TA Paris, du 29-01-2025, n° 2501017
A63376SI
Référence
Les faits d'appel à la violence sur un opposant algérien résidant en Algérie peuvent justifier le retrait d'un titre de séjour mais pas la mise en œuvre d'une procédure d'expulsion " en urgence absolue ".
Par une requête enregistrée le 14 janvier 2025 et un mémoire enregistré le 27 janvier 2025, M. E C, représenté par Me Marie David-Bellouard et Me Julie Gonidec, demande au juge des référés :
1°) d'ordonner, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative🏛, la suspension des deux arrêtés du 7 janvier 2025 par lesquels le ministre de l'intérieur a prononcé, pour le premier, le retrait de son titre de séjour et son expulsion du territoire français selon la procédure d'urgence absolue et, pour le second, a fixé le pays dont il a la nationalité comme pays de destination ;
2°) d'enjoindre à l'autorité compétente de réexaminer sa situation et de lui remettre un récépissé l'autorisant à travailler dans un délai de 5 jours à compter de la notification de la décision à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l'État une somme de 2 000 euros à lui verser en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Il soutient que :
- la condition d'urgence est remplie dès lors qu'il est en rétention en vue de l'exécution de la mesure d'expulsion ;
- l'arrêté est dépourvu de la signature du ministre de l'intérieur en méconnaissance de l'article L. 212-1 du code des relations entre le public et l'administration🏛 ;
- faute d'une motivation suffisante quant au caractère d'urgence absolue de l'expulsion, l'arrêté est insuffisamment motivé et méconnaît les dispositions de l'article L.211-2 du code des relations entre le public et l'administration🏛 ;
- la procédure suivie méconnaît le principe du contradictoire et les garanties prévues par l'article L. 632-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛 à défaut pour le ministre d'avoir saisi la commission d'expulsion, alors qu'il ne justifie pas du caractère d'urgence absolue de son expulsion ;
- la décision portant expulsion en urgence absolue est entachée d'une erreur d'appréciation concernant la menace grave à l'ordre public et méconnaît les dispositions de l'article L. 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile🏛, qu'il s'agisse des trois condamnations pénales dont la plus récente remonte à l'année 2002 que de la vidéo postée le 4 janvier 2025 sur le réseau social " Tik Tok " ;
- la décision d'expulsion est entachée d'une erreur d'appréciation au regard des stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 car elle porte une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale ;
- il convient d'exciper de l'illégalité de l'arrêté d'expulsion à l'encontre de la décision fixant le pays de destination, cette décision méconnaît aussi l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en raison de son état de santé qui nécessite un suivi médical régulier.
Par un mémoire en défense, enregistré le 26 janvier 2025, le ministre de l'Intérieur conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- la condition d'urgence n'est pas remplie, il y a en revanche urgence à maintenir l'exécution des décisions attaquées en raison de la gravité de la menace à l'ordre public que représente la présence de M. C et au risque de réitération des faits ;
- aucun des moyens soulevés n'est fondé.
Par un mémoire distinct, enregistré le 27 janvier 2025, non soumis au contradictoire en application de l'article R. 412-2-1 du code de justice administrative🏛, le ministre de l'Intérieur soutient que le moyen tiré de l'incompétence de l'auteur de l'acte n'est pas fondé.
Par un mémoire en intervention, enregistré le 27 janvier 2025, l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers (ADDE), le Groupe d'information et de soutien des immigré.es (GISTI) et le Syndicat des Avocats de France (SAF), représenté par Me Gonidec, demande au juge des référés d'admettre leurs interventions et de faire droit aux demandes formulées par M. C.
Ils soutiennent justifier d'un intérêt à intervenir et s'associent aux conclusions présentées par M. C.
Vu :
- les autres pièces du dossier ;
- la requête enregistrée le 14 janvier 2025 sous le n°2501014 par laquelle M. E C demande l'annulation des décisions attaquées.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative.
Le président du tribunal a désigné Mme Seulin, présidente de section,
Mme F A et M. D, vice-présidents de section, pour siéger en formation de jugement statuant en référé.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Au cours de l'audience publique du 27 janvier 2025 tenue en présence de Mme Thomas, greffière d'audience, ont été entendus :
- le rapport de M. D ;
- les observations de Me David-Bellouard et de Me Gonidec, pour M. C ;
- les observations de Me Gonidec, pour les intervenants ;
- les observations de M. C ;
- les observations de M. B, dûment habilité, représentant le ministre de l'intérieur.
La clôture d'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.
