les observations de M. Leclerc, préfet du Nord, qui reprend les termes de son mémoire en défense et précise que :

- les mesures alternatives telles que la priorité de l'accès aux stations-services accordée à certaines professions ne sont plus opérantes, celles-ci étant fermées dans des proportions de 40 % à 50 % selon les parties du territoire de la région ;

- la réquisition ne porte réellement que sur trois salariés à la fois, dont les fonctions sont clairement identifiées ; la durée est fixée au stricte nécessaire, eu égard aux négociations en cours qui pourraient déboucher à une cessation de la grève ;

- l'objectif de la réquisition est de permettre le rétablissement des services publics essentiels, mais aussi la satisfaction des besoins essentiels de la moitié des habitants de la région, soit trois millions de personnes ;

- il ne prononcera que des réquisitions très limitées dans le temps au cours de la fin de semaine, de sorte que l'expédition de carburants cessera durant une partie des journées à venir ;

- l'administration n'est pas tenue d'engager une concertation avec les grévistes avant de décider de les réquisitionner.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. ».

Sur l'étendue du litige :

2. La circonstance que la décision de réquisitionner des salariés en grève porte sur une période écoulée à l'heure à laquelle le juge statue ne rend pas sans objet la demande tendant à sa suspension, présentée sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, dès lors qu'une nouvelle réquisition encore en vigueur a été édictée, allongeant l'effet dans le temps de la précédente et concernant au moins un même gréviste.

3. L'arrêté dont la suspension de l'exécution est demandée ordonne la réquisition de salariés chargés de l'activité de distribution du carburant au départ du dépôt pétrolier de la Côte d'Opale pour chacune des périodes du 13 octobre de 14 heures à 22 heures et du 13 octobre à 22 heures au 14 octobre à 6 heures. Par un deuxième arrêté en date du 13 octobre 2022, le préfet a réquisitionné des salariés pour exercer les mêmes fonctions pour les périodes du vendredi 14 octobre de 6 heures à 14 heures et de 14 heures à 22 heures. Deux des salariés visés par le premier arrêté le sont également par le second. Par suite, et en dépit de la circonstance qu'ils sont, la première fois, directement visés par la réquisition, et, la seconde fois, seulement désignés comme remplaçants, les conclusions de la fédération et du syndicat requérants tendant à suspendre l'exécution de la première réquisition conservent un objet.

Sur la recevabilité :

4. Il n'appartient pas au juge des référés de statuer sur des conclusions tendant à la suspension d'une décision inexistante. Par suite, les conclusions de la requête tendant à ce que le juge suspende toute réquisition visant les grévistes du dépôt pétrolier de la Côte d'Opale qui serait édictée entre la saisine de la juridiction et l'ordonnance à intervenir sont irrecevables.

Sur le surplus des conclusions de la requête :

5. Aux termes de l'article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales : « (...) 4° En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées. / L'arrêté motivé fixe la nature des prestations requises, la durée de la mesure de réquisition ainsi que les modalités de son application. (...) » .

6. Le droit de grève présente le caractère d'une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Toutefois, le préfet peut légalement, sur le fondement des dispositions du 4° de l'article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales, requérir les salariés en grève d'une entreprise privée dont l'activité présente une importance particulière pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l'ordre public. Il ne peut prendre que les mesures nécessaires, imposées par l'urgence et proportionnées aux nécessités de l'ordre public.

7. En premier lieu, il résulte de l'instruction que la pénurie croissante de carburants pour les véhicules automobiles constatée le 13 octobre 2022 sur le territoire français, et en particulier sur celui des départements des Hauts-de-France où le taux d'indisponibilité pouvait atteindre 50 %, menaçait le ravitaillement des véhicules de services publics et de services de première nécessité et créait des risques pour la sécurité routière et l'ordre public. Par ailleurs, le dépôt concerné alimente en carburants pour les automobiles la moitié de la population de la région des Hauts-de-France, soit trois millions d'habitants. En outre, si le préfet établit avoir pris des mesures en matière de limitation de l'emport de carburant et de priorisation de la distribution, il fait valoir sans être sérieusement contredit qu'elles sont devenues largement inopérantes face à l'inaccessibilité de nombreuses stations-services. Enfin, si des mesures ponctuelles de police seraient de nature à remédier à des atteintes limitées à l'ordre public, elles ne suffisent plus à apaiser les tensions constatées, ni le risque d'accident associé aux files d'attente et aux abandons de véhicules. Il résulte de ce qui vient d'être dit que seule la réquisition est, en l'espèce, suffisante, dans l'urgence, pour prévenir les risques de pénurie totale de carburant automobile.

8. En deuxième lieu, l'effectif réquisitionné, qui ne représente qu'une faible fraction de l'effectif de l'établissement, est limité aux équipes de quart strictement nécessaires à l'accomplissement des fonctions de mélange et de transfert des carburants automobiles des réservoirs du dépôt dans les citernes des véhicules de livraison, permettant uniquement la fourniture correspondant aux nécessités de l'ordre public, à l'exclusion donc de toute activité de raffinage. En outre, le préfet fait valoir qu'il ne procédera pas à des réquisitions continues durant les deux prochains jours. Dans ces conditions, en l'état de l'instruction, la mesure contestée ne présente pas un caractère disproportionné aux nécessités de l'ordre public.

9. En troisième lieu, la réquisition contestée, dont les effets sont limités, ne méconnaît pas le droit de grève reconnu et protégé par la convention de l'OIT n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical du 9 juillet 1948, la convention n° 98 sur le droit d'organisation et de négociation collective du 1er juillet 1949 et la convention n° 135 concernant les représentants des travailleurs du 23 juin 1971. Par ailleurs, aucune disposition du droit interne, ni stipulation des conventions susmentionnées ne faisait obligation à l'auteur de la décision attaquée d'engager une concertation préalable avec les salariés grévistes.

10. En quatrième lieu, en mentionnant dans les arrêtés contestés que les tâches nécessaires à la distribution du carburant au départ du dépôt seraient exercées sous l'autorité et suivant les instructions de l'employeur des salariés réquisitionnés, le préfet n'a pas illégalement délégué sa compétence.

11. Il résulte de ce qui précède qu'en mettant en place un service visant à assurer, par un nombre restreint mais suffisant de salariés la seule expédition de carburants, le préfet du Nord n'a pas porté au droit de grève une atteinte grave et manifestement illégale. Il s'ensuit que la requête de la fédération nationale des industries chimiques CGT et du syndicat CGT de la raffinerie des Flandres de l'établissement des Flandres doit être rejetée. Par voie de conséquence, leurs conclusions présentées au titre des frais liés à l'instance doivent être rejetées.

ORDONNE :

Article 1er : La requête de la fédération nationale des industries chimiques CGT et du syndicat CGT de la raffinerie des Flandres de l'établissement des Flandres est rejetée.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la fédération nationale des industries chimiques CGT, au syndicat CGT de la raffinerie des Flandres de l'établissement des Flandres et au ministre de l'intérieur et des Outre-mer.

Copie en sera adressée, pour information, au préfet du Nord.



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