1. M. E C, ressortissant de nationalité algérienne, né le 12 août 1965, est entré en France une première fois en 1988 à l'âge de 23 ans, puis, après un éloignement du territoire le 27 juin 2008, il y est à nouveau entré irrégulièrement en septembre 2009 à l'âge de 44 ans. Il a été muni d'un titre de séjour à compter du mois de septembre 2010, qui a été régulièrement renouvelé. Le 4 janvier 2025, M. C a publié sur son compte hébergé sur le réseau social " Tik Tok " trois vidéos en langue arabe dont les propos appelaient à la commission sur le territoire algérien d'un crime ou délit à l'encontre d'un opposant politique au régime algérien. Les contenus de ces vidéos ont conduit à sa garde à vue le 5 janvier 2025 et à la notification, le 7 janvier 2025, de deux arrêtés portant, pour l'un, expulsion du territoire français et retrait de son titre de séjour et, pour l'autre, fixation de l'Algérie comme pays de destination, pris par le ministre de l'intérieur en urgence absolue. M. C demande au juge des référés saisi sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de ces deux arrêtés, jusqu'à ce qu'il soit statué au fond sur leur légalité.
Sur les interventions :
2. Eu égard à l'objet du litige, l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers, le Groupe d'information et de soutien des immigré.es et le Syndicat des Avocats de France justifient d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien des conclusions de M. C. Par suite, leurs interventions sont recevables.
Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :
3. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. () ".
4. Eu égard à son objet et à ses effets, une décision prononçant l'expulsion d'un étranger du territoire français porte, en principe et, sauf à ce que l'administration fasse valoir des circonstances particulières, par elle-même atteinte de manière grave et immédiate à la situation de la personne qu'elle vise et crée, dès lors, une situation d'urgence justifiant que soit, le cas échéant, prononcé la suspension de cette décision. En l'espèce, dès lors que M. C est actuellement placé en rétention administrative en vue de l'exécution de la mesure d'expulsion dont il demande la suspension, il y a lieu de considérer que la condition d'urgence prévue par les dispositions précitées de l'article L. 521-1 du code de justice administrative est remplie.
5. En vertu de l'article L. 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, " l'autorité administrative peut décider d'expulser un étranger lorsque sa présence en France constitue une menace grave pour l'ordre public, sous réserve des conditions propres aux étrangers mentionnés aux articles L. 631-2 et L.631-3. " Aux termes de l'article L. 631-2 du même code : " Ne peut faire l'objet d'une décision d'expulsion que si elle constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou la sécurité publique et sous réserve que l'article L. 631-3 n'y fasse pas obstacle : () 3° L'étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans, sauf s'il a été pendant toute cette période titulaire d'une carte de séjour temporaire ou pluriannuelle portant la mention " étudiant " ; () Par dérogation au présent article, peut faire l'objet d'une décision d'expulsion en application de l'article L. 631-1 l'étranger mentionné aux 1° à 4° du présent article lorsqu'il a déjà fait l'objet d'une condamnation définitive pour des crimes ou délits punis de trois ans ou plus d'emprisonnement ". Avant de prendre sa décision, l'autorité administrative doit, en application de l'article L. 632-1 du même code, aviser l'étranger de l'engagement de la procédure et, sauf en cas d'urgence absolue, le convoquer pour être entendu par une commission composée de deux magistrats judiciaires relevant du tribunal judiciaire du chef-lieu du département où l'étranger réside ainsi que d'un conseiller de tribunal administratif. Celle-ci rend un avis motivé, après avoir lors de débats publics entendu l'intéressé, qui a le droit d'être assisté d'un conseil ou de toute personne de son choix.
6. Pour prendre l'arrêté contesté prononçant l'expulsion de M. C du territoire français, le ministre de l'Intérieur, après avoir évoqué ses condamnations pénales, s'est principalement fondé sur la teneur et l'incidence des propos tenus par l'intéressé dans trois vidéos diffusées le 4 janvier 2025 sur le réseau social " Tik Tok ", appelant à la commission, en Algérie, d'un crime ou délit par violences volontaires à l'encontre de M. G, en raison de sa qualité d'opposant politique au régime algérien et laissant entendre qu'il pouvait cautionner des actes de torture. Le ministre a également retenu la large diffusion de ces vidéos sur le compte de M. C, suivi par 138 000 abonnés et repris par plusieurs influenceurs. Pour estimer qu'il y avait lieu d'exécuter cette mesure d'expulsion dès le 7 janvier 2025 en urgence absolue, le ministre a tenu compte de la teneur de ces propos qui ont conduit à la garde à vue du requérant le 5 janvier 2025, de leur particulière visibilité, notamment par un public jeune et vulnérable, de leur reprise par des influenceurs et du contexte tendu des relations entre la France et l'Algérie.
7. En l'espèce, il résulte de l'instruction qu'en raison de la large diffusion des vidéos postées le 4 janvier 2025 sur le compte " Tik Tok " de M. C, suivi par 138 000 personnes et de la teneur des propos qu'il y a tenus incitant à la commission, sur le territoire algérien, de violences volontaires sur un opposant politique résidant en Algérie, le moyen tiré de l'erreur d'appréciation de la menace grave et actuelle que représente l'intéressé sur le territoire français n'apparaît pas de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de l'arrêté d'expulsion. En revanche, il ne résulte pas des circonstances invoquées par le ministre tenant à de supposés liens, non établis en l'état de l'instruction, avec d'autres influenceurs plus radicalisés, à son lieu de résidence au sein d'un établissement scolaire et à une possible réitération des faits compte tenu des condamnations pénales passées de l'intéressé, dont la dernière remonte à 23 ans, que la présence de M. C sur le territoire français ferait peser un danger imminent pour l'ordre public au point de justifier son expulsion en urgence absolue, alors que l'autorité judiciaire n'a pas estimé utile de le placer en détention provisoire ni même sous contrôle judiciaire dans l'attente de son procès, le 24 février 2025. Ainsi, en l'état de l'instruction, M. C, par ailleurs père de deux enfants français, présent de façon régulière en France depuis près de quinze ans et lié à une ressortissante française par un pacte civil de solidarité, est fondé à soutenir que, dans les circonstances de l'espèce, le moyen tiré de la méconnaissance du principe du contradictoire et des garanties prévues par l'article L. 632-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui représentent une formalité substantielle, est de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la décision d'expulsion.
8. Par suite, il y a lieu de suspendre l'exécution de la décision d'expulsion du territoire français prise le 7 janvier 2025 par le ministre de l'intérieur à l'encontre de M. C et, par suite, de suspendre l'exécution de la décision fixant le pays de destination. En revanche, dès lors qu'en l'état de l'instruction, il n'existe pas de doute sérieux sur la réalité de la menace pour l'ordre public que représente la présence de l'intéressé sur le territoire français, la suspension de l'exécution de la décision d'expulsion pour méconnaissance de la garantie substantielle tenant au passage devant la commission d'expulsion, n'entraîne pas nécessairement la suspension de l'exécution de la décision portant retrait du titre de séjour de M. C.
Sur les conclusions à fin d'injonction sous astreinte :
9. La présente ordonnance implique nécessairement que le ministre de l'intérieur procède au réexamen de la situation de M. C dans le délai d'un mois à compter de la notification de la présente ordonnance, sans qu'il soit besoin d'assortir cette injonction de l'astreinte demandée. En revanche, les conclusions tendant à ce que le ministre lui délivre une autorisation provisoire de séjour dans le délai de cinq jours doivent être rejetées pour les motifs énoncés au point 8.
Sur les frais liés au litige :
10. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions de M. C au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E
Article 1er : Les interventions de l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers, du Groupe d'information et de soutien des immigré.es et du Syndicat des Avocats de France, sont admises.
Article 2 : L'exécution des décisions du 7 janvier 2025 par lesquelles le ministre de l'Intérieur a expulsé du territoire M. C et fixé le pays de destination, est suspendue.
Article 3 : Il est enjoint au ministre de l'Intérieur de procéder au réexamen de la situation de M. C dans le délai d'un mois suivant la notification de la présente décision.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à M. E C, à l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers, au Groupe d'information et de soutien des immigré.es, au Syndicat des Avocats de France et au ministre de l'Intérieur.
Fait à Paris, le 29 janvier 2025.
Le juge des référés, La juge des référés, La juge des référés,
Signé : Signé : Signé :
J.P. D V. F A A. Seulin
La République mande et ordonne au ministre de l'Intérieur, en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.
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Article, L521-1, CJA Article, R412-2-1, CJA Article, L631-1, Ceseda Article, L632-1, Ceseda Retrait du titre de séjour Expulsion du territoire français Mesure d'expulsion Menace à l'ordre public Condamnation pénale Expulsion Atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée Suivi médical Incompétence de l'auteur de l'acte Intérêt à intervenir Garde à vue Moyens propres Expulsion d'un étranger du territoire Rétention administrative Menace grave pour l'ordre public Condamnation définitive Magistrats judiciaires Chef-lieu Danger imminent Détention provisoire Père d'un enfant français Ressortissant français Délivrance d'une autorisation provisoire de séjour Intervention de l'association